DIOGÈNE LAËRCE

ANAXAGORE (Socrate et ses disciples)

Traduction Robert Genaille, 1933

Anaxagore[1], fils d’Hégésibule ou d’Eubule, originaire de Clazomène[2]. Disciple d’Anaximène, il fut le premier à ajouter l’intelligence[3] à la matière. Voici le début de son livre, écrit en un style riche et agréable : « Les choses étaient dans le chaos ; l’intelligence survenant en fit un monde organisé. Et c’est pourquoi elle reçut le nom d’intelligence. »

Timon, dans ses Silles, parle de lui en ces termes : « Anaxagore dit qu’il existe quelque part un héros très puissant appelé Esprit, parce qu’il en a, qui soudain réunit toutes choses et ordonna ce qui était autrefois le chaos. »

Il était célèbre par sa race et sa richesse, plus encore par sa grandeur d’âme. La preuve en est qu’il fit don de son héritage aux siens. Ils lui reprochaient de négliger ses biens ; il leur répliqua : « Occupez-vous-en donc vous-mêmes. » Et il s’en détacha finalement pour s’adonner seulement à l’étude de la nature, sans aucun souci de la politique. Un jour on lui disait : « Tu ne t’intéresses donc pas à ta patrie ? » Il répondit en montrant le ciel : « Ne blasphème pas, j’ai le plus grand souci de ma patrie. » Il avait vingt ans, dit-on, quand Xerxès traversa la mer. Il vécut soixante-douze ans. Apollodore, dans ses Chroniques, dit qu’il naquit dans la soixante-dixième olympiade[4] et qu’il mourut la première année de la quatre-vingt-huitième olympiade[5]. Il commença à philosopher à Athènes[6] à l’âge de vingt ans (cf. Démétrios de Phalère : Registre des Archontes) et vécut trente ans dans cette ville.

Il a dit que le soleil était une masse incandescente plus grande que le Péloponnèse (phrase attribuée parfois à Tantale), que la lune avait des demeures et des collines et des vallées ; que les premiers éléments étaient des Homéoméries[7] ; que, de même que l’or est fait de paillettes, de même le Tout est fait de petites parcelles semblables entre elles ; que l’intelligence est le principe moteur[8], que parmi les corps, ceux qui sont lourds sont en bas, par exemple la terre ; ceux qui sont légers sont en haut, par exemple le feu ; l’eau et l’air sont au milieu, en effet la mer a pris place sur la terre qui est plate, et les particules humides s’évaporent sous l’action du soleil ; que les astres à l’origine avaient un mouvement circulaire, de sorte que la partie apparaissant successivement au sommet de la terre était le pôle ; que plus tard, ils prirent une inclinaison ; que la voie lactée était la réflexion de la lumière des astres qui ne sont pas éclairés par la lumière solaire ; que les comètes étaient la réunion d’astres errants émettant des flammes, et que les étoiles filantes étaient projetées par le vent comme des étincelles ; que les vents naissaient d’une raréfaction de l’air par le soleil, que le tonnerre venait du choc des nuages, et les éclairs de leur friction ; que le tremblement de terre venait du vent qui s’engouffre dans la terre ; que les êtres vivants s’étaient formés d’un mélange d’humidité, de chaleur et de substances terreuses et qu’ensuite ils s’étaient reproduits les uns les autres, les mâles des germes situés à droite, les femelles des germes situés à gauche[9]. Il a prédit, assure-t-on, la chute de la pierre dans le fleuve Aegos Potamos : il affirmait qu’elle tomberait du soleil ; d’où vient qu’Euripide, qui fut son disciple, dit dans son Phaéton que le soleil est une « motte d’or ». On dit aussi qu’étant allé à Olympie, il se couvrit d’un manteau de peau en prévision de la pluie qui ne manqua pas de tomber. Quelqu’un lui demandait un jour si les montagnes de Lampsaque ne deviendraient pas une mer. Il répondit : « Oui, avec du temps. » On lui demandait un jour pourquoi il était né : « Pour observer le soleil, la lune et le ciel. » On lui disait : « Tu te prives des Athéniens. » « Mais non, répondit-il, ce sont eux qui se privent de moi. » Quand il vit le tombeau de Mausole, il dit : « Un tombeau magnifique est le signe d’une fortune changée en pierres. » Un homme se lamentait de mourir en pays étranger, il lui dit : « De quelque endroit que tu partes, la route qui mène aux enfers est la même. » C’est lui (cf. Phavorinos, Mélanges historiques) qui démontra le premier que le poème d’Homère avait pour objet la vertu et la justice, idée que mit bien en évidence Métrodore de Lampsaque, son familier, lui qui le premier étudia ce qui dans le poème d’Homère touche aux questions de physique. Anaxagore est aussi le premier à avoir publié un livre de ses écrits (de prose). Et Silenos (Histoire, liv. 1) dit que sous l’archontat de Lys[10]une pierre meulière tomba du ciel, et qu’Anaxagore affirma que le ciel tout entier était fait de pierres ; un vif mouvement de rotation les retenait liées, si ce mouvement cessait, les pierres tomberaient. Sur son procès[11] il y a des traditions différentes. Sotion en effet, dans son livre de la Succession des Philosophes, dit qu’il fut accusé d’impiété par Cléon, pour avoir soutenu que le soleil était une masse incandescente, qu’il fut défendu par Périclès son disciple, et qu’il fut condamné à une amende de cinq talents et à l’exil. Mais Satyros dans ses Vies raconte que le procès lui fut intenté par Thucydide, qui était l’adversaire politique de Périclès, et qu’il fut accusé non seulement d’impiété, mais encore de médisme, et qu’il fut condamné par défaut à la peine de mort. On lui annonça, ajoute Satyros, sa condamnation et en même temps la mort de ses enfants. A propos de sa condamnation, il répondit « que depuis longtemps déjà la nature avait condamné à mort lui et ses juges avec lui », et pour la mort de ses enfants, il dit qu’ « il savait bien avoir mis au monde des enfants destinés à mourir un jour ». D’autres auteurs attribuent le mot à Solon, et d’autres à Xénophon. Toutefois, on sait (cf. Démétrios de Phalère, De la Vieillesse) qu’il ensevelit ses enfants de ses propres mains. Hermippe (Vies) raconte qu’au moment où on venait le chercher dans sa prison pour le mettre à mort, Périclès survint. Il demanda à ses ennemis : « Avez-vous quelque chose à me reprocher ? » Ils répondirent « non » : — « Eh bien, dit Périclès, je suis le disciple d’Anaxagore, ne vous laissez donc pas abuser par des calomnies, ne condamnez pas cet homme, fiez-vous à moi et relâchez-le. » Et ils le relâchèrent. Mais Anaxagore, ne pouvant supporter cet affront, s’exila volontairement. Hiéronyme (Souvenirs divers, liv. II) dit au contraire que c’est Périclès qui le traduisit en justice, mais que les Athéniens, voyant Anaxagore épuisé et tout affaibli par la maladie, l’acquittèrent plus par pitié qu’en vertu d’un jugement régulier. Voilà tout ce qu’on dit de son procès.

On a cru aussi qu’il avait de la haine pour Démocrite, parce qu’il n’avait pu obtenir d’assister à ses entretiens. Finalement, il se retira à Lampsaque, où il mourut. Comme, un peu avant sa mort, les archontes de la ville lui demandaient quel était son dernier souhait, il demanda qu’on voulût bien laisser les enfants jouer chaque année, le mois de sa mort. Cette coutume est encore observée de nos jours. Après sa mort, les gens de Lampsaque lui firent des funérailles d’honneur, et écrivirent sur sa tombe :

Ci-gît Anaxagore, qui expliqua le monde céleste

De la façon la plus véridique.

J’ai composé ainsi son épitaphe :

Pour avoir dit que le soleil n’est qu’une masse enflammée,

Anaxagore devait mourir,

Son ami Périclès le tira du danger ;

Mais sa sagesse lui fit quitter la vie sans chagrin.

Il y eut trois autres Anaxagore, qui eurent des qualités diverses : un rhéteur disciple d’Isocrate, un sculpteur, cité par Antigone, un grammairien disciple de Zénodote.


[1] Il est à cette place parce qu’Ionien, sortant de l’école d’Anaximène, et déjà philosophe pré-socratique. En réalité, et par sa date et par la valeur de sa théorie, il serait beaucoup mieux placé ailleurs. La méthode diadochique employée ici par l’auteur ne lui permet pas de montrer nettement le progrès de la pensée grecque ni les réactions de système à système. Or, la pensée d’Anaxagore s’explique surtout en réaction contre les doctrines du pythagorisme, et contre l’atomisme de Démocrite, auteurs qui ne seront étudiés qu’aux livres VIII et IX.
[2] Ville de Lydie.
[3] C’est aussi la louange que lui adresse Aristote (Métaphysique, I, 3) : « Un homme vint qui déclara qu’il y avait dans la Nature une intelligence, cause de l’ordre et de l’arrangement du monde. »
[4] Vers 499
[5] Vers 428.
[6] Ce détail est important : avec Anaxagore la philosophie quitte l’Asie pour se fixer en Grèce. C’est le début de l’importance philosophique d’Athènes ; elle coïncide avec l’âge de Périclès.
[7] Par ce mot il entend « des particules semblables entre elles. » Ceci touche à un point important de la théorie d’Anaxagore : il ne pense pas qu’on puisse ramener le composé à des éléments simples ; plus on les divisera, plus on multipliera des éléments eux-mêmes composés. Toutes les parcelles seront similaires : l’or est fait de paillettes d’or, etc. Le terme d’homéomérie ne paraît pas être d’Anaxagore ; il semble avoir été adopté seulement plus tard par Aristote.
[8] C’est ce nouç qui explique l’ordre du monde. Il a d’abord dissocié les éléments divers du monde, il les a ensuite ordonnés.
[9] Tout ceci est surtout connu par la doxographie sur les phénomènes dits « météorologiques » (cf. Vie d’Épicure).
[10] Texte altéré.
[11] Cette poursuite contre Anaxagore semble s’expliquer surtout par des raisons politiques. Le philosophe ami de Périclès fut victime des ennemis de cet homme politique. La tradition de Satyros paraît donc plus vraisemblable que celle de Sotion.