DIOGÈNE LAËRCE

EUCLIDE (Socrate et ses disciples)

Traduction Robert Genaille, 1933

Euclide[1] était originaire de Mégare[2], proche de l’Isthme, ou de Géla[3], selon Alexandros (Successions). Il étudia la philosophie de Parménide, et ses disciples prirent successivement le nom de Mégariques, d’Eristiciens[4], de Dialecticiens[5]. Ce dernier nom leur fut d’abord donné par Denys de Chalcédoine parce qu’ils composaient leurs entretiens par demandes et réponses. Selon Hermodore, Platon et les autres philosophes vinrent suivre ses leçons après la mort de Socrate[6], par crainte de la cruauté des tyrans.

Il démontrait que le bien est unique, malgré le grand nombre de noms dont on le nomme : prudence, dieu, raison, etc. Tout ce qui n’était pas le bien, il le supprimait comme n’existant pas[7]. Il appuyait ses démonstrations, non pas sur les prémisses mais sur la conclusion du syllogisme. Il supprimait aussi le raisonnement par analogie[8]. En effet, disait-il, ce raisonnement se fait ou par les semblables ou par les contraires : or, dans le premier cas, il vaut mieux raisonner sur les choses mêmes, et dans le second cas, la comparaison est sans objet. Cela lui valut un coup de dents de Timon, qui le raille en ces termes, en même temps que les autres Socratiques :

Je ne me soucie guère de ces bavards,

Ni de Phédon, tout grand qu’il soit, ni du disputeur

Euclide, qui donna aux Mégariens la rage de disputer.

Il écrivit six dialogues, Lampria, Eschine, Phénix, Criton, Alcibiades et de l’Amour.

Euclide eut pour disciple Eubulide de Milet[9], qui trouva en dialectique plusieurs formes d’arguments : le menteur, le caché, l’Electre, le voilé, le sorite, le cornu, le chauve[10]. Voici comment en parle le poète comique :

Le disputeur Eubulide, qui pose des questions cornues

Et enroule les orateurs dans de trompeuses raisons,

S’en est allé avec la langue bègue[11] de Démosthène.

Il semblait en effet que Démosthène ait été son élève et qu’il ait appris de lui à se débarrasser de son impossibilité à prononcer les « r ». Eubulide était ennemi d’Aristote et l’a souvent critiqué. Parmi ses disciples, il faut citer Alexinos d’Élis, un grand querelleur, appelé à cause de cela Elenxinos[12], et qui eut querelle avec Zénon[13]. Selon Hermippe, il quitta son pays pour enseigner la philosophie à Olympie. Ses disciples lui demandèrent pourquoi il avait choisi ce pays, il répondit qu’il voulait fonder une secte qui prendrait le nom d’Olympique. Mais tous ses disciples, devant le manque de ressources et l’insalubrité du lieu, s’en allèrent, plantant là notre Alexinos, qui resta seul toute sa vie avec un domestique. Plus tard, tandis qu’il se baignait dans l’Alphée[14], il se blessa à un roseau et se noya. Aussi lui ai-je fait cette épitaphe :

Ce n’est pas un vain mot de dire

Que l’homme marqué par le destin,

Même nageant, peut avoir le pied percé par un clou,

Car cet homme vénérable, Alexinos,

En voulant traverser l’Alphée,

Est mort piqué par un roseau.

Outre ses livres de polémique avec Zénon, il a écrit de nombreux ouvrages, dont un contre l’historien Éphore.

Eubulide eut pour successeur illustre Euphante d’Olynthie, qui écrivit une histoire de son temps et des tragédies fort estimées, fut le maître du roi Antigone[15], à qui il dédia un discours célèbre sur la royauté, et mourut au terme d’une longue vie.

Parmi les autres disciples, il faut citer encore Apollonios Crâne, et son disciple Diodore d’Iase, fils d’Aminias, surnommé lui aussi Crâne[16] et dont Callimaque dit dans ses Épigrammes :

.................................. Momus lui-même

A écrit sur les murs : Crâne est sage.

Il était dialecticien et on lui attribua la création des syllogismes voilé et cornu. Pendant un séjour qu’il fit chez Ptolémée Sôter. Stilpon lui proposa quelques questions de dialectique. Il ne put les résoudre sur-le-champ, et le roi, pour railler sa lenteur d’esprit, l’appela Crâne par plaisanterie. Il quitta alors le banquet, écrivit un discours sur la question posée, et de chagrin se suicida. J’ai composé son épitaphe, la voici :

Diodore Crâne, quelle divinité

T’a envoyé ce malheureux chagrin ?

Tu t’es jeté dans le Tartare

Pour n’avoir pas su résoudre

L’énigme de Stilpon. Tu t’es bien montré Crâne,

Moins toutefois le C et l’R.

De la secte d’Euclide, il y eut encore Ichtyas, fils de Métallos à qui Diogène adressa un dialogue ; Clitomaque de Thourioi[17] qui fit le premier un traité sur les axiomes, les prédicats, etc., et Stilpon de Mégare, philosophe insigne, dont je vais parler.


[1] Il ne faut pas le confondre avec le mathématicien du même nom originaire d’Alexandrie.
[2] Ville de Grèce à mi-chemin entre Corinthe et Athènes, à peu près en face de l’île de Salamine.
[3] Ville de Sicile sur la côte sud, entre Agrigente et Camarine.
[4] C’est-à-dire ceux qui aiment la dispute.
[5] Il était surtout célèbre comme dialecticien. Platon réfute ses arguments dans le Sophiste.
[6] Euclide est en effet cité, dans le Phédon, comme ayant assisté aux derniers moments de Socrate.
[7] Il nie ainsi la pluralité et le devenir. Cf. Cicéron (Academica, II, 22) : Megaricorum fuit disciplina qui id bonum esse dicebant quod esset unum et simile et idem semper (le bien est ce qui est un et toujours identique et semblable à soi-même).
[8] Euclide s’éloigne ainsi de Socrate et de sa méthode inductive.
[9] Eubulide de Milet, disciple d’Euclide et adversaire acharné d’Aristote.
[10] Ces sept arguments sont des sophismes (raisonnements faux) formés sur le mode habituel des syllogismes, mais avec ce trait particulier, souligné par Hégel (Geschichte der Philosophie, II, p. 40), qu’ils exigent une réponse par oui ou par non, ce qui embarrasse l’esprit et l’obscurcit. En voici l’explication :
a) Le menteur : un homme ment-il s’il dit qu’il ment ? Si tu dis que tu mens et que tu sois sincère, tu dis vrai et tu mens en même temps, dit Cicéron (Academica, II, 29) : « Si te mentiri dicis idque verum dicis, mentiris. Dicis autem te mentiri, verum que dicis, mentiris igitur. » De ce genre est encore la question posée à Sancho Pança, dans Don Quichotte : tout homme qui passe sur le pont devant lequel se trouve Sancho doit dire la vérité ou être pendu. Passe un homme qui dit : « Je vais me faire pendre. » Que faire ? s’il ment il faut le pendre, mais s’il est pendu, il aura dit la vérité, il n’aurait donc pas fallu le pendre !
b) Le caché, le voilé, l’Électre, sont trois formes d’un même argument, où l’on fait à dessein une confusion entre le général et le particulier. Ex. : « Connais-tu cet objet caché ? Non. Il est à toi, donc tu ne connais pas ce qui t’appartient. » Ex. de syllogisme voilé : « Connais-tu cet homme voilé ? Non. C’est ton père, donc tu ne connais pas ton père. » Ex. de l’Électre : « Électre est devant Oreste et ne le reconnaît pas ; or, Oreste est son frère, donc elle ne connaît pas son frère. »
c) Le sorite, vient du mot soros : tas. Quand commence un tas de blé ? Un grain n’est pas un tas, ajouter un grain à un grain ne fait pas un tas, ni en ajouter deux, ni trois, quand donc ?
d) Le cornu a cette forme : « Ce que tu n’as pas perdu, tu l’as ; tu n’as pas perdu tes cornes, donc tu as des cornes. »
e) Le chauve est le même argument que le sorite, mais où l’on a substitué la soustraction à l’addition. Combien faut-il enlever de cheveux à un homme pour qu’il soit chauve ? Il se présente sous cette forme : « En ôtant un cheveu à un homme on ne le rend pas chauve, non plus en ôtant un deuxième cheveu, ni un troisième, ni quatre, ni, etc., donc on peut enlever tous ses cheveux à un homme sans qu’il devienne chauve. »
Tous ces arguments ridicules (mais il est difficile de le démontrer si l’on s’en tient au raisonnement dialectique) se résolvent facilement si l’on rétablit le dynamisme de la vie et de la pensée, comme le fait Bergson pour les sophismes de l’éléatisme. Ils ont été réfutés patiemment par Aristote, dans son ouvrage de la Découverte des sophismes.
[11] Jeu de mots : le premier mot veut dire : « qui parle à tort et à travers », et le second : « qui ne peut pas prononcer les r ».
[12] Nouveau jeu de mots : Élenxinos vient de elegchos (réfutation) : l’Ergoteur.
[13] Cf. Sextus Empiricus (Contre les Mathématiciens, IX) ; cette polémique portait sur la nature du monde.
[14] L’Alphée, fleuve d’Élide, coulant près d’Olympie (auj. le Roufia). La légende raconte qu’épris d’Aréthuse, Alphée la poursuivit et allait l’atteindre dans l’île d’Orthygie, quand elle fut transformée en source. Alphée devint alors un fleuve. C’est ce fleuve qu’Hercule a détourné pour nettoyer les écuries d’Augias. Il était défendu aux femmes de le traverser pour aller assister aux jeux olympiques (cf. J. de Lacretelle, Le Demi-Dieu, ou le Voyage de Grèce).
[15] Ancien général macédonien (~384-~301) devenu roi de l’Asie occidentale.
[16] Le nom véritable est Diodore Cronos, ainsi nommé parce qu’il avait l’esprit lent. J’ai délibérément adopté la traduction Diodore Crâne, qui n’est qu’une interprétation, pour les raisons suivantes : a) le mot rend sinon le sens précis de Cronos, du moins sa valeur et sa sonorité ; b) D.L. fait un peu plus bas une plaisanterie sur ce surnom, et le mot Crâne me permet de rendre le jeu de mots d’une façon totale ; D.L. dit : tu t’es montré chronos, moins le khi et le rhô (c’est-à-dire onos, qui veut dire âne) ; j’écris : tu t’es montré crâne, moins le C et l’R. J’ai préféré un à-peu-près à la traduction exacte du surnom, pour rendre intelligible une plaisanterie qui ne l’aurait pas été autrement.
[17] Colonie fondée en Italie par Périclès, sur l’ancien emplacement de Sybaris.