DIOGÈNE LAËRCE

MÉNÉDÈME (Socrate et ses disciples)

Traduction Robert Genaille, 1933

Il fut disciple de Phédon et fut fils de Clisthène, de la famille des Théopropides, homme noble quoique pauvre architecte. Certains veulent que ce Clisthène ait été décorateur de théâtre, et que Ménédème ait appris les deux choses. Aussi, un jour où il avait proposé un décret, Alexineios le reprit-il en disant qu’un sage ne devait faire composer ni décret, ni tenture. Envoyé en garnison par les Érétriens à Mégare, Ménédème s’en alla trouver Platon à l’Académie, et fut si séduit par ce dernier qu’il quitta le service. Mais comme Asclépiade de Phlionte cherchait à se l’attacher, il vint à Mégare trouver Stilpon, et tous deux devinrent ses disciples. De là, étant passés à Élis, ils se joignirent à Anchipylos et Moschos, disciples de Phédon. Et jusqu’à eux, comme je l’ai dit déjà dans mon chapitre sur Phédon, ils s’appelaient Éliaques ; ils prirent le nom d’Erétriens, du nom du philosophe dont je parle en ce chapitre. Il semble bien que ce Ménédème fût de nature plutôt grave, d’où la raillerie de Cratès contre lui :

Asclépiade de Phlionte, et le taureau d’Erétrie,

et celle de Timon :

Au moment de dire des sottises, il se dresse comme un roc, et gronde lourdement.

Il était si austère, qu’Euryloque, fils de Cassandros, invité un jour par Antigone en compagnie d’un jeune homme de Cyzique nommé Cléippide, n’osa pas accepter, par crainte que Ménédème ne l’apprît. Car Ménédème faisait ses reproches avec une franchise tout à fait rude. Ainsi, il ne dit rien au jeune homme, qui s’était décidé à accepter l’invitation, mais ayant pris un brin de paille, il traça sur le sol l’image de deux hommes enlacés, si bien que le jeune homme, comprenant l’affront qu’on lui faisait devant tout le monde, s’en alla. Hiéroclès, préfet du Pirée, se promenant avec lui dans le temple d’Amphiaraos[1], lui prédisait en longs discours la prise de l’Érétrie. Sans lui dire autre chose, il lui demanda s’il couchait avec Antigone pour en savoir tant. A un homme adultère qui se vantait de sa conduite, il dit : « Ignores-tu que si le chou a bon goût, il en est de même de la rave ? » II dit encore à un jeune homme qui criait fort : « Regarde un peu, n’aurais-tu pas par hasard quelque chose dans le derrière ? » Antigone lui fit demander un jour s’il pouvait aller à une partie de plaisir. Ménédème, après un moment de silence, lui dit de ne pas oublier qu’il était fils de roi. Un sot répondait à tort et à travers. Notre philosophe lui demanda s’il possédait un champ. « J’en possède des quantités. » — « Va vite t’occuper d’eux, répondit Ménédème, de crainte de les perdre en voulant devenir homme d’esprit. » Un homme lui demandait un autre jour si le sage pouvait se marier : « Suis-je sage ? lui demanda Ménédème. — Vous l’êtes. — Eh bien, je suis marié. » Quand on lui disait que les biens étaient nombreux, il demandait quel était leur nombre, et si l’on croyait qu’il y en avait plus de cent. Incapable de combattre la prodigalité d’un de ses hôtes, un jour où on l’avait invité, il fit la leçon au maître de la maison, sans lui dire un mot, en mangeant seulement des olives.

Sa franchise faillit lui coûter cher à Chypre, où il séjournait chez Nicocréon avec son ami Asclépiade. Le roi célébrait une fête mensuelle, et avait invité les deux amis avec d’autres philosophes. Ménédème osa dire que, si le motif de la réunion était honnête, c’était tous les jours qu’il en fallait faire, sinon cette seule réunion elle-même était superflue. Là-dessus, le roi lui expliqua que cette fête était pour lui une occasion d’entendre les philosophes. Ménédème n’en fut que plus grondeur et déclara tout net, au beau milieu de la fête : « C’est tous les jours qu’il faut écouter les philosophes. » Bref, il se montra si insupportable que c’en était fait d’eux, si l’arrivée d’un joueur de flûte ne les avait interrompus. Au retour, ils furent pris en mer par la tempête, et Asclépiade s’écria : « Le chant de la flûte nous a sauvés, mais la franchise de Ménédème va nous perdre. »

Il n’avait pas meublé son école. On ne voyait chez lui ni ornements, ni gradins en cercle, et chacun écoutait ou parlait debout ou assis, de l’endroit où il se trouvait. Ce philosophe était d’autre part vaniteux et fier. Au temps où il ne philosophait pas encore, mais construisait des maisons avec Asclépiade, tandis que celui-ci se montrait, sans aucun scrupule, tout nu sur les toits, portant son mortier, Ménédème se cachait dès qu’il voyait passer quelqu’un. Plus tard, quand il fit de la politique, il était si soucieux et si précipité en ses gestes, qu’au lieu de mettre l’encens dans l’encensoir, il le mettait à côté. Cratès lui reprochait un jour de s’occuper de politique, et Ménédème le fit jeter en prison. Mais de sa prison Cratès pouvait toujours le voir passer. Il le regardait donc de sa fenêtre et l’appelait par dérision : « Émule d’Agamemnon », et « Monsieur je gouverne le monde. »

Il était encore, si je puis dire, un peu superstitieux. Étant un jour à l’auberge avec Asclépiade, et mangeant à son insu de la viande de déchet, il devint pâle quand il l’apprit et eut une nausée. Asclépiade lui fit reproche de cette faiblesse, il donna pour excuse que ce n’était pas la viande qui en était cause, mais le soupçon qu’il avait eu d’avoir commis une action funeste.

Au demeurant, il était courageux et libéral. Il avait gardé dans sa vieillesse toute la vigueur corporelle de sa jeunesse, une fermeté d’athlète, un visage bronzé, florissant et alerte. Il était de taille moyenne, comme on le voit par son portrait qui est à Érétrie dans l’ancien stade. Il est représenté presque nu comme à dessein, en sorte qu’on voit presque tout son corps.

Il était encore très hospitalier, et comme l’Érétrie est un pays malsain, il multipliait les banquets, où il invitait poètes et musiciens.

Il goûtait beaucoup Aratos, le poète tragique Lycophron, et Antagoras de Rhodes. Mais il avait surtout un faible pour Homère, les lyriques, Sophocle et Achaïos, à qui il donnait le second rang dans ses Satires, réservant la première place à Eschyle. Il avait coutume de dire à ses adversaires politiques :

Souvent un plus lent attrape un plus rapide,

Et l’aigle en un instant est pris par la tortue.

Ce sont des vers d’Achaïos tirés du drame satirique Omphale. C’est donc à tort qu’on prétend qu’il n’avait lu que la Médée d’Euripide, attribuée parfois à Néophron de Sicyone. Il méprisait Platon, Xénocrate et leurs sectes et aussi Parébate de Cyrène. Il ne faisait exception que pour Stilpon, et disait à qui voulait l’entendre que ce philosophe avait l’esprit libre.

Ce Ménédème avait une pensée difficile à suivre, et c’était un terrible adversaire tant il savait rassembler ses arguments, les mettre en valeur et en trouver de décisifs. Il était acharné à la dispute (Antisthène, Successions) et il aimait à poser des questions de ce genre : « L’un n’est-il pas autre chose que l’autre ? — Oui — Un bienfait est donc autre chose qu’un bien ? — Oui. Donc un bienfait n’est pas un bien. »

Il rejetait, dit-on, les prédicats négatifs[2], n’acceptait que les positifs, et parmi ces derniers, il n’approuvait que les simples, et réprouvait les autres, je veux dire les connexes et les complexes. Héraclide veut que dans la logique il ait été Platonicien, mais qu’il se soit écarté de Platon dans la dialectique. A ce propos, Alexinos lui demanda un jour s’il avait cessé de battre son père. Notre philosophe lui répondit que n’ayant jamais commencé il ne pouvait avoir cessé, et comme l’autre lui objectait qu’il fallait éviter les équivoques et répondre oui ou non : « C’est chose risible d’entrer dans vos lois, dit Ménédème, quand on peut rester sur le seuil. » De Bion, sans cesse en lutte contre les devins, il disait qu’il égorgeait des cadavres. Entendant dire à des philosophes que le souverain bien consiste à obtenir tout ce qu’on désire, il répondit : « Désirer seulement ce qu’il faut, est un bien très supérieur. »

Antigone de Caryste dit qu’il ne composa aucun écrit pour n’être pas lié par un dogme, et qu’il était agressif dans la discussion au point de s’en aller à la fin de l’entretien les yeux tout gonflés. Violent dans ses paroles, il était pourtant très doux dans ses actes. Il n’épargna à Alexinos ni moqueries ni reproches, mais cela ne l’empêcha pas de lui rendre service, en faisant escorter de Delphes à Chalcis[3] sa femme qui redoutait les pirates. C’était un ami éprouvé, on le voit par sa liaison avec Asclépiade, semblable à l’affection de Pylade pour Oreste. Asclépiade était le plus âgé, aussi l’appelait-on le poète, et Ménédème l’interprète. La cité d’Archipolis leur ayant fait don de trois mille drachmes, ils se disputèrent à qui prendrait sa part le premier, car aucun d’eux ne voulait la prendre. On dit qu’ils se marièrent : la femme de Ménédème était la mère de celle d’Asclépiade. Cette dernière étant morte, Asclépiade vécut avec la femme de Ménédème, qui, devenu magistrat, en épousa une plus riche. Mais comme ils n’en vécurent pas moins tous dans la même maison, Ménédème laissa à sa première femme l’administration de ses biens. Asclépiade mourut le premier, en Érétrie, à un âge avancé, après avoir mené avec Ménédème une vie sobre malgré sa richesse. Peu de temps après, le mignon d’Asclépiade vint à une partie de plaisir. On ne voulut pas le laisser rentrer, mais Ménédème intervint, et le fit entrer, en disant qu’Asclépiade, bien qu’il fût sous terre, lui ouvrait la porte.

Ils étaient entretenus par Hipponicos de Macédoine et Agétor de Lamia[4]. Le second leur donna trente mines, et le premier deux mille drachmes pour doter les filles de Ménédème, qui en avait eu trois de sa femme Oropia (cf. Héraclide).

Voici quelle était l’ordonnance de ses banquets : il mangeait avec deux ou trois amis, ce qui les conduisait assez tard. Puis il faisait appeler les invités, qui devaient déjà avoir mangé chez eux. Quelqu’un venait-il un peu tôt, il se promenait devant la porte en attendant l’heure, et demandait aux gens qui sortaient ce qu’il y avait sur la table, et où on en était. Si on en était aux hors-d’œuvre ou aux légumes, il s’en allait. Si on en était à la viande, il entrait. Les lits étaient recouverts en été de nattes de roseaux, et en hiver de peaux de moutons. Chacun apportait son coussin. Le vase qui circulait, portant les rafraîchissements, ne contenait jamais plus d’un cotyle[5]. Pour dessert on mangeait des lupins ou des fèves, parfois des fruits de la saison, des poires, des grenades, des pois chiches, ou même, Hercule me damne ! des figues sèches. Cette belle histoire nous est contée par Lycophron[6] dans ses satires intitulées Ménédème et composées en hommage à ce philosophe. On y trouve des vers comme ceux-ci :

Après le court festin, une petite coupe

Fait sagement le tour des convives, et pour dessert,

Vient le sage discours écouté en silence.

Il fut d’abord méprisé, et les gens d’Érétrie l’appelaient chien bavard, ensuite il suscita l’admiration, au point qu’on lui mit entre les mains le gouvernement de la ville. Il fut même ambassadeur auprès de Ptolémée et de Lysimaque, et reçut partout de grands honneurs, surtout auprès de Démétrios. La ville voulait lui verser chaque année deux cents talents : il n’en voulut que cent cinquante. Accusé faussement d’avoir livré sa ville à Ptolémée, il se défendit par une lettre qui commence ainsi : « Ménédème au roi Démétrios. J’ai appris qu’on m’avait accusé auprès de vous... » On dit que celui qui le calomnia était un de ses adversaires politiques nommé Eschyle. Il semble qu’il fut chargé d’une ambassade importante auprès de Ptolémée en faveur de la ville d’Oropos[7] (cf. Euphantès, Histoires). Antigone l’aimait et se proclamait son disciple. Quand il fut victorieux des barbares auprès de Lysimachia, Ménédème proposa pour lui un décret simple et sans flatterie commençant ainsi : « Les stratèges et les conseillers ont décidé ceci : puisque le roi Antigone, après avoir vaincu les barbares, est rentré dans son royaume et qu’il agit en tout sagement, le Sénat et le peuple l’approuvent... » Cela, et d’une façon générale, son amitié pour lui, le fit soupçonner de vouloir livrer la ville à Antigone, et comme Aristodème l’en accusait, il s’enfuit et vécut à Oropos dans le temple d’Amphiaraos. Comme les calices d’or disparurent de ce temple, nous dit Hermippe, un décret de tous les Béotiens lui donna l’ordre de s’en aller. Il partit de là tout triste, et étant revenu en cachette dans sa patrie, il prit avec lui sa femme et ses filles, se réfugia chez Antigone et finit sa vie chez lui dans la tristesse. Héraclide raconte tout le contraire : il dit qu’il fut conseiller d’Érétrie, qu’il délivra souvent la ville des tyrans, appuyé par Démétrios, et par conséquent qu’il ne livra pas du tout sa ville à Antigone, comme il en fut accusé mensongèrement. Il alla le voir au contraire pour obtenir que sa patrie ne fût pas asservie, et n’obtenant pas gain de cause, de chagrin il resta sept jours sans manger et en mourut. Antigone de Caryste raconte les faits de la même façon. Il faisait au seul Persée une guerre acharnée, et il semble bien qu’il voulait rétablir la république à Érétrie pour faire plaisir à Ménédème, mais qu’il en fut empêché. C’est pourquoi, après un festin, Ménédème, le réfutant, lui dit entre autres choses : « Cet homme est peut-être un philosophe, mais c’est de tous les hommes existants ou à naître le plus méchant. » II mourut, au dire d’Héraclide, à soixante-quatorze ans. J’ai fait ces vers à sa louange :

J’ai appris ton trépas, ô Ménédème, et ta mort volontaire

Après un jeûne de sept jours.

Exploit d’Erétrie, mais non pas acte de courage !

Car c’est une défaillance de l’âme qui t’a guidé.

Voilà donc quels furent les philosophes socratiques et leurs descendants. Il faut maintenant en venir à Platon, le fondateur de l’Académie, et à tous ceux de ses disciples qui ont fait parler d’eux.


[1] Devin dont la légende est liée à celle des Sept contre Thèbes. Fils d’Apollon, roi d’Argos, il dut prendre part à l’expédition contre Thèbes et y mourut. Il avait deux temples, un à Argos, l’autre en Attique, à Orôpos. C’est dans ce dernier que se promenait Ménédème.
[2] Cette question de la nature du prédicat dans le raisonnement est une des plus discutées par les dialecticiens. Rappelons, pour préciser le sens du mot « prédicat », que dans un raisonnement (ex. : Socrate est homme) il y a un sujet (Socrate), une copule (est), et un prédicat (homme). Du caractère de chacun des termes (universel ou particulier, positif ou négatif...) se tire la série des raisonnements, et, par voie de conséquence, celle des modes du syllogisme.
[3] Ville d’Eubée.
[4] Ville de Thessalie, dans la plaine traversée par le Sperchios, elle a donné son nom à la guerre lamiaque faite par les Athéniens contre les Macédoniens, à l’instigation de Démosthène.
[5] Mesure de capacité, d’environ un quart de litre.
[6] Poète du ~IIIe siècle (période alexandrine).
[7] Ville de la côte est de la Grèce centrale, auj. Orôpo.