DIOGÈNE LAËRCE

STILPON (Socrate et ses disciples)

Traduction Robert Genaille, 1933

Stilpon, né à Mégare en Grèce, fut auditeur de quelques disciples d’Euclide, d’Euclide lui-même peut-être et aussi de Thrasymaque de Corinthe, qui fut un ami d’Ichtyas (selon Héraclide). Il surpassait tous les autres philosophes par sa fertilité d’invention et son talent à philosopher, au point qu’il s’en fallait de bien peu que toute la Grèce, d’admiration, ne vînt vivre à Mégare. Philippos de Mégare dit de lui textuellement ceci :

« Il enleva à Théophraste le Théoricien, Métrodore et Timagoras de Géla ; il enleva à Aristote de Cyrénée Clitarque et Simias. Il enleva aux Dialecticiens d’autres philosophes : à Aristide, Poeonéios, Diphile du Bosphore, fils d’Euphantès, et Myrmex, fils d’Exainète, venus pour le contredire et devenus ses disciples. » Outre ceux-ci, il attira encore à sa secte Prasidème, Péripatéticien et métaphysicien éprouvé, et Alcimos, le plus fameux de tous les orateurs grecs d’alors, et Cratès, et d’autres, et même encore Zénon le Phénicien. Il était encore très versé dans la politique. Il prit femme mais vécut aussi avec une courtisane nommée Nicarète, comme dit quelque part Onétor. Il eut une fille fort impudique, qui épousa un de ses disciples, Simias de Syracuse. Comme elle avait une très mauvaise conduite, quelqu’un dit à Stilpon qu’elle le déshonorait. Il répondit : « Elle m’apporte moins de honte que je ne lui apporte d’honneur. » Il fut reçu, dit-on, par Ptolémée Sauveur, qui lui donna de l’argent quand il se fut emparé de Mégare, et l’invita à traverser la mer pour se rendre en Egypte. Stilpon accepta un peu d’argent, refusa de faire le voyage, et s’en alla à Égine jusqu’au départ de Ptolémée. Démétrios, fils d’Antigone, ayant pris Mégare à son tour, lui laissa sa maison et lui fit restituer tous les biens qui lui avaient été enlevés. Comme ce prince lui demandait un relevé de tout ce qu’on lui avait pris, il répondit qu’on ne lui avait rien pris, car personne ne lui avait ôté sa science, et qu’il avait encore son éloquence et son savoir[1]. Il écrivit pour lui un traité dialectique sur la bienfaisance, il le séduisit au point de se l’attacher comme disciple. On raconte qu’il posa la question suivante sur l’Athéna de Phidias : « Athéna, fille de Zeus, n’est-elle pas un dieu ? » Comme on lui répondait : oui, il poursuivit : « Mais celle-ci n’est pas la fille de Zeus ; elle est fille de Phidias ? » et comme on en convenait, il conclut : « Elle n’est donc pas un dieu. » Cette réponse lui valut d’être traduit devant l’Aréopage. Il ne nia point les propos tenus, mais affirma avoir bien raisonné, car elle n’est pas un dieu, mais une déesse. Ce sont les mâles qui peuvent s’appeler dieux. Les Aréopagites le condamnèrent pourtant à sortir sur-le-champ de la ville. C’est à ce moment que Théodore surnommé le Divin lui demanda par manière de plaisanterie : « Et d’où Stilpon a-t-il su cela ? Lui a-t-il relevé sa robe, et regardé le sexe ? » Ce Théodore était un homme bien audacieux ! Stilpon, au contraire, avait des plaisanteries plus convenables. En voici quelques-unes. Cratès lui ayant demandé si les dieux se réjouissaient des génuflexions et des prières, il lui répondit : « Ne me demande donc pas cela sur la voie publique, animal, attends que nous soyons seuls ! » C’est aussi la réponse que fit Bion à quelqu’un qui lui demandait si les dieux existaient :

Écarte donc la foule, d’abord, malheureux vieillard!

Stilpon avait un esprit simple et sans fard. Il savait s’accommoder de la compagnie des gens ordinaires. Ainsi, Cratès le Cynique, un jour, n’ayant répondu à sa question que par un pet : « Je savais bien, dit-il, que tu répondrais tout autre chose que ce qu’il fallait dire !» Comme il lui proposait, un autre jour, à la fois une figue sèche et une question, Cratès prit la figue et la mangea, puis dit : « Par Hercule, j’ai perdu la figue ! » — « Tu as aussi perdu la question, répondit Stilpon, dont la figue était le gage. » Voyant encore une autre fois, en hiver, ce Cratès transi de froid : « Mon cher Cratès, lui dit-il, il me semble que te voilà privé de tout[2]. » Sur quoi Cratès en colère se moqua de Stilpon en ces vers :

J’ai vu Stilpon bien à plaindre,

A Mégare, où l’on dit qu’habitait le monstre Typhée[3].

Il y disputait dans un cercle de jeunes gens

Et tout ce monde-là recherchait la vertu à la lettre.

On dit qu’à Athènes, il attirait tout le monde, et que les gens sortaient de leurs boutiques pour le voir. Quelqu’un lui dit : « Stilpon, on vous admire comme une bête. » — « Pas du tout, répondit-il, mais comme un homme véritable. » Étant fort subtil dans la discussion, il supprimait même les genres et soutenait que celui qui dit l’homme ne dit aucun homme, car ce n’est ni cet homme-ci, ni cet homme-là ; pourquoi serait-ce plutôt celui-ci que celui-là ? ce n’est donc pas celui-ci. Encore, le légume, ce n’est pas tel légume que vous me montrez, car il en existait il y a plus de mille ans ; ce n’est donc pas cela le légume. On dit que s’entretenant avec Cratès, il s’arrêta au milieu de l’entretien pour acheter du poisson. Et comme Cratès voulait le retenir, et lui disait : « Tu abandonnes l’entretien ? » — « Mais non, lui dit-il, je ne quitte pas l’entretien, je te quitte. L’entretien attendra, mais le poisson, lui, sera vendu. » On connaît de lui neuf dialogues assez froids : Moschos, Aristippe ou Caillas, Ptolémée, Chérécrate, Métroclès, Anaximène, Epigène, à sa fille, Aristote. Héraclide dit que Zénon, le fondateur du Portique (de l’école stoïcienne[4]), fut son disciple. Hermippe dit qu’il mourut fort âgé, et qu’il but un grand coup de vin pour mourir plus vite, et j’ai composé sur lui cette épitaphe :

Stilpon de Mégare, vous l’avez connu peut-être,

Emporté par la vieillesse et par la maladie, pénible attelage,

Trouva pour ces deux mauvais chevaux

Un cocher merveilleux : il but du vin pur, qui l’entraîna.

Il fut raillé par Sophilos, le poète comique, dans sa pièce intitulée le Mariage[5] :

La voix de l’acteur Charinos ferme la bouche à Stilpon.


[1] L’anecdote est ainsi contée par Sénèque, Epistulae ad Lucilium, IX : « Hic enim interrogante Demetrio numquid perdidisset omnia, nihil, inquit, perdidi, omnia bona mecum sunt. » (Il répondit à Démétrius qui lui demandait s’il avait perdu tous ses biens : je n’ai rien perdu, car tous mes biens sont en moi-même.) Le mot a été repris et commenté par Montaigne (Essais, ch. 39) : « Il faut avoir femmes, enfants, biens et surtout de la santé, qui peut, mais non pas s’y attacher en manière que notre bonheur en dépende. Il faut se réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude. »
[2] Jeu de mots intraduisible, que souligne le scholiaste qui a inséré dans le texte la parenthèse (c’est-à-dire d’un esprit et d’un manteau)
[3] Géant qui passe selon Hésiode pour être le père des vents favorables.
[4] Écho de la tradition qui fait de Stilpon un intermédiaire entre l’école de Mégare et l’école stoïcienne. La réponse à Démétrios citée plus haut se rattache à cette tradition.
[5] Poète de la moyenne comédie, genre de transition (comédie de moeurs) entre la comédie ancienne, satirique d’Aristophane, qui s’achève en ~404, et la comédie nouvelle (moeurs et caractères), qui commence au IVe siècle avec Ménandre.