Xénophon, fils de Gryllos, Athénien originaire du dème d’Erchia, était un homme plein de réserve et de grâce. On dit que Socrate, l’ayant rencontré dans un étroit couloir, tendit devant lui son bâton pour lui interdire le passage, et lui demanda où l’on se procurait les choses utiles à la vie. Xénophon le lui dit. Socrate, poursuivant ses questions, lui demanda où se faisaient les gens de bien, et, devant son embarras, lui dit : « Viens avec moi et tu le sauras. » Xénophon devint donc le disciple de Socrate. Il fut le premier à prendre des notes et à faire connaître les paroles de Socrate aux hommes en rédigeant ses Mémorables. Il fut encore le premier philosophe qui écrivit une histoire. Aristippe (Plaisirs des Anciens, liv. IV) dit qu’il était l’amant de Clinias et qu’il lui fit la déclaration suivante : « J’ai bien plus de plaisir à voir Clinias qu’à voir toutes les plus belles choses du monde, et je préférerais ne plus voir tout le reste des choses à ne plus voir le seul Clinias, je souffre la nuit et dans mon sommeil parce que je ne le vois pas et je bénis la lumière du soleil qui me fait revoir Clinias. »
Voici d’autre part comment il obtint l’affection de Cyrus : il avait un camarade béotien, élève de Gorgias[1], ami de Cyrus, nommé Proxenos. Cet ami vivait à Sardes, chez Cyrus. Il envoya à Athènes une lettre pour Xénophon, l’invitant à devenir l’ami du prince[2]. Xénophon montra la lettre à Socrate et lui demanda conseil. Socrate l’envoya à Delphes consulter le dieu. Xénophon obéit, vint trouver le dieu, et lui demanda s’il devait ou non aller trouver Cyrus. Socrate à son retour lui fit des reproches, mais lui conseilla pourtant de partir. Xénophon alla donc chez Cyrus, et devint le favori du prince plus encore que Proxenos lui-même. C’est pourquoi entre autres choses il a si bien pu raconter l’Anabase[3] et la descente vers la mer. Il devint par contre ennemi de Ménon de Pharsale, qui commandait un détachement étranger au temps de l’Anabase, car pour l’injurier il lui reprocha d’avoir pour mignons des gens trop huppés ; il reprocha aussi à un certain Apollonide de s’être fait percer les oreilles.
Après l’Anabase, les malheurs du Pont-Euxin, et la rupture des traités par Seuthès[4], roi des Odryses, il alla en Asie, et vint trouver Agésilas[5], roi des Lacédémoniens, en lui donnant à prix d’argent les soldats de Cyrus. Il devint son grand ami, ce qui lui valut d’être exilé par les Athéniens sous l’accusation de laconisme[6]. Il alla à Ephèse[7], et comme il avait de l’or, il en donna la moitié à Mégabyse, prêtre d’Artémis, jusqu’à son retour, en lui demandant, au cas où il mourrait, de faire faire une statue et de la consacrer à la déesse. Avec l’autre moitié, il envoya des offrandes à Delphes. De là il passa en Grèce avec Agésilas, qui y était rappelé par la guerre[8] contre les Thébains, et les Spartiates lui accordèrent la proxénie[9]. Ayant quitté Agésilas, il vint à Scillonte, territoire proche de la ville d’Elée. Il était suivi par sa femme, appelée Philésia (cf. Démétrios de Magnésie), et ses deux fils Gryllos et Diodore (cf. Dinarque, De l’Apostasie, livre écrit contre Xénophon), qu’on appelait aussi les Dioscures.
Mégabyse étant venu le rejoindre à l’occasion des jeux, Xénophon lui reprit son argent, et acheta une terre qu’il consacra à la déesse. Cette terre est traversée par le fleuve Sélinos, qui porte le même nom que le fleuve d’Ephèse. Après ces aventures, il passa son temps à chasser, à faire banqueter ses amis et à écrire ses histoires. Dinarque nous dit que les Lacédémoniens lui firent don d’une maison et d’un champ[10]. Philopidas de Sparte, selon une autre tradition, lui envoya en ce lieu en présent des esclaves pris à Dardanos à la guerre, les remettant à son entière discrétion ; on dit encore que les gens d’Elée, étant partis en expédition contre ceux de Scillonte, profitèrent de la lenteur mise par les Spartiates à intervenir, pour s’emparer de ce pays. Alors les enfants de Xénophon partirent pour Lépréos avec quelques domestiques, tandis que Xénophon allait d’abord en Élide avant de venir à Lépréos rejoindre ses enfants. Ils se sauvèrent ensuite ensemble jusqu’à Corinthe, où ils vécurent en sûreté. Comme, entre-temps, les Athéniens avaient décidé de porter secours aux Spartiates, Xénophon envoya ses fils à Athènes pour les faire combattre en faveur des Spartiates, parce qu’ils avaient été élevés à Sparte (cf. Dioclès, Vie des Philosophes). En cette affaire, Diodore se tira sain et sauf du combat sans y avoir rien fait de bien remarquable, et il eut un fils qui porta le nom de son frère. Gryllos, au contraire, enrôlé parmi les cavaliers — c’était au combat de Mantinée[11] —, mourut après avoir bravement combattu (cf. Éphore, liv. XXV). Képhisodore était alors hipparque et Hégésilas stratège. C’est aussi en ce combat que tomba Epaminondas[12]. On dit que Xénophon faisait un sacrifice, couronne en tête, quand on vint lui apprendre la mort de son fils. Il déposa sa couronne, et ayant appris que son fils avait montré du courage, il remit sa couronne sur sa tête. Il ne pleura pas, il dit : « Je savais bien que le fils que j’avais engendré était mortel[13]. » Selon Aristote, une infinité de gens écrivirent pour Gryllos des éloges et des épitaphes, et reportèrent une partie de la louange à son père. Isocrate aurait été de ces gens-là (cf. Hermippe, Livre sur Théophraste). Timon raille Xénophon en ces vers :
Des mauvais écrits, il y a deux, trois, et plus,
Ceux de Xénophon et ceux d’Eschine faible à persuader.
Voilà donc quelle fut sa vie. Il avait quarante ans vers la quatrième année de la quatre-vingt-quatorzième olympiade[14], il fit l’Anabase avec Cyrus sous l’archontat de Xénainète, un an avant la mort de Socrate[15]. Il mourut, selon Stésicleides d’Athènes (Catalogue des Archontes et des vainqueurs olympiques), la première année de la cent cinquième olympiade[16], sous l’archontat de Callidémide, au temps duquel, aussi, Philippe, fils d’Amyntas, régnait en Macédoine. Il mourut à Corinthe (cf. Démétrios de Magnésie) à un âge avancé. En tous points remarquable, il fut surtout bon cavalier, bon chasseur, bon chef militaire, comme en témoignent ses écrits[17]. Il était pieux, aimait faire des sacrifices, était capable d’interpréter les entrailles. Il fut un fidèle disciple de Socrate. Il écrivit environ quarante livres que l’on répartit de façons diverses : l’Anabase, dont il a fait des sommaires pour chaque livre, et non un pour tout l’ensemble, la Cyropédie, les Helléniques et les Mémorables, son Banquet et l’Economique, un Traité de la cavalerie, un Traité de la chasse, un Traité du combat équestre, une Apologie de Socrate, un Traité des Voyages, un Hyéron ou le Traité du Tyran, un Agésilas et la Constitution comparée des Athéniens et des Spartiates, ouvrage dont Démétrios de Magnésie dit qu’il n’est pas de Xénophon. Il fit encore éditer, dit-on, pour rendre célèbre leur auteur, les livres de Thucydide[18] jusque-là inconnus et qu’il pouvait tenir cachés. On lui donnait le nom de Muse attique pour la douceur de son style. Aussi fut-il très jalousé, tout comme Platon[19], j’aurai l’occasion de le dire. J’ai écrit sur Xénophon l’épigramme suivante :
Xénophon est allé en Perse voir Cyrus sans doute,
Mais pour chercher aussi la route qui conduit à Zeus.
Car en disant la geste des Grecs, il a montré
La grandeur de sa sagesse et de celle de Socrate.
J’ai encore écrit cette autre épigramme sur sa mort :
O Xénophon, les fils de Cranaos et de Cécrops
T’ont exilé parce que Cyrus était ton ami,
Mais Corinthe t’a offert l’hospitalité désirable,
Et par reconnaissance, tu l’as acceptée.
J’ai trouvé dans quelques auteurs qu’il eut quarante ans vers la quatre-vingt-neuvième olympiade[20], au temps où florissaient aussi les autres Socratiques. Istros déclare que son exil et son retour d’exil furent décidés sur un décret d’Eubule.
Il y eut sept Xénophon : ce philosophe ; un Athénien, frère de Pythostrate,
qui composa une Théséide, et écrivit encore une vie d’Epaminondas et
de Pélopidas ; un médecin de Cos ; un quatrième, auteur d’une histoire
d’Hannibal ; un autre, auteur d’histoires fabuleuses ; un sculpteur
de Paros, et enfin un poète de l’ancienne comédie[21].