DIOGÈNE LAËRCE

CHRYSIPPE (Stoïcien)

Traduction Robert Genaille, 1933

Chrysippe, fils d’Apollonius, de Soles [1] ou de Tarse (cf. Alexandre, Successions), fut disciple de Cléanthe. Il s’exerça d’abord à la course de chars, puis il fut élève de Zénon ou Cléanthe (cf. Dioclès et de nombreux auteurs), qu’il quitta du vivant même de ce philosophe. Ce n’était pas en philosophie le premier venu. Intelligent, fin en toutes sortes de questions, au point de se séparer dans la plupart des cas des théories de Zénon et de Cléanthe même, à qui il disait très souvent qu’il n’avait besoin que de la connaissance des dogmes parce qu’il était bien capable de trouver seul les arguments susceptibles de les démontrer. Il avait du regret, pourtant, chaque fois qu’il discutait contre lui, et disait continuellement :

Je suis un homme parfaitement heureux en tout,

Sauf dans mes rapports avec Cléanthe.

Car en cela, je suis malheureux.

Il fut si remarquable en dialectique que l’on disait : « Si les dieux font de la dialectique, ils la font d’après Chrysippe. »

Fécond dans l’invention, il avait l’élocution très mauvaise. Il était travailleur plus que quiconque, comme le montrent ses écrits, qui sont au nombre de plus de sept cent cinq. Il était si prolixe qu’il écrivit plusieurs fois sur le même sujet, notait tout ce qui lui venait à l’esprit, se corrigeait souvent et usait abondamment de citations. C’est au point qu’un jour, il cita la Médée d’Euripide presque en entier, et quelqu’un qui avait l’ouvrage en main, et à qui on demandait ce qu’il avait là, répondit : « La Médée de Chrysippe ». Apollodore d’Athènes, dans son recueil de dogmes, voulant montrer que ce que de sa propre science Épicure avait écrit sans le secours de personne, était bien plus important que ce qu’avait écrit Chrysippe, dit textuellement ceci : « Si l’on enlevait des livres de Chrysippe ce qu’il a cité d’autres auteurs, il ne resterait plus que des pages blanches. » Voilà les termes mêmes d’Apollodore. Une vieille femme, sa voisine, disait, si l’on en croit Dioclès, qu’il écrivait cinq cents lignes par jour. Hécaton dit qu’il vint à la philosophie après avoir laissé son patrimoine au trésor royal. Il était chétif, comme le montre sa statue du Céramique, qui est presque cachée par celle d’un cavalier placé devant elle. C’est pourquoi Carnéade l’appelait Crypshippe [2] et non Chrysippe. On lui reprocha un jour de n’aller point entendre Ariston, qui attirait la foule ; il répondit : « S’il me fallait suivre la foule, je ne serais point philosophe. » Un dialecticien cherchait à l’entreprendre, et lui proposait des sophismes : « Cesse donc, lui dit-il, de détourner un homme âgé des problèmes sérieux et va proposer aux jeunes tes futilités. » Quelqu’un, cherchant à s’instruire, discutait un jour avec lui, doucement, puis, voyant les gens s’attrouper autour d’eux, se mit à parler plus fort et à discuter avec âpreté. Il lui dit :

Malheur de moi, mon frère, ton oeil se trouble ;

Te voilà bien vite en rage, toi qui tout à l’heure étais sage [3] !

Quand il buvait en compagnie, il restait calme, agitant seulement les jambes, en sorte que la servante disait : « Chrysippe n’est ivre que des jambes. » Il était si fier de lui qu’un jour où quelqu’un lui demanda : « A qui confierai-je mon fils ? » il répondit : « A moi, parce que si je connaissais quelqu’un qui fût meilleur que moi, j’irais apprendre la philosophie chez lui. » C’est pourquoi, nous rapporte-t-on, on disait de lui : « Lui seul est sage, tous les autres sont des ombres qui s’agitent. » Et encore : « Si Chrysippe n’existait pas, le stoïcisme ne serait point.» Finalement, quand Arcésilas et Lacydès vinrent à l’Académie (cf. Sotion, livre VIII), il philosopha avec eux, et pour cette raison, contre son habitude, il se mit à parler en faveur de cette secte, et utilisa sur les grandeurs et les nombres les arguments des académiciens. Hermippe raconte qu’un jour où il philosophait dans l’Odéon [4] , ses disciples l’appelèrent pour un sacrifice. Ayant bu du vin doux pur, il fut pris de vertige et mourut quatre jours après, âgé de soixante-treize ans, pendant la cent quarante-troisième olympiade [5] (cf. Apollodore, Chroniques). J’ai écrit sur lui cette épigramme :

Chrysippe, ayant bu trop de vin,

Eut le vertige, il oublia

Son portique, sa patrie, sa vie

Et s’en alla demeurer dans l’Hadès.

Quelques-uns disent qu’il mourut pour avoir éclaté de rire en regardant un âne manger des figues. Il dit en effet à la vieille à qui l’âne appartenait : « Donne donc aussi un peu de vin à ton âne. » Et il s’en amusa tant qu’il en mourut. Il semble avoir été très méprisant, car ayant écrit tant de livres, il n’en dédia pas un seul au roi. Il se contentait de la compagnie d’une vieille femme (cf. Démétrios, Homonymes). Ptolémée envoya une lettre à Cléanthe, l’invitant à venir le voir ou à lui envoyer quelqu’un. Sphéros accepta l’invitation, Chrysippe refusa. Il fit venir auprès de lui les fils de sa soeur, Aristocréon et Philocrate, et les éleva. Il fut le premier qui eut l’audace de tenir école en plein air au Lycée (cf. Démétrios). Il y eut un autre Chrysippe, un médecin de Cnide [6] dont Érasistrate dit qu’il lui apprit beaucoup de choses, et un autre, fils du premier, médecin de Ptolémée, qui, sur une fausse accusation, fut battu de verges et supplicié. Un autre fut disciple d’Érasistrate, un autre écrivit des Géorgiques.

Pour en revenir au philosophe, il usait de raisonnements de ce genre : « Celui qui dévoile les mystères à un non-initié est impie, or l’hiérophante les découvre aux non-initiés, donc l’hiérophante est impie [7] . » Et encore : « Ce qui n’est pas dans la ville n’est pas dans la maison, or il n’y a pas de puits dans la ville, donc il n’y en a pas dans la maison. » Et encore : « Il y a une tête, et cette tête vous ne l’avez point, il y a donc une tête que vous n’avez point, donc vous n’avez point de tête. » Et encore : « S’il y a quelqu’un à Mégare, ce quelqu’un n’est pas à Athènes, or il y a un homme à Mégare, donc il n’y a pas d’homme à Athènes. » Et encore : « Si tu dis quelque chose, cela passe par ta bouche, or tu dis « un chariot », donc un chariot passe par ta bouche. » Et encore : « Si vous n’avez pas perdu une chose, vous l’avez, or vous n’avez pas perdu des cornes, donc vous avez des cornes [8] . » Ce raisonnement est parfois attribué à Eubulide.

Certains auteurs blâment Chrysippe d’avoir écrit beaucoup de choses obscènes et inconvenantes, car dans son livre sur les Physiologies antiques, il raconte des saletés sur Héra et sur Zeus, écrivant, en six cents vers, des choses que personne ne pourrait dire honnêtement. C’est là, disent-ils, une histoire éhontée qu’il a écrite, et, bien qu’il la loue comme naturelle, qui convient mieux à des débauchés qu’à des dieux. Par surcroît, ces choses n’ont pas été citées par les auteurs des catalogues, on ne les trouve ni chez Polémon, ni chez Hypsicrate, ni même chez Antigone, il les a donc forgées de toutes pièces. Il dit encore dans sa République que l’on peut coucher et prendre son plaisir avec sa mère, sa soeur ou sa fille. Il le dit encore au début de son ouvrage sur les choses qui ne sont pas désirables par elles-mêmes. Dans le troisième livre de son ouvrage sur le Droit, il emploie jusqu’à mille vers à dire qu’il faut manger les morts. Dans le deuxième livre de son ouvrage sur la Vie et les Moyens d’existence, il dit de quelle façon le sage doit en trouver : « Pourquoi doit-il en chercher ? est-ce pour vivre ? mais vivre est une chose indifférente. Est-ce pour le plaisir ? mais il est aussi indifférent. Est-ce pour la vertu ? elle suffit à donner le bonheur. Et de même les façons d’en trouver sont risibles : s’ils viennent d’un roi, il faudra lui obéir ; s’ils viennent d’un ami, l’amitié sera vénale ; s’ils viennent de la sagesse, la sagesse sera mercenaire. » Voilà donc tout ce qu’on lui reproche.

Mais puisque ses livres sont très célèbres, il me semble utile de les énumérer ici par ordre. Les voici :

LOGIQUE : Thèses, Questions de logique et réflexions du philosophe, Définitions de la dialectique, dédiées à Métrodore (six livres), Terminologie de la dialectique, dédiée à Zénon, l’Art de la dialectique, dédié à Aristagoras, des Rapports probables à Dioscoride (quatre livres). Ses ouvrages sur la logique se divisent ainsi :

Logique concernant les choses : Premier groupe : des Jugements, des Jugements composés, du Complexe, à Athénade (deux livres), des Négations, à Aristagoras (trois), des Affirmations, à Athénodore, des Jugements privatifs, à Théaros, des Jugements indéfinis, à Dion (trois), de la Différence des indéfinis (quatre), des Relatifs temporels (deux), des Jugements parfaits (deux).

Deuxième groupe : de la Disjonction vraie, dédiée à Gorgippide, de la Connexion vraie, à Gorgippide (quatre), le Choix, à Gorgippide, les Propositions consécutives, de ce qui est composé de trois, à Gorgippide, des Possibles, à Clitos (quatre), Sur le livre des significations de Philon, du Faux.

Troisième groupe : des Préceptes (deux), de l’Interrogation (deux), de l’Enquête (quatre), Résumé des deux ouvrages précédents, de la Réponse (quatre), Résumé de ce livre, de la Recherche (deux).

Quatrième groupe : des Prédicats, à Métrodore (dix), des Verbes actifs et passifs, à Philarque, des Connexions, à Apollonide, des Prédicats, à Pasyle (quatre).

Cinquième groupe : des Cinq cas, des Énonciations définies selon le sujet, de la Substitution de sens, à Stésagore (deux), des Noms communs (deux).

Logique concernant les termes et le discours qui en est formé :

Premier groupe : des Termes singulier et pluriel (six), des Termes, à Sosigène et Alexandre (cinq), des Anomalies concernant les termes, à Dion (quatre), des Sorites se rapportant aux paroles (trois), des Solécismes, à Denys, Discours contre l’usage, des Termes, à Denys.

Deuxième groupe : des Éléments du discours et du signifié (cinq), de la Syntaxe des énonciations (quatre), des Éléments et de la syntaxe des énonciations, à Philippe (trois), des Éléments du discours, à Nicias, des Sous-entendus.

Troisième groupe : Contre ceux qui ne font pas de division (deux), des Amphibologies, à Apollas (quatre), des Tournures amphibologiques, des Connexions amphibologiques (deux), Contre le livre de Panthoïdos sur les amphibologies (deux), Introduction aux amphibologies (cinq), Résumé des amphibologies, à Épicrate, Réflexions sur l’introduction aux amphibologies.

Logique concernant les raisonnements et les tropes :

Premier groupe : Art des raisonnements et des tropes, à Dioscoride (cinq), des Raisonnements (trois), de la Composition des tropes, à Stésagore, Comparaison des modes du jugement, des Jugements réciproques et connexes, des Conclusions syllogistiques, à Aristagoras sur les conclusions, Sur le fait qu’un même raisonnement peut avoir plusieurs modes, Contre les arguments par quoi on nie qu’un même discours puisse être construit sur le mode concluant et sur le mode non concluant (deux), Contre les objections à la solution des syllogismes (trois), Contre l’ouvrage de Philon sur les modes, à Timostrate, des Connexions logiques, à Timocrate et Philomathès, des Raisonnements et des tropes.

Deuxième groupe : des Discours concluants, à Zénon, des Syllogismes premiers ou anapodectiques, au même, de la Solution des syllogismes, des Raisonnements, captieux, à Pasile (deux), Règles des syllogismes, des Syllogismes introductifs, à Zénon, des Modes introductifs, au même (trois), des Figures fausses des syllogismes (cinq), Raisonnements syllogistiques par résolution dans les anapodectiques, Recherche sur les tropes, à Zénon et Philomathès (livre qui paraît avoir un titre faux).

Troisième groupe : des Raisonnements incidents (mal intitulé), Raisonnements incidents pour le moyen terme (trois) (mal intitulé), Contre les disjonctions d’Aminias.

Quatrième groupe : des Hypothèses, à Méléagre (trois), Hypothèses sur les lois, Hypothèses introductives (deux), Hypothèses spéculatives (deux), Solution des hypothèses d’Hédylos (deux), Solution des hypothèses d’Alexandre (trois) (titre faux), des Expositions, à Léodamas.

Cinquième groupe : de l’Introduction à ce qui est faux, à Aristocréon, Introduction aux raisonnements faux, du Faux, à Aristocréon (six).

Sixième groupe : Contre ceux qui croient qu’une même chose peut être à la fois vraie et fausse, Contre ceux qui résolvent par division un raisonnement faux, à Aristocréon (deux), Démonstration de cette théorie qu’il ne faut pas diviser à l’infini, sur les objections de l’ouvrage adressé à Pasyle sur la division à l’infini (trois), Solution selon les anciens, à Dioscoride, Solution du raisonnement faux, à Aristocléon (trois), Solution des hypothèses d’Hédyle, à Aristocréon et à Apollas.

Septième groupe : Contre ceux qui prétendent que les prémisses fausses donnent une conclusion fausse, à Aristocréon sur la négation (deux), Discours négatifs pour exercices, à Stésagore sur le raisonnement par à peu près (deux), des Raisonnements hypothétiques et de ce qui est en repos, à Onétor (deux), du Syllogisme enveloppé, à Aristobule (deux).

Huitième groupe : du Syllogisme intitulé « personne », à Ménécrate (huit), des Raisonnements composés de l’infini et du fini, à Pasile (deux), du Raisonnement captieux, à Épicrate.

Neuvième groupe : des Sophismes, à Héraclide et Pollis (deux), des Raisonnements ambigus, à Dioscoride (cinq), Contre la méthode d’Arcésilas, à Sphéros.

Dixième groupe : Contre l’usage, à Métrodore (six), Pour l’usage, à Gorgippide (sept).

Tout ce qui n’est pas rangé dans les quatre divisions indiquées concerne des questions de logique diverses et non réunies en un corps, au nombre de trente-neuf. L’ensemble des ouvrages de logique est de trois cent onze.

MORALE : Distinction des notions morales :

Premier groupe : Eléments de morale, à Théoporos, Questions de morale, Prémisses probables pour les dogmes, à Philomathès (trois), Définitions du bien, à Métrodore (trois), Définitions du mal, au même (deux), Définitions des choses indifférentes, au même (deux), Définitions selon les genres (sept), Définitions selon les autres arts (deux).

Deuxième groupe : des Semblables, à Aristoclès (trois), des Définitions, à Métrodore (sept).

Troisième groupe : des Mauvaises objections faites aux définitions, à Léodamas (sept), Arguments probables pour les définitions, à Dioscoride (deux), des Espèces et des Genres, à Gorgippide (deux), des Divisions et des contraires, à Denys (deux), Arguments probables pour les divisions, les genres et les espèces, des Contraires.

Quatrième groupe : des Etymologies, à Dioclès (sept), idem (quatre).

Cinquième groupe : des Proverbes, à Zénodote (deux), des Poèmes, à Philomathès, Comment il faut écouter les poèmes, Contre les critiques, à Diodore.

Lieux communs de morale concernant les arts et les vertus :

Premier groupe : Contre les restaurations des peintures, dédié à Timonacte, Comment nous disons et pensons chaque chose, des Notions, à Léodamas (deux), de la Supposition, à Pythonacte (trois), Démonstration sur la question de savoir si le sage est infaillible, de la Conception, de la Science et de l’ignorance (quatre), du Discours (deux), de l’Usage du discours, à Leptinès.

Deuxième groupe : Que les anciens ont approuvé la dialectique avec preuves, à Zénon (deux), de la Dialectique, à Aristocréon (quatre), des Objections faites aux dialecticiens (trois), de la Rhétorique, à Dioscoride (quatre).

Troisième groupe : de l’Habitude, à Cléon (trois), de l’Art et de l’absence d’art, à Aristocréon (quatre), des Différences entre les vertus, à Dioscoride (quatre), ce que sont les vertus, des Vertus, à Pollis (deux).

Morale concernant le bien et le mal :

Premier groupe : du Beau et du plaisir, à Aristocréon, Démonstration que la volupté n’est pas un bien (quatre), des Choses dites pour... [9]



[1] Ville de Cilicie (Asie Mineure), dont Tarse était la capitale.
[2] Chrysippe (de « kruptos » [cryptos] et « hippos ») veut dire l’homme caché par un cheval. Cicéron, de Fin., I, parle de cette statue.
[3] Vers d’Euripide (Oreste).
[4] Édifice circulaire, au sud-est de l’acropole, construit au temps de Périclès et servant de salle de musique.
[5] Vers 208
[6] Ville de Carie.
[7] Sophisme qui a déjà servi à Eubulide.
[8] Cf. Biographie d’Eubulide.
[9] Ici s’arrête la liste des ouvrages de ce philosophe. Elle est incomplète (Chrysippe ayant écrit 705 ouvrages) et le texte est altéré.