DIOGÈNE LAËRCE

CLÉANTHE (Stoïcien)

Traduction Robert Genaille, 1933

Cléanthe, fils de Phanias, originaire d’Assos[1] fut d’abord pugiliste (cf. Antisthène, Successions). Il vint à Athènes avec quatre drachmes en sa bourse, alla trouver Zénon, s’appliqua avec zèle à philosopher, et ne s’écarta jamais des théories de son maître.

Il était célèbre par son amour du travail. Étant pauvre, il se loua et passait ses nuits à puiser de l’eau pour un maraîcher, afin de pouvoir dans le jour s’occuper de philosophie. Cela lui valut le surnom de Porteur d’eau. On dit qu’il passa en justice pour rendre compte de ses moyens d’existence, parce que sa belle santé étonnait, et qu’il se disculpa en produisant comme témoins le jardinier qui l’employait et la femme pour qui il pétrissait la farine. Les Aréopagites, ses juges, pleins d’admiration, lui donnent une subvention de dix mines, que Zénon lui interdit d’accepter. On dit encore qu’Antigone lui donna trois milles drachmes. Il conduisait un jour des éphèbes au spectacle, quand le vent le dépouilla de son manteau et fit voir qu’il n’avait pas de tunique. Les Athéniens en furent si frappés qu’ils lui témoignèrent beaucoup de respect (cf. Démétrios de Magnésie, Homonymes). Cette aventure augmenta encore l’admiration qu’on avait pour lui. Antigone, étant son auditeur, lui demanda pourquoi il tirait de l’eau. Il répondit : « Je ne fais pas cela seulement. Est-ce que je ne creuse pas la terre, est-ce que je n’arrose pas aussi, est-ce que je ne fais pas encore bien d’autres choses par amour pour la philosophie ? » Zénon l’encourageait d’ailleurs à s’exercer à ces travaux, et lui ordonnait de rapporter chaque jour son obole. Un jour il apporta devant ses élèves tout le gain amassé par lui, et dit : « Cléanthe pourrait assurément nourrir un autre Cléanthe, s’il voulait. Tandis que ceux qui ont largement de quoi vivre vont demander aux autres le nécessaire, et philosophent avec moins d’ardeur. » Aussi appelait-on Cléanthe un second Hercule. S’il était grand travailleur, il avait en revanche l’esprit étroit et lent à l’excès. Timon le raille en ces termes :

Quelle arme molle et émoussée est tombée sur les hommes,

Quelle pierre de mots d’Assos sans puissance ?

Ses condisciples le raillaient, mais il ne s’en souciait pas, et quand il s’entendait appeler âne, il disait : « Sans doute, mais je suis le seul âne capable de porter le bât de Zénon. » On lui reprochait une autre fois sa timidité, il répondit : « Je lui dois de ne faire que peu de fautes. » Préférant son existence à celle des riches, il disait : « Tandis qu’ils jouent aux dés, je travaille à creuser la terre dure et stérile. » Souvent il se faisait des reproches à lui-même. Ariston l’entendit un jour et lui demanda : « A qui donc en as-tu ? » — « A un vieillard, lui répondit-il en riant, qui a bien des cheveux blancs, mais qui n’a pas d’esprit. » Quelqu’un lui dit une fois qu’Arcésilas négligeait ses devoirs : « Taisez-vous donc, dit-il, et ne le blâmez pas, car, s’il ne prononce guère le mot devoir, il le recommande par ses actes. » Et à Arcésilas, qui répliquait : « Ne me flatte pas », Cléanthe dit : « Est-ce donc te flatter, dire que tes actes ne correspondent pas à tes paroles ? » Quelqu’un lui demandait ce qu’il devait apprendre à son fils : « Le mot d’Électre », dit-il,

Silence, silence, marche doucement...

Il répondit joyeusement à un Spartiate qui lui déclarait que le travail était un bien :

Tu es sorti d’un sang noble, ô mon fils !

Hécaton (Sentences) rapporte l’anecdote suivante un jeune et beau garçon dit à Cléanthe : « Si l’on dit de celui qui frappe à l’estomac qu’il estomaque, il faut dire de celui qui frappe aux fesses qu’il fesse. » A quoi Cléanthe répondit : « Puisses-tu donc, jeune homme, recevoir souvent des fessées ! » (car les termes analogues n’indiquent pas toujours des actions analogues[2].

Une autre fois il demanda à un jeune homme qui s’entretenait avec lui s’il était sensible. L’autre lui dit oui : « Pourquoi donc alors, lui dit-il, ne pas me faire sentir que tu es sensible ? » Le poète Sosithée disait un jour en sa présence :

Ceux que la folie de Cléanthe mène paître comme des boeufs.

Il ne changea pas pour cela de visage, à la grande admiration des assistants, qui applaudirent le philosophe et chassèrent Sosithée. Celui-ci présenta ses excuses à Cléanthe, qui lui pardonna en ces termes : « Il serait étrange que je m’afflige d’une légère injure, quand Dionysos et Héraclès ne s’irritent point d’être l’objet des railleries des poètes. » Il aimait à dire que les Péripatéticiens étaient comme les lyres, qui émettent de beaux sons, mais n’écoutent pas.

Il avait dit d’après Zénon qu’on pouvait reconnaître le caractère à l’apparence physique. De jeunes plaisantins lui amenèrent un paysan débauché, mais aux mains calleuses, et lui demandèrent d’en reconnaître le caractère. Cléanthe, fort embarrassé, dit à l’homme de s’en aller, mais celui-là, en s’en allant, se mit à éternuer. « Je le tiens, dit alors Cléanthe, c’est un voluptueux ! » Un homme se parlait tout haut. « Tu parles à un brave homme, lui dit-il. » Un autre lui reprochait sa vieillesse, il lui dit : « Moi aussi, je veux bien m’en aller, mais quand je me vois en bonne santé, et encore capable de lire et d’écrire, je change d’avis et je reste. » On dit qu’il écrivait les notes qu’il prenait chez Zénon, sur des tuiles et des omoplates de boeuf, parce qu’il n’avait pas d’argent pour s’acheter des tablettes. Tel, il eut une si grande réputation que, malgré la présence autour de lui de nombreux autres disciples réputés de Zénon, il reçut la direction de l’école. Il a laissé des livres tout à fait beaux dont voici la liste : Du Temps, de la Physiologie de Zénon (deux livres), Exposé de la doctrine d’Héraclite (quatre), de la Sensation, de l’Art, Contre Démocrite, Contre Aristarque, Contre Hérillos, Sur le Désir (deux), Archéologie, des Dieux, des Géants, de l’Hyménée, du Poète, du Devoir (trois), du Bon conseil, de la Grâce, Protreptiques, des Vertus de l’esprit, de Gorgippe, de l’Envie, de l’Amour, de la Liberté, Art d’aimer, de l’Honneur, de la Gloire, de la Politique, du Conseil, des Lois, du Jugement, de la Conduite, du Discours (trois), du Souverain bien, des Belles choses, des Actions, de la Science, de la Royauté, de l’Amitié, du Banquet, Que la vertu de l’homme est la même que celle de la femme, Que le sage philosophe, des Maximes, Diatribes (deux), du Plaisir, de la Justesse des termes, des Termes ambigus, de la Dialectique, des Tropes, des Prédicats. Voilà ses ouvrages. Voici maintenant comment il mourut : il eut une tumeur à la gencive, et sur l’ordre des médecins, resta deux jours à la diète. Il se guérit alors si bien que les médecins lui permirent de se nourrir comme d’ordinaire. Mais il s’entêta à ne plus manger en alléguant qu’il avait déjà parcouru une assez longue route, si bien qu’il mourut de faim, âgé, selon certains auteurs, de quatre-vingts ans, après avoir été pendant dix-neuf ans élève de Zénon. Je l’ai moi aussi raillé en ces vers :

Je loue Cléanthe, mais plus encore Hadès,

Car voyant cet homme si vieux, il ne put souffrir

Qu’il fût privé pour toujours de repos chez les morts,

Après avoir tant peiné pendant sa vie.



[1] Ville de Mysie. Cléanthe dirige l’école stoïcienne entre ~264 et ~232
[2] Allusion aux moeurs d’inverti du jeune homme et jeu de mots sur les différents sens de « mêridzéin »