DIOGÈNE LAËRCE

ZÉNON (Stoïciens)

Traduction Robert Genaille, 1933

Zénon, fils de Mnaséas (ou de Déméos), était originaire de Cittium, ville de l’île de Chypre, citadelle des Hellènes, mais possédée par des colons phéniciens. Il avait le cou de travers (cf. Timothée d’Athènes, Vies). Apollonios de Tyr dit qu’il était maigre, grand et noir de peau, d’où vient qu’il fut surnommé palmier d’Égypte (cf. Chrysippe, premier livre des Proverbes). Il avait de gros mollets et le corps flasque et faible. Pour cette raison (cf. Persée, Mémoires), il acceptait rarement d’aller aux banquets. Il aimait beaucoup, dit-on, les figues fraîches ou séchées. Il fut disciple de Cratès, je l’ai dit plus haut[1]. On dit encore qu’il fut élève de Stilpon et de Xénocrate pendant dix ans (cf. Timocrate, Vie de Dion) et aussi de Polémon. Hécaton et Apollonios de Tyr (Vie de Zénon, livre I) disent qu’il consulta l’oracle pour savoir ce qu’il devait faire pour bien vivre, et qu’il reçut pour réponse le conseil de devenir couleur des morts. Ayant compris l’allusion, il se mit à l’étude des anciens. Finalement, il s’attacha à Cratès. Voici comment : Il avait acheté de la pourpre et l’amenait par mer de Phénicie au Pirée, mais il fit naufrage près du port. Il monta à Athènes, et, âgé de trente ans déjà, il s’installa près d’une librairie. Là il lut le deuxième livre des Mémorables [2] de Xénophon, et en fut si charmé qu’il chercha où vivaient ses semblables. Par chance, Cratès vint à passer, le libraire le lui montra du doigt et lui dit : « Suis cet homme. »

Dès lors, il alla écouter Cratès, étant d’ailleurs lui-même fort disposé à philosopher, mais un peu trop timide encore pour s’habituer à l’impudence des Cyniques. Cratès, voulant l’aguerrir, lui donna un pot de purée de lentilles à porter à travers le quartier du Céramique [3] et, voyant que Zénon en avait honte et essayait de se cacher, il frappa le pot et le cassa d’un coup de bâton. Zénon se mit à fuir, sentant la purée qui lui coulait le long des jambes, et Cratès lui dit : « Pourquoi te sauves-tu, petit Phénicien, je ne t’ai pas fait de mal ! » Il fut donc pendant quelque temps élève de Cratès. Quand il écrivit un ouvrage sur la constitution, quelques-uns dirent par plaisanterie qu’il l’avait écrit sur la queue du chien [4] . Outre ce livre, il écrivit encore : De la vie selon la nature, de l’instinct ou de la nature humaine, des passions, du devoir, de la loi, de l’éducation grecque, de la vue, du tout, des signes, les Pythagoriques, les universaux, des dictions, cinq questions homériques, de l’audition poétique. On a de lui encore : l’art, solutions, deux réfutations, les mémorables de Cratès, morale. Voilà quels sont ses livres. Il quitta finalement la secte après en avoir fait partie pendant vingt ans. C’est alors qu’il aurait dit : « J’étais poussé par le bon vent quand j’ai fait naufrage. » D’autres reportent ce mot au temps où il était encore disciple de Cratès. Selon d’autres, il était à Athènes quand il apprit le naufrage, et il s’écria : « Bravo, fortune, tu me pousses vers la philosophie ! » Quelques-uns disent encore que son navire vint à bon port, qu’il vendit sa cargaison à Athènes, et qu’après cela, il laissa tout pour philosopher. Il se promenait dans le portique orné de fresques nommé le Poecile [5] de Péisianax et décoré de peintures de Polygnote, y discourait, voulant purifier ce lieu des massacres, car sous les Trente, on y avait tué plus de quatorze cents citoyens. Il y venait nombre de gens pour l’écouter. Ils furent appelés Stoïciens, du mot stoé (le portique), car d’abord ils se nommaient Zénoniens (cf. Épicure, Lettres). Avant eux, on appelait Stoïciens les poètes qui demeuraient dans ce lieu (cf. Ératosthène, de la Vieille Comédie, livre VIII), et c’est eux qui avaient déjà mis le mot en faveur.

Zénon fut donc très estimé des Athéniens, au point qu’ils lui remirent les clefs de leur ville, qu’ils l’honorèrent d’une couronne d’or et d’une statue de bronze. Ses concitoyens en firent autant, pensant que la statue de cet homme serait un bel ornement pour leur ville. Les gens de Cittium habitant à Sidon en firent autant. Antigone faisait aussi grand cas de lui, et quand il venait à Athènes, il allait souvent l’écouter et l’invitait à venir le voir. Zénon n’accepta pas, mais il lui envoya Persée, un de ses amis, fils de Démétrios, originaire aussi de Cittium, qui avait quarante ans pendant la cent trentième olympiade [6] , à un moment où Zénon était déjà un vieillard. Voici un exemplaire d’une lettre d’Antigone, qui nous est transmise par Apollonios de Tyr dans ses ouvrages sur Zénon :

LE ROI ANTIGONE AU PHILOSOPHE ZÉNON

« Je crois être au-dessus de vous par la fortune et la gloire, mais je sais que vous me surpassez infiniment par la science, la raison, et cette parfaite félicité que vous possédez. C’est pourquoi j’ai décidé de vous inviter à venir me voir, persuadé que vous ne me refuserez pas ce que je vous demande. Faites donc tout votre possible pour venir vivre avec moi, tenant pour certain que vous ne m’aurez pas seulement pour disciple, mais bien tous les Macédoniens sans exception. Car quiconque instruit le roi de Macédoine et le conduit dans le chemin de la vertu, instruit aussi et mène à la vertu par le fait même tous ses sujets. Tel est le chef, tels sont aussi le plus souvent ses subordonnés. »

Zénon lui répondit en ces termes :

ZÉNON AU ROI ANTIGONE

« Je suis heureux que vous désiriez apprendre le vrai et l’utile, et non pas seulement l’art de conduire le peuple et de bouleverser les bonnes moeurs. Car quiconque est séduit par la philosophie, et méprise la volupté si réputée, qui effémine les âmes de tant de jeunes gens, montre de toute évidence qu’en plus de sa noblesse naturelle, il a encore une noblesse de caractère voulue. J’ajoute qu’une nature bien née qui s’exerce, et s’attache sincèrement à son maître, arrive aisément à atteindre la vertu parfaite. Si je n’étais retenu par la vieillesse de mon corps (j’ai quatre-vingts ans), j’irais vous trouver ; je ne le puis. Mais je vous envoie quelques-uns de mes élèves, qui me valent bien par l’esprit et sont plus valides que moi. A les fréquenter vous ne serez plus inférieur à aucun de ceux qui ont atteint le bonheur parfait. »

Il lui envoya Persée et Philonide de Thèbes, qu’Épicure cite parmi les familiers d’Antigone, dans une lettre qu’il écrivit à son frère Aristobule. J’ai cru bon de transcrire aussi le décret des Athéniens concernant Zénon.

Le voici : « Sous l’archontat d’Arrénidas, pendant la cinquième Prytanie [7] , celle de la tribu d’Acamantis, pendant la dernière décade du mois de novembre, le vingt-et-unième jour de la Prytanie, l’assemblée étant souveraine, les proèdres Hippon, fils de Cratistèle, du dème Xypète, et d’autres décrétèrent ce qui suit sur la proposition de Thrason d’Anacée, fils de Thrason. Étant donné que Zénon de Cittium, fils de Mnaséas, ayant vécu dans la ville de nombreuses années, à philosopher, a toujours été en tout un homme de bien et a toujours conseillé aux jeunes gens qui venaient suivre son enseignement de vivre vertueusement et simplement, qu’il leur a montré comme exemple de la vertu sa propre vie, qu’il a toujours conformé ses actes à ses paroles : pour son bonheur, le peuple décide de louer Zénon de Cittium, fils de Mnaséas, de l’honorer d’une couronne d’or, selon la loi, en récompense de sa vertu et de ses bonnes moeurs, et de lui construire un tombeau aux frais de l’État au Céramique. Pour faire cette couronne et ce tombeau, le peuple choisit, avec mission de les prendre à leur charge, cinq hommes parmi les Athéniens ; il décide en outre que le scribe du peuple fera inscrire ce décret sur deux stèles, qu’il pourra placer, l’une à l’Académie, l’autre au Lycée. La dépense pour ces stèles sera à la charge du stratège chargé de l’administration, afin que tout le monde sache bien que le peuple d’Athènes honore les gens de bien pendant leur vie et après leur mort. Sont chargés de tout cela : Thrason d’Anacée, Philoclès du Pirée, Phèdre d’Anaphlystie, Médon d’Acharnes, Mycite de Sypalète, Dion de Péanée [8] . » Voilà le texte du décret.

Antigone de Caryste raconte qu’il se glorifiait d’être de Cittium. Ainsi, faisant partie des gens chargés de la réfection des bains publics, et voyant qu’on avait écrit sur la stèle citant les noms des hommes chargés de ce soin : « Zénon le philosophe », il demanda qu’on y ajoutât : « originaire de Cittium » ; il remplit un jour d’argent le couvercle creux d’un lécythe [9] et l’envoya à Cratès pour que son maître ait de quoi acheter ce qui lui était nécessaire pour vivre. On dit encore qu’il avait plus de mille talents quand il vint en Grèce, qu’il prêtait à intérêt aux armateurs. Il mangeait peu, du pain et du miel, et buvait du bon vin, mais en très petite quantité. Il n’eut guère de mignons, et s’il alla voir une fois ou deux une prostituée, ce fut pour ne pas paraître misogyne. Il habitait la même maison que Persée, qui lui amena un jour une joueuse de flûte, mais Zénon la renvoya bien vite.

Il était extrêmement sociable, au point que souvent Antigone l’invita à ses fêtes, et alla à une fête avec lui chez Aristoclès le joueur de cithare. Par la suite, pourtant, il vécut plus à l’écart et préférait fuir la foule ; il s’asseyait au haut bout du banc, s’évitant ainsi la moitié des ennuis. Il ne se promenait jamais avec plus de deux ou trois personnes. Il demandait même parfois de l’argent aux gens qui voulaient l’approcher, afin de n’être pas gêné par trop de monde (cf. Cléanthe, livre sur l’argent). Un jour où il avait beaucoup de monde autour de lui, il montra au fond du portique la balustrade d’un autel, et dit aux gens : « Cet autel était jadis au milieu de ce portique, mais il gênait et on l’a mis à l’écart ; faites de même, retirez-vous, vous me gênerez beaucoup moins. » Démocharès, fils de Lachès, vint une fois le saluer et l’invita à dire et à écrire à Antigone ce dont il avait besoin, ajoutant qu’il le lui fournirait. Zénon s’en fâcha et ne voulut jamais plus le voir. On dit qu’après la mort de Zénon, Antigone s’écria « Quel spectacle j’ai perdu ! » Aussi, par l’intermédiaire de l’ambassadeur Thrason, demanda-t-il aux Athéniens de l’enterrer au Céramique. Et comme on lui demandait pourquoi il l’admirait tant, « C’est, dit-il, que malgré les nombreux et riches présents que je lui ai faits, jamais il ne s’est montré obséquieux ni lâche envers moi. »

Il avait un grand talent d’investigation et parlait très exactement sur tout. Timon, dans ses Silles, le raille ainsi :

J’ai vu une vieille Phénicienne avide dans une fumée obscure,

Qui désirait tout avoir, mais sa corbeille d’osier tombe en ruine,

Qui était toute petite, et elle contient moins d’esprit qu’un violon.

Il s’exerçait à la dialectique avec beaucoup de soin, en compagnie de Philon, et disputait avec lui, si bien que ce jeune homme était aussi estimé de Zénon que de Diodore son maître. Il avait autour de lui des compagnons à demi nus et déguenillés. Et Timon le raillait encore pour cela :

Il traînait une nuée de pauvres qui étaient de tous les hommes

Les plus gueux, et de tous les gens de la ville les plus vains.

Il avait le visage triste et amer et le front ridé, il était très simplement vêtu, et sous prétexte d’économie, avait la parcimonie d’un barbare. Reprenait-il quelqu’un, c’était brièvement et sans excès, comme de loin. Par exemple ce qu’il dit à quelqu’un qui se pavanait : le voyant traverser lentement le ruisseau de la rue, il lui dit : « Tu as bien raison de craindre la boue, car tu ne peux pas t’y contempler comme dans un miroir. » Un jour un philosophe cynique, disant qu’il n’avait plus d’huile dans son vase, lui en demandait un peu. Il lui répondit qu’il ne lui en donnerait pas et, comme l’autre s’en allait, il lui conseilla de se demander lequel des deux était le plus impudent. Une autre fois, il fut pris de désir pour Chrémonide, alors qu’il était assis auprès de lui et de Cléanthe. Il se leva et dit à Cléanthe, qui lui demandait la raison de son départ : « J’ai entendu dire à de bons médecins que le meilleur remède aux inflammations était le repos. » A un banquet, deux jeunes gens étaient assis à ses côtés ; l’un poussa l’autre du pied, sur quoi Zénon heurta le premier du genou, et comme il se retournait vers lui, il lui dit : « Qu’as-tu fait à ton voisin ? » Il dit à un homme qui aimait les jeunes garçons que les maîtres qui les fréquentaient perdaient la raison avec eux.

Il aimait répéter que les discours léchés des gens de beau langage ressemblaient à la monnaie d’Alexandrie : comme elle ils avaient belle apparence et étaient bien frappés, mais ils ne faisaient pas plus de profit. Les autres, au contraire, étaient semblables à la monnaie d’Athènes, ils étaient mal bâtis et mal frappés, mais ils faisaient bien souvent déprécier les discours bien polis. Ariston, son disciple, parlait beaucoup, mais sans esprit, et parfois à tort et à travers et trop librement. Il lui dit un jour : « Ce n’est pas possible, ton père était ivre quand il t’a engendré ! » et il l’appelait bavard, car lui au contraire parlait peu. Un autre était très gourmand, et ne laissait rien à manger aux autres ; Zénon, un jour, prit un gros poisson qu’on venait de servir, et fit comme s’il voulait le manger seul. Et comme l’autre le regardait effaré, « Vois-tu, lui dit-il, comme tes compagnons peuvent souffrir chaque jour, puisque toi-même tu ne peux même pas une fois supporter ma gourmandise [10] . » Une autre fois un jeune homme lui posa une question trop hardie pour son âge, il l’invita à se regarder dans un miroir, et lui demanda s’il croyait que sa mine fût en rapport avec ses questions. Un autre lui dit un jour que la plupart des écrits d’Antisthène lui déplaisaient ; il lui apporta un de ses livres appelé Sophocle et lui demanda s’il ne lui apparaissait pas y avoir dans ce livre de fort bonnes choses. Et comme l’autre répondit qu’il n’en savait rien : « N’as-tu pas honte de savoir par coeur les mauvais livres d’Antisthène, et de ne pouvoir dire un seul mot des bons ? » Un autre parlait de la brièveté des sentences des philosophes. « Tu dis vrai, répondit Zénon ; il faudrait même, s’il était possible, que leurs syllabes aussi fussent courtes. » Un autre disait que Polémon proposait un sujet, mais parlait toujours d’un autre. Il devint rouge de colère et lui demanda : « A combien estimes-tu ce qu’il te donne ? » Il soutenait qu’un homme qui discute devait avoir la voix et la force des acteurs, mais ne pas tant ouvrir la bouche comme font ceux qui parlent beaucoup pour ne rien dire ; que les bons orateurs ne doivent pas plus laisser à reprendre dans leurs ouvrages que les bons artisans, mais qu’au contraire l’auditeur doit faire attention à ce qu’on lui dit, sans prendre le temps de relever les fautes de style. Il dit à un jeune bavard qu’il avait les oreilles à la langue. Un beau garçon disait qu’à son avis un philosophe ne pouvait pas être aimé : « Pourquoi, lui répliqua-t-il, serais-je moins chanceux que vous, qui n’avez que votre beauté ? » Il prétendait que les philosophes, pour la plupart, sont fous en beaucoup de choses, et ignorants des petits faits fortuits. Il aimait répéter le mot de Caphisios, qui, voyant un de ses disciples gonfler les joues, lui donna un soufflet et lui dit que le bien n’était pas dans la grandeur, mais la grandeur dans le bien. Un tout jeune homme parlait un peu trop librement. Il lui dit : « Je ne voudrais pas dire, mon garçon, tout ce qui me vient à l’esprit ! » Un garçon de Rhodes qui n’avait pour toutes qualités que sa richesse et sa beauté, voulait devenir son disciple. Incapable de le supporter, il le fit d’abord asseoir sur les plus mauvais bancs, dans la poussière, pour gâter son vêtement, puis sur le banc des gueux, pour le forcer à demeurer au milieu de leurs haillons, si bien qu’à la fin le jeune homme s’en alla. Il soutenait que la vanité est la chose la plus laide qui soit au monde, surtout chez les jeunes gens. Il disait qu’il ne fallait pas chercher à retenir les sons et les mots, mais exercer son esprit à la connaissance des choses utiles, afin de ne pas les prendre comme les mets, tout cuits. Il disait encore qu’un jeune homme devait garder la plus grande décence dans son attitude, sa marche, ses vêtements. Et il avait constamment à la bouche les vers d’Euripide touchant Capanée

... Il vivait richement,

Mais il n’était pas tellement heureux, et pour de l’esprit,

Il n’en avait pas plus qu’un pauvre.

Il disait que rien n’était plus étranger à l’acquisition des sciences que la croyance (que l’on est savant) et que rien ne nous est plus nécessaire que le temps. On lui demandait : « Qu’est-ce qu’un ami ? » — « Un autre moi-même. » Son esclave volait, il lui donna le fouet. L’autre lui dit : « C’est mon destin qui m’a poussé à voler. » — « Et à être battu aussi, dit-il. » Il disait que la beauté était la fleur de la sagesse ou selon d’autres que la sagesse était la fleur de la beauté. Voyant l’esclave d’un de ses amis tout marqué de coups : « Je vois là, dit-il, la trace de ton emportement. » A un homme trop parfumé, il dit : « Qui donc ici sent la femme ? » Dionysos, le transfuge à sa secte, lui demandait pourquoi il était le seul à n’être point réprimandé. « C’est que j’ai peu confiance en toi. » A un jeune homme trop bavard, il dit : « Nous avons deux oreilles et seulement une bouche, parce que nous devons plus écouter que parler. » Invité à un festin, il ne disait mot ; on lui demanda pourquoi, il répondit : « Allez dire au roi qu’il y a ici quelqu’un qui sait se taire. » Ceux qui le lui avaient demandé étaient des ambassadeurs de Ptolémée qui voulaient savoir ce qu’ils pourraient rapporter de lui à leur maître. On lui demandait comment il traitait les calomniateurs. « Comme on traite un ambassadeur qui revient sans réponse. » Apollonios de Tyr raconte que, comme Cratès le ramenait de chez Stilpon en le tirant par son manteau, il dit : « Ô Cratès, il vaut mieux prendre un philosophe par les oreilles : quand tu l’auras persuadé, tu pourras l’entraîner, tandis que si tu me fais violence, au lieu de ne t’adresser qu’à mon oreille, tu pourras bien avoir mon corps, mais mon esprit restera chez Stilpon. »

Il fréquenta aussi Diodore, si l’on en croit Hippobotos, et il étudia chez lui la dialectique. Mais quand il fut assez fort, il s’en alla chez Stilpon, qui était moins vaniteux, et l’on attribue à Polémon cette parole : « Je te vois faire, Zénon, tu entres par la porte du jardin pour me voler ma science, et tu te déguises d’un habit phénicien [11] . »

Un dialecticien lui montra, dit-on, par un syllogisme, qu’il y avait sept formes de dialectique ; Zénon lui demanda combien il lui devait, le philosophe lui demanda cent drachmes, et Zénon lui en donna deux cents, tant il aimait apprendre. On affirme qu’il employa le premier le mot de devoir, et qu’il fit un traité sur ce sujet. Il disait en transformant les vers d’Hésiode :

Celui-là est très bon qui obéit à qui parle juste,

Mais celui-là n’est pas mauvais, qui de lui-même pense juste [12] .

Car il estimait davantage l’homme capable de bien écouter ce qui est bien dit, et d’en tirer profit, que celui qui par lui-même comprend tout. Le second n’a qu’un bon jugement, le premier y ajoute la pratique.

Quelqu’un lui demandait pourquoi lui, sérieux, s’amusait dans les banquets. Il répondit : « Les fèves trop dures s’amollissent quand on les met dans l’eau. [13]  »

Hécaton (Sentences, livre II) dit encore qu’il quittait volontiers sa sévérité dans de telles assemblées et qu’il soutenait qu’un écart des pieds était moins dangereux qu’un écart de la langue, et que le bien tenait à peu de chose, mais n’était pas peu de chose (d’autres attribuent le mot à Socrate). Il était très patient, et très sobre, mangeant des nourritures crues, portant un manteau très mince, si bien qu’on disait de lui :

Ni l’âpre hiver, ni la pluie violente,

Ni l’ardeur du soleil ne le domptent, ni la terrible maladie,

Ni les fêtes populaires ne relâchent son courage inflexible.

Il passe nuits et jours à l’étude.

Les poètes tragiques qui s’imaginent le railler, le louent bien plutôt sans s’en douter [14] lorsqu’ils disent comme Philémon, dans sa pièce (les Philosophes) :

Ce philosophe enseigne une philosophie nouvelle,

Il enseigne la faim et trouve des disciples !

Il mange un peu de pain, des figues, et boit de l’eau.

Il est presque passé en proverbe, car on disait « plus continent que Zénon » et Posidippe écrit dans ses Transpositions : « C’est au point qu’avant dix jours, il paraîtra plus sobre que Zénon. » Il est sûr en effet que par sa façon de vivre, il est bien au-dessus de tous les philosophes. Il est mort à quatre-vingt-dix-huit ans, sans avoir jamais été malade. Persée, dans ses Sectes morales, dit qu’il mourut à soixante-douze ans [15] et qu’il était venu à Athènes à vingt-deux ans. Mais Apollonios affirme qu’il dirigea l’école pendant cinquante-huit ans. Voici comment il mourut : sortant de son école, il tomba et se cassa un doigt, mais en frappant la terre de sa main, il dit le vers de Niobé :

Je viens. Pourquoi m’appelles-tu ?

et aussitôt, il s’étrangla et mourut. Les Athéniens l’enterrèrent au Céramique et l’honorèrent par les décrets que j’ai cités, en témoignage de sa vertu. Antipatros de Sidon a écrit sur lui les vers suivants :

Ci-gît Zénon de Cittium, le sage qui vers l’Olympe,

Est monté sans mettre le Pélion sur l’Ossa,

Sans avoir fait les exploits d’Hercule, pour monter vers les astres,

Le chemin de la vertu lui a suffi.

En voici d’autres de Zénodote le Stoïcien, qui fut disciple de Diogène :

Tu as institué la sobriété, et méprisé les vanités du riche,

Zénon, homme grave au sourcil blanc,

Tu as trouvé un raisonnement viril, tu t’es exercé avec sagesse,

A la décision réfléchie, mère de l’intrépide liberté ;

Si ta patrie est phénicienne, qui peut t’en blâmer ?

Cadmos [16] N’en est-il pas aussi, à qui la Grèce doit tous ses livres.

Athénée, qui fit des épigrammes, parle en ces termes de tous les Stoïciens :

O savants Stoïciens, combien excellents sont

Vos dogmes inscrits sur des pages sacrées !

La vertu de l’âme est le seul bien, etc.

(cf. plus haut pour Antisthène).

J’ai dit comment mourut Zénon, et j’ai fait sur sa mort ces vers en mètres variés :

On dit que Zénon de Cittium est mort de vieillesse,

Après une vie de dur labeur, pour être resté sans nourriture,

Ou bien encore qu’il tomba, et que frappant la terre de sa main,

Il dit : J’y vais de moi-même, qu’as-tu besoin de m’appeler ?

Car beaucoup d’autres racontent sa mort de cette façon. Mais en voilà assez sur ce point. Démétrios de Magnésie raconte dans son livre des Homonymes que son père Mnaséas, qui était marchand, venait souvent à Athènes, en rapportait pour Zénon, son fils encore enfant, un grand nombre de livres socratiques, et qu’ainsi, même en son pays, il commença à s’intéresser à la philosophie. Puis il vint à Athènes, et s’attacha à Cratès. Il semble, nous dit le même auteur, avoir pris pour fin la définition des fautes. Il jurait, dit-on, par les câpres, comme Socrate par le chien [17] .

Quelques auteurs, entre autres Cassius, reprennent Zénon en beaucoup d’endroits, pour avoir déclaré inutiles les arts libéraux au début de sa République, pour avoir dit que tous ceux qui ne sont pas studieux de philosophie deviennent l’un pour l’autre (le père pour le fils, le frère pour le frère, les amis pour les amis) des ennemis privés et publics, des esclaves, des étrangers. On lui reproche encore d’avoir déclaré dans le même livre que seuls sont citoyens, amis, familiers et libres, les sages, en sorte qu’un Stoïcien doit tenir ses parents et ses enfants pour ses ennemis s’ils ne sont pas sages. On lui reproche encore d’avoir conseillé dans le même livre, en deux cents lignes, la communauté des femmes, et d’avoir défendu qu’on construisît dans les villes des temples, des tribunaux et des gymnases, d’avoir écrit à propos de l’argent : « Il ne faut point avoir d’argent ni pour faire du commerce, ni pour voyager », d’avoir recommandé aux hommes et aux femmes de porter le même vêtement, et de ne laisser voir aucune partie de leur corps. Chrysippe dans son livre de la République dit que la République de Zénon est bien authentique [18] . Zénon a aussi traité de l’amour au début de l’ouvrage qu’il intitule de l’Art d’aimer ; et il en parle à peu près dans les mêmes termes dans ses discussions. On trouve à peu près les mêmes idées chez Cassius et chez Isidore, orateur de Pergame, qui affirme que tout ce qui était mauvais dans les doctrines stoïciennes fut retranché de ses livres par le Stoïcien Athénodore, qui était bibliothécaire à Pergame, et y fut ensuite replacé, quand Athénodore devint malade et en danger de mort. Voilà ce que l’on dit des critiques qui lui ont été faites.

Il y eut huit Zénon : le premier était Éléate, et j’en reparlerai, le second est celui-ci, le troisième était de Rhodes, et en écrivit l’histoire en un livre, le quatrième était historien, et écrivit l’expédition de Pyrrhus en Italie et en Sicile, et un abrégé des guerres entre les Romains et les Carthaginois, le cinquième était disciple de Chrysippe, il écrivit peu, mais eut de très nombreux disciples, le sixième était un médecin disciple d’Hérophilos, qui avait l’esprit fin, mais écrivait d’une façon médiocre [19] , le septième était un grammairien qui écrivit aussi des épigrammes [20] , le huitième était originaire de Sidon, philosophe épicurien, fin penseur et fin diseur.

Zénon eut de très nombreux disciples, mais voici les plus fameux : Persée, fils de Démétrius, originaire de Cittium, dont les uns font l’ami de Zénon, les autres un des personnages qu’Antigone lui avait envoyés comme secrétaires et qui fut précepteur de son fils Alcyonée. Antigone, voulant un jour l’éprouver, lui fit annoncer faussement que ses biens avaient été pillés par les ennemis. Persée en fut tout affligé, et Antigone lui dit : « Tu vois que la richesse ne t’est pas indifférente ! » Voici les livres qu’on lui attribue : de la Royauté, la Constitution laconienne, du Mariage, de l’Impiété, Thyeste, des Amants, Protreptiques, Diatribes, quatre livres de Sentences, Mémoires, sept livres sur les Lois de Platon. Il y eut encore parmi les disciples de Zénon : Ariston de Chios, fils de Miltiade, qui prônait l’indifférence, Hérillos de Carthage, qui prenait pour fin le savoir, Denys, qui passa à la secte du plaisir [21] parce qu’il souffrait d’une ophtalmie, et qu’il ne pouvait plus affirmer que le mal fût indifférent ; il était originaire d’Héraclée ; Sphéros du Bosphore, Cléanthe d’Assos [22] ; fils de Phanios, qui prit à son tour la direction de l’école et que Zénon comparait aux tablettes très dures, sur lesquelles on écrit avec peine, mais qui conservent longtemps les caractères qu’on a gravés. Sphéros fut son élève après la mort de Zénon ; j’en parlerai dans le chapitre sur Cléanthe. Voici encore d’autres disciples de Zénon, selon Hippobotos : Philonide de Thèbes, Callipos de Corinthe, Posidonius d’Alexandrie, Athénodore de Soles, Zénon de Sidon. J’ai cru que je pouvais dans la vie de Zénon parler des dogmes de l’ensemble de toute la secte stoïcienne, parce qu’il est le fondateur de cette secte, et parce que dans beaucoup de ses livres que j’ai cités, il s’est exprimé bien mieux que tous les autres Stoïciens.

Voici quels sont ces dogmes communs, je les énoncerai brièvement, comme je l’ai fait pour les autres sectes. Les Stoïciens divisent la philosophie en trois branches : la physique, la morale, la logique [23] . Ainsi font Zénon de Cittium dans son livre sur la Raison, Chrysippe dans son premier livre sur le même sujet, dans le premier chapitre de sa Physique, Apollodore et Syllos dans le premier chapitre de leur Introduction aux dogmes. Eudromos dans son Institution morale, Diogène de Babylonie, et Posidonius [24] .

Ces différentes branches, Apollodore les appelle des lieux, Chrysippe et Eudromos des formes, et d’autres des genres. Ils comparent la philosophie à un être vivant : les os et les nerfs, c’est la logique ; la chair, c’est la morale ; l’âme, c’est la physique.

Ils la comparent aussi à un neuf : la coquille, c’est la logique, le blanc, c’est la morale, et le jaune, tout à fait au centre, c’est la physique. Encore à une terre fertile : la haie qui l’entoure, c’est la logique, les fruits, c’est la morale, la terre et l’arbre, c’est la physique. Ils la comparent aussi à une ville bien construite et bien policée. Ils ne préfèrent aucune partie aux autres, comme disent quelques-uns. Ils pensent au contraire qu’elles s’entre-pénètrent, et les enseignent ensemble. Quelques-uns pourtant mettent au premier plan la logique, au deuxième rang la physique, au troisième rang la morale. Zénon est de cet avis dans son livre Sur la raison, comme aussi Chrysippe, Archédème et Eudème. Par contre, Diogène de Ptolémée commence par la morale. Apollodore la met au second rang. Panoetios et Posidonius commencent par la physique (cf. Phanias, ami de Posidonius, Secte des Posidoniens, livre I). Cléanthe, lui, divise la philosophie en six parties : la dialectique, la rhétorique, l’éthique, la politique, la physique et la théologie. (D’autres, comme Zénon de Tarse, disent que ce sont là, non pas des divisions de la logique, mais de l’ensemble de la philosophie [25] .)

Pour la logique, quelques-uns la divisent en deux sciences : la rhétorique et la dialectique ; et d’autres y ajoutent une certaine espèce définie qui se rapporte aux règles et aux jugements, d’autres suppriment cette division. Ils pensent que ce n’est qu’un moyen de découvrir le vrai, c’est par elle qu’ils peuvent faire la différence entre le réel et l’imaginaire. Ils s’en servent encore pour reconnaître le vrai, car c’est par des notions que l’on connaît les choses.

La rhétorique est pour eux l’art de bien dire en discours bien exposés, et la dialectique est l’art de dire juste dans les dialogues ; c’est pourquoi ils la définissent aussi la science du vrai, du faux, et de ce qui n’est ni vrai ni faux [26] . Ils divisent la rhétorique en trois parties : l’éloquence des assemblées, l’éloquence judiciaire, l’éloquence des panégyriques.

Elle se subdivise en invention, élocution, disposition et action. Le discours, de son côté, comprend un exorde, une narration, une réfutation et une péroraison.

La dialectique se subdivise en deux parties, l’une concernant le signifié, l’autre le signifiant [27] . La première partie, qui traite du signifié, se subdivise elle aussi en chapitres sur les notions, les jugements permanents et absolus, les prédicats, les verbes actifs et passifs, les genres et les espèces et encore les concepts, les modes, les syllogismes et les sophismes sur les mots ou les choses, tels que les raisonnements faux ou spécieux ou négatifs, les sorites et les raisonnements tronqués ou ambigus ou tendancieux ou enveloppés, ou cornus, ou subtils ou captieux.

La seconde partie de la dialectique concerne non plus le signifié, mais le signifiant. Elle traite du langage figuré, des parties du discours, du solécisme, du barbarisme, des fictions, des équivoques, de la mélodie, du chant, des définitions, des divisions et de la diction.

Ils estiment primordiale l’étude du syllogisme. Car il est démonstratif, et par là sert à former des raisonnements corrects, et permet une saine compréhension, propre à ordonner la pensée, et à soutenir la mémoire. Ce raisonnement est fait de prémisses et d’une conclusion, et le syllogisme est un raisonnement rassemblé qui découle de ces propositions. C’est une démonstration qui fait découvrir les choses difficiles à saisir par le moyen de celles qui sont plus facilement saisissables.

L’imagination est une impression de l’âme. Le nom en a été trouvé très justement d’après les impressions faites dans la cire par la bague (le sceau). Il y a deux sortes d’imaginations : une qui est « compréhensive », l’autre qui est « non compréhensive ». La première, qui est compréhensive, est selon eux un « critère » des choses, c’est une image qui vient de ce qui existe réellement, et par soi. Elle est une empreinte et laisse une marque dans l’esprit. L’autre n’est pas compréhensive, qui traite ou bien de ce qui n’existe pas, ou bien de ce qui existe, mais non réellement et par soi-même, et elle donne une image qui n’est ni claire, ni bien frappée [28] . La dialectique est donc nécessaire, et c’est une vertu qui contient toutes les autres en puissance : la « réflexion [29] », par quoi nous savons quand il faut affirmer et quand il ne faut pas ; la « circonspection », qui nous indique le raisonnement fort à objecter à ce qui n’est que vraisemblable, pour que nous ne nous y laissions pas prendre ; la « force de raisonnement », qui nous donne des arguments irréfutables et nous évite de nous laisser entraîner par l’adversaire ; la « gravité » enfin, qui nous donne la possibilité de négliger les arguments futiles et de trouver les arguments justes. Cette science est donc pour eux l’art de bien saisir les choses, et la possibilité infaillible de suivre la raison dans le choix des notions.

Sans connaissance de la dialectique, le sage ne peut être infaillible dans son raisonnement, car c’est par elle que l’on distingue le vrai du faux, et que l’on peut faire l’exacte différence entre ce qui est sûr et ce qui est douteux. Sans elle, on ne peut ni interroger ni répondre comme il faut, mais l’on donne dans le défaut qui consiste à tout nier, même le réel, en sorte que l’on tombe dans l’absurdité et la sottise, quand on a ainsi peu exercé sa réflexion. Et le sage ne peut pas d’une autre façon paraître fin, ingénieux et habile en l’art d’exprimer sa pensée. La dialectique apprend à bien parler et à penser juste, à discuter sur les sujets proposés, à répondre aux questions posées, toutes choses que seul peut faire correctement l’homme très versé dans la dialectique.

Voilà donc, en résumé, les théories stoïciennes sur la logique. Mais pour ne pas laisser de côté non plus le détail et en particulier ce qui, selon eux, constitue réellement cet art, il me faut transcrire mot pour mot ce qu’écrit Dioclès de Magnésie dans sa Revue des Philosophes. Voici comment il parle :

« Les Stoïciens font un exposé rationnel de l’image et de la sensation, selon lequel le critérium par lequel on discerne le vrai des choses est le genre de l’image, et selon lequel le raisonnement sur l’assentiment, la compréhension et l’intellection, qui précède tout, ne peut pas se passer de l’image. Car l’image est à l’origine, puis vient la pensée discursive, dont le rôle est d’élaborer la sensation donnée par l’image, et de l’exprimer en un concept. »

Il y a une différence entre l’image et les imaginations. Celles-ci sont des visions de l’esprit comme il s’en fait dans les songes ; l’image est au contraire une impression qui se fait dans l’âme, c’est-à-dire une transformation qui lui est imposée, comme l’expose bien Chrysippe dans le douzième livre de son Traité de l’âme. Il ne faut pas se représenter cette impression comme la marque d’un cachet [30] , car il n’est pas possible qu’il y ait en même temps et au même endroit plusieurs empreintes visibles, mais on veut dire, par ce mot d’image, une sorte d’empreinte, d’impression, de transformation faite par ce qui existe réellement et par soi, et que ne saurait produire ce qui n’existe pas. Et les images, selon ces philosophes, se divisent en deux genres : celles qui sont sensibles, celles qui ne le sont pas. Sensibles, celles qui nous viennent par la sensation et les organes des sens ; non sensibles, celles qui sont perçues par la pensée seule, comme celles des choses incorporelles et de tout ce qui n’est saisi que par l’esprit. Les images sensibles viennent des choses réellement existantes, qui cèdent au toucher et sont perçues directement. Il y a encore certaines images qui ressemblent à celles qui sont données par le réel. On peut aussi les classer en rationnelles et irrationnelles : rationnelles, celles des animaux doués de raison ; irrationnelles, celles des autres. L’imagination rationnelle prend le nom d’intelligence, l’autre n’a point de nom.

Il y en a qui sont techniques et d’autres non, ainsi une image est vue différemment par un homme de métier et par un profane.

D’autre part, les Stoïciens appellent sensation le souffle ou pneuma qui vient de la partie directrice de l’âme, frapper les sens, et aussi la compréhension qui se fait par l’intermédiaire des sens, et l’état des organes des sens qui sont parfois émoussés. Ils appellent encore ainsi leur fonctionnement. Selon eux, la compréhension se fait soit par la sensation : celle du blanc et du noir, celle du doux et du rude, soit par la raison, pour les choses qui s’assemblent par la démonstration, comme le fait de dire : il y a des dieux, et ils prévoient les choses. Car le concept, qui a pour origine un choc sur les sens, se forme soit par ressemblance, soit par analogie, soit par transposition, soit par combinaison, soit par opposition. Le choc donne la sensation, la ressemblance, c’est ce qu’on peut rapprocher par des détails communs, exemple : Socrate et son portrait. L’analogie se fait soit par une amplification (Tityos ou le Cyclope), soit par diminution (le Pygmée). C’est encore par analogie avec des sphères plus petites que l’on conçoit le centre de la terre. La transposition, c’est par exemple parler d’un oeil sur la poitrine. La combinaison, c’est par exemple la notion du Centaure. Enfin, la mort est conçue par opposition. On conçoit encore les choses par le changement, comme les paroles et les lieux ; la nature nous enseigne le juste et le bon ; la privation nous montre ce qu’est un manchot. Voilà à peu près les théories stoïciennes sur l’image, la sensation, le concept. Ces philosophes disent que la représentation compréhensive est le vrai critère de la vérité. Par elle, ils entendent celle qui vient des choses réelles, comme le montrent Chrysippe dans le douzième livre de la Physique, Antipatros et Appollodore. Boéthos, cependant, veut qu’il y ait un plus grand nombre de critères, ce sont pour lui l’esprit, la sensation, le désir et la science. Mais Chrysippe n’est pas de cet avis et il écrit dans le premier livre de son ouvrage sur la Raison que les critères sont la sensation et la prénotion [31] . Il définit la prénotion une intuition des choses prises en général. Quelques autres Stoïciens, parmi les plus anciens, ont de leur côté donné comme seul critère de la vérité, le raisonnement juste (cf. Posidonius, livre du Critère).

Pour la dialectique, tous les Stoïciens sont d’accord pour dire qu’en cette science, il faut commencer par l’étude de la voix. Ils la définissent ainsi : « de l’air frappé » ou encore une chose sensible qui frappe l’ouïe, comme le dit Diogène de Babylonie, dans son Art de la voix. La voix de l’animal est de l’air « frappé par la passion » ; celle de l’homme est un son articulé et qui est émis par la pensée, comme dit encore Diogène, et qui vient à la perfection quand on atteint la quatorzième année. La voix est corporelle, selon les Stoïciens (cf. Archédème, Traité de la voix), Diogène, Antipatros, Chrysippe, deuxième livre De la Physique. Car tout ce qui agit est un corps, or la voix agit, puisqu’elle va de celui qui parle à celui qui écoute. Le mot, maintenant, est, selon Diogène, une voix figurée, comme « le jour ». La phrase est une voix qui a un sens et qui part de l’esprit, comme : « il fait jour ». Le langage ou dialecte est une voix qui a un caractère ethnique. Dire : « De quel grec est cette phrase ? », c’est dire : « De quelle langue, de quel dialecte est-elle ? », comme par exemple : la mer se dit « thalassa » en attique, et « héméré » en ionien. Les éléments du mot sont les vingt-quatre lettres la lettre s’appelle de trois façons : élément, caractère, ou nom ; exemple : alpha. Parmi les lettres, il y a sept voyelles, a è, ê, i, o, u, ô et six muettes : b, g, d, c, p, t. La voix diffère du mot, car la voix, c’est le son, le mot, seulement le son articulé. Le mot diffère de la phrase en ce que la phrase a toujours un sens particulier, tandis que le mot n’en a pas, ainsi : « Ran-tan-plan ».

Dire, et prononcer sont deux choses différentes, car ce qui se prononce, ce sont des sons, ce qui se dit, ce sont des choses qui peuvent s’énoncer. La phrase se compose de cinq parties (cf. Diogène, livre sur la voix ; Chrysippe) : le nom propre, le nom commun, le verbe, la conjonction, et l’article. Le nom commun, selon Diogène, est une partie de la phrase qui indique une qualité commune : homme, cheval. Le nom propre indique au contraire une qualité particulière comme Diogène, Socrate. Le verbe indique soit une proposition simple comme : « le nommé Diogène », soit un fragment de phrase indéclinable, indiquant un rapport avec quelque chose ou quelqu’un comme « j’écris, je lis ». La conjonction est aussi indéclinable et lie les différentes parties de la phrase. Enfin l’article est déclinable et définit le genre des mots et leur nombre, comme : « le, la, un, des (féminin), des (neutre) ».

Le discours a cinq qualités principales : la grécité, la clarté, la concision, la convenance, l’harmonie. La grécité est une élocution correcte, artiste et s’éloignant de l’usage trivial. La clarté est le fait de s’exprimer de façon à se bien faire entendre. La concision consiste à ne dire que ce qui suffit à se faire comprendre. La convenance consiste à ne dire que ce qui s’adapte au sujet, et l’harmonie consiste à éviter les expressions trop vulgaires.

Parmi les défauts du discours, il y a le barbarisme, qui consiste à employer des mots contraires au bon usage grec, le solécisme, à employer des tournures ou des constructions incohérentes et contraires aux règles d’accord.

Un poème (cf. Posidonius, Introduction à la diction) est une diction comportant une mesure, un rythme et un certain tour oratoire. Par exemple :

Le divin Jupiter et la belle Gaïa.

La poésie est un poème qui a un sens, et qui décrit les choses humaines et divines.

La définition (cf. Antipater, Définitions, livre I) est une énonciation exhaustive (qui analyse tous les attributs d’une chose), ou bien encore (cf. Chrysippe, livre des Définitions) une assignation.

La description est le fait de montrer la forme des choses, ou encore une définition simplifiée.

Le genre est la réunion en un tout de plusieurs notions essentielles, exemple : animal. Ce mot comprend en effet les diverses espèces d’animaux.

Le concept est une pure abstraction de l’esprit qui n’est ni quelque chose, ni d’une certaine façon, mais comme quelque chose et comme d’une certaine façon, par exemple, quand nous imaginons un cheval, sans en avoir un sous nos yeux.

L’espèce est ce qui est contenu dans le genre, par exemple homme dans animal. Il y a un genre suprême, c’est le genre qui n’entre pas lui-même dans un autre genre, comme l’être, et une espèce unique, celle qui ne contient pas d’autre espèce, comme Socrate.

La division du genre se fait soit par la distinction des espèces qui s’y rapportent (exemple, parmi les animaux, les uns sont doués de raison, les autres, non), soit (division antithétique) par la distinction des espèces qui s’opposent par négation (exemple parmi les êtres, les uns sont bons, les autres mauvais).

La subdivision est une division de la division (exemple, parmi les êtres : les uns sont bons, les autres non, parmi ceux qui ne sont pas bons, les uns sont méchants, les autres indifférents).

La répartition est le fait de placer, si l’on en croit Crinis, les genres selon les lieux (exemple : parmi les biens, les uns concernent l’âme, les autres le corps).

L’équivoque consiste à indiquer par le même mot deux ou plusieurs choses, d’une façon appropriée, très nette et adéquate, mais de façon que l’on puisse rassembler sous la même expression plusieurs choses exemple, Triplautel est tombé (voulant dire : soit « le nommé Triplautel est tombé », soit « triple autel est tombé »).

La dialectique est donc (cf. Posidonius) la science qui permet de distinguer le vrai du faux et de l’indifférent, et elle a pour objet (cf. Chrysippe) le signifié et le signifiant. Voilà donc ce que disent les Stoïciens à propos de la voix. J’ajoute qu’ils rangent dans le signifié et le signifiant ce qui concerne les notions, les énonciations parfaites, les jugements, les syllogismes, les raisonnements déficients, les verbes actifs ou passifs. Ce qu’ils appellent une notion (un lecton), c’est ce qui tient son existence d’une image logique. Ils les divisent en notions déterminées et en notions indéterminées. Les secondes [32] sont celles qui sont énoncées avec une précision insuffisante, exemple : « Il écrit ». Nous nous demandons : « Qui écrit ? » Les déterminées sont celles qui ont un sens complet, exemple : « Socrate écrit ». Parmi les indéterminées, on range les attributs, parmi les déterminées on range les jugements, les syllogismes, les questions et les phrases interrogatives complètes. Un verbe, c’est ce qui est énoncé de quelque chose pu encore une action liée à des choses ou à des personnes, selon Apollodore, ou encore, une énonciation indéterminée, construite avec un cas direct pour exprimer un jugement. Certains verbes forment une proposition avec un sujet comme « naviguer au milieu d’écueils [33] ». Parmi les verbes, les uns sont actifs, les autres passifs, les autres neutres. Les verbes actifs se construisent avec un cas pour former un jugement, comme : « Il entend, il voit, il parle. » Les passifs sont ceux qui se construisent avec la voix passive, comme : « Je suis entendu, je suis vu. » Les neutres sont ceux qui n’ont ni l’une ni l’autre forme, comme « savoir, se promener ». Les réfléchis sont des verbes de forme passive et de sens actif. Il y a des actions comme celle-ci : « On le rase », action à laquelle participe celui qui est rasé. Les cas obliques sont le génitif, le datif, l’accusatif. Le jugement est ce qui est vrai ou faux ou une expression complète en elle-même, comme dit Chrysippe dans ses définitions dialectiques, exemple : « Il fait jour », « Dion se promène ». Cette partie du discours a pris son nom de ce qu’elle sert à juger (qui se dit axiomai en grec) ou à réfuter. Car celui qui dit : « Il fait jour » pense comme une chose vraie qu’il fait jour, et s’il fait réellement jour, son axiome est vrai, sinon, il est faux. On distingue le jugement proprement dit, la question, et l’interrogation, l’impératif, le serment, l’imploration, l’hypothèse, le vocatif, et la proposition semblable au jugement.

Le jugement proprement dit est l’affirmation de quelque chose que l’on démontre comme vrai ou faux. La question, de son côté ; est bien une expression déterminée, comme le jugement, mais elle demande une réponse ; exemple : « Fait-il jour ? » Cela n’est ni vrai, ni faux en soi, en sorte que « il fait jour » est un jugement, et «fait-il jour ?» une question. L’interrogation, elle, est une chose à laquelle nous ne pouvons répondre par un signe comme nous répondons « oui » à la question, mais à laquelle il faut répondre par une phrase : « Il habite en cet endroit ». L’impératif est l’expression par laquelle nous commandons quelque chose, exemple :

Holà, toi, va vite au bord du fleuve Inax !

Le serment, pourrait-on dire [34] , est une façon de faire intervenir quelqu’un en sa faveur :

Noble Atride, Agamemnon, roi des hommes [35] .

On appelle proposition semblable au jugement ce qui a l’apparence d’un jugement et s’en écarte pourtant par l’adjonction ou le manque d’un terme :

Beau, cet appartement de jeunes filles,

Combien ce bouvier semblable aux fils de Priam [36] .

Le jugement dubitatif diffère de la question. C’est une façon d’exprimer que l’on n’est pas sûr de ce qu’on avance. Exemple : « La vie et la douleur seraient-elles parentes [37]  ? »

Par conséquent les questions, interrogations et autres formes d’expression semblables ne sont ni vraies ni fausses en elles-mêmes ; au contraire, les affirmations sont vraies ou fausses. Parmi les jugements, les uns sont simples, les autres non. (Cf. Chrysippe et ses disciples : Archédème, Athénodore, Antipatros et Crinis.)

Les jugements simples sont ceux qui consistent en une affirmation catégorique : comme « il fait jour ». Les jugements composés sont ceux qui consistent en une énonciation conditionnelle, ou en une série d’énonciations ; en une énonciation conditionnelle, exemple « s’il fait jour » ; en une série d’énonciations, exemple : « s’il fait jour, il fait clair ».

Parmi les jugements, il y a les restrictifs et les négatifs, les privatifs, les affirmatifs, les indicatifs et les indéfinis.

Les jugements composés comprennent l’hypothétique, le consécutif, le coordonné, le disjonctif, le causal, le comparatif. Il y a un autre genre de jugement, comme dans l’exemple : « Non, il ne fait pas jour ». C’est le jugement hypernégatif. Il est une surenchère dans la négation. Car lorsqu’on dit « Non, il ne fait pas jour », cela suppose que quelqu’un a dit : « Il fait jour [38] ».

Le jugement négatif consiste dans l’addition à l’énonciation d’une particule négative, exemple : « Personne ne se promène. » Le privatif comporte une énonciation et une particule négative, exemple : « Cet homme est inhumain. » L’affirmatif est une énonciation positive, exemple : « Dion se promène. » L’indicatif consiste dans l’addition d’un démonstratif à l’énonciation, exemple : « Cet homme se promène. » L’indéfini, enfin, se compose d’une particule indéfinie ou de particules indéfinies, exemple « Quelqu’un se promène », « il est remué ».

Venons aux jugements composés. Le jugement hypothétique (cf. Chrysippe, Traité de dialectique, Diogène, Art de la dialectique) est formé avec la conjonction suppositive « si ». Cette conjonction annonce qu’une seconde supposition suivra la première, exemple : « S’il fait jour, il fait clair. » Le jugement consécutif (cf. Crinis, Art de la dialectique) est une proposition dépendant de la conjonction « puisque », commençant et finissant par une énonciation : exemple : « Puisqu’il fait jour, il fait clair ». La conjonction force en effet la seconde proposition à suivre la première, et renforce la première. Le jugement coordonné est une proposition rattachée par une copule de liaison, exemple : « Il fait jour et il fait clair. » Le disjonctif est lié par la conjonction « ou bien », exemple : « Ou bien il fait jour, ou bien il fait nuit. » La conjonction entraîne la fausseté d’un des termes. Le causal est lié par la conjonction « parce que », exemple : « Parce qu’il fait jour, il fait clair. » On veut dire par là que le premier terme est la cause du second. Le comparatif augmentatif est lié par le mot « plus » placé au milieu des deux propositions, exemple : « Il fait plus jour que nuit. » Le comparatif diminutif est lié par la conjonction « moins », et il est le contraire du précédent, exemple : « Il est moins nuit que jour. » Ces propositions peuvent être contradictoires, quand on affirme un terme et qu’on nie l’autre « Il est jour et il n’est pas jour. » D’autre part, la proposition hypothétique est vraie quand l’opposé du deuxième terme est contradictoire avec le premier terme, exemple : « S’il fait jour, il fait clair », ce qui est vrai, car le terme « il ne fait pas clair », qui est l’opposé du deuxième terme de la proposition, est contraire au premier terme « il fait jour ». La même proposition est fausse quand l’opposé du second terme n’est pas contradictoire avec le premier, exemple : « S’il fait jour, Dion se promène », car le terme « Dion ne se promène pas » n’est pas en contradiction avec le premier terme : « Il fait jour ». Les consécutives sont vraies quand elles commencent par un terme vrai, et que le deuxième terme en découle nécessairement, exemple : « Puisqu’il fait jour, le soleil est au-dessus de la terre. » Elles sont fausses si elles commencent par un terme faux ou si le deuxième terme ne découle pas nécessairement du premier, exemple : « Puisqu’il fait nuit, Dion se promène. » On peut le dire aussi quand il fait jour. Les propositions causales sont vraies quand elles commencent par un terme vrai, et se terminent par une proposition qui en est la conséquence, exemple : « Parce qu’il fait jour, il fait clair. » De ce qu’on dit qu’il fait jour, suit en effet qu’il fait clair, mais du fait qu’il fait clair, il ne suit pas que c’est le jour. Ces propositions, d’autre part, sont fausses quand elles commencent par un terme faux, quand elles ne se terminent pas par une conséquence nécessaire ou quand le premier terme n’est pas en rapport avec le dernier, exemple : « Parce qu’il fait nuit, Dion se promène [39] . »

Il y a des jugements probables ; ils entraînent un assentiment, exemple : « Si quelque personne a enfanté, elle est mère de ce qu’elle a enfanté », mais ce jugement probable est faux, car l’oiselle n’est pas la mère de l’oeuf. Il y en a qui sont possibles et d’autres impossibles. Certains sont nécessaires, et d’autres non. Le possible prouve la vérité d’une chose, sous réserve qu’aucun fait extérieur ne vienne modifier cette assertion, exemple : « Dioclès vit. » Le jugement nécessaire est celui qui est si vrai, que personne ne peut prouver qu’il est faux, ou qui peut être trouvé faux, mais seulement parce qu’un fait extérieur vient s’y ajouter, exemple : la vertu est utile. Le jugement contraire est vrai, mais peut aussi bien être faux, si les circonstances ne s’y opposent pas, exemple : « Dion se promène. » Le jugement vraisemblable est celui qui contient plusieurs possibilités de vérité, comme : « Je vivrai demain. » Il y a encore d’autres différences entre les propositions, et d’autres choses à dire sur leurs conversions et leurs corrections. J’en parlerai longuement un peu plus tard.

Le raisonnement (cf. Crinis et ses élèves) comprend deux prémisses, une majeure et une mineure, et une conclusion, exemple : « S’il fait jour, il fait clair ; or il fait jour, donc il fait clair. » La majeure est : « S’il fait jour, il fait clair » ; la mineure : « Or il fait jour », et la conclusion : « Donc il fait clair. » Le trope est comme une certaine figure du raisonnement, par exemple : « Si le premier est vrai, le second l’est, or le premier l’est, donc le second l’est. » Le logotrope est une combinaison du logos et du trope, exemple : « Si Platon vit, il respire, or le premier est vrai, donc aussi le second. » Ce genre de syllogisme a été trouvé pour les propositions trop longues, en sorte qu’il ne soit pas nécessaire de répéter la prémisse qui est longue pour dire la conclusion, et que l’on infère seulement ceci : « Le premier est vrai, donc le second l’est. »

Parmi les syllogismes, les uns sont conclusifs, et les autres non. Ne sont pas conclusifs ceux dont le contraire de la conclusion n’est pas contradictoire avec les prémisses, exemple : « S’il fait jour, il fait clair, or il fait jour, donc Dion se promène. »

Les discours conclusifs, d’autre part, peuvent être simplement conclusifs ou syllogistiques. Sont syllogistiques ceux qui sont anapodectiques ou conduisent à des propositions en partie anapodectiques, exemple « Si Dion se promène, Dion se meut. » Sont conclusifs ceux qui entraînent leur conclusion d’une façon spécifique et non syllogistique, exemple : « Il est faux de dire qu’il fait à la fois jour et nuit, or il fait jour, donc il ne fait pas nuit. » Les raisonnements dits asyllogistiques, d’autre part, sont des raisonnements proches des syllogismes, mais qui ne concluent pas, exemple : « Si Dion est un cheval, Dion est un animal, mais Dion n’est pas un cheval, donc Dion n’est pas un animal. »

Comme la proposition, le raisonnement peut être vrai ou faux. Il est vrai, s’il tire sa conclusion de prémisses vraies, exemple : « Si la vertu est utile, le vice est nuisible. » Il est faux s’il s’appuie sur des prémisses fausses, ou s’il en tire une conclusion illogique, exemple : « S’il fait jour, il fait clair, or il fait jour, donc Dion vit. » Le raisonnement est également possible ou impossible, nécessaire ou non nécessaire. Il y en a qui sont dits anapodectiques, parce qu’ils n’ont pas besoin de démonstration. Les Stoïciens ne sont pas tous du même avis sur le nombre des raisonnements entrant dans cette dernière sorte. Pour Chrysippe, il y a cinq formes [40] des anapodectiques, et qui comprennent des conclusifs, des syllogismes, et d’autres en forme de tropes. La première forme est celle où tout le raisonnement est fait d’une supposition et de sa conséquence : on commence par la supposition et la conséquence suit naturellement, exemple : « Si le premier est vrai, le second est vrai, or le premier est vrai, donc le second est vrai. » La deuxième sorte est celle où de la supposition et du contraire de la conséquence on tire une conclusion contraire à la majeure, exemple : « S’il fait jour, il fait clair, or il fait nuit, donc il ne fait pas jour. » Car la mineure est ici le contraire de la conséquence contenue dans la majeure, et la conclusion nie la majeure. La troisième sorte est celle où de prémisses négatives, et de l’un des termes des prémisses, on tire la négation du deuxième terme, exemple : « Il n’est pas vrai que Platon soit à la fois mort et vivant, or Platon est mort, donc il n’est pas vivant. » La quatrième sorte est celle où d’un argument disjonctif, et de l’un des termes de la disjonction, on conclut à la négation du deuxième terme, exemple : « Ou bien le premier est vrai, ou bien il ne l’est pas et le second est vrai, or le premier est vrai, donc le second ne l’est pas. » La cinquième sorte est celle où, d’un argument disjonctif, et de la négation d’un des termes de la disjonction, on tire la conclusion, exemple : « Ou bien il fait jour, ou bien il fait nuit, or il ne fait pas jour, donc il fait nuit [41] . »

Selon les Stoïciens, d’une proposition vraie, on tire une conclusion vraie, exemple : « De ce qu’il fait jour, on conclut qu’il fait clair. » Inversement d’une proposition fausse découle une conclusion fausse. Ainsi, s’il est faux qu’il fasse nuit, il est faux aussi qu’il ne fasse pas clair. Par contre, du faux peut découler le vrai, par exemple : tirer du fait que la terre vole le fait que la terre existe. Mais du vrai on ne peut tirer une conclusion fausse, car du fait que la terre existe, on ne peut pas tirer qu’elle vole.

Il y a des raisonnements équivoques : les syllogismes enveloppés, subtils, les sorites ; les arguments cornus ou spécieux [42] . Par discours enveloppés, on entend un discours tel que... : « Deux ne fait pas un petit nombre, et trois pas davantage, ni quatre, etc. jusqu’à dix, mais deux sont un petit nombre, donc dix aussi [43] . » ... L’argument spécieux est un raisonnement qui conclut d’une notion infinie à une notion finie, avec une mineure et une conclusion comme : « Si quelqu’un est ici, il n’est pas à Rhodes... [44] »

Voilà donc ce que les Stoïciens disent de la logique. Ils l’estiment au point de prétendre que seul le dialecticien est philosophe, parce que cette science sert à tout faire voir, qu’il s’agisse de physique ou de morale. Les autres sciences, en effet, ne peuvent dire, lorsqu’il s’agit de s’exprimer, en quoi consiste le bon emploi des mots, ni ceux qu’il faut réserver à une science et ceux qu’il faut réserver à l’autre. Ils ajoutent qu’il y a deux sortes de facultés : l’une a pour rôle de déterminer les noms des choses, l’autre détermine leur nature. Voilà donc leurs théories sur la logique.

Passons à la morale. Les Stoïciens y font entrer l’étude de l’instinct, du bien et du mal, des passions, de la vertu, du souverain bien, du mérite, des actions, du devoir, de la persuasion, et de la dissuasion. Telle est du moins la division donnée par Chrysippe, Archédème, Zénon de Tarse, Apollodore, Diogène, Antipatros et Posidonius. Car Zénon de Cittium et Cléanthe, comme ils étaient plus anciens, en ont traité d’une façon plus simple, et l’ont divisée en théorique et pratique.

Les Stoïciens pensent que le premier instinct de l’animal est celui de la conservation. La nature le lui a donné dès l’origine (cf. Chrysippe, des Fins, livre I). L’animal connaît nettement son organisation et sa nature. Il n’est pas vraisemblable, en effet, que l’animal soit ennemi de lui-même, et ne recherche pas sa conservation [45] . Il faut donc dire nécessairement qu’il tient de la nature cette affection pour lui-même qui lui fait fuir ce qui lui nuit et rechercher ce qui lui est utile. Quant à cette opinion que le premier instinct est celui du plaisir, ils démontrent qu’elle est mensongère [46] . Ils pensent, en effet, que le plaisir, s’il existe vraiment, n’est qu’un élément surajouté, et qui vient ensuite, après que, par elle-même, la nature, ayant recherché tout ce qui est propre à la conservation, l’a obtenu ; c’est ainsi que les animaux se réjouissent et que les plantes verdissent. La nature n’a mis, disent-ils, aucune différence entre les plantes et les animaux à ce sujet, car si elle gouverne les plantes sans instinct ni sensation, il reste en nous quelque chose de végétal. Les autres instincts de l’animal, qui le portent à rechercher les choses qui lui conviennent, lui sont donnés par surcroît, et sont réglés par une raison naturelle.

Comme, d’autre part, la raison a été donnée aux animaux raisonnables d’une façon plus parfaite, vivre selon leur nature devient pour eux vivre selon la raison [47] . Elle est en effet un instrument régulateur de l’instinct. C’est pourquoi Zénon le premier, dans son livre de l’Homme, a dit que la fin était de vivre conformément à la nature, c’est-à-dire à la vertu, car la nature nous conduit à la vertu. Cléanthe (du Plaisir), Posidonius, Hécaton (des Fins) sont du même avis. Chrysippe (des Fins, livre I) ajoute qu’en retour vivre selon la nature, c’est vivre selon les moyens que la nature nous donne pour vivre, car notre nature n’est qu’une partie de l’universelle nature. Ainsi la fin devient le fait de vivre selon la nature, la nôtre et celle du tout, sans rien faire de ce qui est défendu par la loi commune, la saine raison répandue partout [48] , donnée aussi à Zeus, qui dirige et organise le Tout [49] .

Il en résulte que la vertu et le bonheur viennent de toutes choses, selon l’harmonie du génie de chacun et de la volonté de celui qui gouverne tout. Diogène définit ainsi la fin : « suivre la raison dans le choix des choses qui sont selon la nature » ; Archédème ainsi : « vivre en accomplissant tout son devoir ». Par nature qu’il faut suivre, Chrysippe entend à la fois celle propre à l’homme et celle du tout. Cléanthe, au contraire, veut qu’on suive seulement la nature commune, et non la particulière.

La vertu est une disposition en accord avec l’harmonie commune, et elle est vertu en soi et absolument, et non pas par l’effet d’une crainte ou d’un espoir ou de quelque influence du dehors. Le bonheur réside dans la vertu, l’âme devant être en harmonie avec la vie entière. L’animal raisonnable se corrompt tantôt par la persuasion des choses extérieures, tantôt par les conseils des gens qu’il fréquente, car la nature par elle-même ne donne que de bons instincts. La vertu est encore une certaine perfection générale, comme celle d’une statue ; elle peut être non spéculative, comme la santé, ou spéculative, comme la sagesse. Hécaton (des Vertus, livre I) dit que sont scientifiques et spéculatives celles qui se reconnaissent à l’examen, comme la sagesse et la justice, et que celles-là ne sont pas spéculatives, qui sont reconnues par extension des spéculatives, comme la santé et la force. En effet la sagesse qui est spéculative donne comme suite naturelle et par extension la santé, comme aussi de la construction d’une voûte vient sa solidité. Elles sont appelées non spéculatives parce qu’elles ne comportent pas d’adhésion de l’esprit, mais qu’elles viennent d’elles-mêmes aux simples, comme la santé, le courage. La preuve, d’autre part, que la vertu est une substance est donnée par Posidonius (de la Morale, livre 1) dans le fait que les disciples de Socrate, de Diogène et d’Antisthène sont devenus meilleurs. De même, la méchanceté est substantielle en ce qu’elle est le contraire de la vertu. Elle s’enseigne, je veux dire la vertu. Chrysippe (des Fins, livre I), Cléanthe et Posidonius (Protreptiques) et Hécaton l’affirment. Ils en donnent pour preuve le fait qu’il y a des méchants qui deviennent vertueux. Panétius dit qu’il y a deux sortes de vertus : la vertu théorique et la vertu pratique. D’autres la divisent en trois : logique, physique, éthique ; d’autres en quatre, comme Posidonius et son école ; d’autres en un plus grand nombre encore, comme Cléanthe, Chrysippe, Antipatros et leurs disciples. Apollophane, lui, ne veut qu’une seule vertu, savoir la sagesse. On peut. encore diviser les vertus ainsi : certaines sont des vertus primaires, d’autres des vertus secondaires, subordonnées aux premières.

Vertus primaires : la sagesse, le courage, la justice, la tempérance. Sont des espèces secondaires de ces genres les vertus suivantes : la générosité, la continence, la patience, la vivacité d’esprit, le bon conseil. La sagesse est la science des choses mauvaises, des bonnes et des neutres ; le courage est la science de ce qu’il faut choisir, de ce qu’il faut fuir et de ce qui est indifférent ; la justice [50] ... ; la générosité est une science ou une disposition qui exalte également ceux qui l’ont, bons ou mauvais. La continence est une manière d’être qui fait que l’on ne sort pas de la droite raison, et que l’on ne se laisse pas dominer par les plaisirs ; la patience est une science ou une habitude des choses à quoi il faut s’arrêter, de celles qu’il faut négliger et des indifférentes ; la vivacité d’esprit est une disposition à trouver rapidement où est le devoir ; et le bon conseil est la science des choses qu’il faut faire, et de la façon dont il faut les faire pour agir utilement. Par analogie, il y a de même des vices primaires et des vices seconds : comme l’imprudence, la lâcheté, l’injustice, l’intempérance, pour les premiers ; l’incontinence, la lenteur d’esprit, le mauvais conseil parmi les seconds. Ces vices sont le résultat de l’ignorance des choses dont la connaissance crée les vertus correspondantes.

Le bien, pris dans son acception générale, est ce qui est utile ; pris dans son sens restreint, c’est l’utilité, ou quelque chose d’approchant. C’est pourquoi la vertu et ce qui y participe peut s’appeler bien de trois façons : le bien qui résulte de l’acte, exemple : un acte fait selon la vertu ; le bien qui échoit à qui le fait, exemple : l’homme zélé qui agit vertueusement, et... [51] . D’autres définissent encore le bien autrement : c’est « la perfection selon la nature d’un homme raisonnable, en tant qu’il est raisonnable ». La vertu est si puissante que quiconque y participe, action ou homme, devient par là même vertueux et bon. Elle s’accompagne au surplus de la joie, de l’allégresse et d’autres avantages semblables. De la même manière, d’ailleurs, pour chacun des vices : imprudence, lâcheté, injustice, etc. ; quiconque participe à des vices, action ou homme, devient par là même vicieux et mauvais. Et ils s’accompagnent normalement de remords, angoisse, et autres ennuis semblables. Il y a d’autre part des biens de l’âme, des biens de l’extérieur et des biens qui ne concernent ni l’âme, ni le monde extérieur. Ceux qui concernent l’âme sont les vertus et les actions vertueuses. Ceux qui concernent le monde extérieur sont par exemple : avoir une bonne patrie, un ami sûr et vertueux et le bonheur qui résulte de ces avantages. Voici un exemple des biens de la troisième sorte : « être bon et vertueux pour soi-même ». En revanche, il y a des maux de l’âme, comme les vices et les mauvaises actions, des maux du dehors, comme d’avoir une patrie sans sagesse, un ami imprudent et le malheur qui en résulte ; enfin il y a des maux d’autre sorte, comme : « être mauvais et vicieux pour soi-même ». Parmi les biens on peut encore distinguer ceux qui se rapportent à une fin, d’autres qui consistent dans l’effet, et d’autres qui sont à la fois dans la fin et dans l’effet. Un ami, par exemple, et tous les biens qu’il nous procure, voilà des biens qui sont dans l’effet ; au contraire, la confiance, la grandeur d’âme, la liberté, le charme, la gaieté, la joie et toute pratique de la vertu, ce sont là des biens qui tendent à une fin. Enfin, sont des biens à la fois par leur cause et par l’effet : les vertus, en ce qu’elles donnent le bonheur, sont des biens dans l’effet ; mais, en ce qu’elles forment le bonheur au point d’en devenir des parties intégrantes, elles tendent à une fin. De même il y a des maux de fin et des maux d’effet, et d’autres qui participent des deux. Un ennemi et les soucis qu’il crée, voilà des maux d’effet ; la stupidité, la bassesse, l’esclavage, les ennuis, le chagrin, la tristesse, et tout acte de malice, voilà des maux de fin. Participent des deux catégories les vices, car en ce qu’ils conduisent au malheur, ils sont des maux d’effet, en ce qu’ils le forment au point d’en devenir des parties intégrantes, ils sont des maux de fin.

Parmi les biens de l’âme, les uns sont des états, les autres des affections et les autres ne sont ni des états ni des affections. Sont des affections les vertus, sont des états les moeurs, ne sont ni l’un ni l’autre les actions. Des biens en général, les uns sont mêlés, comme la fécondité ou une belle vieillesse, les autres sont simples, comme la science. Il y en a qui sont toujours présents, comme la vertu, d’autres qui ne le sont pas toujours, comme la joie et la promenade. Pris absolument, le bien est important, opportun, avantageux, utile, commode, beau, secourable, souhaitable et juste. Important, parce qu’il apporte un certain nombre de choses dont la présence nous rend service ; opportun, parce qu’il consiste en choses qu’il nous faut ; avantageux, en ce qu’il aboutit à des choses utiles, de telle sorte qu’il surpasse en utilité le profit matériel que l’on retire d’une action ; utile, en ce qu’il donne l’avantage de l’utilité ; commode, en ce qu’il apporte un avantage louable ; beau, en ce qu’il est parfaitement mesuré dans son usage ; secourable, parce qu’il est tel qu’il donne du secours ; désirable, parce qu’il est tel qu’on le puisse justement désirer ; juste, enfin, parce qu’il concorde avec la loi, et qu’il est créateur de sociétés.

Le beau, c’est le bien parfait, ayant en lui, par nature, l’harmonie parfaite, ou encore le bien parfaitement mesuré. Les Stoïciens le divisent en quatre formes : la justice, le courage, la tempérance, le savoir. En elles s’accomplissent toutes les belles actions. Par analogie, il y a quatre formes du laid l’injustice, la lâcheté, l’intempérance, l’ignorance. Le terme de beau peut d’ailleurs s’employer dans trois sens, et signifier en premier lieu ce qui rend digne de louanges celui qui le possède ; en second lieu le fait d’être disposé d’excellente façon pour accomplir sa tâche ; en troisième lieu ce qui est un ornement, comme lorsque nous disons du sage qu’il est un homme « bel et bon ». Ils disent encore que seul est bien ce qui est beau (cf. Hécaton, des Biens, troisième livre ; Chrysippe, du Beau). Le beau, c’est encore la vertu et tout ce qui participe à la vertu ; ce qui revient à dire que tout ce qui est beau est bien, à mettre sur le même pied le beau et le bien, celui-ci étant semblable à celui-là. Car s’il est bien, il est beau, or il est bien, donc il est beau.

Ils disent encore que tous les biens sont égaux, et que le bien, quel qu’il soit, est hautement souhaitable, et n’est sujet ni à un accroissement, ni à un amoindrissement. Ils divisent les choses en biens, en maux et en choses indifférentes : les biens sont les vertus, la prudence, la justice, le courage, la tempérance, etc. Les maux sont les contraires : l’imprudence, l’injustice, la lâcheté, l’intempérance, etc. Les choses indifférentes sont celles qui ne sont ni utiles, ni nuisibles par elles-mêmes : comme la vie, la santé, le plaisir, la beauté, la force, la richesse, la gloire, la noblesse, et leurs contraires : la mort, la maladie, la douleur, la laideur, la faiblesse, la pauvreté, l’obscurité, la basse naissance, etc. (cf. Hécaton, des Fins, livre VII ; Apollodore, Ethique ; Chrysippe). Ce ne sont pas là des biens, mais des choses indifférentes en elles-mêmes. En effet, tout comme le propre du chaud est de chauffer, et non de refroidir, de même le propre du bien est d’avantager non de nuire. Or la richesse ou la santé ne sont pas plutôt utiles que nuisibles, elles ne sont pas des biens. Ils disent encore : ce dont on peut user également bien et mal n’est pas un bien, or de la richesse et de la santé, on peut faire un bon et un mauvais emploi, donc la richesse et la santé ne sont pas des biens. Posidonius, toutefois, veut que ce soient aussi des biens. Par contre, Hécaton (des Biens, livre IX) et Chrysippe (du,Plaisir) disent que le plaisir n’est pas un bien parce qu’il y a des plaisirs laids, et le laid ne peut être un bien. Rendre service est une action ou un état vertueux ; nuire, une action ou un état vicieux. Le terme « chose indifférente » se prend en deux sens il signifie ou bien ce qui ne concourt pas plus au bonheur qu’au malheur, exemple : la richesse, la gloire, la santé, la force, etc., car on peut sans elles être heureux et elles peuvent être, selon la façon dont on en use, source de bonheur ou de malheur ; ou bien il signifie ce qui ne cause pas plutôt un désir qu’une répulsion, comme le fait d’avoir sur la tête un nombre de cheveux pair ou impair, de tendre ou de plier le doigt. Dans le premier cas, il n’en est pas ainsi ; en effet, les choses, quoique indifférentes, excitent soit un désir, soit une répugnance, c’est pourquoi elles sont un objet de choix, tandis que les secondes ne nous poussent pas plus à les faire qu’à les fuir. Parmi les choses indifférentes, les unes sont objet de préférence, les autres objet de répulsion. Parmi les premières, on range celles qui ont un certain prix, parmi les secondes, celles qui n’en ont pas. Par prix les Stoïciens entendent ce qui a un rapport avec la vie commune, laquelle s’applique à toutes sortes de biens, ou encore une certaine puissance moyenne ou un usage qui se rapporte à la vie selon la nature, exemple : si l’on dit que la richesse et la santé ont quelque avantage pour la vie naturelle ; ou encore la rémunération de quelque chose mise à l’épreuve, fixée par quelqu’un qui s’y connaît, exemple : dire que l’on échange du froment contre un âne et de l’orge. Donc les objets de préférence comportent une estimation, exemple : parmi les choses de l’âme, l’esprit, l’industrie, le progrès, etc., parmi les choses du corps, la vie, la santé, la force, la belle taille, la solidité, la beauté, etc., parmi les choses du dehors, la richesse, la gloire, la noblesse, etc.

Les autres objets de répulsion sont pour l’âme la sottise, la paresse d’esprit, etc., pour le corps la mort, la maladie, la faiblesse, la chétivité, la débilité, la laideur, etc., pour les choses du dehors la pauvreté, l’obscurité, la basse naissance.

Et les choses qui ne sont ni de l’une, ni de l’autre catégorie ne sont ni objet de préférence, ni objet de répulsion. Ajoutons que les objets de préférence le sont les uns pour eux-mêmes, les uns pour autre chose, et les autres pour les deux à la fois. Dans le premier groupe, il faut ranger l’esprit, le progrès, etc. ; dans le second groupe : la richesse, la noblesse, etc., dans le troisième : la force, l’acuité des sens, la solidité. Ils le sont pour eux-mêmes, s’ils le sont par nature ; ils le sont pour d’autres choses, s’ils apportent de grands avantages. La même classification vaut pour leurs contraires, objet de répulsion.

Les Stoïciens appellent fonction un acte convenant à la vie, et justifié par la raison. Le terme s’applique aussi bien aux plantes qu’aux animaux, car chez elles aussi, on trouve des fonctions. C’est Zénon qui le premier a trouvé le terme de fonction en s’inspirant d’une image, et en le formant sur le mot grec qui signifie : « ce qui maintient ». Il dit en effet que c’est un acte par lequel l’être maintient sa constitution naturelle. De tous les actes faits par instinct, les uns sont conformes à la fonction, les autres lui sont contraires, et les autres sont neutres. Sont conformes à la fonction tous les actes que la raison nous commande (respecter ses parents, ses frères, sa patrie, secourir ses amis). Lui sont contraires ceux que la raison interdit (négliger ses parents, ses frères, ne pas, s’accorder avec ses amis, mépriser sa patrie, etc.). Sont neutres ceux que la raison ne commande ni n’interdit (soulever un fétu de paille, tenir un crayon, prendre une étrille).

Parmi les fonctions, les unes sont absolues, les autres dépendent des circonstances. Ont une valeur absolue, par exemple, celles-ci : « soigner sa santé, garder ses sens intacts ». Ont une valeur conditionnelle celles-ci : « se mutiler, distribuer son bien ». Le même raisonnement vaut pour ce qui est contraire à la fonction. Il y a encore des fonctions (ou devoirs) permanentes, et d’autres temporaires. Vivre vertueusement est toujours un devoir ; interroger, répondre, se promener, ne sont pas toujours des devoirs. Même raisonnement pour ce qui est le contraire du devoir. Il existe enfin des devoirs intermédiaires, comme la nécessité pour un élève d’obéir à son précepteur.

Les Stoïciens divisent l’âme en huit parties : les cinq sens, la parole, la pensée, qui est l’esprit, et le pouvoir d’engendrer. Ils disent que le faux trouble la pensée, et donne à l’âme une instabilité créée par les passions.

La passion, selon Zénon, est un mouvement de l’âme irraisonné et contraire à la nature, ou encore un emportement excessif. Les principales passions, selon Hécaton (des Passions, liv. II), sont de quatre sortes : la douleur, la crainte, le désir, les plaisirs. Les Stoïciens croient encore qu’elles sont des jugements (cf. Chrysippe, Traité des Passions). Ainsi l’avarice consiste à juger que l’argent est une belle chose, et l’ivresse et l’intempérance s’expliquent de la même façon.

La douleur est une contraction irraisonnée de l’âme. Elle a pour espèces : l’apitoiement, l’envie, l’émulation, la jalousie, l’angoisse, le trouble, le chagrin, l’affliction, la confusion. L’apitoiement est une douleur qui nous vient du mal d’autrui ; l’envie une douleur qui nous vient de ce que nous voyons autrui jouir de ce que nous désirons ; la jalousie, la douleur de voir autrui posséder aussi ce que nous possédons ; l’angoisse une douleur très pesante ; le trouble une douleur qui nous contracte et nous cause du souci ; le chagrin une douleur qui naît de nos pensées et persiste et s’accroît ; l’affliction est une douleur pénible ; la confusion une douleur irraisonnée, mordante, et qui nous empêche de voir la réalité présente.

La crainte est une attente du mal. Elle comprend la peur, l’hésitation, la honte, la terreur, le saisissement et l’anxiété. La peur est une affection qui nous remplit de crainte ; la honte est la crainte de l’ignominie ; l’hésitation est la crainte de l’action à accomplir ; la terreur est la crainte de quelque image inaccoutumée ; le saisissement est une crainte qui paralyse la bouche ; l’anxiété est la crainte que cause une affaire dont l’issue est incertaine.

Le désir est un souhait irraisonné, à quoi sont subordonnées les affections suivantes : indigence, haine, rivalité, colère, amour, ressentiment et emportement. L’indigence est un désir qui vient de ce que nous n’avons pas ce que nous voulons, et que nous cherchons sans cesse à l’avoir ; la haine est le désir qu’il arrive du mal à autrui et que ce mal dure et croisse ; la rivalité est un désir provenant d’un choix à faire ; la colère est un désir de punir celui qui paraît nous avoir injustement fait du tort ; l’amour est un désir qui ne vient jamais aux philosophes, car c’est une tentative pour s’unir à quelqu’un à cause de sa beauté ; le ressentiment est une colère vieillie cherchant avec soin une vengeance, comme le montrent les vers suivants :

Si vraiment tout un jour il a contenu sa bile,

Il n’en aura pas moins ensuite du ressentiment, jusqu’à ce qu’elle éclate enfin [52]

l’emportement, enfin, est une colère naissante.

Le plaisir est un désir irraisonné d’une chose qui paraît souhaitable. Il comprend : le charme, la joie du mal, la jouissance, le relâchement. Le charme est un plaisir qui nous prend par l’oreille, la joie du mal est un plaisir qui nous vient à la suite des malheurs d’autrui, la jouissance est comme un circuit ou un mouvement attractif de l’âme le conduisant à la mollesse, le relâchement enfin est le fait de négliger la vertu. Tout comme on parle des maladies du corps podagre, goutte, de même il y a des maladies de l’âme, comme l’amour exagéré de la gloire, du plaisir, etc. ; ce sont des maladies qui s’accompagnent d’affaiblissement et cette maladie est la croyance en une chose qui semble vivement désirable. De même qu’il y a des accidents auxquels le corps est facilement exposé, comme le rhume de cerveau et la diarrhée, de même l’âme a ses penchants, comme l’envie, la pitié, la querelle, etc. Les Stoïciens disent encore qu’il y a trois bonnes affections : la joie, la prudence, la volonté ; la joie est le contraire du plaisir, car elle est un désir raisonné ; la prudence est le contraire de la crainte, car elle est une fuite raisonnée, ainsi le sage n’a jamais peur, mais il est toujours sur ses gardes. Enfin la volonté est le contraire du désir, en ce qu’elle est un souhait raisonné. Tout comme les principales passions, les principales bonnes affections comportent des espèces : ainsi la volonté comprend la bienveillance, le calme, la douceur et l’affection. La prudence comprend : la pudeur, la chasteté ; enfin la joie comprend la gaieté, l’enjouement, la bonne humeur.

Les Stoïciens soutiennent que le sage est exempt de passions, parce qu’il est inébranlable ; sans doute aussi, le profane et surtout le méchant peuvent être impassibles, mais cela veut dire pour eux qu’ils montrent simplement une dureté que rien ne peut amollir. Le sage est aussi exempt de vanité, il n’est pas plus ému par la gloire que par l’absence de gloire. Et sans doute il y a d’autres personnes sans vanité, mais c’est par exemple l’homme frivole et léger. Ils disent encore que tous les hommes studieux sont austères, parce qu’ils ne fréquentent pas d’eux-mêmes les lieux où l’on s’amuse, et n’écoutent pas les conseils des gens qui veulent les conduire au plaisir. Et sans doute il y a d’autres personnes austères, mais il en est d’elles comme du vin dont on se sert en pharmacie pour remède plutôt que pour boisson. Les sages sont encore sincères et ils prennent garde de se montrer meilleurs qu’ils ne sont en cachant leurs défauts pour ne laisser voir que leurs qualités. Ils ne sont pas hypocrites tout masque est absent de leurs paroles comme de leur visage. Ils ne font pas de commerce, pour ne pas être entraînés à commettre un acte contraire au devoir. S’ils boivent, c’est sans jamais s’enivrer. Jamais ils ne perdent l’esprit, ils tombent parfois cependant dans des imaginations absurdes, mais c’est par humeur noire, par délire, par faiblesse naturelle, et non par raisonnement. Ils ignorent la douleur, cette exaltation irraisonnée de l’âme (cf. Apollodore). Ils sont divins, car ils ont en eux, au contraire du profane, une divinité. Quand on dit du profane qu’il n’est pas divin, on veut dire ou bien qu’il est l’opposé de la divinité, ou bien, ce qui n’est pas le cas général, qu’il ne tient aucun compte de la puissance divine. Les sages sont pieux, car ils ont l’expérience des usages religieux et parce que la piété n’est que la science des soins à donner aux dieux. Ils font des sacrifices, et restent toujours purs, car ils ont en horreur les crimes religieux. Ils sont aimés des dieux, car ils sont saints et justes à l’égard des choses divines. Les sages sont même les seuls prêtres véritables, car ils ont réfléchi sur les sacrifices, la construction des temples, la purification et d’une manière générale sur toutes les cérémonies qui concernent les dieux.

Les Stoïciens conseillent encore d’honorer ses parents et ses frères aussitôt après les dieux. Ils disent que l’amour des enfants est chez les sages un don naturel dont les méchants sont privés. Ils estiment égaux tous les crimes (cf. Chrysippe, Recherches de morale, livre IV, Persée, Zénon). Car si le vrai n’est pas plus grand que le vrai, si le faux n’est pas plus grand que le faux, la tromperie n’est pas plus grande non plus que la tromperie, et il n’y a pas de différence entre les crimes. Celui qui est à cent stades de Canope et celui qui est à un stade de la ville ne sont à Canope ni l’un ni l’autre. De même celui qui n’a commis qu’une petite faute et celui qui en a commis une grande sont l’un comme l’autre hors du droit chemin. Toutefois Héraclide de Tarse, ami d’Antipatros de Tarse, et Athénodore affirment qu’il y a des fautes d’inégale importance. Les Stoïciens croient encore que le sage peut, si rien ne l’en empêche, prendre part au gouvernement (cf. Chrysippe, des Vies, livre I), car il chassera le vice et excitera les gens à la vertu. Il se mariera (cf. Zénon, République) et il engendrera des enfants. Le sage ne donnera pas d’opinion, c’est-à-dire ne dira jamais rien de mensonger. Il se fera chien, car la route des Cyniques est le plus court chemin vers la vertu (cf. Apollodore, Ethique). Il pourra manger de la chair humaine, si les circonstances l’y obligent. Seul le sage est libre, les profanes sont esclaves ; la liberté n’est pas autre chose en effet que la possibilité d’agir d’après sa volonté, et l’esclavage est la privation de cette possibilité. Il y a aussi un autre esclavage, qui consiste à dépendre d’un maître, et un troisième, qui consiste à être acheté et à appartenir à un maître. Le contraire est la domination, qui est un mal comme l’esclavage. Zénon ajoute que les sages se sont pas seulement libres, mais sont aussi rois, la royauté étant un pouvoir qui n’a pas de comptes à rendre, ce qui précisément est le propre des seuls sages (cf. Chrysippe, dans son livre intitulé : Que Zénon a souvent employé les termes dans leur sens propre). Il faut en effet que celui qui commande sache discerner le bien et le mal, ce que le profane ne sait pas faire. De la même façon, les sages sont encore les seuls vrais magistrats, les seuls juges, et les seuls orateurs véritables. Ils sont infaillibles, car ils ne peuvent pas faire le mal. Ils sont innocents, car ils ne nuisent ni à autrui ni à eux-mêmes. En revanche, ils sont rebelles à la pitié et au pardon, car on ne doit pas faire remise des peines infligées par la loi, parce que l’indulgence, la pitié, et la clémence sont des néants de l’âme simulant la bonté et parce qu’ils ne croient pas que les châtiments soient pénibles. Les Stoïciens affirment encore que le sage ne s’étonne d’aucun des phénomènes qui paraissent extraordinaires, pas plus des portes de Charon que des marées, des sources chaudes, ou des éruptions volcaniques [53] .

Le sage ne doit pas vivre dans le désert, car il est sociable par nature, et fait pour l’action. Il s’exercera pour fortifier son corps, il adressera aux dieux des prières et des voeux pour obtenir des biens (cf. Posidonius, des Devoirs, livre I, Hécaton, Choses extraordinaires, livre III). La véritable amitié est le propre des sages, en raison de la similitude de leurs préoccupations. Les Stoïciens définissent l’amitié soit comme la mise en commun de tout ce qui est utile à la vie, soit comme le fait de considérer les amis comme d’autres nous-mêmes. Il faut lier amitié dans son propre intérêt, et la multiplicité des amis est un bien. Il ne peut y avoir ni amitié, ni amis chez les gens qui ne sont pas philosophes. De tels hommes sont d’ailleurs des fous, car ils n’ont pas de raison et font tout par sottise, cette soeur de la folie. Tout ce que fait un sage, il le fait bien, car il est comme le flûtiste Ismène qui jouait à la perfection tous les airs de flûte. Tout appartient aux sages, car la loi leur donne une puissance absolue. Pour les gens qui ne sont pas philosophes, il en est de même que pour les injustes dont nous avons dit... [54] .

Selon les Stoïciens, les vertus s’enchaînent les unes aux autres : quiconque en possède une les possède toutes. Leur nature et leurs principes sont communs (cf. Chrysippe, des Vertus, livre I, Apollodore, Physique ancienne, Hécaton, des Vertus, livre III). En effet, l’homme vertueux sait discerner et accomplir ce qu’il faut accomplir. Or, ce qu’il faut accomplir, ce sont des choses qu’il faut rechercher, à quoi il faut s’attacher et se tenir avec persévérance et qu’il faut partager avec justice. De la sorte, si le sage accomplit les unes avec discernement, les autres avec courage, les autres avec justice, les autres avec persévérance, il se trouve être à la fois sensé, courageux, juste et persévérant.

Par ailleurs chaque vertu est pour son genre comme une tête de chapitre particulière de l’ensemble de la morale ; exemple : le courage pour les choses à quoi il faut s’attacher, le bon sens pour les choses qu’il faut faire ou ne pas faire ou qui sont indifférentes. De même chaque autre vertu se rapporte à des choses qui lui sont propres. D’autre part la prudence est suivie nécessairement par le bon sens et l’intelligence, la tempérance par la modération et le bon ordre, la justice par l’équité et la bonté, le courage par la persévérance et la valeur.

Ils soutiennent qu’il n’y a pas d’intermédiaire entre la vertu et le vice, contrairement aux Péripatéticiens, qui acceptent pour intermédiaire le progrès vers le bien. Eux disent que le bois est nécessairement droit ou tordu, et que de la même façon une chose est nécessairement juste ou injuste et non pas plus ou moins juste, et ainsi pour les autres vertus [55] . Chrysippe croit qu’on peut perdre la vertu, Cléanthe le nie, le premier dit qu’on peut la perdre par ivresse ou par colère, le second dit que non, parce qu’elle a une prise solide et se fait préférer. Il est sûr en tout cas que nous avons honte quand nous avons mal agi, comme si nous savions clairement que seul est bien ce qui est beau. La vertu, par ailleurs, suffit à assurer le bonheur (cf. Zénon et Chrysippe, des Vertus, livre 1, Hécaton, des Biens, livre II).

Voici comment les Stoïciens raisonnent : « Si la grandeur d’âme est suffisante à nous mettre au-dessus de tout le monde, elle qui est une partie de la vertu, la vertu sera suffisante pour conduire au bonheur, elle qui par surcroît nous fait mépriser ce qui peut paraître pénible. Toutefois, Panétius et Posidonius disent que la vertu ne suffit pas, qu’il y faut ajouter la santé, la richesse et la force. Ils croient, comme Cléanthe, que la vertu est un bien durable, qu’elle ne peut être perdue, et que le sage a continuellement l’âme bonne. Ils pensent que le juste vient de la nature et non d’un décret humain, comme d’ailleurs aussi la loi et l’opinion droite (cf. Chrysippe, du Beau), ils pensent encore qu’il ne faut pas lâcher la philosophie, même à cause de désaccord, car suivant ce raisonnement on cesserait de vivre (cf. Posidonius, Protreptiques). Chrysippe pense que les arts libéraux sont utiles. Nous n’avons aucun droit naturel sur les animaux, parce que nous ne leur ressemblons pas (cf. Chrysippe, de la Justice, livre I, Posidonius, du Devoir, livre I).

Le sage, selon les Stoïciens, pourra aimer parmi les jeunes gens ceux qui se font remarquer par un naturel tourné vers la vertu [56] (cf. Zénon, République, Chrysippe, des Vies, liv. I, Apollodore, Ethique). Ils définissent l’amour une tentative d’amitié suscitée par la beauté, et ayant pour fin non pas le corps mais l’âme. Ainsi Thrasonidès, tenant à sa merci celle qu’il aimait, s’abstint de s’unir de corps avec elle, pour éviter son mépris. L’amour est donc amour d’amitié (cf. Chrysippe, de l’Amour), il n’est pas un don divin. La beauté est la fleur de la vertu. Il y a trois sortes de vie : la spéculative, l’active, la raisonnable ; la troisième est préférable, car l’homme a justement été créé raisonnable par nature pour être propre à la fois à la spéculation et à l’action. Le sage peut avec raison donner sa vie pour sa patrie et ses amis, et encore se tuer s’il est dans de pénibles douleurs, s’il a perdu un membre ou encore s’il a une maladie incurable. Ils veulent que les sages mettent leurs femmes en commun, de sorte que n’importe qui d’entre eux se serve de n’importe laquelle (cf. Zénon, République, Chrysippe, de la République [57] ) (tout comme Diogène le Cynique et Platon). Ainsi nous aimerons également et comme de vrais pères tous nos enfants et nous éviterons la jalousie, qui engendre l’adultère. Le gouvernement idéal est pour eux un mélange de démocratie, de royauté et d’aristocratie.

Pour la morale, voilà donc ce qu’ils en disent, et ils disent encore une foule de choses avec des démonstrations propres à eux. Mais il suffit de les avoir résumées par chapitres et par sujets.

Les Stoïciens divisent la physique en diverses parties les corps, les principes et les éléments, les dieux, les fins, les lieux, le vide. Cela pour les espèces. Pour les genres, ils la divisent en trois parties : le monde, les éléments, les causes. L’étude du monde est divisée en deux parties : l’une, commune à eux et aux mathématiciens, par laquelle ils étudient les astres, étoiles fixes et les planètes, exemple : si le soleil est tel qu’il paraît être, et de même pour la lune, le coucher des astres, etc., et une seconde partie, qui est propre aux physiciens, et par laquelle ils recherchent quelle est la nature du monde (et si le soleil et les astres sont composés d’une matière et d’une forme, s’il est engendré ou non engendré, animé ou sans âme, périssable ou impérissable, agi par une providence, etc.). L’étude des causes se divise en deux parties : la première est commune aux médecins et à eux, par laquelle ils étudient le principe de l’âme, ses facultés, les semences, etc. L’autre partie touche aussi à la matière des mathématiciens, par laquelle ils cherchent comment nous pouvons voir, quelle est la cause de la formation des images sur les miroirs, quelle est la cause des nuages, des arcs-en-ciel, des halos, des comètes et autres phénomènes semblables.

Le monde entier vient de deux principes : le principe actif et le principe passif. Le principe passif est la matière inerte et sans qualité, le principe actif est la raison qui agit en elle, c’est-à-dire la divinité. Car celle-ci, qui est éternelle, fait chaque chose par l’intermédiaire d’elle [58] . Ce dogme est établi par Zénon de Cittium dans son livre sur l’être, par Cléanthe dans son livre sur les atomes, par Chrysippe dans le premier livre de sa physique, vers la fin, par Archédème dans son traité des éléments, et par Posidonius dans le deuxième livre de son discours sur la physique.

Ces philosophes font une différence entre les causes et les éléments, car les causes n’ont pas été produites et sont indestructibles, tandis que les éléments périront par embrasement. D’autre part les causes sont sans corps et sans forme, tandis que les éléments ont une forme.

Le corps (cf. Apollodore, Physique) est une étendue qui a trois dimensions : la longueur, la largeur, l’épaisseur. On l’appelle aussi le corps solide. La surface, c’est la limite d’un corps ou ce qui n’a que deux dimensions : la longueur et la largeur, mais n’a pas l’épaisseur. Posidonius (des Corps célestes, livre III) la définit selon l’entendement et selon la substance. La ligne est la limite d’une surface ou une longueur sans largeur ou encore ce qui a seulement une longueur. Le point est la limite de la ligne, c’est-à-dire le signe le plus petit. Dieu, esprit, fatalité sont une même réalité sous plusieurs noms. Au début, étant en soi (absolument), il changea toute la substance en eau par le moyen de l’air, et de même que dans ce qui est engendré est contenu un germe, de même, cette raison séminale du monde, il la déposa dans l’humidité, rendant ainsi la matière plus apte à engendrer le reste, et alors il créa d’abord les quatre éléments, le feu, l’eau, l’air et la terre (cf. Zénon, du Monde, Chrysippe, Physique, livre I, Archédème, des Éléments). L’élément est donc ce dont vient tout ce qui se fait, et ce en quoi tout se résout. Les quatre éléments réunis forment par leur ensemble une substance sans qualité qui est la matière. Le feu est chaud, l’eau est humide, l’air est froid et la terre est sèche. L’air aussi d’ailleurs. Au plus haut lieu, d’autre part, est le feu qu’on appelle éther, où a paru d’abord la sphère des astres fixes, puis celle des planètes. Après l’éther vient l’air, puis l’eau, et au quatrième rang la terre, qui est au milieu de tout.

Par le mot de monde les Stoïciens entendent trois sortes de choses : d’abord la divinité, qui seule de tout ce qui existe a une qualité propre, qui est incorruptible, et qui n’a pas été engendrée, qui est l’artisan de l’ordre des choses, qui résout en elle à certaines périodes de temps tout l’ensemble des choses, et qui les engendre d’elle à nouveau ; puis l’arrangement même des astres est appelé monde, et enfin ce qui est composé des deux. Le monde est encore la qualité propre de la substance de l’univers (cf. Posidonius, Éléments de météorologie) et il est composé du ciel, de la terre, des choses de leur nature, ou encore des dieux, des hommes et de toutes les choses faites à leur sujet. Le ciel d’autre part est la circonférence extérieure où demeure tout ce qui est divin. Le monde est donc gouverné par un esprit et une providence (cf. Chrysippe, de la Providence, livre V. Posidonius, des Dieux, livre III), cet esprit pénétrant dans toutes ses parties, comme l’âme chez l’homme, mais toutefois moins dans certaines et plus dans d’autres. Il est dans certaines comme un simple état, comme dans les os et les nerfs, et dans d’autres comme dans un esprit agissant comme dans le cerveau. De même le monde entier, qui est un être vivant animé et raisonnable, a un principe directeur (cf. Antipatros de Tyr, du Monde, livre VIII). Chrysippe (de la Providence, livre I) et Posidonius (Livre des dieux) disent que c’est le ciel, et Cléanthe dit que c’est le soleil. Chrysippe, se contredisant lui-même, dit dans le même livre que c’est la partie la plus pure de l’éther, dont les Stoïciens disent que ce fut le premier principe divin qui se fondit à toutes les choses du ciel, à tous les animaux, et aux plantes, et à la terre même. Il y a un seul monde, il est limité et de forme sphérique, c’est en effet la forme la plus apte au mouvement (cf. Posidonius, Discours sur la physique, livre V, et Antipatros, du Monde). A l’extérieur de ce monde est comme versé tout autour un vide illimité, qui est incorporel. On appelle ainsi ce qui peut être contenu par des corps mais n’en contient pas. Dans le monde il n’y a pas de vide, toutes ses parties sont intimement liées par suite de l’harmonie et de l’accord entre les choses célestes et celles de la terre. La question du vide est traitée par Chrysippe dans son livre du Vide, et dans le premier tome des Arts naturels, par Apollophane dans sa Physique, par Apollodore et par Posidonius dans le deuxième livre de son Discours sur la physique. Sont encore incorporels le temps, qui est une division du mouvement du monde, et au sujet duquel il faut distinguer le passé et l’avenir, qui sont illimités, et le présent, qui est limité. Les Stoïciens déclarent que le monde est périssable, puisqu’il a été engendré. Ils s’appuient sur un raisonnement logique. Le tout dont les parties sont périssables est aussi périssable, les parties du monde sont périssables puisqu’elles se transforment les unes en les autres, le monde est donc périssable. Tout ce qui est sujet à un changement en pire est périssable, donc le monde l’est, car tantôt il se dessèche et tantôt il se change en eau. Le monde naît, lorsque la substance du feu se transforme en eau par le moyen de l’air, que sa partie la plus dense devient terre, tandis que sa part la moins dense devient air, et que la partie la plus légère et la plus ténue redevient feu. Après quoi le mélange de tous ces éléments donne les plantes, les animaux et les autres sortes de substances. La génération et la corruption du monde sont traitées par Zénon dans son ouvrage sur le tout, par Chrysippe (Physique, livre I), par Posidonius (du Monde, livre I), par Cléanthe, par Antipatros (du Monde, livre X). Panétius, au contraire, a démontré que le monde était indestructible. L’idée que le monde est un être vivant raisonnable, animé et intelligible est exprimée par Chrysippe (de la Providence, livre I), par Apollodore (Physique) et par Posidonius. Il est un être vivant, parce qu’il est une substance animée et sensible. En effet, un être vivant est supérieur à celui qui ne l’est point, or rien n’est supérieur au monde, donc le monde est un être vivant. Il est animé, comme le montre évidemment notre âme, qui a été tirée de lui comme une parcelle, Boethos, pourtant, soutient que le monde n’est pas un être vivant. L’idée que le monde est unique est donnée par Zénon dans son livre du Tout, par Chrysippe, par Apollodore dans sa Physique et par Posidonius (Discours sur la physique, livre I). Par l’univers, on entend (cf. Apollodore) tantôt le monde, et tantôt l’ensemble du monde et du vide qui l’entoure. Le monde est limité, le vide est illimité.

Les astres comprennent les astres fixes, qui se meuvent avec l’ensemble du ciel à quoi ils sont fixés, et les planètes, qui ont un mouvement propre. Le soleil a une course oblique au long du cercle du zodiaque. De même, la lune a un mouvement sinueux. Le soleil est un feu absolument pur (cf. Posidonius, des Météores, livre VII). Il est plus grand que la terre (id., Discours sur la physique, livre VI). Il est encore sphérique, tout comme le monde, disent-ils. Il est un feu d’abord, parce que le feu est tout-puissant ; il est plus grand que la terre, parce que d’abord il l’éclaire toute, et qu’il éclaire le ciel par surcroît, et le fait que l’ombre de la terre est conique montre encore qu’il est plus grand qu’elle : d’ailleurs, on le voit de tous côtés, à cause de sa grandeur. La lune ressemble davantage à la terre, parce qu’elle en est plus rapprochée. Les astres se nourrissent, qu’ils soient de feu comme ceux que nous avons dits, ou d’autres substances. Le soleil, dont la lumière est éthérée, se nourrit de la vaste mer, la lune se nourrit d’eau non salée, parce qu’elle est mêlée d’air et qu’elle est près de la terre (cf. Posidonius, Discours sur la physique, livre VIII), et les autres astres se nourrissent de terre. Les astres sont sphériques et la terre ne se meut pas ; la lune n’a pas de lumière propre et reflète celle du soleil. Il y a éclipse de soleil quand la lune est placée en face de lui, du côté qui regarde la terre (cf. Zénon, Livre du tout). On le voit, en effet, quand, au cours de son mouvement, tantôt elle le cache et tantôt elle le laisse voir. On en fait l’expérience au moyen d’un chaudron rempli d’eau. Il y a éclipse de lune quand elle tombe dans l’ombre de la terre. C’est pourquoi il n’y a d’éclipse qu’à la pleine lune, quand elle est chaque mois diamétralement opposée au soleil, car lorsque son axe n’est pas parallèle à celui du soleil, au cours de son mouvement, sa largeur varie selon qu’elle est tournée vers le nord ou vers le sud. Tandis que lorsque sa largeur fait face à celle du soleil, et celle du cercle intermédiaire, et qu’alors son axe est parallèle à celui du soleil, au cours de son mouvement, alors elle s’éclipse, ce qui a lieu aux signes du cancer, du scorpion, du bélier et du taureau, selon Posidonius et son école.

Le dieu est un être vivant, immortel, raisonnable, parfait, intelligent, heureux, étranger au mal, étendant sa providence sur le monde et son contenu. Il n’a pas cependant forme humaine. Il est l’auteur de toutes choses, et comme leur père, il est intimement mêlé à la nature [59] par quelqu’une de ses parties. Et les Grecs lui donnent différents noms suivant ses différents effets. Il est appelé tantôt Dios, parce que tout se fait par son intermédiaire [60] . Zeus, parce qu’il crée la vie [61] , ou parce qu’il est intimement lié à tout ce qui vit, Athéna, parce que sa puissance s’étend à l’éther [62] , Héra, parce qu’elle s’étend aussi à l’air [63] . Héphaïstos, parce qu’elle s’étend au feu [64] , Poséidon, parce qu’elle s’étend à l’eau [65] ,  Déméter, parce qu’elle s’étend à la terre [66] , et encore de bien d’autres noms, selon ses différents effets.

La substance de dieu est pour Zénon l’ensemble du ciel et du monde (cf. aussi Chrysippe, des Dieux, livre I). Antipatros, lui, dit (du Monde, livre VII) que la substance des dieux est d’air. Boethos (de la Nature) dit que la substance des dieux est la sphère des astres fixes.

Par nature, ils entendent tantôt ce qui contient le monde, tantôt ce qui produit les choses de la terre.

C’est une « hexis » [67] , qui se meut par elle-même, par des raisons séminales, produisant et contenant ce qui provient d’elle dans des périodes de temps limitées, et qui engendre des choses semblables à celles dont elle a été détachée. Son but est à la fois l’utile et l’agréable, comme on le voit dans la constitution de l’homme. Tout est soumis au destin (cf. Chrysippe, du Destin, Posidonius, du Destin, livre II, Zénon, Boethos, du Destin, livre I). Ils définissent le destin : l’enchaînement des causes des choses, ou encore la raison qui gouverne le monde [68] . Au-dessus de tout il y a une divinité, sinon même une providence. Ils la définissent un art qui se réalise en actes (cf. Zénon, Chrysippe, de la Divination, livre II, Athénodore, Posidonius, Discours sur la physique, livre II, de la Divination, livre II). C’est du moins l’avis du plus grand nombre, car Panétius dit qu’elle n’existe pas. Ils tiennent que la substance de toutes choses est la matière primitive (cf. Chrysippe, Physique, livre I, et Zénon). La matière est ce dont toute chose, quelle qu’elle soit, est composée. On l’appelle de deux façons : matière ou substance, qu’elle soit celle de l’ensemble des choses ou celle de chaque chose particulière. Celle de l’ensemble des choses n’est susceptible ni de grandir, ni de diminuer. Celle de chaque chose particulière l’est au contraire. La substance est selon eux corporelle et limitée (cf. Antipatros, de la Substance, livre II, Apollodore, Physique). Apollodore ajoute qu’elle peut éprouver des changements. En effet, si elle était immuable, il ne naîtrait rien d’elle. C’est ce qui fait dire au même auteur qu’elle est divisible à l’infini. Chrysippe dit qu’elle est finie et non infinie, car cela n’est pas infini, dit-il, qui peut se diviser, mais la division en elle peut être faite infiniment. Les mélanges affectent la substance entière (cf. Chrysippe, livre III, Physique) et ne se font pas par enveloppement, ni par addition. En effet, un peu de vin jeté à la mer s’oppose bien à elle un instant, mais finit par se fondre en elle. Ils croient à l’existence de démons ayant les mêmes affections que les hommes, et ayant un regard sur les actions humaines. Ils pensent encore que les âmes des sages deviennent demi-dieux.

Sur les phénomènes atmosphériques, voici leurs théories. L’hiver, c’est une congélation de l’air qui est sur la terre, causée par la longue absence du soleil. Le printemps, c’est un adoucissement de l’air consécutif au retour du soleil. L’été, c’est le fait que l’air qui est sur la terre se réchauffe par suite du mouvement du soleil vers la grande Ourse. L’automne enfin vient quand le soleil s’en retourne loin de nous [69] … Le soleil évaporant les nuages (en) est la cause [70] . L’arc-en-ciel vient du reflet des rayons du soleil sur l’eau des nuages, ou, comme le dit Posidonius dans sa Météorologie, l’image d’une partie du soleil ou de la lune dans un nuage humide qui paraît creux et continu comme une circonférence vue dans un miroir. Les comètes, les barbes de feu, les torches, sont des feux qui se forment quand l’air plus dense s’élève dans les régions de l’éther. L’étoile filante est l’embrasement d’un feu dense se mouvant rapidement dans l’air et laissant l’image d’une ligne lumineuse. La pluie est la transformation des nuages en eau, lorsque l’humidité qui s’élève de la terre ou de la mer n’a pas pu se former en nuage par suite de la chaleur du soleil. Cette humidité très condensée et refroidie s’appelle givre. La grêle est un nuage congelé et brisé par le vent. La neige est l’humidité qui tombe d’un nuage congelé (cf. Posidonius, Discours sur la physique, livre VIII). L’éclair est un embrasement des nuages battus et brisés par les vents (cf. Zénon, livre du Tout). Le tonnerre est le bruit que font ces nuages par suite de frottements et de déchirures. La foudre, c’est la chute sur la terre avec violence d’une masse enflammée quand les nuages s’entrechoquent par l’effet du vent ; d’autres disent que c’est un tourbillon de feu et d’air enflammé tombant avec violence. Le typhon est une foudre plus massive et violente et poussée par un vent très fort ou encore un souffle de vent et de fumée venant de la rupture d’un nuage. Le cyclone est un nuage enveloppé de feu de toutes parts et accompagné de vent violent. Les tremblements de terre se produisent quand le vent a pénétré dans les cavités de la terre ou s’y est condensé (cf. Posidonius, livre VIII). Il y en a de plusieurs sortes, selon qu’ils proviennent du sol ou qu’ils forment des gouffres, des glissements ou des éruptions [71] .

Voici maintenant quelle est selon eux l’organisation du monde : la terre est au milieu et tient lieu de centre. Autour d’elle se trouve l’eau, qui est sphérique et concentrique à la terre, de sorte que la terre est dans l’eau. Autour de l’eau se trouve l’air, sphérique lui aussi. Il y a cinq cercles dans le ciel : le cercle arctique, toujours visible, le tropique d’été, l’équateur, le tropique d’hiver et l’antarctique, qui est invisible. On les appelle parallèles parce qu’ils sont à égale distance les uns des autres et concentriques. Le zodiaque est au contraire oblique, et coupe les parallèles. Il y a cinq zones sur la terre : la zone glaciale du borée, qui est sur le cercle arctique, inhabitable à cause du froid, la zone tempérée, la zone torride, inhabitable à cause de sa chaleur, la zone tempérée du sud, et la zone australe, elle aussi trop froide pour être habitable.

Les Stoïciens pensent encore que le feu est une certaine essence créant toutes choses avec une science et un art parfaits et procédant méthodiquement à la génération. L’âme est sensible, elle est un souffle mis en nous par la nature à notre naissance, grâce auquel le corps existe, et qui dure après la mort, bien qu’elle soit périssable, alors que celle de l’univers est impérissable, l’âme de l’univers dont les âmes des êtres vivants ne sont que des parties. Zénon de Cittium, Antipatros (de l’Ame) et Posidonius disent que l’âme est un souffle chaud qui nous permet de respirer et de nous mouvoir. Cléanthe dit que toutes les âmes durent jusqu’à la conflagration du monde, et Chrysippe dit que seules durent les âmes des sages. Selon les Stoïciens il y a huit parties de l’âme : les cinq sens, les raisons séminales, la parole et la raison. On voit quand la lumière qui est placée entre la vue et l’objet est tendue en forme de cône (cf. Chrysippe, Physique, livre II, et Apollodore). Le sommet de ce cône de lumière touche l’oeil, et sa base est tangente à l’objet vu. Tout se passe comme si l’objet vu était présenté par l’agitation de l’air frappé par un bâton. On entend quand l’air placé entre celui qui parle et celui qui écoute est ébranlé en cercles concentriques et vient frapper les oreilles, comme l’eau d’une citerne est agitée d’ondes concentriques quand on y jette une pierre. Le sommeil provient d’un relâchement de la conscience autour de la partie directrice de l’âme.

Les stoïciens rapportent les causes des passions aux transformations qui intéressent le souffle. Ils disent que le sperme est ce qui peut engendrer un être analogue à celui dont il est détaché. Le sperme de l’homme, qu’il produit et répand, se mêle aux parties humides de l’âme selon un mélange des tempéraments des parents. Chrysippe (Physique, II) dit que par sa substance, c’est un souffle [72] , on le voit par les semences que l’on jette en terre, qui trop vieilles ne germent pas, parce que de toute évidence leur puissance s’est évaporée comme un souffle. Sphéros dit que cette semence vient de toutes les parties du corps. Un fait est sûr : elle donne naissance à toutes les parties du corps. Le sperme de la femme est stérile, car il est faible, peu abondant et trop aqueux, c’est encore l’avis de Sphéros. Ce que les Stoïciens appellent partie directrice de l’âme, c’est celle où se forment les images, les désirs et les discours, et qui a son siège dans le coeur.

J’ai, ce me semble, suffisamment parlé de leurs théories sur la nature et dit ce qu’il suffisait de dire en un tel ouvrage. Voici maintenant les points sur lesquels quelques-uns d’entre eux diffèrent.



[1] C’est en effet la dernière phrase du livre précédent. Cette tradition, généralement acceptée, est vraisemblable, si l’on pense qu’il y a plus d’un point commun entre les deux doctrines.
[2] Ce deuxième livre des Mémorables contient une longue discussion entre Socrate et Aristippe sur le plaisir et la tempérance.
[3] On a déjà vu dans la biographie de Cratès et dans celle de Diogène que c’était la façon dont les Cyniques éprouvaient les vocations philosophiques. Ils cherchent ainsi à voir si l’apprenti philosophe sait mépriser l’opinion de la foule et écarter toute fausse honte. En général, l’épreuve tournait à la confusion du candidat.
[4] On se rappelle que le mot de chien sert à désigner les Cyniques.
[5] Le Poecile, (portique bigarré, ou portique aux peintures) était situé sur l’Agora, construit à l’époque de Cimon et décoré de fresques de Polygnote et de Micon. Polygnote nous est connu par Aristote, Pausanias, Cicéron et Quintilien. Pausanias a surtout décrit ses fresques de Delphes.
[6] Vers 260.
[7] La prytanie est une des 10 commissions de la boulé (sénat). Elle comprend 50 sénateurs de la même tribu, qui prennent le nom de prytanes et siègent pendant trente-cinq jours (un dixième de l’année) selon un ordre immuable et fixé par décret. L’indication de la tribu en exercice suffit donc pour indiquer le mois, comme celle de l’archonte pour désigner l’année. La date du décret se trouve ainsi fixée (l’indication du jour étant donnée) de façon extrêmement précise.
[8] Ce décret est rédigé selon la formule traditionnelle. Il comporte obligatoirement et dans l’ordre : a) La date précise (archontat, prytanie, jour) ; b) l’autorisation de l’assemblée et le nom des auteurs du projet ; c) les considérants ; d) la décision et ses modalités ; e) les personnes chargées de l’exécution du décret, avec l’indication de leur dème.
[9] Le lécythe est un vase allongé à embouchure évasée, muni d’une anse. Le plus souvent, à la différence des vases ordinaires à figures noires ou rouges sur fond rouge ou noir, le lécythe était un vase à fond blanc. Il avait un usage funéraire. Un exemple célèbre est celui du musée d’Athènes qui représente l’ensevelissement d’une jeune fille par les déesses de la mort et du sommeil. Cf. Dugas, la Céramique grecque.
[10] Cette anecdote est reprise d’Antigone de Caryste (biographie de Zénon) et citée presque textuellement par Athénée.
[11] Il y a un jeu de mots sur le sens de Phénicien. Les habitants de ce pays, grands commerçants, passaient aussi pour grands voleurs. Si Timon dans ses Silles, et Polémon dans cette phrase, reprochent tant à Zénon son origine phénicienne, c’est vraisemblablement pour lui reprocher de n’avoir pas de théories originales, mais d’avoir emprunté sa philosophie aux Cyniques.
[12] Hésiode disait le contraire de Zénon, en plaçant les vers dans l’ordre inverse : Celui-là est parfait qui de soi-même comprend tout, Mais l’autre est bon aussi qui obéit à qui parle bien.
[13] Cette tradition se trouve chez Athénée, livre II.
[14] Expression déjà employée à propos de Socrate.
[15] Si l’opinion de Persée est la bonne, il faut considérer comme apocryphe la lettre à Antigone transcrite plus haut par D.L., car Zénon y déclare avoir 80 ans. Il est bien probable qu’il en est de cette lettre comme de celles attribuées aux sept sages.
[16] Le fondateur de la ville de Thèbes passe pour avoir appris aux Grecs l’alphabet, c’est pourquoi Zénodote écrit que la Grèce lui doit ses livres. Il était en effet Phénicien, puisque fils d’Agénor, roi de Phénicie.
[17] Après la citation donnée en bloc des renseignements fournis par Démétrios sur Zénon, citation qui aurait dû se placer au début de cette biographie, vient une phrase sur les serments de Zénon, d’origine différente, dont on retrouve la trace chez Athénée, livre IX, lequel s’appuie sur un texte d’Empodos.
[18] C’est aussi l’opinion de Plutarque, qui en a fait l’éloge.
[19] Médecin célèbre de Chalcédoine.
[20] Il semble que ce soit Zénon de Myndes, cité par Stéphane de Byzance.
[21] C.-à-d. Aristippe et les philosophes cyrénaïques.
[22] Ville de Mysie.
[23] Cette théorie n’est pas propre aux Stoïciens, comme D.L. a l’air de le dire. Lui-même a expliqué en plusieurs endroits (Introduction, Vie de Socrate, etc.) comment la philosophie s’est formée, tout comme la tragédie, en trois étapes : physique, logique, morale.
[24] Posidonius, Stoïcien du 1er siècle, est surtout connu pour ses écrits de physique. Auteur de recueils doxographiques qui semblent avoir été, avec d’autres ouvrages inspirés d’Épicure et de Théophraste, une des sources de Lucrèce.
[25] Cette phrase semble mal placée. Apportant une restriction à une division qui a paru à tort à Zénon de Tarse une division de la logique, elle serait mieux à sa place dans le paragraphe suivant, qui traite précisément de cette forme de philosophie.
[26] Autrement dit, la rhétorique est l’art de faire de beaux discours, la dialectique l’art de faire des discours corrects.
[27] Autrement dit, le contenu de la pensée et l’expression de la pensée par le langage.
[28] Terminologie qui semble cacher une distinction entre la sensation et l’imagination.
[29] Mot à mot : le fait de ne pas céder tout de suite.
[30] Cette phrase apporte un correctif à la comparaison, faite quelques lignes plus haut, entre l’impression produite sur nous par la sensation et celle produite sur la cire par un sceau.
[31] C’est-à-dire la première notion élaborée sur les données des sens, et antérieure au concept.
[32] Distinction entre les énonciations parfaites, qui ont un sens plein par elles-mêmes, et les énonciations imparfaites, qui ne se déterminent que par rapport à une autre.
[33] Il y a ici, entre la définition des « sumbamata » et l’exemple donné, une lacune évidente, car l’exemple ne se rapporte pas à la définition. On sait par ailleurs, et en particulier par Suidas et les ; Scolastiques, que les Stoïciens divisaient les verbes en « sumbamata », « parasumbamata », « asumb… » etc., d’après leur emploi dans la phrase et selon qu’ils étaient construits avec ou sans sujet, avec ou sans régime, avec un régime direct ou un régime indirect. C’est cette distinction qui n’est ici que partiellement donnée par le texte altéré [les mots entre guillemets sont en grec dans l’original — U.B.].
[34] Nouvelle lacune. Il manque les définitions et les exemples du serment, de l’hypothèse, et le mot « prosagoreutikon » [en grec dans l’original] (l’invocation), car l’exemple qui suit se rapporte à la définition du vocatif.
[35] Vers d’Homère.
[36] Dans ces deux vers, le verbe n’est pas exprimé, et dans le second une exclamation est ajoutée (combien !). Voilà pourquoi une telle expression ressemble à un jugement sans en être un tout à fait, puisqu’il manque un terme et qu’il y en a un supplémentaire.
[37] Vers de Ménandre (Citharistria).
[38] Cette phrase n’est certainement pas à sa place, car le jugement hypernégatif est un jugement simple et non un jugement composé. Il manque en outre la définition du jugement restrictif.
[39] Dans cette définition du vrai et du faux des propositions, il s’agit moins de leur rapport à la réalité que d’une nécessité logique, en somme de la correction du raisonnement.
[40] Il s’agit des cinq modes indirects de la première figure du syllogisme, qui avaient été découverts avant Chrysippe par Théophraste, disciple d’Aristote. Ils nous sont connus par le logicien Boèce. Rappelons à ce propos ce que l’on entend par figures du syllogisme :
Le syllogisme, on l’a vu (cf. biographie d’Eubulide), consiste à attribuer à un sujet (S) un prédicat (P) par l’intermédiaire d’un moyen terme (M) qui sert à découvrir une propriété du sujet que l’on n’apercevait pas d’abord. (Ex. : on veut savoir ce qu’est Socrate (S), dont on sait déjà qu’il est homme (M). On dira, se fondant sur une chose connue : Tous les hommes sont mortels, Socrate est homme, donc Socrate est mortel (P).) Selon le caractère de la proposition intermédiaire, ou moyen terme, dont on se sert pour affirmer un prédicat du sujet considéré, ce moyen prend dans le raisonnement une place déterminée, mais qui n’est pas toujours la même. Selon la place de ce moyen terme, le syllogisme prend une forme particulière que l’on appelle une figure. Il y a ainsi plusieurs figures du syllogisme, que l’on peut représenter par les quatre schémas suivants :
MP           PM           MP           PM
SM           SM           MS           MS
…             …             …             …
S P           S P           S P           S P
ce qui veut dire : M est P, S est M, donc S est P, etc.
Pour que les raisonnements se rapportant à chacune des figures soient possibles logiquement, il faut observer certaines règles, et rechercher en particulier quelle doit être la nature de chaque terme (s’il doit être considéré comme universel ou particulier, positif ou négatif), pour que la conclusion que l’on en tire soit probante. De l’examen et de la détermination de ces règles, il résulte pour chaque figure un certain nombre, limité, de combinaisons concluantes. Ces combinaisons forment ce que l’on appelle les modes du syllogisme. Pour se rappeler ces diverses combinaisons, on a donné aux différentes sortes de propositions l’une des quatre voyelles de l’alphabet. Ainsi A représente la proposition universelle affirmative (Tout S est P), E la proposition universelle négative (Aucun S n’est P), I la proposition particulière affirmative (Quelque S est P), et O la proposition particulière négative (Quelque S n’est pas P).
En observant les règles des propositions, on obtient des modes qui pour chaque figure s’expriment par un groupe de trois voyelles (une pour la majeure, une pour la mineure, une pour la conclusion). Soit pour la première figure les modes : AAA (tout homme est mortel, Socrate est homme, Socrate est mortel), AIT, EIO, etc. Pour retenir encore plus aisément ces modes, les Scolastiques latins ont imaginé d’enclore ces voyelles dans des mots arbitrairement forgés et d’en former des vers, d’ailleurs barbares, mais faciles à retenir. On a ainsi les fameuses formules : Barbara (AAA), Darii (AH), Celarent (EAE), Ferio, etc. Les cinq modes indirects ajoutés par Théophraste à la première figure, dont il est ici question, sont les modes représentés par les mots : Baralipton, Celantes, Dabitis, Fapesmo et Friseso.
[41] Ainsi, pour les Stoïciens, le syllogisme est conçu sous deux formes : le syllogisme hypothétique (Si S est M, S est P) et le syllogisme disjonctif (Si S est M, il est P ou non P).
[42] On en a déjà vu la liste et les définitions dans la biographie d’Eubulide.
[43] Texte altéré. L’exemple donné répond à la définition du sorite et non du syllogisme enveloppé.
[44] Fin du passage altéré.
[45] Cf. Cicéron, de Finibus, II : Omne animal simul ut ortum est, et se ipsum et omnes partes suas diligit. (Tout être vivant dès sa naissance aime son être et toutes les parties de son être.)
[46] Critique de la théorie d’Aristippe.
[47] La fin est donc la même pour les plantes, les animaux et l’homme, il s’agit de « se conserver ». Seuls les moyens d’y parvenir diffèrent : les plantes n’ont ni « ormê » ni « aisthêsis », les animaux les possèdent (l’une étant l’instinct agissant, l’autre la conscience que l’animal a de cet instinct), l’homme a par surcroît la raison (« logos »).
[48] Ainsi, pour l’homme, il y a : a) L’instinct de la conservation et la raison ; b) le devoir de vivre selon sa nature raisonnable, donc selon la vertu ; c) mais, comme il est une part du tout, celui de vivre aussi conformément à la nature du tout ; d) il doit donc suivre la loi commune répartie partout et donnée par Zeus.
[49] Ce recours à Zeus nous est connu par un hymne de Cléanthe, cité par Stobée, et que MM. Janet et Séailles (p. 424-425) traduisent ainsi : « O Jupiter, le devoir de tout mortel est de te prier... le monde immense qui roule autour de la terre te suit où tu le conduis et se soumet docilement à tes ordres. Tu dissipes la raison souterraine qui circule dans tous les êtres... Rien ne se fait sans toi sur la terre, par toi tout ce qui est excessif rentre dans la mesure, la confusion devient ordre, et la discorde harmonie. »
[50] Texte altéré, il manque la définition de la justice.
[51] Lacune, il manque l’explication du troisième sens du mot « bien ».
[52] Vers d’Homère, Iliade, I, 81-82.
[53] La plupart des conclusions auxquelles aboutissent les Stoïciens sont donc conformes aux idées morales des Épicuriens, comme on le verra au livre X.
[54] Passage altéré.
[55] Les Stoïciens nient donc le progrès, ce qui semble paradoxal, parce qu’ils ont défini la sagesse comme un absolu on est ou sage ou non sage, il n’y a pas de milieu. C’est ce que D.L. rappelait par l’exemple de l’homme qui est à quelques mètres de la ville et de l’homme qui en est à plusieurs kilomètres. Ni l’un ni l’autre ne sont à la ville.
[56] Idéal voisin de celui de Socrate.
[57] Opinion assez voisine de celle de Platon.
[58] Cf. Sénèque, p. 65 : Dicunt, ut scis, stoici nostri, duo esse in rerum natura ex quibus omnia fiunt, causam et materiam. Materia jacet iners, res ad omnia parata, cessatura si nemo moveat, causa autem, id est ratio, materiam format.
[59] Cf. Sénèque, de Benef., IV, 7 : Quid aliud est natura quam deus ?
[60] Jeu de mots sur deux paronymes grecs, « Zeus » et « par le moyen de » (Dia)
[61] Jeu de mots sur deux paronymes grecs, « Zeus » et « vivre » (dzên).
[62] Assonance entre Athêna et Aithéra.
[63] Jeu de mots sur Héra et aéra (air)
[64] Héphaïstos est le dieu du feu et de la forge.
[65] Dieu de la mer.
[66] Déméter, déesse du sol et des moissons.
[67] Ce mot qui désigne chez Aristote l’habitude, prend chez les Stoïciens un sens particulier, difficilement traduisible par un seul mot français. Opposée à « schésis » (manière d’être), elle désigne l’ensemble des qualités principales des choses, quelque chose comme leur « essence ».
[68] Le monde stoïcien est donc un monde nécessaire, d’où toute liberté est exclue.
[69] Lacune.
[70] Il s’agit des phénomènes qui devaient être cités dans la phrase qui manque.
[71] Cf. Vie d’Épicure, livre X.
[72] Il y a donc dans le germe une sorte « d’élan vital ».