Il ne faut pas prendre de la ville de Rome, dans ses commencements, lidée que nous donnent les villes que nous voyons aujourdhui, à moins que ce ne soit de celles de la Crimée, faites pour renfermer le butin, les bestiaux et les fruits de la campagne. Les noms anciens des principaux lieux de Rome ont tous du rapport à cet usage.
La ville navait pas même de rues, si lon nappelle de ce nom la continuation des chemins qui y aboutissaient. Les maisons étaient placées sans ordre et très petites ; car les hommes, toujours au travail ou dans la place publique, ne se tenaient guère dans les maisons.
Mais la grandeur de Rome parut bientôt dans ses édifices publics. Les ouvrages qui ont donné et qui donnent encore aujourdhui la plus haute idée de sa puissance ont été faits sous les rois[1]. On commençait déjà à bâtir la ville éternelle.
Romulus et ses successeurs furent presque toujours en guerre avec leurs voisins pour avoir des citoyens, des femmes ou des terres ; ils revenaient dans la ville avec les dépouilles des peuples vaincus : cétaient des gerbes de blé et des troupeaux : cela y causait une grande joie. Voilà lorigine des triomphes, qui furent dans la suite la principale cause des grandeurs où cette ville parvint.
Rome accrut beaucoup ses forces par son union avec les Sabins, peuples durs et belliqueux comme les Lacédémoniens, dont ils étaient descendus. Romulus prit leur bouclier, qui était large, au lieu du petit bouclier argien, dont il sétait servi jusqualors[2], et on doit remarquer que ce qui a le plus contribué à rendre les Romains les maîtres du monde, cest quayant combattu successivement contre tous les peuples ils ont toujours renoncé à leurs usages sitôt quils en ont trouvé de meilleurs.
On pensait alors dans les républiques dItalie que les traités quelles avaient faits avec un roi ne les obligeaient point envers son successeur : cétait pour elles une espèce de droit des gens[3]. Ainsi tout ce qui avait été soumis par un roi de Rome se prétendait libre sous un autre, et les guerres naissaient toujours des guerres.
Le règne de Numa, long et pacifique, était très propre à laisser Rome dans sa médiocrité ; et, si elle eût eu dans ce temps-là un territoire moins borné et une puissance plus grande, il y a apparence que sa fortune eût été fixée pour jamais.
Une des causes de sa prospérité, cest que ses rois furent tous de grands personnages. On ne trouve point ailleurs, dans les histoires, une suite non interrompue de tels hommes dÉtat et de tels capitaines.
Dans la naissance des sociétés, ce sont les chefs des républiques qui font linstitution ; et cest ensuite linstitution qui forme les chefs des républiques.
Tarquin prit la couronne sans être élu par le Sénat ni par le peuple[4]. Le pouvoir devenait héréditaire : il le rendit absolu. Ces deux révolutions furent bientôt suivies dune troisième.
Son fils Sextus, en violant Lucrèce, fit une chose qui a presque toujours fait chasser les tyrans des villes où ils ont commandé : car le peuple, à qui une action pareille fait si bien sentir sa servitude, prend dabord une résolution extrême[5].
Un peuple peut aisément souffrir quon exige de lui de nouveaux tributs : il ne sait pas sil ne retirera point quelque utilité de lemploi quon fera de largent quon lui demande ; mais, quand on lui fait un affront, il ne sent que son malheur, et il y ajoute lidée de tous les maux qui sont possibles.
Il est pourtant vrai que la mort de Lucrèce ne fut que loccasion de la révolution qui arriva ; car un peuple fier, entreprenant, hardi et renfermé dans des murailles, doit nécessairement secouer le joug ou adoucir ses moeurs.
Il devait arriver de deux choses lune : ou que Rome changerait son gouvernement ; ou quelle resterait une petite et pauvre monarchie.
Lhistoire moderne nous fournit un exemple de ce qui arriva pour lors à Rome ; et ceci est bien remarquable : car, comme les hommes ont eu dans tous les temps les mêmes passions, les occasions qui produisent les grands changements sont différentes, mais les causes sont toujours les mêmes.
Comme Henri VII, roi dAngleterre, augmenta le pouvoir des Communes pour avilir les Grands, Servius Tullius, avant lui, avait étendu les privilèges du peuple pour abaisser le Sénat[6] ; mais le peuple, devenu dabord plus hardi, renversa lune et lautre monarchie.
Le portrait de Tarquin na point été flatté ; son nom na échappé à aucun des orateurs qui ont eu à parler contre la tyrannie ; mais sa conduite avant son malheur, que lon voit quil prévoyait ; sa douceur pour les peuples vaincus ; sa libéralité envers les soldats ; cet art quil eut dintéresser tant de gens à sa conservation ; ses ouvrages publics ; son courage à la guerre ; sa constance dans son malheur, une guerre de vingt ans quil fit ou quil fit faire au peuple romain, sans royaume et sans biens ; ses continuelles ressources, font bien voir que ce nétait pas un homme méprisable.
Les places que la postérité donne sont sujettes, comme les autres, aux caprices de la Fortune. Malheur à la réputation de tout prince qui est opprimé par un parti qui devient le dominant, ou qui a tenté de détruire un préjugé qui lui survit !
Rome, ayant chassé les rois, établit des consuls annuels ; cest encore ce qui la porta à ce haut degré de puissance. Les princes ont dans leur vie des périodes dambition ; après quoi, dautres passions et loisiveté même succèdent. Mais, la République ayant des chefs qui changeaient tous les ans, et qui cherchaient à signaler leur magistrature pour en obtenir de nouvelles, il ny avait pas un moment de perdu pour lambition : ils engageaient le Sénat à proposer au peuple la guerre et lui montraient tous les jours de nouveaux ennemis.
Ce corps y était déjà assez porté de lui-même car, étant fatigué sans cesse par les plaintes et les demandes du peuple, il cherchait à le distraire de ses inquiétudes et à loccuper au-dehors[7].
Or la guerre était presque toujours agréable au peuple, parce que, par la sage distribution du butin, on avait trouvé le moyen de la lui rendre utile.
Rome étant une ville sans commerce et presque sans arts, le pillage était le seul moyen que les particuliers eussent pour senrichir.
On avait donc mis de la discipline dans la manière de piller, et on y observait à peu près le même ordre qui se pratique aujourdhui chez les Petits Tartares.
Le butin était mis en commun[8], et on le distribuait aux soldats. Rien nétait perdu, parce quavant de partir chacun avait juré quil ne détournerait rien à son profit. Or les Romains étaient le peuple du monde le plus religieux sur le serment, qui fut toujours le nerf de leur discipline militaire.
Enfin, les citoyens qui restaient dans la ville jouissaient aussi des fruits de la victoire. On confisquait une partie des terres du peuple vaincu, dont on faisait deux parts : lune se vendait au profit du public ; lautre était distribuée aux pauvres citoyens, sous la charge dune rente en faveur de la République.
Les consuls, ne pouvant obtenir lhonneur du triomphe que par une conquête ou une victoire, faisaient la guerre avec une impétuosité extrême : on allait droit à lennemi, et la force décidait dabord.
Rome était donc dans une guerre éternelle et toujours violente. Or une nation toujours en guerre[9], et par principe de gouvernement, devait nécessairement périr ou venir à bout de toutes les autres, qui, tantôt en guerre, tantôt en paix, nétaient jamais si propres à attaquer, ni si préparées à se défendre.
Par là, les Romains acquirent une profonde connaissance de lart militaire. Dans les guerres passagères, la plupart des exemples sont perdus : la paix donne dautres idées, et on oublie ses fautes et ses vertus mêmes.
Une autre suite du principe de la guerre continuelle fut que les Romains ne firent jamais la paix que vainqueurs. En effet, à quoi bon faire une paix honteuse avec un peuple, pour en aller attaquer un autre ?
Dans cette idée, ils augmentaient toujours leurs prétentions à mesure de leurs défaites ; par là, ils consternaient les vainqueurs et simposaient à eux-mêmes une plus grande nécessité de vaincre.
Toujours exposés aux plus affreuses vengeances, la constance et la valeur leur devinrent nécessaires, et ces vertus ne purent être distinguées chez eux de lamour de soi-même, de sa famille, de sa patrie et de tout ce quil y a de plus cher parmi les hommes.
[10]Les peuples dItalie navaient aucun usage des machines propres à faire les sièges[11], et, de plus, les soldats nayant point de paie, on ne pouvait pas les retenir longtemps devant une place ; ainsi peu de leurs guerres étaient décisives. On se battait pour avoir le pillage du camp ennemi ou de ses terres ; après quoi le vainqueur et le vaincu se retiraient chacun dans sa ville. Cest ce qui fit la résistance des peuples dItalie et, en même temps, lopiniâtreté des Romains à les subjuguer ; cest ce qui donna à ceux-ci des victoires qui ne les corrompirent point, et qui leur laissèrent toute leur pauvreté.
Sils avaient rapidement conquis toutes les villes voisines, ils se seraient trouvés dans la décadence à larrivée de Pyrrhus, des Gaulois et dAnnibal, et, par la destinée de presque tous les états du monde, ils auraient passé trop vite de la pauvreté aux richesses et des richesses à la corruption.
Mais Rome, faisant toujours des efforts et trouvant toujours des obstacles, faisait sentir sa puissance sans pouvoir létendre, et, dans une circonférence très petite, elle sexerçait à des vertus qui devaient être si fatales à lunivers.
Tous les peuples dItalie nétaient pas également belliqueux : les Toscans étaient amollis par leurs richesses et par leur luxe ; les Tarentins, les Capouans, presque toutes les villes de la Campanie et de la Grande-Grèce, languissaient dans loisiveté et dans les plaisirs. Mais les Latins, les Herniques, les Sabins, les Èques et les Volsques aimaient passionnément la guerre ; ils étaient autour de Rome ; ils lui firent une résistance inconcevable et furent ses maîtres en fait dopiniâtreté.
Les villes latines étaient des colonies dAlbe qui furent fondées par Latinus Sylvius[12]. Outre une origine commune avec les Romains, elles avaient encore des rites communs, et Servius Tullius[13] les avait engagées à faire bâtir un temple dans Rome, pour être le centre de lunion des deux peuples. Ayant perdu une grande bataille auprès du Lac Régille, elles furent soumises à une alliance et une société de guerres avec les Romains[14].
On vit manifestement, pendant le peu de temps que dura la tyrannie des Décemvirs, à quel point lagrandissement de Rome dépendait de sa liberté : lÉtat sembla avoir perdu lâme qui le faisait mouvoir[15].
Il ny eut plus dans la ville que deux sortes de gens : ceux qui souffraient la servitude, et ceux qui, pour leurs intérêts particuliers, cherchaient à la faire souffrir. Les sénateurs se retirèrent de Rome comme dune ville étrangère, et les peuples voisins ne trouvèrent de résistance nulle part.
Le Sénat ayant eu le moyen de donner une paie aux soldats, le siège de Veïes fut entrepris ; il dura dix ans. On vit un nouvel art chez les Romains et une autre manière de faire la guerre : leurs succès furent plus éclatants ; ils profitèrent mieux de leurs victoires ; ils firent de plus grandes conquêtes ; ils envoyèrent plus de colonies ; enfin, la prise de Veïes fut une espèce de révolution.
Mais les travaux ne furent pas moindres. Sils portèrent de plus rudes coups aux Toscans, aux Èques et aux Volsques, cela même fit que les Latins et les Herniques, leurs alliés, qui avaient les mêmes armes et la même discipline queux, les abandonnèrent ; que des ligues se formèrent chez les Toscans ; et que les Samnites, les plus belliqueux de tous les peuples de lItalie, leur firent la guerre avec fureur.
Depuis létablissement de la paye, le Sénat ne distribua plus aux soldats les terres des peuples vaincus ; il imposa dautres conditions : il les obligea, par exemple, de fournir à larmée une solde pendant un certain temps, de lui donner du blé et des habits[16].
La prise de Rome par les Gaulois ne lui ôta rien de ses forces : larmée, plus dissipée que vaincue, se retira presque entière à Veïes ; le peuple se sauva dans les villes voisines ; et lincendie de la ville ne fut que lincendie de quelques cabanes de pasteurs.