Les Romains eurent bien des guerres avec les Gaulois. Lamour de la gloire, le mépris de la mort, lobstination pour vaincre, étaient les mêmes dans les deux peuples ; mais les armes étaient différentes ; le bouclier des Gaulois était petit, et leur épée mauvaise : aussi furent-ils traités à peu près comme, dans les derniers siècles, les Mexicains lont été par les Espagnols. Et ce quil y a de surprenant, cest que ces peuples, que les Romains rencontrèrent dans presque tous les lieux et dans presque tous les temps, se laissèrent détruire les uns après les autres, sans jamais connaître, chercher, ni prévenir la cause de leurs malheurs.
Pyrrhus vint faire la guerre aux Romains dans le temps quils étaient en état de lui résister et de sinstruire par ses victoires ; il leur apprit à se retrancher, à choisir et à disposer un camp ; il les accoutuma aux éléphants et les prépara pour de plus grandes guerres[1].
La grandeur de Pyrrhus ne consistait que dans ses qualités personnelles[2]. Plutarque nous dit quil fut obligé de faire la guerre de Macédoine parce quil ne pouvait entretenir six mille hommes de pied et cinq cents chevaux quil avait[3]. Ce prince, maître dun petit État dont on na plus entendu parler après lui, était un aventurier qui faisait des entreprises continuelles parce quil ne pouvait subsister quen entreprenant.
Tarente, son alliée, avait bien dégénéré de linstitution des Lacédémoniens, ses ancêtres[4]. Il aurait pu faire de grandes choses avec les Samnites ; mais les Romains les avaient presque détruits.
Carthage, devenue riche plus tôt que Rome, avait aussi été plus tôt corrompue : ainsi, pendant quà Rome les emplois publics ne sobtenaient que par la vertu et ne donnaient dutilité que lhonneur et une préférence aux fatigues, tout ce que le public peut donner aux particuliers se vendait à Carthage, et tout service rendu par les particuliers y était payé par le public.
La tyrannie dun prince ne met pas un État plus près de sa ruine que lindifférence pour le bien commun ny met une république. Lavantage dun État libre est que les revenus y sont mieux administrés. Mais lorsquils le sont plus mal ? Lavantage dun État libre est quil ny a point de favoris. Mais, quand cela nest pas, et quau lieu des amis et des parents du prince il faut faire la fortune des amis et des parents de tous ceux qui ont part au gouvernement, tout est perdu ; les lois sont éludées plus dangereusement quelles ne sont violées par un prince, qui, étant toujours le plus grand citoyen de lÉtat, a le plus dintérêt à sa conservation.
Des anciennes moeurs, un certain usage de la pauvreté, rendaient à Rome les fortunes à peu près égales ; mais, à Carthage, des particuliers avaient les richesses des rois.
De deux factions qui régnaient à Carthage, lune voulait toujours la paix, et lautre, toujours la guerre ; de façon quil était impossible dy jouir de lune, ni dy bien faire lautre.
Pendant quà Rome la guerre réunissait dabord tous les intérêts, elle les séparait encore plus à Carthage[5].
Dans les États gouvernés par un prince, les divisions sapaisent aisément, parce quil a dans ses mains une puissance coercitive qui ramène les deux partis ; mais, dans une république, elles sont plus durables, parce que le mal attaque ordinairement la puissance même qui pourrait le guérir.
À Rome, gouvernée par les lois, le peuple souffrait que le Sénat eût la direction des affaires. À Carthage, gouvernée par des abus, le peuple voulait tout faire par lui-même.
Carthage, qui faisait la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avait par cela même du désavantage ; lor et largent sépuisent ; mais la vertu, la constance, la force et la pauvreté ne sépuisent jamais.
Les Romains étaient ambitieux par orgueil, et les Carthaginois, par avarice ; les uns voulaient commander, les autres voulaient acquérir ; et ces derniers, calculant sans cesse la recette et la dépense, firent toujours la guerre sans laimer.
Des batailles perdues, la diminution du peuple, laffaiblissement du commerce, lépuisement du trésor public, le soulèvement des nations voisines, pouvaient faire accepter à Carthage les conditions de paix les plus dures. Mais Rome ne se conduisait point par le sentiment des biens et des maux : elle ne se déterminait que par sa gloire, et, comme elle nimaginait point quelle pût être si elle ne commandait pas, il ny avait point despérance ni de crainte qui pût lobliger à faire une paix quelle naurait point imposée.
Il ny a rien de si puissant quune république où lon observe les lois, non pas par crainte, non pas par raison, mais par passion, comme furent Rome et Lacédémone : car, pour lors, il se joint à la sagesse dun bon gouvernement toute la force que pourrait avoir une faction.
Les Carthaginois se servaient de troupes étrangères, et les Romains employaient les leurs[6]. Comme ces derniers navaient jamais regardé les vaincus que comme des instruments pour des triomphes futurs, ils rendirent soldats tous les peuples quils avaient soumis, et plus ils eurent de peine à les vaincre, plus ils les jugèrent propres à être incorporés dans leur république. Ainsi nous voyons les Samnites, qui ne furent subjugués quaprès vingt-quatre triomphes[7], devenir les auxiliaires des Romains, et, quelque temps avant la seconde guerre punique, ils tirèrent deux et de leurs alliés, cest-à-dire dun pays qui nétait guère plus grand que les États du Pape et de Naples, sept cent mille hommes de pied et soixante et dix mille de cheval, pour opposer aux Gaulois[8].
Dans le fort de la seconde guerre punique, Rome eut toujours sur pied de vingt-deux à vingt-quatre légions ; cependant il paraît par Tite-Live que le cens nétait pour lors que denviron cent trente-sept mille citoyens.
Carthage employait plus de forces pour attaquer ; Rome, pour se défendre : celle-ci, comme on vient de dire, arma un nombre dhommes prodigieux contre les Gaulois et Annibal, qui lattaquaient, et elle nenvoya que deux légions contre les plus grands rois ; ce qui rendit ses forces éternelles.
Létablissement de Carthage dans son pays était moins solide que celui de Rome dans le sien. Cette dernière avait trente colonies autour delle, qui en étaient comme les remparts[9]. Avant la bataille de Cannes, aucun allié ne lavait abandonnée ; cest que les Samnites et les autres peuples dItalie étaient accoutumés à sa domination.
La plupart des villes dAfrique, étant peu fortifiées, se rendaient dabord à quiconque se présentait pour les prendre. Aussi tous ceux qui y débarquèrent, Agathocle, Régulus, Scipion, mirent-ils dabord Carthage au désespoir.
On ne peut guère attribuer quà un mauvais gouvernement ce qui leur arriva dans toute la guerre que leur fit le premier Scipion : leur ville et leurs armées même étaient affamées, tandis que les Romains étaient dans labondance de toutes choses[10].
Chez les Carthaginois, les armées qui avaient été battues devenaient plus insolentes ; quelquefois elles mettaient en croix leurs généraux et les punissaient de leur propre lâcheté. Chez les Romains, le consul décimait les troupes qui avaient fui, et les ramenait contre les ennemis.
Le gouvernement des Carthaginois était très dur[11] : ils avaient si fort tourmenté les peuples dEspagne que, lorsque les Romains y arrivèrent, ils furent regardés comme des libérateurs, et, si lon fait attention aux sommes immenses quil leur en coûta pour soutenir une guerre où ils succombèrent, on verra bien que linjustice est mauvaise ménagère, et quelle ne remplit pas même ses vues[12].
La fondation dAlexandrie avait beaucoup diminué le commerce de Carthage. Dans les premiers temps, la superstition bannissait en quelque façon les étrangers de lÉgypte, et, lorsque les Perses leurent conquise, ils navaient songé quà affaiblir leurs nouveaux sujets. Mais, sous les rois grecs, lÉgypte fit presque tout le commerce du monde, et celui de Carthage commença à déchoir.
Les puissances établies par le commerce peuvent subsister longtemps dans leur médiocrité ; mais leur grandeur est de peu de durée. Elles sélèvent peu à peu et sans que personne sen aperçoive ; car elles ne font aucun acte particulier qui fasse du bruit et signale leur puissance. Mais, lorsque la chose est venue au point quon ne peut plus sempêcher de la voir, chacun cherche à priver cette nation dun avantage quelle na pris, pour ainsi dire, que par surprise.
La cavalerie carthaginoise valait mieux que la romaine par deux raisons : lune, que les chevaux numides et espagnols étaient meilleurs que ceux dItalie, et lautre, que la cavalerie romaine était mal armée : car ce ne fut que dans les guerres que les Romains firent en Grèce quils changèrent de manière, comme nous lapprenons de Polybe[13].
Dans la première guerre punique, Régulus fut battu dès que les Carthaginois choisirent les plaines pour faire combattre leur cavalerie, et, dans la seconde, Annibal dut à ses Numides ses principales victoires[14].
Scipion, ayant conquis lEspagne et fait alliance avec Massinisse, ôta aux Carthaginois cette supériorité ; ce fut la cavalerie numide qui gagna la bataille de Zama et finit la guerre.
Les Carthaginois avaient plus dexpérience sur la mer et connaissaient mieux la manoeuvre que les Romains ; mais il me semble que cet avantage nétait pas pour lors si grand quil le serait aujourdhui.
Les Anciens, nayant pas la boussole, ne pouvaient guère naviguer que sur les côtes ; aussi ils ne se servaient que de bâtiments à rames, petits et plats ; presque toutes les rades étaient pour eux des ports ; la science des pilotes était très bornée, et leur manoeuvre, très peu de chose. Aussi Aristote disait-il[15] quil était inutile davoir un corps de mariniers, et que les laboureurs suffisaient pour cela.
Lart était si imparfait quon ne faisait guère avec mille rames que ce qui se fait aujourdhui avec cent[16].
Les grands vaisseaux étaient désavantageux, en ce quétant difficilement mus par la chiourme ils ne pouvaient pas faire les évolutions nécessaires. Antoine en fit à Actium une funeste expérience[17] : ses navires ne pouvaient se remuer, pendant que ceux dAuguste, plus légers, les attaquaient de toutes parts.
Les vaisseaux anciens étant à rames, les plus légers brisaient aisément celles des plus grands, qui, pour lors, nétaient plus que des machines immobiles, comme sont aujourdhui nos vaisseaux démâtés.
Depuis linvention de la boussole, on a changé de manière ; on a abandonné les rames[18], on a fui les côtes, on a construit de gros vaisseaux ; la machine est devenue plus composée, et les pratiques se sont multipliées.
Linvention de la poudre a fait une chose quon naurait pas soupçonnée ; cest que la force des armées navales a plus que jamais consisté dans lart : car, pour résister à la violence du canon et ne pas essuyer un feu supérieur, il a fallu de gros navires ; mais, à la grandeur de la machine, on a dû proportionner la puissance de lart.
Les petits vaisseaux dautrefois saccrochaient soudain, et les soldats combattaient des deux parts ; on mettait sur une flotte toute une armée de terre : dans la bataille navale que Régulus et son collègue gagnèrent, on vit combattre cent trente mille Romains contre cent cinquante mille Carthaginois. Pour lors, les soldats étaient pour beaucoup, et les gens de lart, pour peu ; à présent, les soldats sont pour rien ou pour peu, et les gens de lart, pour beaucoup.
La victoire du consul Duillius fait bien sentir cette différence ; les Romains navaient aucune connaissance de la navigation ; une galère carthaginoise échoua sur leurs côtes ; ils se servirent de ce modèle pour en bâtir ; en trois mois de temps, leurs matelots furent dressés, leur flotte fut construite, équipée ; elle mit à la mer ; elle trouva larmée navale des Carthaginois et la battit.
À peine, à présent, toute une vie suffit-elle à un prince pour former une flotte capable de paraître devant une puissance qui a déjà lempire de la mer ; cest peut-être la seule chose que largent seul ne peut pas faire. Et si, de nos jours, un grand prince réussit dabord[19], lexpérience a fait voir à dautres que cest un exemple qui peut être plus admiré que suivi[20].
La seconde guerre punique est si fameuse que tout le monde la sait. Quand on examine bien cette foule dobstacles qui se présentèrent devant Annibal, et que cet homme extraordinaire surmonta tous, on a le plus beau spectacle que nous ait fourni lAntiquité.
Rome fut un prodige de constance. Après les journées du Tésin, de Trébie et de Trasimène, après celle de Cannes, plus funeste encore, abandonnée de presque tous les peuples dItalie, elle ne demanda point la paix. Cest que le Sénat ne se départait jamais des maximes anciennes ; il agissait avec Annibal comme il avait agi autrefois avec Pyrrhus, à qui il avait refusé de faire aucun accommodement tandis quil serait en Italie. Et je trouve dans Denys dHalicarnasse[21] que, lors de la négociation de Coriolan, le Sénat déclara quil ne violerait point ses coutumes anciennes ; que le peuple romain ne pouvait faire de paix tandis que les ennemis étaient sur ses terres ; mais que, si les Volsques se retiraient, on accorderait tout ce qui serait juste.
Rome fut sauvée par la force de son institution. Après la bataille de Cannes, il ne fut pas permis aux femmes mêmes de verser des larmes ; le Sénat refusa de racheter les prisonniers et envoya les misérables restes de larmée faire la guerre en Sicile, sans récompense ni aucun honneur militaire, jusquà ce quAnnibal fût chassé dItalie[22].
Dun autre côté, le consul Térentius Varron avait fui honteusement jusquà Venouse. Cet homme de la plus basse naissance navait été élevé au consulat que pour mortifier la noblesse. Mais le Sénat ne voulut pas jouir de ce malheureux triomphe ; il vit combien il était nécessaire quil sattirât dans cette occasion la confiance du peuple : il alla au-devant de Varron et le remercia de ce quil navait pas désespéré de la République[23].
Ce nest pas ordinairement la perte réelle que lon fait dans une bataille (cest-à-dire celle de quelques milliers dhommes) qui est funeste à un État, mais la perte imaginaire et le découragement, qui le prive des forces mêmes que la Fortune lui avait laissées.
Il y a des choses que tout le monde dit parce quelles ont été dites une fois. On croirait quAnnibal fit une faute insigne de navoir point été assiéger Rome après la bataille de Cannes. Il est vrai que dabord la frayeur y fut extrême ; mais il nen est pas de la consternation dun peuple belliqueux, qui se tourne presque toujours en courage, comme de celle dune vile populace, qui ne sent que sa faiblesse. Une preuve quAnnibal naurait pas réussi, cest que les Romains se trouvèrent encore en état denvoyer partout du secours.
On dit encore quAnnibal fit une grande faute de mener son armée à Capoue, où elle samollit ; mais lon ne considère point que lon ne remonte pas à la vraie cause. Les soldats de cette armée, devenus riches après tant de victoires, nauraient-ils pas trouvé partout Capoue ? Alexandre, qui commandait à ses propres sujets, prit, dans une occasion pareille, un expédient quAnnibal, qui navait que des troupes mercenaires, ne pouvait pas prendre ; il fit mettre le feu au bagage de ses soldats et brûla toutes leurs richesses et les siennes. On nous dit que Kouli-Kan, après la conquête des Indes, ne laissa à chaque soldat que cent roupies dargent[24].
Ce furent les conquêtes mêmes dAnnibal qui commencèrent à changer la fortune de cette guerre. Il navait pas été envoyé en Italie par les magistrats de Carthage ; il recevait très peu de secours, soit par la jalousie dun parti, soit par la trop grande confiance de lautre. Pendant quil resta avec son armée ensemble, il battit les Romains ; mais, lorsquil fallut quil mît des garnisons dans les villes, quil défendît ses alliés, quil assiégeât les places, ou quil les empêchât dêtre assiégées, ses forces se trouvèrent trop petites, et il perdit en détail une grande partie de son armée. Les conquêtes sont aisées à faire, parce quon les fait avec toutes ses forces ; elles sont difficiles à conserver, parce quon ne les défend quavec une partie de ses forces.