Lorsque la domination de Rome était bornée dans lItalie, la République pouvait facilement subsister. Tout soldat était également citoyen : chaque consul levait une armée, et dautres citoyens allaient à la guerre sous celui qui succédait. Le nombre des troupes nétant pas excessif, on avait attention à ne recevoir dans la milice que des gens qui eussent assez de bien pour avoir intérêt à la conservation de la ville[1]. Enfin, le Sénat voyait de près la conduite des généraux et leur ôtait la pensée de rien faire contre leur devoir.
Mais, lorsque les légions passèrent les Alpes et la mer, les gens de guerre, quon était obligé de laisser pendant plusieurs campagnes dans les pays que lon soumettait, perdirent peu à peu lesprit de citoyens, et les généraux, qui disposèrent des armées et des royaumes, sentirent leur force et ne purent plus obéir.
Les soldats commencèrent donc à ne reconnaître que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et à voir de plus loin la ville. Ce ne furent plus les soldats de la République, mais de Sylla, de Marius, de Pompée, de César. Rome ne put plus savoir si celui qui était à la tête dune armée, dans une province, était son général ou son ennemi.
Tandis que le peuple de Rome ne fut corrompu que par ses tribuns, à qui il ne pouvait accorder que sa puissance même, le Sénat put aisément se défendre, parce quil agissait constamment, au lieu que la populace passait sans cesse de lextrémité de la fougue à lextrémité de la faiblesse. Mais, quand le peuple put donner à ses favoris une formidable autorité au-dehors, toute la sagesse du Sénat devint inutile, et la République fut perdue.
Ce qui fait que les États libres durent moins que les autres, cest que les malheurs et les succès qui leur arrivent leur font presque toujours perdre la liberté, au lieu que les succès et les malheurs dun État où le peuple est soumis confirment également sa servitude. Une république sage ne doit rien hasarder qui lexpose à la bonne ou à la mauvaise fortune : le seul bien auquel elle doit aspirer, cest à la perpétuité de son État.
Si la grandeur de lEmpire perdit la République, la grandeur de la ville ne la perdit pas moins.
Rome avait soumis tout lunivers avec le secours des peuples dItalie, auxquels elle avait donné en différents temps divers privilèges[2] : la plupart de ces peuples ne sétaient pas dabord fort souciés du droit de bourgeoisie chez les Romains, et quelques-uns aimèrent mieux garder leurs usages[3]. Mais, lorsque ce droit fut celui de la souveraineté universelle, quon ne fut rien dans le monde si lon nétait citoyen romain, et quavec ce titre on était tout, les peuples dItalie résolurent de périr ou dêtre romains. Ne pouvant en venir à bout par leurs brigues et par leurs prières, ils prirent la voie des armes : ils se révoltèrent dans tout ce côté qui regarde la Mer Ionienne ; les autres alliés allaient les suivre[4]. Rome, obligée de combattre contre ceux qui étaient, pour ainsi dire, les mains avec lesquelles elle enchaînait lunivers, était perdue ; elle allait être réduite à ses murailles : elle accorda ce droit tant désiré aux alliés qui navaient pas encore cessé dêtre fidèles[5] ; et peu à peu elle laccorda à tous.
Pour lors, Rome ne fut plus cette ville dont le peuple navait eu quun même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la tyrannie, où cette jalousie du pouvoir du Sénat et des prérogatives des grands, toujours mêlée de respect, nétait quun amour de légalité. Les peuples dItalie étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son génie, ses intérêts particuliers et sa dépendance de quelque grand protecteur[6]. La ville, déchirée, ne forma plus un tout ensemble, et, comme on nen était citoyen que par une espèce de fiction, quon navait plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on neut plus le même amour pour la patrie, et les sentiments romains ne furent plus.
Les ambitieux firent venir à Rome des villes et des nations entières pour troubler les suffrages ou se les faire donner ; les assemblées furent de véritables conjurations ; on appela comices une troupe de quelques séditieux ; lautorité du peuple, ses lois, lui-même, devinrent des choses chimériques, et lanarchie fut telle quon ne put plus savoir si le peuple avait fait une ordonnance, ou sil ne lavait point faite[7].
On nentend parler dans les auteurs que des divisions qui perdirent Rome. Mais on ne voit pas que ces divisions y étaient nécessaires, quelles y avaient toujours été, et quelles y devaient toujours être. Ce fut uniquement la grandeur de la République qui fit le mal, et qui changea en guerres civiles les tumultes populaires. Il fallait bien quil y eût à Rome des divisions, et ces guerriers si fiers, si audacieux, si terribles au-dehors, ne pouvaient pas être bien modérés au-dedans. Demander, dans un État libre, des gens hardis dans la guerre et timides dans la paix, cest vouloir des choses impossibles, et, pour règle générale, toutes les fois quon verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté ny est pas.
Ce quon appelle union dans un corps politique est une chose très équivoque : la vraie est une union dharmonie, qui fait que toutes les parties, quelque opposées quelles nous paraissent, concourent au bien général de la société, comme des dissonances dans la musique concourent à laccord total. Il peut y avoir de lunion dans un État où lon ne croit voir que du trouble, cest-à-dire une harmonie doù résulte le bonheur, qui seul est la vraie paix. Il en est comme des parties de cet univers, éternellement liées par laction des unes et la réaction des autres.
Mais, dans laccord du despotisme asiatique, cest-à-dire de tout gouvernement qui nest pas modéré, il y a toujours une division réelle : le laboureur, lhomme de guerre, le négociant, le magistrat, le noble, ne sont joints que parce que les uns oppriment les autres sans résistance, et, si lon y voit de lunion, ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des corps morts, ensevelis les uns auprès des autres.
Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuissantes pour gouverner la République. Mais cest une chose quon a vue toujours, que de bonnes lois, qui ont fait quune petite république devient grande, lui deviennent à charge lorsquelle sest agrandie, parce quelles étaient telles que leur effet naturel était de faire un grand peuple, et non pas de le gouverner.
Il y a bien de la différence entre les lois bonnes et les lois convenables, celles qui font quun peuple se rend maître des autres, et celles qui maintiennent sa puissance lorsquil la acquise.
II y a à présent dans le monde une république que presque personne ne connaît[8], et qui, dans le secret et dans le silence, augmente ses forces chaque jour. Il est certain que, si elle parvient jamais à létat de grandeur où sa sagesse la destine, elle changera nécessairement ses lois, et ce ne sera point louvrage dun législateur, mais celui de la corruption même.
Rome était faite pour sagrandir, et ses lois étaient admirables pour cela[9]. Aussi, dans quelque gouvernement quelle ait été, sous le pouvoir des rois, dans laristocratie ou dans lÉtat populaire, elle na jamais cessé de faire des entreprises qui demandaient de la conduite, et y a réussi. Elle ne sest pas trouvée plus sage que tous les autres États de la terre en un jour, mais continuellement ; elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande fortune, avec la même supériorité, et na point eu de prospérités dont elle nait profité, ni de malheurs dont elle ne se soit servie.
Elle perdit sa liberté parce quelle acheva trop tôt son ouvrage[10].