Je crois que la secte dÉpicure, qui sintroduisit à Rome sur la fin de la République, contribua beaucoup à gâter le coeur et lesprit des Romains[1]. Les Grecs en avaient été infatués avant eux. Aussi avaient-ils été plus tôt corrompus. Polybe nous dit que, de son temps, les serments ne pouvaient donner de la confiance pour un Grec, au lieu quun Romain en était, pour ainsi dire, enchaîné[2].
Il y a un fait dans les lettres de Cicéron à Atticus[3] qui nous montre combien les Romains avaient changé à cet égard depuis le temps de Polybe.
« Memmius, dit-il, vient de communiquer au Sénat laccord que son compétiteur et lui avaient fait avec les consuls, par lequel ceux-ci sétaient engagés de les favoriser dans la poursuite du consulat pour lannée suivante ; et eux, de leur côté, sobligeaient de payer aux consuls quatre cent mille sesterces sils ne leur fournissaient trois augures qui déclareraient quils étaient présents lorsque le peuple avait fait la loi curiate[4], quoiquil nen eût point fait, et deux consulaires qui affirmeraient quils avaient assisté à la signature du sénatus-consulte qui réglait létat de leurs provinces, quoiquil ny en eût point eu. » Que de malhonnêtes gens dans un seul contrat !
Outre que la religion est toujours le meilleur garant que lon puisse avoir des moeurs des hommes, il y avait ceci de particulier chez les Romains, quils mêlaient quelque sentiment religieux à lamour quils avaient pour leur patrie : cette ville fondée sous les meilleurs auspices, ce Romulus, leur roi et leur dieu, ce Capitole, éternel comme la ville, et la ville, éternelle comme son fondateur, avaient fait autrefois sur lesprit des Romains une impression quil eût été à souhaiter quils eussent conservée.
La grandeur de lÉtat fit la grandeur des fortunes particulières ; mais, comme lopulence est dans les moeurs, et non pas dans les richesses, celles des Romains, qui ne laissaient pas davoir des bornes produisirent un luxe et des profusions qui nen avaient point[5]. Ceux qui avaient dabord été corrompus par leurs richesses le furent ensuite par leur pauvreté ; avec des biens au-dessus dune condition privée, il fut difficile dêtre un bon citoyen ; avec les désirs et les regrets dune grande fortune ruinée, on fut prêt à tous les attentats ; et, comme dit Salluste[6], on vit une génération de gens qui ne pouvaient avoir de patrimoine, ni souffrir que dautres en eussent.
Cependant, quelle que fût la corruption de Rome, tous les malheurs ne sy étaient pas introduits : car la force de son institution avait été telle quelle avait conservé une valeur héroïque et toute son application à la guerre au milieu des richesses, de la mollesse et de la volupté ; ce qui nest, je crois, arrivé à aucune nation du monde.
Les citoyens romains regardaient le commerce[7] et les arts comme des occupations desclaves[8] : ils ne les exerçaient point. Sil y eut quelques exceptions, ce ne fut que de la part de quelques affranchis qui continuaient leur première industrie. Mais, en général, ils ne connaissaient que lart de la guerre, qui était la seule voie pour aller aux magistratures et aux honneurs[9]. Ainsi les vertus guerrières restèrent après quon eut perdu toutes les autres.