Je supplie quon me permette de détourner les yeux des horreurs des guerres de Marius et de Sylla ; on en trouvera dans Appien lépouvantable histoire. Outre la jalousie, lambition et la cruauté des deux chefs, chaque Romain était furieux ; les nouveaux citoyens et les anciens ne se regardaient plus comme les membres dune même république[1], et lon se faisait une guerre qui, par un caractère particulier, était en même temps civile et étrangère.
Sylla fit des lois très propres à ôter la cause des désordres que lon avait vus : elles augmentaient lautorité du Sénat, tempéraient le pouvoir du peuple, réglaient celui des tribuns. La fantaisie qui lui fit quitter la dictature sembla rendre la vie à la République ; mais, dans la fureur de ses succès, il avait fait des choses qui mirent Rome dans limpossibilité de conserver sa liberté.
Il ruina, dans son expédition dAsie, toute la discipline militaire : il accoutuma son armée aux rapines[2] et lui donna des besoins quelle navait jamais eus. Il corrompit une fois des soldats, qui devaient dans la suite corrompre les capitaines.
Il entra dans Rome à main armée et enseigna aux généraux romains à violer lasile de la liberté[3].
II donna les terres des citoyens aux soldats[4], et il les rendit avides pour jamais : car, dès ce moment, il ny eut plus un homme de guerre qui nattendît une occasion qui pût mettre les biens de ses concitoyens entre ses mains.
Il inventa les proscriptions et mit à prix la tête de tous ceux qui nétaient pas de son parti. Dès lors, il fut impossible de sattacher davantage à la République ; car, parmi deux hommes ambitieux, et qui se disputaient la victoire, ceux qui étaient neutres et pour le parti de la liberté étaient sûrs dêtre proscrits par celui des deux qui serait le vainqueur. II était donc de la prudence de sattacher à lun des deux.
Il vint après lui, dit Cicéron[5], un homme qui, dans une cause impie et une victoire encore plus honteuse, ne confisqua pas seulement les biens des particuliers, mais enveloppa dans la même calamité des provinces entières.
Sylla, quittant la dictature, avait semblé ne vouloir vivre que sous la protection de ses lois mêmes. Mais cette action, qui marqua tant de modération, était elle-même une suite de ses violences. Il avait donné des établissements à quarante-sept légions dans divers endroits de lItalie. Ces gens-là, dit Appien, regardant leur fortune comme attachée à sa vie, veillaient à sa sûreté et étaient toujours prêts à le secourir ou à le venger[6].
La République devant nécessairement périr, il nétait plus question que de savoir comment et par qui elle devait être abattue.
Deux hommes également ambitieux, excepté que lun ne savait pas aller à son but si directement que lautre, effacèrent par leur crédit, par leurs exploits, par leurs vertus, tous les autres citoyens : Pompée parut le premier, et César le suivit de près.
Pompée, pour sattirer la faveur, fit casser les lois de Sylla qui bornaient le pouvoir du peuple, et, quand il eut fait à son ambition un sacrifice des lois les plus salutaires de sa patrie, il obtint tout ce quil voulut, et la témérité du peuple fut sans bornes à son égard.
Les lois de Rome avaient sagement divisé la puissance publique en un grand nombre de magistratures, qui se soutenaient, sarrêtaient, et se tempéraient lune lautre ; et, comme elles navaient toutes quun pouvoir borné, chaque citoyen était bon pour y parvenir, et le peuple, voyant passer devant lui plusieurs personnages lun après lautre, ne saccoutumait à aucun deux. Mais, dans ces temps-ci, le système de la République changea : les plus puissants se firent donner par le peuple des commissions extraordinaires ; ce qui anéantit lautorité du peuple et des magistrats et mit toutes les grandes affaires dans les mains dun seul ou de peu de gens[7].
Fallut-il faire la guerre à Sertorius ? On en donna la commission à Pompée. Fallut-il la faire à Mithridate ? Tout le monde cria : « Pompée ». Eut-on besoin de faire venir des blés à Rome ? Le peuple croit être perdu si on nen charge Pompée. Veut-on détruire les pirates ? Il ny a que Pompée. Et, lorsque César menace denvahir, le Sénat crie à son tour et nespère plus quen Pompée.
« Je crois bien, disait Marcus[8] au peuple, que Pompée, que les nobles attendent, aimera mieux assurer votre liberté que leur domination ; mais il y a eu un temps où chacun de vous avait la protection de plusieurs, et non pas tous la protection dun seul, et où il était inouï quun mortel pût donner ou ôter de pareilles choses. »
À Rome, faite pour sagrandir, il avait fallu réunir dans les mêmes personnes les honneurs et la puissance ; ce qui, dans des temps de trouble, pouvait fixer ladministration du peuple sur un seul citoyen.
Quand on accorde des honneurs, on sait précisément ce que lon donne ; mais, quand on y joint le pouvoir, on ne peut dire à quel point il pourra être porté.
Des préférences excessives données à un citoyen dans une république ont toujours des effets nécessaires :elles font naître lenvie du peuple, ou elles augmentent sans mesure son amour.
Deux fois Pompée, retournant à Rome, maître dopprimer la République, eut la modération de congédier ses armées avant que dy entrer, et dy paraître en simple citoyen. Ces actions, qui le comblèrent de gloire, firent que, dans la suite, quelque chose quil eût faite au préjudice des lois, le Sénat se déclara toujours pour lui.
Pompée avait une ambition plus lente et plus douce que celle de César : celui-ci voulait aller à la souveraine puissance les armes à la main, comme Sylla. Cette façon dopprimer ne plaisait point à Pompée : il aspirait à la dictature, mais par les suffrages du peuple ; il ne pouvait consentir à usurper la puissance, mais il aurait voulu quon la lui remît entre les mains.
Comme la faveur du peuple nest jamais constante, il y eut des temps où Pompée vit diminuer son crédit[9] ; et, ce qui le toucha bien sensiblement, des gens quil méprisait augmentèrent le leur et sen servirent contre lui.
Cela lui fit faire trois choses également funestes : il corrompit le peuple à force dargent et mit dans les élections un prix aux suffrages de chaque citoyen.
De plus, il se servit de la plus vile populace pour troubler les magistrats dans leurs fonctions, espérant que les gens sages, lassés de vivre dans lanarchie, le créeraient dictateur par désespoir.
Enfin, il sunit dintérêts avec César et Crassus. Caton disait que ce nétait pas leur inimitié qui avait perdu la République, mais leur union. En effet, Rome était en ce malheureux état quelle était moins accablée par les guerres civiles que par la paix, qui, réunissant les vues et les intérêts des principaux, ne faisait plus quune tyrannie.
Pompée ne prêta pas proprement son crédit à César, mais, sans le savoir, il le lui sacrifia. Bientôt César employa contre lui les forces quil lui avait données, et ses artifices même ; il troubla la ville par ses émissaires et se rendit maître des élections : consuls, prêteurs, tribuns, furent achetés au prix quils mirent eux-mêmes.
Le Sénat, qui vit clairement les desseins de César, eut recours à Pompée : il le pria de prendre la défense de la République, si lon pouvait appeler de ce nom un gouvernement qui demandait la protection dun de ses citoyens.
Je crois que ce qui perdit surtout Pompée fut la honte quil eut de penser quen élevant César, comme il avait fait, il eût manqué de prévoyance. Il saccoutuma le plus tard quil put à cette idée ; il ne se mettait point en défense, pour ne point avouer quil se fût mis en danger ; il soutenait, au Sénat, que César noserait faire la guerre, et, parce quil lavait dit tant de fois, il le redisait toujours.
Il semble quune chose avait mis César en état de tout entreprendre ; cest que, par une malheureuse conformité de noms, on avait joint à son gouvernement de la Gaule Cisalpine celui de la Gaule dau-delà les Alpes.
La politique navait point permis quil y eût des armées auprès de Rome ; mais elle navait pas souffert non plus que lItalie fût entièrement dégarnie de troupes. Cela fit quon tint des forces considérables dans la Gaule Cisalpine, cest-à-dire dans le pays qui est depuis le Rubicon, petit fleuve de la Romagne, jusquaux Alpes. Mais, pour assurer la ville de Rome contre ces troupes, on fit le célèbre sénatus-consulte que lon voit encore gravé sur le chemin de Rimini à Césène, par lequel on dévouait aux dieux infernaux, et lon déclarait sacrilège et parricide quiconque, avec une légion, avec une armée ou avec une cohorte, passerait le Rubicon.
À un gouvernement si important, qui tenait la ville en échec, on en joignit un autre plus considérable encore : cétait celui de la Gaule Transalpine, qui comprenait les pays du Midi de la France ; qui, ayant donné à César loccasion de faire la guerre, pendant plusieurs années, à tous les peuples quil voulut, fit que ses soldats vieillirent avec lui, et quil ne les conquit pas moins que les barbares. Si César navait point eu le gouvernement de la Gaule Transalpine, il naurait pas corrompu ses soldats, ni fait respecter son nom par tant de victoires. Sil navait pas eu celui de la Gaule Cisalpine, Pompée aurait pu larrêter au passage des Alpes ; au lieu que, dès le commencement de la guerre, il fut obligé dabandonner lItalie ; ce qui fit perdre à son parti la réputation, qui, dans les guerres civiles, est la puissance même.
La même frayeur quAnnibal porta dans Rome après la bataille de Cannes, César ly répandit lorsquil passa le Rubicon. Pompée, éperdu, ne vit, dans les premiers moments de la guerre, de parti à prendre que celui qui reste dans les affaires désespérées : il ne sut que céder et que fuir ; il sortit de Rome, y laissa le trésor public ; il ne put nulle part retarder le vainqueur ; il abandonna une partie de ses troupes, toute lItalie, et passa la mer.
On parle beaucoup de la fortune de César. Mais cet homme extraordinaire avait tant de grandes qualités, sans pas un défaut, quoiquil eût bien des vices, quil eût été bien difficile que, quelque armée quil eût commandée, il neût été vainqueur, et quen quelque république quil fût né il ne leût gouvernée.
César, après avoir défait les lieutenants de Pompée en Espagne, alla en Grèce le chercher lui-même. Pompée, qui avait la côte de la mer et des forces supérieures, était sur le point de voir larmée de César détruite par la misère et la faim. Mais, comme il avait souverainement le faible de vouloir être approuvé, il ne pouvait sempêcher de prêter loreille aux vains discours de ses gens, qui le raillaient ou laccusaient sans cesse[10]. « Il veut, disait lun, se perpétuer dans le commandement et être, comme Agamemnon, le roi des rois. » - « Je vous avertis, disait un autre, que nous ne mangerons pas encore cette année des figues de Tusculum. » Quelques succès particuliers quil eut achevèrent de tourner la tête à cette troupe sénatoriale. Ainsi, pour nêtre pas blâmé, il fit une chose que la postérité blâmera toujours, de sacrifier tant davantages pour aller avec des troupes nouvelles combattre une armée qui avait vaincu tant de fois.
Lorsque les restes de Pharsale se furent retirés en Afrique, Scipion, qui les commandait, ne voulut jamais suivre lavis de Caton, de traîner la guerre en longueur : enflé de quelques avantages, il risqua tout et perdit tout ; et, lorsque Brutus et Cassius rétablirent ce parti, la même précipitation perdit la République une troisième fois[11].
Vous remarquerez que, dans ces guerres civiles qui durèrent si longtemps, la puissance de Rome saccrut sans cesse au-dehors : sous Marius, Sylla, Pompée, César, Antoine, Auguste, Rome, toujours plus terrible, acheva de détruire tous les rois qui restaient encore.
Il ny a point dÉtat qui menace si fort les autres dune conquête que celui qui est dans les horreurs de la guerre civile : tout le monde, noble, bourgeois, artisan, laboureur, y devient soldat ; et, lorsque, par la paix, les forces sont réunies, cet État a de grands avantages sur les autres, qui nont guère que des citoyens. Dailleurs, dans les guerres civiles, il se forme souvent de grands hommes, parce que, dans la confusion, ceux qui ont du mérite se font jour, chacun se place et se met à son rang ; au lieu que, dans les autres temps, on est placé, et on lest presque toujours tout de travers. Et, pour passer de lexemple des Romains à dautres plus récents, les Français nont jamais été si redoutables au-dehors quaprès les querelles des maisons de Bourgogne et dOrléans, après les troubles de la Ligue, après les guerres civiles de la minorité de Louis XIII et celle de Louis XIV. LAngleterre na jamais été si respectée que sous Cromwell, après les guerres du Long Parlement. Les Allemands nont pris la supériorité sur les Turcs quaprès les guerres civiles dAllemagne. Les Espagnols, sous Philippe V, dabord après les guerres civiles pour la Succession, ont montré en Sicile une force qui a étonné lEurope. Et nous voyons aujourdhui la Perse renaître des cendres de la guerre civile et humilier les Turcs.
Enfin, la République fut opprimée, et il nen faut pas accuser lambition de quelques particuliers ; il en faut accuser lhomme, toujours plus avide du pouvoir à mesure quil en a davantage, et qui ne désire tout que parce quil possède beaucoup.
Si César et Pompée avaient pensé comme Caton, dautres auraient pensé comme firent César et Pompée, et la République, destinée à périr, aurait été entraînée au précipice par une autre main.
César pardonna à tout le monde. Mais il me semble que la modération que lon montre après quon a tout usurpé ne mérite pas de grandes louanges.
Quoi que lon ait dit de sa diligence après Pharsale, Cicéron laccuse de lenteur avec raison : il dit à Cassius quils nauraient jamais cru que le parti de Pompée se fût ainsi relevé en Espagne et en Afrique, et que, sils avaient pu prévoir que César se fût amusé à sa guerre dAlexandrie, ils nauraient pas fait leur paix, et quils se seraient retirés avec Scipion et Caton en Afrique[12]. Ainsi un fol amour lui fit essuyer quatre guerres, et, en ne prévenant pas les deux dernières, il remit en question ce qui avait été décidé à Pharsale.
César gouverna dabord sous des titres de magistrature ; car les hommes ne sont guère touchés que des noms. Et, comme les peuples dAsie abhorraient ceux de consul et de proconsul, les peuples dEurope détestaient celui de roi ; de sorte que, dans ces temps-là, ces noms faisaient le bonheur ou le désespoir de toute la terre. César ne laissa pas de tenter de se faire mettre le diadème sur la tête ; mais, voyant que le peuple cessait ses acclamations, il le rejeta. Il fit encore dautres tentatives[13], et je ne puis comprendre quil pût croire que les Romains, pour le souffrir tyran, aimassent pour cela la tyrannie ou crussent avoir fait ce quils avaient fait.
Un jour que le Sénat lui déférait de certains honneurs, il négligea de se lever, et, pour lors, les plus graves de ce corps achevèrent de perdre patience.
On noffense jamais plus les hommes que lorsquon choque leurs cérémonies et leurs usages. Cherchez à les opprimer, cest quelquefois une preuve de lestime que vous en faites. Choquez leurs coutumes, cest toujours une marque de mépris.
César, de tout temps ennemi du Sénat, ne put cacher le mépris quil conçut pour ce corps, qui était devenu presque ridicule depuis quil navait plus de puissance. Par là, sa clémence même fut insultante. On regarda quil ne pardonnait pas, mais quil dédaignait de punir.
Il porta le mépris jusquà faire lui-même les sénatus-consultes : il les souscrivait du nom des premiers sénateurs qui lui venaient dans lesprit. « Japprends quelquefois, dit Cicéron[14], quun sénatus-consulte passé à mon avis a été porté en Syrie et en Arménie avant que jaie su quil ait été fait, et plusieurs princes mont écrit des lettres de remerciements sur ce que javais été davis quon leur donnât le titre de rois, que non seulement je ne savais pas être rois, mais même quils fussent au monde. »
On peut voir dans les lettres de quelques grands hommes de ce temps-là[15], quon a mises sous le nom de Cicéron parce que la plupart sont de lui, labattement et le désespoir des premiers hommes de la République à cette révolution subite, qui les priva de leurs honneurs et de leurs occupations mêmes, lorsque, le Sénat étant sans fonctions, ce crédit quils avaient eu par toute la terre, ils ne purent plus lespérer que dans le cabinet dun seul. Et cela se voit bien mieux dans ces lettres que dans les discours des historiens : elles sont le chef-doeuvre de la naïveté de gens unis par une douleur commune et dun siècle où la fausse politesse navait pas mis le mensonge partout ; enfin, on ny voit point, comme dans la plupart de nos lettres modernes, des gens qui veulent se tromper, mais des amis malheureux qui cherchent à se tout dire.
Il était bien difficile que César pût défendre sa vie la plupart des conjurés étaient de son parti ou avaient été par lui comblés de bienfaits[16]. Et la raison en est bien naturelle : ils avaient trouvé de grands avantages dans sa victoire ; mais plus leur fortune devenait meilleure, plus ils commençaient à avoir part au malheur commun[17], car, à un homme qui na rien, il importe assez peu, à certains égards, en quel gouvernement il vive.
De plus, il y avait un certain droit des gens, une opinion établie dans toutes les républiques de Grèce et dItalie, qui faisait regarder comme un homme vertueux lassassin de celui qui avait usurpé la souveraine puissance. À Rome, surtout depuis lexpulsion des rois, la loi était précise, les exemples reçus : la République armait le bras de chaque citoyen, le faisait magistrat pour le moment, et lavouait pour sa défense.
Brutus ose bien dire à ses amis que, quand son père reviendrait sur la terre, il le tuerait tout de même[18] ; et, quoique, par la continuation de la tyrannie, cet esprit de liberté se perdît peu à peu, les conjurations, au commencement du règne dAuguste, renaissaient toujours.
Cétait un amour dominant pour la patrie qui, sortant des règles ordinaires des crimes et des vertus, nécoutait que lui seul et ne voyait ni citoyen, ni ami, ni bienfaiteur, ni père : la vertu semblait soublier pour se surpasser elle-même, et, laction quon ne pouvait dabord approuver parce quelle était atroce, elle la faisait admirer comme divine.
En effet, le crime de César, qui vivait dans un gouvernement libre, nétait-il pas hors détat dêtre puni autrement que par un assassinat ? Et demander pourquoi on ne lavait pas poursuivi par la force ouverte ou par les lois, nétait-ce pas demander raison de ses crimes ?