Comme, dans le temps que lEmpire saffaiblissait, la religion chrétienne sétablissait, les chrétiens reprochaient aux païens cette décadence, et ceux-ci en demandaient compte à la Religion chrétienne. Les chrétiens disaient que Dioclétien avait perdu lEmpire en sassociant trois collègues[1], parce que chaque empereur voulait faire daussi grandes dépenses et entretenir daussi fortes armées que sil avait été seul ; que, par là, le nombre de ceux qui recevaient nétant pas proportionné au nombre de ceux qui donnaient, les charges devinrent si grandes que les terres furent abandonnées par les laboureurs et se changèrent en forêts. Les païens, au contraire, ne cessaient de crier contre un culte nouveau, inouï jusqualors ; et, comme autrefois, dans Rome florissante, on attribuait les débordements du Tibre et les autres effets de la nature à la colère des dieux, de même, dans Rome mourante, on imputait les malheurs à un nouveau culte et au renversement des anciens autels.
Ce fut le préfet Symmaque qui, dans une lettre écrite aux empereurs au sujet de lautel de la Victoire, fit le plus valoir contre la religion chrétienne des raisons populaires et, par conséquent, très capables de séduire.
« Quelle chose peut mieux nous conduire à la connaissance des dieux, disait-il, que lexpérience de nos prospérités passées ? Nous devons être fidèles à tant de siècles et suivre nos pères, qui ont suivi si heureusement les leurs. Pensez que Rome vous parle et vous dit : Grands princes, Pères de la Patrie, respectez mes années pendant lesquelles jai toujours observé les cérémonies de mes ancêtres : ce culte a soumis lunivers à mes lois ; cest par là quAnnibal a été repoussé de mes murailles, et que les Gaulois lont été du Capitole. Cest pour les dieux de la Patrie que nous demandons la paix ; nous la demandons pour les dieux indigètes. Nous nentrons point dans des disputes qui ne conviennent quà des gens oisifs, et nous voulons offrir des prières, et non pas des combats[2]. »
Trois auteurs célèbres répondirent à Symmaque. Orose composa son histoire pour prouver quil y avait toujours eu dans le monde daussi grands malheurs que ceux dont se plaignaient les païens ; Salvien fit son livre, où il soutint que cétaient les dérèglements des chrétiens qui avaient attiré les ravages des barbares[3] ; et saint Augustin fit voir que la cité du ciel était différente de cette cité de la terre[4] où les anciens Romains, pour quelques vertus humaines, avaient reçu des récompenses aussi vaines que ces vertus.
Nous avons dit que, dans les premiers temps, la politique des Romains fut de diviser toutes les puissances qui leur faisaient ombrage. Dans la suite, ils ny purent réussir. Il fallut souffrir quAttila soumît toutes les nations du Nord : il sétendit depuis le Danube jusquau Rhin, détruisit tous les forts et tous les ouvrages quon avait faits sur ces fleuves, et rendit les deux empires tributaires.
« Théodose, disait-il insolemment, est fils dun père très noble, aussi bien que moi. Mais, en me payant le tribut, il est déchu de sa noblesse et est devenu mon esclave. Il nest pas juste quil dresse des embûches à son maître, comme un esclave méchant[5]. »
« Il ne convient pas à lempereur, disait-il dans une autre occasion, dêtre menteur. Il a promis à un de mes sujets de lui donner en mariage la fille de Saturnilus. Sil ne veut pas tenir sa parole, je lui déclare la guerre ; sil ne le peut pas, et quil soit dans cet État quon ose lui désobéir, je marche à son secours. »
Il ne faut pas croire que ce fût par modération quAttila laissa subsister les Romains : il suivait les moeurs de sa nation, qui le portaient à soumettre les peuples, et non pas à les conquérir. Ce prince, dans sa maison de bois, où nous le représente Priscus[6], maître de toutes les nations barbares et, en quelque façon[7] de presque toutes celles qui étaient policées, était un des grands monarques dont lhistoire ait jamais parlé.
On voyait à sa cour les ambassadeurs des Romains dOrient et de ceux dOccident, qui venaient recevoir ses lois ou implorer sa clémence. Tantôt il demandait quon lui rendît les Huns transfuges ou les esclaves romains qui sétaient évadés ; tantôt il voulait quon lui livrât quelque ministre de lempereur. Il avait mis sur lempire dOrient un tribut de deux mille cent livres dor ; il recevait les appointements de général des armées romaines ; il envoyait à Constantinople ceux quil voulait récompenser, afin quon les comblât de biens, faisant un trafic continuel de la frayeur des Romains.
Il était craint de ses sujets, et il ne paraît pas quil en fût haï[8]. Prodigieusement fier et, cependant, rusé ; ardent dans sa colère, mais sachant pardonner ou différer la punition suivant quil convenait à ses intérêts ; ne faisant jamais la guerre quand la paix pouvait lui donner assez davantages ; fidèlement servi des rois mêmes qui étaient sous sa dépendance : il avait gardé pour lui seul lancienne simplicité des moeurs des Huns. Du reste, on ne peut guère louer sur la bravoure le chef dune nation où les enfants entraient en fureur au récit des beaux faits darmes de leurs pères, et où les pères versaient des larmes parce quils ne pouvaient pas imiter leurs enfants.
Après sa mort, toutes les nations barbares se redivisèrent. Mais les Romains étaient si faibles quil ny avait pas de si petit peuple qui ne pût leur nuire.
Ce ne fut pas une certaine invasion qui perdit lEmpire, ce furent toutes les invasions. Depuis celle qui fut si générale sous Gallus, il sembla rétabli, parce quil navait point perdu de terrain. Mais il alla, de degrés en degrés, de la décadence à sa chute, jusquà ce quil saffaissât tout à coup sous Arcadius et Honorius.
En vain, on avait rechassé les barbares dans leur pays : ils y seraient tout de même rentrés pour mettre en sûreté leur butin. En vain, on les extermina : les villes nétaient pas moins saccagées ; les villages, brûlés ; les familles, tuées ou dispersées[9].
Lorsquune province avait été ravagée, les barbares qui succédaient, ny trouvant plus rien, devaient passer à une autre. On ne ravagea au commencement que la Thrace, la Mysie, la Pannonie ; quand ces pays furent dévastés, on ruina la Macédoine, la Thessalie, la Grèce ; de là, il fallut aller aux Noriques. LEmpire, cest-à-dire le pays habité, se rétrécissait toujours, et lItalie devenait frontière.
La raison pourquoi il ne se fit point sous Gallus et Gallien détablissement de barbares, cest quils trouvaient encore de quoi piller.
Ainsi, lorsque les Normands, images des conquérants de lEmpire, eurent, pendant plusieurs siècles, ravagé la France, ne trouvant plus rien à prendre, ils acceptèrent une province qui était entièrement déserte, et se la partagèrent[10].
La Scythie, dans ces temps-là, étant presque toute inculte[11], les peuples y étaient sujets à des famines fréquentes ; ils subsistaient en partie par un commerce avec les Romains, qui leur portaient des vivres des provinces voisines du Danube[12]. Les barbares donnaient en retour les choses quils avaient pillées, les prisonniers quils avaient faits, lor et largent quils recevaient pour la paix. Mais, lorsquon ne put plus leur payer des tributs assez forts pour les faire subsister, ils furent forcés de sétablir[13].
Lempire dOccident fut le premier abattu ; en voici les raisons.
Les barbares, ayant passé le Danube, trouvaient à leur gauche le Bosphore, Constantinople et toutes les forces de lempire dOrient qui les arrêtaient. Cela faisait quils se tournaient à main droite, du côté de lIllyrie, et se poussaient vers loccident. Il se fit un reflux de nations et un transport de peuples de ce côté-là. Les passages de lAsie étant mieux gardés, tout refoulait vers lEurope ; au lieu que, dans la première invasion, sous Gallus, les forces des barbares se partagèrent.
LEmpire ayant été réellement divisé, les empereurs dOrient, qui avaient des alliances avec les barbares, ne voulurent pas les rompre pour secourir ceux dOccident. Cette division dans ladministration, dit Priscus[14], fut très préjudiciable aux affaires dOccident. Ainsi les Romains dOrient[15] refusèrent-ils à ceux dOccident une armée navale, à cause de leur alliance avec les Vandales. Les Visigoths, ayant fait alliance avec Arcadius, entrèrent en Occident, et Honorius fut obligé de senfuir à Ravenne[16]. Enfin, Zénon, pour se défaire de Théodoric, le persuada daller attaquer lItalie, quAlaric avait déjà ravagée.
II y avait une alliance très étroite entre Attila et Genséric, roi des Vandales[17]. Ce dernier craignait les Goths[18] ; il avait marié son fils avec la fille du roi des Goths, et, lui ayant ensuite fait couper le nez, il lavait renvoyée ; il sunit donc avec Attila. Les deux empires, comme enchaînés par ces deux princes, nosaient se secourir. La situation de celui dOccident fut surtout déplorable : il navait point de forces de mer ; elles étaient toutes en Orient[19], en Égypte, Chypre, Phénicie, Ionie, Grèce, seuls pays où il y eut alors quelque commerce. Les Vandales et dautres peuples attaquaient partout les côtes dOccident ; il vint une ambassade des Italiens à Constantinople, dit Priscus[20], pour faire savoir quil était impossible que les affaires se soutinssent sans une réconciliation avec les Vandales.
Ceux qui gouvernaient en Occident ne manquèrent pas de politique. Ils jugèrent quil fallait sauver lItalie, qui était en quelque façon la tête et en quelque façon le coeur de lEmpire. On fit passer les barbares aux extrémités, et on les y plaça. Le dessein était bien conçu ; il fut bien exécuté. Ces nations ne demandaient que la subsistance : on leur donnait les plaines ; on se réservait les pays montagneux, les passages des rivières, les défilés, les places sur les grands fleuves : on gardait la souveraineté. Il y a apparence que ces peuples auraient été forcés de devenir Romains, et la facilité avec laquelle ces destructeurs furent eux-mêmes détruits par les Francs, par les Grecs, par les Maures, justifie assez cette pensée. Tout ce système fut renversé par une révolution plus fatale que toutes les autres. Larmée dItalie, composée détrangers, exigea ce quon avait accordé à des nations plus étrangères encore : elle forma, sous Odoacre, une aristocratie, qui se donna le tiers des terres de lItalie, et ce fut le coup mortel porté à cet empire.
Parmi tant de malheurs, on cherche avec une curiosité triste le destin de la ville de Rome. Elle était, pour ainsi dire, sans défense ; elle pouvait être aisément affamée ; létendue de ses murailles faisait quil était très difficile de les garder ; comme elle était située dans une plaine, on pouvait aisément la forcer : il ny avait point de ressource dans le peuple, qui en était extrêmement diminué. Les empereurs furent obligés de se retirer à Ravenne, ville autrefois défendue par la mer, comme Venise lest aujourdhui.
Le peuple romain, presque toujours abandonné de ses souverains, commença à le devenir et à faire des traités pour sa conservation[21] : ce qui est le moyen le plus légitime dacquérir la souveraine puissance. Cest ainsi que lArmorique et la Bretagne commencèrent à vivre sous leurs propres lois[22].
Telle fut la fin de lempire dOccident. Rome sétait agrandie parce quelle navait eu que des guerres successives : chaque nation, par un bonheur inconcevable, ne lattaquant que quand lautre avait été ruinée. Rome fut détruite parce que toutes les nations lattaquèrent à la fois et pénétrèrent partout.