Dans ce temps-là, les Perses étaient dans une situation plus heureuse que les Romains. Ils craignaient peu les peuples du Nord[1], parce quune partie du Mont Taurus, entre la Mer Caspienne et le Pont-Euxin, les en séparait, et quils gardaient un passage fort étroit, fermé par une porte[2], qui était le seul endroit par où la cavalerie pouvait passer. Partout ailleurs, ces Barbares étaient obligés de descendre par des précipices et de quitter leurs chevaux, qui faisaient toute leur force ; mais ils étaient encore arrêtés par lAraxe, rivière profonde, qui coule de louest à lest, et dont on défendait aisément les passages[3].
De plus, les Perses étaient tranquilles du côté de lorient ; au midi, ils étaient bornés par la mer. Il leur était facile dentretenir la division parmi les princes arabes, qui ne songeaient quà se piller les uns les autres. Ils navaient donc proprement dennemis que les Romains. « Nous savons, disait un ambassadeur de Hormisdas[4], que les Romains sont occupés à plusieurs guerres et ont à combattre contre presque toutes les nations. Ils savent, au contraire, que nous navons de guerre que contre eux. »
Autant que les Romains avaient négligé lart militaire, autant les Perses lavaient-ils cultivé. « Les Perses, disait Bélisaire à ses soldats, ne vous surpassent point en courage ; ils nont sur vous que lavantage de la discipline. »
Ils prirent, dans les négociations, la même supériorité que dans la guerre. Sous prétexte quils tenaient une garnison aux portes Caspiennes, ils demandaient un tribut aux Romains ; comme si chaque peuple navait pas ses frontières à garder. Ils se faisaient payer pour la paix, pour les trêves, pour les suspensions darmes, pour le temps quon employait à négocier, pour celui quon avait passé à faire la guerre.
Les Avares ayant traversé le Danube, les Romains, qui, la plupart du temps, navaient point de troupes à leur opposer, occupés contre les Perses lorsquil aurait fallu combattre les Avares, et contre les Avares quand il aurait fallu arrêter les Perses, furent encore forcés de se soumettre à un tribut, et la majesté de lEmpire fut flétrie chez toutes les nations.
Justin, Tibère et Maurice travaillèrent avec soin à défendre lEmpire. Ce dernier avait des vertus ; mais elles étaient ternies par une avarice presque inconcevable dans un grand prince.
Le roi des Avares offrit à Maurice de lui rendre les prisonniers quil avait faits moyennant une demi-pièce dargent par tête. Sur son refus, il les fit égorger. Larmée romaine, indignée, se révolta, et, les verts sétant soulevés en même temps, un centenier nommé Phocas fut élevé à lempire et fit tuer Maurice et ses enfants.
Lhistoire de lEmpire grec cest ainsi que nous nommerons dorénavant lEmpire romain nest plus quun tissu de révoltes, de séditions et de perfidies. Les sujets navaient pas seulement lidée de la fidélité que lon doit aux princes, et la succession des empereurs fut si interrompue que le titre de Porphyrogénète[5], cest-à-dire né dans lappartement où accouchaient les Impératrices, fut un titre distinctif, que peu de princes des diverses familles impériales purent porter.
Toutes les voies furent bonnes pour parvenir à lempire : on y alla par les soldats, par le clergé, par le sénat, par les paysans, par le peuple de Constantinople, par celui des autres villes.
La religion chrétienne étant devenue dominante dans lEmpire, il séleva successivement plusieurs hérésies quil fallut condamner. Arius ayant nié la divinité du Verbe ; les Macédoniens, celle du Saint-Esprit ; Nestorius, lunité de la personne de Jésus-Christ ; Eutychès, ses deux natures ; les Monothélites, ses deux volontés : il fallut assembler des conciles contre eux. Mais les décisions nen ayant pas été dabord universellement reçues, plusieurs empereurs, séduits, revinrent aux erreurs condamnées. Et, comme il ny a jamais eu de nation qui ait porté une haine si violente aux hérétiques que les Grecs, qui se croyaient souillés lorsquils parlaient à un hérétique ou habitaient avec lui, il arriva que plusieurs empereurs perdirent laffection de leurs sujets, et les peuples saccoutumèrent à penser que des princes si souvent rebelles à Dieu navaient pu être choisis par la Providence pour les gouverner.
Une certaine opinion prise de cette idée quil ne fallait pas répandre le sang des chrétiens, laquelle sétablit de plus en plus lorsque les Mahométans eurent paru, fit que les crimes qui nintéressaient pas directement la Religion furent faiblement punis : on se contenta de crever les yeux, ou de couper le nez ou les cheveux, ou de mutiler de quelque manière ceux qui avaient excité quelque révolte ou attenté à la personne du prince[6]. Des actions pareilles purent se commettre sans danger et même sans courage.
Un certain respect pour les ornements impériaux fit que lon jeta dabord les yeux sur ceux qui osèrent sen revêtir. Cétait un crime de porter ou davoir chez soi des étoffes de pourpre. Mais, dès quun homme sen vêtissait, il était dabord suivi, parce que le respect était plus attaché à lhabit quà la personne.
Lambition était encore irritée par létrange manie de ces temps-là, ny ayant guère dhomme considérable qui neût par-devers lui quelque prédiction qui lui promettait lempire.
Comme les maladies de lesprit ne se guérissent guère[7], lastrologie judiciaire et lart de prédire par des objets vus dans leau dun bassin avaient succédé, chez les chrétiens, aux divinations par les entrailles des victimes ou le vol des oiseaux, abolies avec le paganisme. Des promesses vaines furent le motif de la plupart des entreprises téméraires des particuliers, comme elles devinrent la sagesse du conseil des princes.
Les malheurs de lEmpire croissant tous les jours, on fut naturellement porté à attribuer les mauvais succès dans la guerre et les traités honteux dans la paix à la mauvaise conduite de ceux qui gouvernaient.
Les révolutions mêmes firent les révolutions, et leffet devint lui-même la cause. Comme les Grecs avaient vu passer successivement tant de diverses familles sur le trône, ils nétaient attachés à aucune, et, la Fortune ayant pris des empereurs dans toutes les conditions, il ny avait pas de naissance assez basse, ni de mérite si mince qui pût ôter lespérance.
Plusieurs exemples reçus dans la Nation en formèrent lesprit général et firent les moeurs, qui règnent aussi impérieusement que les lois.
Il semble que les grandes entreprises soient parmi nous plus difficiles à mener que chez les Anciens. On ne peut guère les cacher, parce que la communication est telle aujourdhui entre les nations que chaque prince a des ministres dans toutes les cours et peut avoir des traîtres dans tous les cabinets.
Linvention des postes fait que les nouvelles volent et arrivent de toutes parts.
Comme les grandes entreprises ne peuvent se faire sans argent, et que, depuis linvention des lettres de change, les négociants en sont les maîtres, leurs affaires sont très souvent liées avec les secrets de lÉtat et ils ne négligent rien pour les pénétrer.
Des variations dans le change sans une cause connue font que bien des gens la cherchent et la trouvent à la fin.
Linvention de limprimerie, qui a mis les livres dans les mains de tout le monde, celle de la gravure, qui a rendu les cartes géographiques si communes, enfin, létablissement des papiers politiques, font assez connaître à chacun les intérêts généraux pour pouvoir plus aisément être éclairci sur les faits secrets.
Les conspirations dans lÉtat sont devenues difficiles, parce que, depuis linvention des postes, tous les secrets particuliers sont dans le pouvoir du Public.
Les princes peuvent agir avec promptitude, parce quils ont les forces de lÉtat dans leurs mains ; les conspirateurs sont obligés dagir lentement, parce que tout leur manque. Mais, à présent que tout séclaircit avec plus de facilité et de promptitude, pour peu que ceux-ci perdent de temps à sarranger, ils sont découverts.