Phocas, dans la confusion des choses, étant mal affermi, Héraclius vint dAfrique et le fit mourir ; il trouva les provinces envahies et les légions détruites.
À peine avait-il donné quelque remède à ces maux que les Arabes sortirent de leur pays pour étendre la religion et lempire que Mahomet avait fondé dune même main.
Jamais on ne vit des progrès si rapides : ils conquirent dabord la Syrie, la Palestine, lÉgypte, lAfrique, et envahirent la Perse.
Dieu permit que sa religion cessât en tant de lieux dêtre dominante, non pas quil leût abandonnée, mais parce que, quelle soit dans la gloire ou dans lhumiliation extérieure, elle est toujours également propre à produire son effet naturel, qui est de sanctifier.
La prospérité de la religion est différente de celle des empires. Un auteur célèbre disait quil était bien aise dêtre malade, parce que la maladie est le vrai état du chrétien. On pourrait dire de même que les humiliations de lÉglise, sa dispersion, la destruction de ses temples, les souffrances de ses martyrs, sont le temps de sa gloire, et que, lorsquaux yeux du monde elle parait triompher, cest le temps ordinaire de son abaissement.
Pour expliquer cet événement fameux de la conquête de tant de pays par les Arabes, il ne faut pas avoir recours au seul enthousiasme. Les Sarrasins étaient depuis longtemps distingués parmi les auxiliaires des Romains et des Perses ; les Osroëniens et eux étaient les meilleurs hommes de trait quil y eût au monde ; Alexandre-Sévère et Maximin en avaient engagé à leur service autant quils avaient pu, et sen étaient servis avec un grand succès contre les Germains, qui désolaient de loin ; sous Valens, les Goths ne pouvaient leur résister[1] ; enfin, ils étaient dans ces temps-là la meilleure cavalerie du monde.
Nous avons dit que chez les Romains les légions dEurope valaient mieux que celles dAsie. Cétait tout le contraire pour la cavalerie : je parle de celle des Parthes, des Osroëniens et des Sarrasins ; et cest ce qui arrêta les conquêtes des Romains, parce que, depuis Antiochus, un nouveau peuple tartare, dont la cavalerie était la meilleure du monde, sempara de la Haute-Asie.
Cette cavalerie était pesante[2], et celle dEurope était légère ; cest aujourdhui tout le contraire. La Hollande et la Frise nétaient point pour ainsi dire encore faite[3], et lAllemagne était pleine de bois, de lacs et de marais, où la cavalerie servait peu.
Depuis quon a donné un cours aux grands fleuves, ces marais se sont dissipés, et lAllemagne a changé de face. Les ouvrages de Valentinien sur le Necker et ceux des Romains sur le Rhin[4] ont fait bien des changements[5] ; et, le commerce sétant établi, des pays qui ne produisaient point de chevaux en ont donné, et on en a fait usage[6].
Constantin, fils dHéraclius, ayant été empoisonné, et son fils Constant, tué en Sicile, Constantin le Barbu, son fils aîné, lui succéda[7]. Les grands des provinces dOrient sétant assemblés, ils voulurent couronner ses deux autres frères, soutenant que, comme il faut croire en la Trinité, aussi était-il raisonnable davoir trois empereurs.
Lhistoire grecque est pleine de traits pareils, et, le petit esprit étant parvenu à faire le caractère de la Nation, il ny eut plus de sagesse dans les entreprises, et lon vit des troubles sans cause et des révolutions sans motifs.
Une bigoterie universelle abattit les courages et engourdit tout lEmpire. Constantipople est, à proprement parler, le seul pays dOrient où la Religion chrétienne ait été dominante. Or cette lâcheté, cette paresse, cette mollesse des nations dAsie, se mêlèrent dans la dévotion même. Entre mille exemples, je ne veux que Philippicus, général de Maurice, qui, étant prêt de donner une bataille, se mit à pleurer, dans la considération du grand nombre de gens qui allaient être tués[8].
Ce sont bien dautres larmes, celles de ces Arabes qui pleurèrent de douleur de ce que leur général avait fait une trêve qui les empêchait de répandre le sang des chrétiens[9].
Cest que la différence est totale entre une armée fanatique et une armée bigote. On le vit, dans nos temps modernes, dans une révolution fameuse, lorsque larmée de Cromwell était comme celle des Arabes, et les armées dIrlande et dÉcosse, comme celle des Grecs.
Une superstition grossière, qui abaisse lesprit autant que la religion lélève, plaça toute la vertu et toute la confiance des hommes dans une ignorante stupidité pour les images, et lon vit des généraux lever un siège[10] et perdre une ville[11] pour avoir une relique.
La religion chrétienne dégénéra, sous lempire grec, au point où elle était de nos jours chez les Moscovites, avant que le czar Pierre Ier eût fait renaître cette nation et introduit plus de changements dans un État quil gouvernait, que les conquérants nen font dans ceux quils usurpent.
On peut aisément croire que les Grecs tombèrent dans une espèce didolâtrie. On ne soupçonnera pas les Italiens ni les Allemands de ce temps-là davoir été peu attachés au culte extérieur. Cependant, lorsque les historiens grecs parlent du mépris des premiers pour les reliques et les images, on dirait que ce sont nos controversistes qui séchauffent contre Calvin. Quand les Allemands passèrent pour aller dans la Terre-Sainte, Nicétas dit que les Arméniens les reçurent comme amis, parce quils nadoraient pas les images. Or, si, dans la manière de penser des Grecs, les Italiens et les Allemands ne rendaient pas assez de culte aux images, quelle devait être lénormité du leur !
Il pensa bien y avoir en Orient à peu près la même révolution qui arriva, il y a environ deux siècles, en Occident, lorsquau renouvellement des lettres, comme on commença à sentir les abus et les dérèglements où lon était tombé, tout le monde cherchant un remède au mal, des gens hardis et trop peu dociles déchirèrent lÉglise, au lieu de la réformer.
Léon lIsaurien, Constantin Copronyme, Léon, son fils, firent la guerre aux images, et, après que le culte en eut été rétabli par limpératrice Irène, Léon lArménien, Michel le Bègue et Théophile les abolirent encore. Ces princes crurent nen pouvoir modérer le culte quen le détruisant ; ils firent la guerre aux moines, qui incommodaient lÉtat[12] ; et, prenant toujours les voies extrêmes, ils voulurent les exterminer par le glaive, au lieu de chercher à les régler.
Les moines[13], accusés didolâtrie par les partisans des nouvelles opinions, leur donnèrent le change en les accusant à leur tour de magie[14], et, montrant au peuple les églises dénuées dimages et de tout ce qui avait fait jusque-là lobjet de sa vénération, ils ne lui laissèrent point imaginer quelles pussent servir à dautre usage quà sacrifier aux Démons.
Ce qui rendait la querelle sur les images si vive et fit que, dans la suite, des gens sensés ne pouvaient pas proposer un culte modéré, cest quelle était liée à des choses bien tendres : il était question de la puissance, et, les moines layant usurpée, ils ne pouvaient laugmenter ou la soutenir quen ajoutant sans cesse au culte extérieur, dont ils faisaient eux-mêmes partie. Voilà pourquoi les guerres contre les images furent toujours des guerres contre eux, et que, quand ils eurent gagné ce point, leur pouvoir neut plus de bornes.
Il arriva pour lors ce que lon vit quelques siècles après dans la querelle queurent Barlaam et Acyndine contre les moines, et qui tourmenta cet empire jusquà sa destruction. On disputait si la lumière qui apparut autour de Jésus-Christ sur le Thabor était créée ou incréée. Dans le fond, les moines ne se souciaient pas plus quelle fût lun que lautre ; mais, comme Barlaam les attaquait directement eux-mêmes, il fallait nécessairement que cette lumière fût incréée.
La guerre que les empereurs iconoclastes déclarèrent aux moines fit que lon reprit un peu les principes du gouvernement, que lon employa en faveur du Public les revenus publics, et quenfin on ôta au corps de lÉtat ses entraves.
Quand je pense à lignorance profonde dans laquelle le clergé grec plongea les laïques, je ne puis mempêcher de le comparer à ces Scythes dont parle Hérodote[15], qui crevaient les yeux à leurs esclaves afin que rien ne pût les distraire et les empêcher de battre leur lait.
Limpératrice Théodora rétablit les images, et les moines recommencèrent à abuser de la piété publique. Ils parvinrent jusquà opprimer le clergé séculier même : ils occupèrent tous les grands sièges[16], et exclurent peu à peu tous les ecclésiastiques de lépiscopat. Cest ce qui rendit ce clergé intolérable, et, si lon en fait le parallèle avec le clergé latin, si lon compare la conduite des Papes avec celle des patriarches de Constantinople, on verra des gens aussi sages que les autres étaient peu sensés.
Voici une étrange contradiction de lesprit humain. Les ministres de la religion chez les premiers Romains, nétant pas exclus des charges et de la société civile, sembarrassèrent peu de ses affaires. Lorsque la religion chrétienne fut établie, les ecclésiastiques, qui étaient plus séparés des affaires du monde, sen mêlèrent avec modération. Mais, lorsque, dans la décadence de lEmpire, les moines furent le seul clergé, ces gens, destinés par une profession plus particulière à fuir et à craindre les affaires, embrassèrent toutes les occasions qui purent leur y donner part : ils ne cessèrent de faire du bruit partout et dagiter ce monde quils avaient quitté.
Aucune affaire dÉtat, aucune paix, aucune guerre, aucune trêve, aucune négociation, aucun mariage ne se traita que par le ministère des moines : les conseils du prince en furent remplis, et les assemblées de la Nation, presque toutes composées.
On ne saurait croire quel mal il en résulta : ils affaiblirent lesprit des princes et leur firent faire imprudemment même les choses bonnes. Pendant que Basile occupait les soldats de son armée de mer à bâtir une église à saint Michel, il laissa piller la Sicile par les Sarrasins et prendre Syracuse, et Léon, son successeur, qui employa sa flotte au même usage, leur laissa occuper Tauroménie et lîle de Lemnos[17].
Andronic Paléologue abandonna la marine parce quon lassura que Dieu était si content de son zèle pour la paix de lÉglise que ses ennemis noseraient lattaquer. Le même craignait que Dieu ne lui demandât compte du temps quil employait à gouverner son État, et quil dérobait aux affaires spirituelles[18].
Les Grecs, grands parleurs, grands disputeurs, naturellement sophistes, ne cessèrent dembrouiller la religion par des controverses. Comme les moines avaient un grand crédit à la Cour, toujours dautant plus faible quelle était plus corrompue, il arrivait que les moines et la Cour se gâtaient réciproquement, et que le mal était dans tous les deux. Doù il suivait que toute lattention des empereurs était occupée quelquefois à calmer, souvent à irriter des disputes théologiques, quon a toujours remarqué devenir frivoles à mesure quelles sont plus vives.
Michel Paléologue, dont le règne fut tant agité par des disputes sur la religion, voyant les affreux ravages des Turcs dans lAsie, disait, en soupirant, que le zèle téméraire de certaines personnes, qui, en décriant sa conduite, avaient soulevé ses sujets contre lui, lavait obligé dappliquer tous ses soins à sa propre conservation et de négliger la ruine des provinces. « Je me suis contenté, disait-il, de pourvoir à ces parties éloignées par le ministère des gouverneurs, qui men ont dissimulé les besoins, soit quils fussent gagnés par argent, soit quils appréhendassent dêtre punis[19]. »
Les patriarches de Constantinople avaient un pouvoir immense : comme, dans les tumultes populaires, les empereurs et les grands de lÉtat se retiraient dans les églises, que le Patriarche était maître de les livrer ou non et exerçait ce droit à sa fantaisie, il se trouvait toujours, quoique indirectement, arbitre de toutes les affaires publiques.
Lorsque le vieux Andronic[20] fit dire au patriarche quil se mêlât des affaires de lÉglise et le laissât gouverner celles de lEmpire : « Cest, lui répondit le Patriarche, comme si le corps disait à lâme : Je ne prétends avoir rien de commun avec vous, et je nai que faire de votre secours pour exercer mes fonctions. »
De si monstrueuses prétentions étant insupportables aux princes, les patriarches furent très souvent chassés de leur siège. Mais, chez une nation superstitieuse, où lon croyait abominables toutes les fonctions ecclésiastiques quavait pu faire un patriarche quon croyait intrus, cela produisit des schismes continuels : chaque patriarche, lancien, le nouveau, le plus nouveau, ayant chacun leurs sectateurs.
Ces sortes de querelles étaient bien plus tristes que celles quon pouvait avoir sur le dogme, parce quelles étaient comme une hydre quune nouvelle disposition pouvait toujours reproduire.
La fureur des disputes devint un état si naturel aux Grecs que, lorsque Cantacuzène prit Constantinople, il trouva lempereur Jean et limpératrice Anne occupés à un concile contre quelques ennemis des moines[21] ; et, quand Mahomet II lassiégea, il ne put suspendre les haines théologiques[22] ; et on y était plus occupé du concile de Florence que de larmée des Turcs[23].
Dans les disputes ordinaires, comme chacun sent quil peut se tromper, lopiniâtreté et lobstination ne sont pas extrêmes. Mais, dans celles que nous avons sur la religion, comme, par la nature de la chose, chacun croit être sûr que son opinion est vraie, nous nous indignons contre ceux qui, au lieu de changer eux-mêmes, sobstinent à nous faire changer.
Ceux qui liront lhistoire de Pachymère connaîtront bien limpuissance où étaient et où seront toujours les théologiens par eux-mêmes daccommoder jamais leurs différends. On y voit un empereur[24] qui passe sa vie à les assembler, à les écouter, à les rapprocher ; on voit, de lautre, une hydre de disputes qui renaissent sans cesse, et lon sent quavec la même méthode, la même patience, les mêmes espérances, la même envie de finir, la même simplicité pour leurs intrigues, le même respect pour leurs haines, ils ne se seraient jamais accommodés jusquà la fin du monde.
En voici un exemple bien remarquable. À la sollicitation de lempereur, les partisans du patriarche Arsène firent une convention avec ceux qui suivaient le patriarche Joseph, qui portait que les deux partis écriraient leurs prétentions, chacun sur un papier, quon jetterait les deux papiers dans un brasier, que, si lun des deux demeurait entier, le jugement de Dieu serait suivi, et que, si tous les deux étaient consumés, ils renonceraient à leurs différends. Le feu dévora les deux papiers ; les deux partis se réunirent ; la paix dura un jour. Mais, le lendemain, ils dirent que leur changement aurait dû dépendre dune persuasion intérieure, et non pas du hasard, et la guerre recommença plus vive que jamais[25].
On doit donner une grande attention aux disputes des théologiens ; mais il faut la cacher autant quil est possible : la peine quon paraît prendre à les calmer les accréditant toujours, en faisant voir que leur manière de penser est si importante quelle décide du repos de lÉtat et de la sûreté du prince.
On ne peut pas plus finir leurs affaires en écoutant leurs subtilités quon ne pourrait abolir les duels en établissant des écoles où lon raffinerait sur le point dhonneur.
Les empereurs grecs eurent si peu de prudence que, quand les disputes furent endormies, ils eurent la rage de les réveiller. Anastase[26], Justinien[27], Héraclius[28], Manuel Comnène[29], proposèrent des points de foi à leur clergé et à leur peuple, qui aurait méconnu la vérité dans leur bouche quand même ils lauraient trouvée. Ainsi, péchant toujours dans la forme et ordinairement dans le fond, voulant faire voir leur pénétration, quils auraient pu si bien montrer dans tant dautres affaires qui leur étaient confiées, ils entreprirent des disputes vaines sur la nature de Dieu, qui, se cachant aux savants, parce quils sont orgueilleux, ne se montre pas mieux aux grands de la Terre.
Cest une erreur de croire quil y ait dans le monde une autorité humaine, à tous les égards despotique ; il ny en a jamais eu, et il ny en aura jamais. Le pouvoir le plus immense est toujours borné par quelque coin. Que le Grand Seigneur mette un nouvel impôt à Constantinople, un cri général lui fait dabord trouver des limites quil navait pas connues. Un roi de Perse peut bien contraindre un fils de tuer son père ou un père de tuer son fils[30] ; mais obliger ses sujets de boire du vin, il ne le peut pas. Il y a, dans chaque nation, un esprit général sur lequel la puissance même est fondée. Quand elle choque cet esprit, elle se choque elle-même, et elle sarrête nécessairement.
La source la plus empoisonnée de tous les malheurs des Grecs, cest quils ne connurent jamais la nature ni les bornes de la puissance ecclésiastique et de la séculière ; ce qui fit que lon tomba, de part et dautre, dans des égarements continuels.
Cette grande distinction, qui est la base sur laquelle pose la tranquillité des peuples, est fondée non seulement sur la religion, mais encore sur la raison et la nature, qui veulent que des choses réellement séparées, et qui ne peuvent subsister que séparées, ne soient jamais confondues.
Quoique, chez les anciens Romains, le Clergé ne fît pas un corps séparé, cette distinction y était aussi connue que parmi nous. Claudius avait consacré à la Liberté la maison de Cicéron, lequel, revenu de son exil, la redemanda. Les pontifes décidèrent que, si elle avait été consacrée sans un ordre exprès du peuple, on pouvait la lui rendre sans blesser la Religion. « Ils ont déclaré, dit Cicéron[31], quils navaient examiné que la validité de la consécration, et non la loi faite par le peuple ; quils avaient jugé le premier chef comme pontifes, et quils jugeraient le second comme sénateurs. »