Cette dissertation, lue à lAcadémie de Bordeaux le 18 juin 1716, ne fut imprimée quaprès la mort de Montesquieu.
Ce ne fut ni la crainte ni la piété qui établit la religion chez les Romains, mais la nécessité où sont toutes les sociétés den avoir une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à régler le culte et les cérémonies quà donner des lois et bâtir des murailles.
Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des autres peuples, que les premiers firent la religion pour létat, et les autres, létat pour la religion. Romulus, Tatius et Numa asservirent les dieux à la politique : le culte et les cérémonies quils instituèrent furent trouvés si sages que, lorsque les rois furent chassés, le joug de la religion fut le seul dont ce peuple, dans sa fureur pour la liberté, nosa saffranchir.
Quand les législateurs romains établirent la religion, ils ne pensèrent point à la réformation des moeurs, ni à donner des principes de morale ; ils ne voulurent point gêner des gens quils ne connaissaient pas encore. Ils neurent donc dabord quune vue générale, qui était dinspirer à un peuple, qui ne craignait rien, la crainte des dieux, et de se servir de cette crainte pour le conduire à leur fantaisie.
Les successeurs de Numa nosèrent point faire ce que ce prince navait point fait : le peuple, qui avait beaucoup perdu de sa férocité et de sa rudesse, était devenu capable dune plus grande discipline. Il eût été facile dajouter aux cérémonies de la religion des principes et des règles de morale dont elle manquait ; mais les législateurs des Romains étaient trop clairvoyants pour ne point connaître combien une pareille réformation eût été dangereuse : ceût été convenir que la religion était défectueuse ; cétait lui donner des âges, et affaiblir son autorité en voulant létablir. La sagesse des Romains leur fit prendre un meilleur parti en établissant de nouvelles lois. Les institutions humaines peuvent bien changer, mais les divines doivent être immuables comme les dieux mêmes.
Ainsi, le sénat de Rome, ayant chargé le préteur Pétilius[1] dexaminer les écrits du roi Numa, qui avaient été trouvés dans un coffre de pierre, quatre cents ans après la mort de ce roi, résolut de les faire brûler, sur le rapport que lui fit ce préteur que les cérémonies qui étaient ordonnées dans ces écrits différaient beaucoup de celles qui se pratiquaient alors : ce qui pouvait jeter des scrupules dans lesprit des simples, et leur faire voir que le culte prescrit nétait pas le même que celui qui avait été institué par les premiers législateurs, et inspiré par la nymphe Égérie.
On portait la prudence plus loin : on ne pouvait lire les livres sibyllins sans la permission du sénat, qui ne la donnait même que dans les grandes occasions, et lorsquil sagissait de consoler les peuples. Toutes les interprétations étaient défendues ; ces livres mêmes étaient toujours renfermés ; et, par une précaution si sage, on ôtait les armes des mains des fanatiques et des séditieux.
Les devins ne pouvaient rien prononcer sur les affaires publiques sans la permission des magistrats ; leur art était absolument subordonné à la volonté du sénat ; et cela avait été ainsi ordonné par les livres des pontifes, dont Cicéron nous a conservé quelques fragments[2].
Polybe met la superstition au rang des avantages que le peuple romain avait par‑dessus les autres peuples : ce qui paraît ridicule aux sages est nécessaire pour les sots ; et ce peuple, qui se met si facilement en colère, a besoin dêtre arrêté par une puissance invisible.
Les augures et les aruspices étaient proprement les grotesques du paganisme ; mais on ne les trouvera point ridicules, si on fait réflexion que, dans une religion toute populaire comme celle-là, rien ne paraissait extravagant ; la crédulité du peuple réparait tout chez les Romains : plus une chose était contraire à la raison humaine, plus elle leur paraissait divine. Une vérité simple ne les aurait pas vivement touchés : il leur fallait des sujets dadmiration, il leur fallait des signes de la divinité ; et ils ne les trouvaient que dans le merveilleux et le ridicule.
Cétait à la vérité une chose très extravagante de faire dépendre le salut de la république de lappétit sacré dun poulet, et de la disposition des entrailles des victimes ; mais ceux qui introduisirent ces cérémonies en connaissaient bien le fort et le faible, et ce ne fut que par de bonnes raisons quils péchèrent contre la raison même. Si ce culte avait été plus raisonnable, les gens desprit en auraient été la dupe aussi bien que le peuple, et par-là on aurait perdu tout lavantage quon en pouvait attendre ; il fallait donc des cérémonies qui pussent entretenir la superstition des uns, et entrer dans la politique des autres : cest ce qui se trouvait dans les divinations. On y mettait les arrêts du ciel dans la bouche des principaux sénateurs, gens éclairés, et qui connaissaient également le ridicule et lutilité des divinations.
Cicéron dit[3] que Fabius, étant augure, tenait pour règle que ce qui était avantageux à la république se faisait toujours sous de bons auspices. Il pense comme Marcellus[4], que, quoique la crédulité populaire eût établi au commencement les augures, on en avait retenu lusage pour lutilité de la république ; et il met cette différence entre les Romains et les étrangers, que ceux-ci sen servaient indifféremment dans toutes les occasions, et ceux-là seulement dans les affaires qui regardaient lintérêt public. Cicéron[5] nous apprend que la foudre tombée du côté gauche était dun bon augure, excepté dans les assemblées du peuple, præterquam ad comitia. Les règles de lart cessaient dans cette occasion : les magistrats y jugeaient à leur fantaisie de la bonté des auspices, et ces auspices étaient une bride avec laquelle ils menaient le peuple. Cicéron ajoute : Hoc institutum reipublicæ causa est, ut comitiorum, vel in jure legum, vel in judiciis populi, vel in creandis magistratibus, principes civitatis essent interpretes[6]. Il avait dit auparavant quon lisait dans les livres sacrés : Jove tonante et fulgurante, comitia populi habere nefas esse[7]. Cela avait été introduit, dit-il, pour fournir aux magistrats un prétexte de rompre les assemblées du peuple[8]. Au reste, il était indifférent que la victime quon immolait se trouvât de bon ou de mauvais augure ; car lorsquon nétait pas content de la première, on en immolait une seconde, une troisième, une quatrième, quon appelait hostiae succedaneæ. Paul Émile voulant sacrifier fut obligé dimmoler vingt victimes : les dieux ne furent apaisés quà la dernière, dans laquelle on trouva des signes qui promettaient la victoire. Cest pour cela quon avait coutume de dire que, dans les sacrifices, les dernières victimes valaient toujours mieux que les premières. César ne fut pas si patient que Paul Émile : ayant égorgé plusieurs victimes , dit Suétone[9] , sans en trouver de favorables, il quitta les autels avec mépris, et entra dans le sénat.
Comme les magistrats se trouvaient maîtres des présages, ils avaient un moyen sûr pour détourner le peuple dune guerre qui aurait été funeste, ou pour lui en faire entreprendre une qui aurait pu être utile. Les devins, qui suivaient toujours les armées, et qui étaient plutôt les interprètes du général que des dieux, inspiraient de la confiance aux soldats. Si par hasard quelque mauvais présage avait épouvanté larmée, un habile général en convertissait le sens et se le rendait favorable ; ainsi Scipion, qui tomba en sautant de son vaisseau sur le rivage dAfrique, prit de la terre dans ses mains : « Je te tiens, dit-il, ô terre dAfrique ! » Et par ces mots il rendit heureux un présage qui avait paru si funeste.
Les Siciliens sétant embarqués pour faire quelque expédition en Afrique, furent si épouvantés dune éclipse de soleil, quils étaient sur le point dabandonner leur entreprise ; mais Ie général leur représenta « quà la vérité cette éclipse eût été de mauvais augure si elle eût paru avant leur embarquement, mais que, puisquelle navait paru quaprès, elle ne pouvait menacer que les Africains. » Par-là il fit cesser leur frayeur, et trouva, dans un sujet de crainte, le moyen daugmenter leur courage.
César fut averti plusieurs fois par les devins de ne point passer en Afrique avant lhiver. Il ne les écouta pas, et prévint par là ses ennemis, qui, sans cette diligence, auraient eu le temps de réunir leurs forces.
Crassus, pendant un sacrifice, ayant laissé tomber son couteau des mains, on en prit un mauvais augure ; mais il rassura le peuple en lui disant : « Bon courage ! au moins mon épée ne mest jamais tombée des mains. »
Lucullus étant près de donner bataille à Tigrane, on vint lui dire que cétait un jour malheureux :« Tant mieux, dit-il, nous le rendrons heureux par notre victoire. »
Tarquin le Superbe, voulant établir des jeux en lhonneur de la déesse Mania, consulta loracle dApollon, qui répondit obscurément, et dit quil fallait sacrifier têtes pour têtes, capitibus pro capitibus, supplicandum. Ce prince, plus cruel encore que superstitieux, fit immoler des enfants ; mais Junius Brutus changea ce sacrifice horrible : car il le fit faire avec des têtes dail et de pavot, et par-là remplit ou éluda loracle[10].
On coupait le noeud gordien quand on ne pouvait pas le délier ; ainsi Claudius Pulcher, voulant donner un combat naval, fit jeter les poulets sacrés à la mer, afin de les faire boire, disait-il, puisquils ne voulaient pas manger[11].
Il est vrai quon punissait quelquefois un général de navoir pas suivi les présages ; et cela même était un nouvel effet de la politique des Romains. On voulait faire voir au peuple que les mauvais succès, les villes prises, les batailles perdues, nétaient point leffet dune mauvaise constitution de létat, ou de la faiblesse de la république , mais de limpiété dun citoyen, contre lequel les dieux étaient irrités. Avec cette persuasion, il nétait pas difficile de rendre la confiance au peuple ; il ne fallait pour cela que quelques cérémonies et quelques sacrifices. Ainsi, lorsque la ville était menacée ou affligée de quelque malheur, on ne manquait pas den chercher la cause, qui était toujours la colère de quelque dieu dont on avait négligé le culte : il suffisait, pour sen garantir, de faire des sacrifices et des processions, de purifier la ville avec des torches, du soufre et de leau salée. On faisait faire à la victime le tour des remparts avant de légorger, ce qui sappelait sacri ficium amburbium, et amburbiale. On allait même quelquefois jusquà purifier les armées et les flottes, après quoi chacun reprenait courage.
Scévola, grand pontife, et Varron, un de leurs grands théologiens, disaient quil était nécessaire que le peuple ignorât beaucoup de choses vraies, et en crût beaucoup de fausses ; saint Augustin[12] dit que Varron avait découvert par-là tout le secret des politiques et des ministres détat.
Le même Scévola , au rapport de saint Augustin[13], divisait les dieux en trois classes : ceux qui avaient été établis par les poètes, ceux qui avaient été établis par les philosophes, et ceux qui avaient été établis par les magistrats, a principibus civitatis.
Ceux qui lisent lhistoire romaine, et qui sont un peu clairvoyants, trouvent à chaque pas des traits de la politique dont nous parlons. Ainsi, on voit Cicéron qui, en particulier, et parmi ses amis, fait à chaque moment une confession dincrédulité[14], parler en public avec un zèle extraordinaire contre limpiété de Verrès. On voit un Clodius, qui avait insolemment profané les mystères de la bonne déesse, et dont limpiété avait été marquée par vingt arrêts du sénat, faire lui-même une harangue remplie de zèle à ce sénat qui lavait foudroyé, contre le mépris des pratiques anciennes et de la religion. On voit un Salluste, le plus corrompu de tous les citoyens, mettre à la tête de ses ouvrages une préface digne de la gravité et de laustérité de Caton. Je naurais jamais fait, si je voulais épuiser tous les exemples.
Quoique les magistrats ne donnassent pas dans la religion du peuple, il ne faut pas croire quils nen eussent point. M. Cudworth a fort bien prouvé que ceux qui étaient éclairés parmi les païens adoraient une divinité suprême, dont les divinités du peuple nétaient quune participation. Les païens, très peu scrupuleux dans le culte, croyaient quil était indifférent dadorer la divinité même, ou les manifestations de la divinité ; dadorer, par exemple, dans Vénus, la puissance passive de la nature, ou la divinité suprême, en tant quelle est susceptible de toute génération ; de rendre un culte au soleil, ou à lÊtre suprême, en tant quil anime les plantes et rend la terre féconde par sa chaleur. Ainsi, le stoïcien Balbus dit, dans Cicéron[15], que Dieu participe, par sa nature, à toutes les choses dici-bas ; quil est Cérès sur la terre, Neptune sur les mers. » Nous en saurions davantage si nous avions le livre quAsclépiade composa, intitulé lHarmonie de toutes les théologies.
Comme le dogme de lâme du monde était presque universellement reçu, et que lon regardait chaque partie de lunivers comme un membre vivant dans lequel cette âme était répandue, il semblait quil était permis dadorer indifféremment toutes ces parties, et que le culte devait être arbitraire comme était le dogme.
Voilà doù était né cet esprit de tolérance et de douceur qui régnait dans le monde païen ; on navait garde de se persécuter et de se déchirer les uns les autres : toutes les religions, toutes les théologies, y étaient également bonnes ; les hérésies, les guerres, et les disputes de religion, y étaient inconnues ; pourvu quon allât adorer au temple, chaque citoyen était grand pontife dans sa famille.
Les Romains étaient encore plus tolérants que les Grecs, qui ont toujours gâté tout : chacun sait la malheureuse destinée de Socrate.
Il est vrai que la religion égyptienne fut toujours proscrite à Rome : cest quelle était intolérante, quelle voulait régner seule et sétablir sur les débris des autres ; de manière que lesprit de douceur et de paix qui régnait chez les Romains fut la véritable cause de la guerre quils lui firent sans relâche. Le sénat ordonna dabattre les temples des divinités égyptiennes ; et Valère Maxime[16] rapporte, à ce sujet, quÉmilius Paulus donna les premiers coups, afin dencourager par son exemple les ouvriers frappés dune crainte superstitieuse.
Mais les prêtres de Sérapis et dIsis avaient encore plus de zèle pour établir ces cérémonies quon nen avait à Rome pour les proscrire. Quoique Auguste, au rapport de Dion[17], en eût défendu lexercice dans Rome, Agrippa, qui commandait dans la ville en son absence, fut obligé de le défendre une seconde fois. On peut voir, dans Tacite et dans Suétone, les fréquents arrêts que le sénat fut obligé de rendre pour bannir ce culte de Rome.
Il faut remarquer que les Romains confondirent les Juifs avec les Égyptiens, comme on sait quils confondirent les chrétiens avec les juifs : ces deux religions furent longtemps regardées comme deux branches de la première, et partagèrent avec elle la haine, le mépris et la persécution des Romains. Les mêmes arrêts qui abolirent à Rome les cérémonies égyptiennes mettent toujours les cérémonies juives avec celles-ci, comme il paraît par Tacite[18], et par Suétone, dans les vies de Tibère et de Claude. Il est encore plus clair que les historiens nont jamais distingué le culte des chrétiens davec les autres. On nétait pas même revenu de cette erreur, du temps dAdrien, comme il paraît par une lettre que cet empereur écrivit dÉgypte au consul Servianus[19] : « Tous ceux qui, en Égypte, adorent Sérapis, sont chrétiens, et ceux même quon appelle évêques sont attachés au culte de Sérapis. Il ny a point de juif, de prince de synagogue, de samaritain, de prêtre des chrétiens, de mathématicien, de devin, de baigneur, qui nadore Sérapis. Le patriarche même des juifs adore indifféremment Sérapis et le Christ. Ces gens nont dautre dieu que Sérapis : cest le dieu des chrétiens, des juifs et de tous les peuples. » Peut-on avoir des idées plus confuses de ces trois religions, et les confondre plus grossièrement ?
Chez les Égyptiens, les prêtres faisaient un corps à part, qui était entretenu aux dépens du public ; de là naissaient plusieurs inconvénients : toutes les richesses de létat se trouvaient englouties dans une société de gens qui, recevant toujours et ne rendant jamais, attiraient insensiblement tout à eux. Les prêtres dÉgypte, ainsi gagés pour ne rien faire, languissaient tous dans une oisiveté dont ils ne sortaient quavec les vices quelle produit : ils étaient brouillons, inquiets, entreprenants ; et ces qualités les rendaient extrêmement dangereux. Enfin, un corps dont les intérêts avaient été violemment séparés de ceux de létat était un monstre ; et ceux qui lavaient établi avaient jeté dans la société une semence de discorde et de guerres civiles. II nen était pas de même à Rome : on y avait fait de la prêtrise une charge civile ; les dignités daugure, de grand pontife, étaient des magistratures ; ceux qui en étaient revêtus étaient membres du sénat, et par conséquent navaient pas des intérêts différents de ceux de ce corps. Bien loin de se servir de la superstition pour opprimer la république, ils lemployaient utilement à la soutenir. « Dans notre ville, dit Cicéron[20], les rois et les magistrats qui leur ont succédé ont toujours eu un double caractère, et ont gouverné létat sous les auspices de la religion. »
Les duumvirs avaient la direction des choses sacrées ; les quindécemvirs avaient soin des cérémonies de la religion, gardaient les livres des sibylles : ce que faisaient auparavant les décemvirs et les duumvirs. Ils consultaient les oracles lorsque le sénat lavait ordonné, et en faisaient le rapport, y ajoutant leur avis ; ils étaient aussi commis pour exécuter tout ce qui était prescrit dans les livres des sibylles, et pour faire célébrer les jeux séculaires : de manière que toutes les cérémonies religieuses passaient par les mains des magistrats.
Les rois de Rome avaient une espèce de sacerdoce : il y avait de certaines cérémonies qui ne pouvaient être faites que par eux. Lorsque les Tarquins furent chassés, on craignait que le peuple ne saperçût de quelque changement dans la religion : cela fit établir un magistrat appelé rex sacrorum, qui, dans les sacrifices, faisait les fonctions des anciens rois, et dont la femme était appelée regina sacrorum. Ce fut le seul vestige de royauté que les Romains conservèrent parmi eux.
Les Romains avaient cet avantage quils avaient pour législateur le plus sage prince dont lhistoire profane ait jamais parlé ; ce grand homme ne chercha pendant tout son règne quà faire fleurir la justice et léquité, et il ne fit pas moins sentir sa modération à ses voisins quà ses sujets. Il établit les fécialiens, qui étaient des prêtres sans le ministère desquels on ne pouvait faire ni la paix ni la guerre. Nous avons encore des formulaires de serments faits par ces fécialiens quand on concluait la paix avec quelque peuple. Dans celle que Rome conclut avec Albe, un fécialien dit dans Tite-Live : « Si le peuple romain est le premier à sen départir, publico consilio, dolove malo, quil prie Jupiter de le frapper comme il va frapper le cochon quil tenait dans ses mains ; » et aussitôt il labattit dun coup de caillou.
Avant de commencer la guerre on envoyait un de ces fécialiens faire ses plaintes au peuple qui avait porté quelque dommage à la république. Il lui donnait un certain temps pour se consulter et pour chercher les moyens de rétablir la bonne intelligence ; mais si on négligeait de faire laccommodement, le fécialien sen retournait, et sortait des terres de ce peuple injuste, après avoir invoqué contre lui les dieux célestes et ceux des enfers : pour lors le sénat ordonnait ce quil croyait ,juste et pieux. Ainsi les guerres ne sentreprenaient jamais à la hâte, et elles ne pouvaient être quune suite dune longue et mûre délibération.
La politique qui régnait dans la religion des Romains se développa encore mieux dans leurs victoires. Si la superstition avait été écoutée, on aurait porté chez les vaincus les dieux des vainqueurs ; on aurait renversé leurs temples ; et, en établissant un nouveau culte, on leur aurait imposé une servitude plus rude que la première. On fit mieux : Rome se soumit elle-même aux divinités étrangères, elle les reçut dans son sein ; et par ce lien, le plus fort qui soit parmi les hommes, elle sattacha des peuples qui la regardèrent plutôt comme le sanctuaire de la religion que comme la maîtresse du monde.
Mais, pour ne point multiplier les êtres, les Romains, à lexemple des Grecs, confondirent adroitement les divinités étrangères avec les leurs ; sils trouvaient dans leurs conquêtes un dieu qui eût du rapport à quelquun de ceux quon adorait à Rome, ils ladoptaient, pour ainsi dire, en lui donnant le nom de la divinité romaine, et lui accordaient, si jose me servir
de cette expression, le droit de bourgeoisie dans leur ville. Ainsi, lorsquils trouvaient quelque héros fameux qui eût purgé la terre de quelque monstre, ou soumis quelque peuple barbare, ils lui donnaient aussitôt le nom dHercule. « Nous avons percé jusquà lOcéan, dit Tacite[21] ; et nous y avons trouvé les colonnes dHercule : soit quHercule y ait été, soit que nous ayons attribué à ce héros tous les faits dignes de sa gloire. »
Varron a compté quarante-quatre de ces dompteurs de monstres ; Cicéron[22] nen a compté que six, vingt-deux Muses, cinq Soleils, quatre Vulcains, cinq Mercures, quatre Apollons, trois Jupiters.
Eusèbe va plus loin[23] : il compte presque autant de Jupiters que de peuples.
Les Romains, qui navaient proprement dautre divinité que le génie de la république, ne faisaient point dattention au désordre et à la confusion quils jetaient dans la mythologie : la crédulité des peuples, qui est toujours au-dessus du ridicule et de lextravagant, réparait tout.
[1] Tite-Live, livre XL , chapitre XXIX, [M].
[2] De Leg., lib. II. Bella disceptanto : prodigia, portenta, ad Etruscos et aruspices, si senatus jusserit, deferunto. Et dans un autre endroit : Sacerdotum duo genera sunto : unum, quod præsit cærimoniis et sacris, alterum, quod interpretetur fatidicorum et vatum effata incognita, cum senatus populusque adsciverit. », [M].
[3] Optimis auspiciis ea geri quæpro reipublicæ salute gererentur ; quæ contra rempublicam fierent, contra auspicia fieri. (De Senectute, cap. IV.), [M].
[4] De Divinatione, lib. II, cap. XXXV., [M].
[5] De Divinatione, lib. II, [M]
[6] De Divinatione, lib. Il. [M].
[7] Ibid., [M].
[8] Hoc reipublicæ causa constitutum : comitiorum enim non habendorum causas esse voluerunt. (Ibid.), [M].
[9] Pluribus, hostiis cæsis ; cum litare non posset, introiit curiam, spreta religione. (In Jul. Cæs., lib. I, cap. LXXX.), [M].
[10] Macrobe, Saturnales, (I, VII), [M].
[11] Quia esse nolunt, bibant. Valère Maxime, lib. I, cap. IV.), [M].
[12] Totem consilium prodidit sapientum per quod civitates et populi regerentur. (De Civit. Dei, lib. IV, cap. XXXI.), [M].
[13] De Civil. Dei, lib. IV, cap. XXXI, [M].
[14] Adeone me delirare censes ut ista credam ?, [M].
[15] Deus pertinens per naturam cujusque rei, per terras, Ceres, per maria, Neptunus, alii per alia, poterunt intelligi : qui qualesque sint, quoque eos nomine consuetudo nuncuparerit, hos deos et venerari et colere debemus. (De Nat. deorum, lib. Il, cap. XXVIII), [M].
[16] Liv. 1, chap. III, art. 3, [M].
[17] Liv. XXXIV, [M].
[18] Annales, liv. II, chap. LXXXV, [M].
[19] Illi qui Serapin colunt, christiani sunt ; et devoti sunt Serapi, qui se Christi episcopos dicunt. Nemo illic archisynagogus judæorum, nemo samarites, nemo christianorum presbyter, non mathematicus, non aruspex, non aliptes, qui non Serapin colat. Ipse ille patriarcha (judæorum, scilicet) cum Ægyptum venerit, ab aliis Serapin adorare, ab aliis cogitur Christum. Unus illis deus est Serapis : hunc judæi, hunc christiani, hunc omnes venerantur et gentes. (Flavius Vopiscus, in Vita Saturnini.) Vid. Historiæ augustæ scriptores, in-fol. 1620. p. 245; et in-8°, 1661, p. 959, [M].
[20] Apud reteres, qui rerum potiebantur, iidem auguria tenebant, ut testis est nostra civitas, in qua et reges, augures, et postea privati eodem sacerdotio præditi rempublicam religionum auctoritate rexerunt. (De Divinatione, lib. I), [M].
[21] Ipsum quinetiam Oceanum illa tentavimus ; et superesse adhuc Herculis columnas fama vulgavit : sive adiit Hercules, seu quidquid ubique magnificum est, in claritatem ejus referre consensimus. (De Moribus Germanorum, cap. XXXIV, [M].
[22] De Natura Deorum, lib. III., [M].
[23] Præparatio evangelica, lib. III, [M].