(4) L’essai d’un travail comparatif sur toutes les formes de gouvernements avait été fait avant Montesquieu ; et le modèle donné avec une supériorité de science, de méthode et de génie qui n’a pas été et probablement ne sera pas surpassée : c’est l’observation qui aurait dû se trouver dans le Discours, et un des titres de gloire d’Aristote, dont Montesquieu n’est souvent que le plus ingénieux disciple. Deux ouvrages du philosophe grec constataient cette priorité de sa part, dans l’étude de l’homme social, comme dans celle de la nature : l’un que nous possédons entier, sauf quelques avaries, n’est qu’un résumé substantiel et profond des principales différences qui résultent des divers états de société, et une recherche des conditions qui peuvent le mieux assurer la durée et le bonheur des États. C’est le traité de la Politique en huit livres, traduit dès le XIVe siècle en notre langue par un des conseillers du sage roi Charles V, Nicolas Oresme, et retraduit dans la langue politique de nos jours, avec une rare et complète intelligence du sujet et de l’ouvrage, par un professeur éminent, un savant célèbre, M. Barthélemy Saint-Hilaire.

Ce livre, qu’il ne faut pas séparer des Morales d’Aristote, et qui s’y rapporte et les achève en bien des points, est dans sa brièveté, sa profondeur de sens et sa sobriété de langage, un des monuments immortels de l’esprit humain, doublement précieux par l’objet et par la forme, en ce que, sans préférence systématique, avec l’étendue impartiale du génie, il applique aux plus grandes oeuvres de la pensée active, à savoir la fondation et le maintien des États, la plus grande puissance de la pensée spéculative. L’analogie de cet ouvrage avec celui de Montesquieu est de partir également des institutions existantes, des faits connus, et de classer, d’après ce qui est, ce qui doit être et ce qu’il faut prévoir. Ainsi le degré de liberté dû à l’homme, la mesure de démocratie nécessaire, les rapports de l’indigence et de la richesse se tirent pour l’auteur non d’une perfection abstraite, d’un type idéal de justice et de bonheur, mais du calcul des forces opposées, et de l’étude attentive des rapides décadences ou des durées glorieuses : non sans doute que, dans cet examen, il ne doive apparaître que les règles de probabilité tirées du nombre des exemples remontent elles-mêmes à une règle plus haute, à un principe supérieur et secret qui détermine souverainement la proportion plus ou moins grande de ces exemples. Mais ce que l’auteur cherche, c’est la raison et non la moralité du succès, bien que souvent ces deux choses se confondent, et que la première dérive de l’autre : cela même, Aristote ne le conteste ni ne s’en préoccupe, étant surtout attentif au spectacle des faits, des intérêts et des passions humaines, et cherchant là les principes du droit politique, bien plus que dans aucune idée préconçue de justice ou d’humanité.

Cette méthode tout expérimentale, appliquée à la législation des États, supposait un autre ouvrage qu’avait en effet écrit Aristote, qui s’est perdu dans le naufrage des temps et qui aurait représenté pour nous l’Esprit des lois de l’antiquité. C’était le recueil expliqué, la classification savante, la description historique des Constitutions et des Gouvernements connus dans le monde antique, depuis l’opulente Carthage jusqu’à la pauvre et petite Ithaque, depuis la royauté absolue des Perses jusqu’à ces royautés tempérées de la Cyrénaïque et des villes de Sicile, ou cette royauté si restreinte de Sparte. Les témoignages ont varié sur le chiffre de cette collection qui comprenait tout ce que le cercle agité de la Grèce avait offert à l’observateur, et tout ce que lui ouvraient au loin les victoires d’Alexandre, ce voyageur armé, dont l’ambition de conquérir égalait l’ambition de savoir d’Aristote.

Comme parcelles détachées de ce grand ouvrage, on a retrouvé, çà et là, dans les grammairiens et les polygraphes, mille courtes indications montrant qu’il embrassait des États de toute origine, grecque, phénicienne, italique, barbare, et devait contenir bien des détails qui manquent à l’histoire, telle qu’elle nous est parvenue à travers les destructions du temps.

« Par Aristote, disait Cicéron, nous connaissons les moeurs, les institutions, les disciplines de presque tous les États, non pas seulement de la Grèce, mais encore du monde barbare ; par Théophraste nous en connaissons aussi les lois. »

Cet ouvrage de Théophraste, qui était encore d’une manière plus détaillée une sorte d’Esprit des lois de l’antiquité, a péri aussi complètement que le livre même du maître, dont il était évidemment une dépendance et une application. Mais le témoignage de Cicéron, la nature de l’ouvrage qu’il désigne et quelques parcelles plus significatives qui s’en sont conservées disent assez quel était le prix de ce travail d’Aristote : il n’y aurait pas aujourd’hui, pour la science historique et pour les traditions de l’esprit humain, de découverte plus importante que celle de cette compilation de faits analysés et réunis par un si pénétrant et si laborieux génie ; et si l’illustre Cuvier donnait à Aristote l’honneur d’avoir inventé la science de l’Anatomie comparée, je ne doute pas que dans l’ordre moral, cet autre ouvrage ne parût, aux yeux mêmes de notre temps, renfermer les bases fondamentales de l’anatomie comparée des États, et qu’on ne s’aperçût que ce jeune univers de la civilisation antique, composée de la Grèce, de la péninsule italique, de quelques contrées de l’Asie, de quelques côtes de l’Afrique, avait déjà conçu, échangé, épuisé toutes les combinaisons politiques par où passe la savante Europe, et que menace de lui ôter un jour la terrible simplification du pouvoir militaire. Il n’est pas jusqu’aux rêveries, aux spéculations de nos jours sur la parfaite égalité des hommes, sur la promiscuité des biens qui ne dussent se rencontrer dans cet ouvrage, non plus sous forme d’utopies conjecturales, comme l’avait essayé Phaléas, et d’autres écrivains cités ailleurs par Aristote, mais sous des applications effectives et plus ou moins durables.

Pour ajouter à nos regrets d’une telle perte, tout fait croire que l’ouvrage d’Aristote avait subsisté jusqu’à la veille de la Renaissance et de la pleine activité du monde moderne, qu’il se conservait aux derniers jours de l’empire grec, et était même connu depuis longtemps des vainqueurs, moins ignorants que fanatiques, qui précipitèrent la ruine de ce débile empire. Aussi, lorsque dans le siècle dernier, le gouvernement de la France, avec une libéralité digne des exemples de Louis XIV, faisant servir à la science le protectorat politique, envoyait dans le Levant à divers intervalles l’abbé Galland, Fourmont, Sevin, etc., cet objet de recherches fut grandement recommandé aux doctes voyageurs. On le promit, on l’espéra sur quelques indices fort douteux, tels que la mention d’une ancienne bibliothèque des empereurs grecs conservée, dit-on, dans un coin du sérail, et d’autres récits plus ou moins trompeurs, espèce de mirage qui amusait la soif érudite de nos chercheurs de manuscrits orientaux ou grecs.

Une conjecture du moins fut confirmée, c’est que le livre des Républiques, eût-il irrévocablement péri dans le texte original, devait se retrouver dans une de ces traduction arabes, qu’après Omar et les premières fureurs de l’islamisme, les kalifes avaient fort encouragées, de Bagdad à Cordoue et de Samarcande à Fez. On savait que ce travail avait souvent porté sur des oeuvres de science et particulièrement sur les écrits d’Aristote si admiré dans l’Orient, où des contes vulgaires répétés sous la tente mêlent encore souvent son nom à celui d’Alexandre.

La certitude alla plus loin. Un des explorateurs envoyés dans l’Orient, vers les derniers temps de la monarchie, le docte Villoison, présent à Constantinople en 1785, auprès du plus littéraire des ambassadeurs, le comte Choiseul Gouffier, regrette que son trop court séjour dans cette ville ne lui ait pas permis d’y chercher dans les bibliothèques publiques et particulières un trésor dont l’existence ne lui paraît pas douteuse ; et il rappelle, en même temps, ce qu’on peut vérifier ici chaque matin, qu’à la bibliothèque royale se conserve le grand catalogue littéraire et scientifique d’Hadgi·Khalfa, formant avec la traduction intercalée de Petis de la Croix, trois volumes in-folio, dans un desquels le critique arabe mentionne la traduction en sa langue de l’ouvrage d’Aristote « comprenant, dit-il, l’histoire et la description de cent quatre-vingt-onze États et constitutions politiques. »

Si les khalifes ne s’étaient pas inquiétés de cette extrême diversité de gouvernements à présenter à l’esprit des Osmanlis courbés sous leur joug, il serait bien digne de l’esprit libre et éclairés des Européens modernes de rechercher à tout prix un tel trésor. Hadgi·Khalfa était, dit·on, un habile littérateur du XVIe siècle, dont l’ouvrage devait être répandu dans l’Orient, puisqu’il en existe même à notre bibliothèque deux exemplaires complets, transmis par deux de nos ambassadeurs à Constantinople, Guilleragues et Nointel. La traduction d’Aristote qu’il analyse devait se trouver dans les bibliothèques arabes d’Espagne, dont Yriarte et Casiri ont catalogué tant de curieux débris, bien que la plus grande partie en ait été reportée en Afrique par les Maures expulsés. À part même l’Orient et la Turquie européenne, ce monument peut se conserver au Maroc, à Mequinez, à Fez, où les mosquées avaient autrefois des écoles et des bibliothèques. À qui appartiendrait-il plus qu’à la France de poursuivre une telle recherche par droit de voisinage et d’alliance ? Y réussir ne serait pas le moindre fruit de la bataille d’Isly. Cette observation, loin d’être irrespectueuse pour la gloire militaire, est si juste qu’un noble général, M. le maréchal Bugeaud, dont l’esprit actif prenait feu sur tout projet d’utilité pratique ou d’oeuvre intelligente, avait vivement accueilli la pensée d’une mission arabe-hellénique dans le Maroc. Un orientaliste, connu par des travaux analogues à la recherche projetée, M. Mac Guckin de Slane, savant traducteur de la Biographie des auteurs arabes de Ibn Khalikan, aurait accepté cette tâche que nul n’eût mieux remplie, et que je m’empressais de lui offrir, selon mon pouvoir officiel d’alors.

— Quelque scrupule politique fit retarder une visite même littéraire dans le Maroc. Et, dans l’intervalle, bien des choses changèrent : le ministre (et c’était la moindre de ces choses) disparut de l’administration avec son plan de découverte ; plus tard, le gouvernement fut enlevé, selon l’expression arabe, comme une tente posée pour une nuit. Et, parmi les malheurs naturels ou accidentels qui suivirent cette catastrophe, deux hommes faits pour rendre à leur pays bien d’autres services que de protéger avec une haute intelligence quelques investigations littéraires, lui furent malheureusement ravis. La France perdit M. le maréchal Bugeaud, l’homme qui par la pleine exécution d’une forte idée de politique et de guerre nous a finalement donné l’Algérie, et l’a assujettie de telle sorte que les instabilités même de la métropole n’aient pas un moment ébranlé la soumission de la Conquête : elle le perdit, encore dans toute l’énergie de son activité, au milieu des justes honneurs rendus à ses services, et des justes espérances attachées à son nom.

Un autre homme de coeur et de talent, possédant lui-même ces notions érudites que M. le maréchal Bugeaud savait honorer et apprécier, le général Duvivier, devenu à cinquante ans littérateur arabe, comme plusieurs de nos jeunes et intelligents officiers, et s’étant remis aux études grecques avec une ardeur qui lui rendait surtout familiers Polybe, Strabon, Arrien, Procope, etc., avait adopté et pouvait accréditer mieux que personne cette idée de recherches savantes, à diriger au-delà même des possessions de la France en Afrique ; il transformait, en me parlant, l’idée que j’avais eue, et y donnait, par divers détails qui m’échappent en ce moment, une importance et une probabilité que je n’avais pas entièrement comprises. Personne, après 1848, ne semblait plus à portée d’émettre en cela un avis décisif. Mais les fatalités de l’anarchie sont encore plus cruelles que les accidents de la nature. Avant même la maladie et la mort de M. le maréchal Bugeaud, le vaillant, le loyal, le savant Duvivier périssait d’une blessure reçus dans les rues de Paris, parmi ces généraux qui tombèrent victimes d’une guerre stérile et barbare. À bien des titres, de grands regrets lui sont dus ; et pour ma part, je ne penserai jamais sans tristesse et sans respect, à ce studieux anachorète des camps, que j’ai vu, vivant même à Paris comme au désert, d’un peu de riz et de dattes, se relevant de dessus sa peau de tigre ou de lion, pour commencer au point du jour son étude des textes grecs sur l’ancienne Afrique comparée à la moderne, animant admirablement la géographie par l’histoire, par la tactique, par les souvenirs personnels, et produisant incessamment des Mémoires et des Projets écrits avec autant de verve originale que de libre franchise. Que ne lui a-t-il été donné, après douze ans de glorieux services en Algérie, de suivre ici en paix ces belles études, auxquelles il semblait voué sans retour, et dont il ne fut distrait que par le péril public, à la voix de ses frères d’armes, les généraux d’Afrique !

On me pardonnera ces paroles. La mémoire du général Duvivier est bien au-dessus de mon faible hommage ; et je craindrais de paraître mêler à de si tristes souvenirs un intérêt littéraire que bien des gens peut-être trouveront frivole. Mais il n’était pas tel pour ce noble et curieux esprit : et je dois redire ici que connaissant si bien le caractère et les moeurs des Arabes d’Afrique qu’il avait tant pratiqués, dont il parlait la langue, dont il avait étudié l’histoire dans les monuments nationaux et byzantins, il croyait à la certitude de découvertes précieuses à faire dans les dépôts des antiques mosquées du Maroc ; quelquefois même en s’animant sur cette pensée, il disait, plaisantant à demi, avec sa physionomie grave et mélancolique : « La chose me semble si importante, le succès si assuré, qu’en vérité, je crois, je me chargerais de la mission, quoique je connaisse bien les défiances de ces diables d’Orientaux, et malgré le danger d’avoir le cou coupé comme espion diplomatique déguisé en savant. » Puis, il ajoutait, « qu’au reste la chose pourrait s’arranger à l’amiable, sous bonne garantie ; et que, puisqu’on avait obtenu du sultan de Maroc l’engagement d’excommunier Abd El Kader, on pourrait bien en tirer la promesse de laisser voir, copier, et même emporter quelques vieux parchemins arabes traduits du grec. »

Tout cela est bien loin maintenant ; et j’ai bien peu d’autorité pour en parler ; mais il ne saurait être malséant de rappeler ces souvenirs, de présenter ces indices à la pensée du public ami des lettres, et des hommes éclairés qui se trouveraient avoir quelque puissance. Le pays de l’illustre Silvestre de Sacy, le pays qui compte dans la même carrière des savants si éminents, des Quatremère, des Reinaud, des Caussin de Perceval, des de Saulcy, des Noel des Verger, et de jeunes et brillants élèves de leur science, tels que M. Renan, l’auteur de la belle Notice sur Mahomet, le pays de la science désintéressée, comme des sciences utiles, ne saurait, aujourd’hui qu’il a tant de rapports de commerce et de pouvoir avec la population arabe, regarder indifféremment aucune des occasions d’étude et de découverte érudite que peut donner l’Afrique. Peut-il en exister une plus pure, plus honorable aux yeux de l’Europe , que la chance d’un accroissement à ces trésors du passé, à ces monuments de philosophie et de génie que nous a transmis la Grèce, que la France a si souvent interprétés ou égalés, et qui sont devenus la richesse commune de tous les peuples civilisés ? Tandis qu’un zèle faux ou trompé propose aujourd’hui d’abandonner l’étude des chefs-d’oeuvre antiques, ne négligeons rien pour en accroître le nombre, et pour recueillir quelqu’un de ces immortels débris encore cachés dans quelque coin du monde. Le plus précieux peut-être, celui qui par la nature toute positive, toute substantielle des notions qu’il doit contenir, pourrait le mieux sortir sans dommage d’un intermédiaire arabe et nous rendre le libre et beau génie de la Grèce, à travers les ténèbres de l’oppression musulmane, ce serait le grand recueil politique d’Aristote. Faisons des voeux pour qu’il nous soit restitué ; et n’en désespérons pas s’il est bien cherché. C’est par une voie semblable, on le sait, que le moyen âge connut d’abord la philosophie d’Aristote ; c’est par là qu’est arrivée à l’Europe savante une partie du traité des Sections Coniques d’Apollonius. La langue arabe doit ainsi receler encore bien d’autres débris de la science des Grecs, plus faciles à transmettre d’un idiome à l’autre que les gracieux chefs-d’oeuvre de leur goût et de leur génie. Une telle poursuite n’est pas moins digne du zèle inventif, de l’ardeur savante des officiers français, que cette recherche des inscriptions romaines qui a si honorablement occupé, pour quelques-uns, les loisirs de la conquête dans l’Afrique française. Le public sait vaguement, et on ne peut trop redire, ce qu’ont fait d’admirable, sous ce rapport, M. le colonel Carbuccia, M. le capitaine d’état-major Daumas, si bien suivis par l’activité courageuse, l’érudition, la sagacité d’un jeune et modeste savant, M. Régnier. La carte épigraphique de la province romaine d’Afrique sera en partie relevée ; et il est facile de juger que de lumières précieuses pour l’histoire, que d’indications même utiles à la conquête peuvent sortir d’une semblable étude. Souhaitons qu’elle se poursuive, qu’elle s’étende, qu’elle continue d’être protégée par le pouvoir militaire et civil, encouragée par l’estime publique ! Retrouvons, le plus qu’il est possible, en Afrique, la trace du passé, au profit de la possession présente et pour le service comme pour la gloire de l’établissement français élevé sur les ruines romaines. C’est en ce sens qu’à côté des travaux si habilement appliqués à l’investigation des monuments de défense et d’art, des itinéraires antiques, des campements préférés, des inscriptions historiques ou domestiques, de tout le tracé enfin de l’ancienne vie romaine, il serait beau de voir quelques-uns des jeunes arabisants de l’Algérie tourner leur curiosité à la recherche des débris d’histoire ancienne et de génie grec que renferment certainement encore la langue arabe et la terre d’Afrique.

Accroître les connaissances humaines, acquérir quelque lumière nouvelle, ou même quelque occasion pour la science et le génie des arts, c’est souvent le meilleur profit des conquêtes même durables ; c’est presque l’unique produit, le seul dédommagement des conquêtes passagères. Que reste-t-il de la magnifique expédition d’Égypte, en 1798, de ces quinze mois de merveilles guerrières, dû tant de gloire et de désastres ? Il reste le souvenir de l’Institut français du Caire, le monument scientifique commencé au milieu de l’expédition même, achevé pour en perpétuer le souvenir et en célébrer le héros ; il reste l’impulsion que donna ce grand exemple, les voies qu’il ouvrit, les découvertes qu’il prépara, et qui se sont accomplies ou se poursuivent de nos jours dans la philologie la plus abstruse, et dans les antiquités de l’histoire et de l’art.

Déjà consolidée par une possession de plus de vingt ans, sans guerre européenne, il est vrai, affermie sur elle-même par la victoire et la colonisation croissante, l’Algérie française, placée si près de sa puissante métropole, semble à l’abri des vicissitudes qui nous enlevèrent si promptement l’Égypte : elle n’est pas dans nos mains une proie aussi redoutable et aussi enviée ; elle doit, par un système habile d’administration, par une communication réciproque et plus hâtive des deux langues, par l’action plus rapide de nos arts plus perfectionnés, nous être assimilée plus vite qu’elle ne le fut aux Romains, qui cependant réussirent à la posséder en paix plus vaste que nous ne l’avons, pendant plusieurs siècles, et à travers bien des révolutions de pouvoir, dans leur propre empire. Il nous restera donc cette fois de l’Afrique autre chose que la carte de la Conquête et la description des ruines qu’on n’a pu garder. Il y a lieu d’espérer que cette terre féconde, qui a coûté tant de sacrifices à ses maîtres actuels, et qui, pendant la longue paix du continent européen, a seule formé les généraux de la France, finira par être un surcroît de force et de richesse pour elle.

Mais quoi qu’il arrive, le titre de gloire de cette Conquête, c’est ce qui sera fait, à son occasion, pour le bien et l’honneur de l’humanité, pour la culture des sciences, pour 1e progrès de quelque noble étude, pour l’application de quelques arts utiles. Que l’érudition, cette source des lettres dans les siècles avancés, que l’érudition, qui a déjà retrouvé tant de traces et utilement marqué tant d’étapes de la conquête romaine en Algérie, ne se lasse pas de défricher l’Afrique ! Qu’elle y rayonne, s’il est possible, au delà de nos frontières déjà fort étendues ! Parmi les soins de luxe intellectuel qu’on peut proposer à ses efforts, parmi les problèmes dignes d’elle et les produits précieux que peut amener l’alliance des études arabes aux études d’antiquité, il n’y aurait pas succès plus utile, plus célèbre, plus européen que la découverte de quelqu’un de ces monuments du savoir et du génie antique qui manquent à la science moderne, et qu’elle regrette et ne peut remplacer au milieu de sa richesse.

Redisons donc que des exemplaires arabes du grand ouvrage politique d’Aristote, De l’Esprit des lois de l’antiquité, existent quelque part, en Orient, sous ce titre que nous transcrivons en lettres romaines, sans l’entendre dans aucune écriture, Ketab Siassat Almodet, qu’il doit y en avoir au Maroc, qu’il serait beau d’en découvrir un et de le rendre au monde, et qu’en le cherchant, au hasard même de ne pas réussir, d’autres précieuses découvertes peuvent se présenter sur la route.