1. COMMENCEMENTS DE ROME. - 2. SES GUERRES
Il ne faut pas prendre de la ville de Rome, dans ses commencements, lidée que nous donnent les villes que nous voyons aujourdhui, à moins que ce ne soit de celles de la Crimée, faites pour renfermer le butin, les bestiaux et les fruits de la campagne. Les noms anciens des principaux lieux de Rome ont tous du rapport à cet usage.
La ville navait pas même de rues, si lon nappelle de ce nom la continuation des chemins qui y aboutissaient. Les maisons étaient placées sans ordre et très petites : car les hommes, toujours au travail ou dans la place publique, ne se tenaient guère dans les maisons.
Mais la grandeur de Rome parut bientôt dans ses édifices publics. Les ouvrages qui ont donné et qui donnent encore aujourdhui la plus haute idée de sa puissance ont été faits sous les Rois [1] . On commençait déjà à bâtir la ville éternelle.
Romulus et ses successeurs furent presque toujours en guerre avec leurs voisins pour avoir des citoyens, des femmes ou des terres. Ils revenaient dans la ville avec les dépouilles des peuples vaincus : cétaient des gerbes de blé et des troupeaux ; cela y causait une grande joie. Voilà lorigine des triomphes, qui furent dans la suite la principale cause des grandeurs où cette ville parvint.
Rome accrut beaucoup ses forces par son union avec les Sabins, peuples durs et belliqueux comme les Lacédémoniens, dont ils étaient descendus. Romulus prit leur bouclier, qui était large, au lieu du petit bouclier argien, dont il sétait servi jusqualors [2] , et on doit remarquer que ce qui a le plus contribué à rendre les Romains les maîtres du monde, cest quayant combattu successivement contre tous les peuples ils ont toujours renoncé à leurs usages sitôt quils en ont trouvé de meilleurs.
On pensait alors dans les républiques dItalie que les traités quelles avaient faits avec un roi ne les obligeaient point envers son successeur ; cétait pour elles une espèce de droit des gens [3] . Ainsi tout ce qui avait été soumis par un roi de Rome se prétendait libre sous un autre, et les guerres naissaient toujours des guerres.
Le règne de Numa, long et pacifique, était très propre à laisser Rome dans sa médiocrité, et, si elle eût eu dans ce temps-là un territoire moins borné et une puissance plus grande, il y a apparence que sa fortune eût été fixée pour jamais.
Une des causes de sa prospérité, cest que ses rois furent tous de grands personnages. On ne trouve point ailleurs, dans les histoires, une suite non interrompue de tels hommes dÉtat et de tels capitaines.
Dans la naissance des sociétés, ce sont les chefs des républiques qui font linstitution, et cest ensuite linstitution qui forme les chefs des républiques.
Tarquin prit la couronne sans être élu par le Sénat ni par le peuple [4] . Le pouvoir devenait héréditaire ; il le rendit absolu. Ces deux révolutions furent bientôt suivies dune troisième.
Son fils Sextus, en violant Lucrèce, fit une chose qui a presque toujours fait chasser les tyrans des villes où ils ont commandé : car le peuple, à qui une action pareille fait si bien sentir sa servitude, prend dabord une résolution extrême [5] .
Un peuple peut aisément souffrir quon exige de lui de nouveaux tributs : il ne sait pas sil ne retirera point quelque utilité de lemploi quon fera de largent quon lui demande ; mais, quand on lui fait un affront, il ne sent que son malheur, et il y ajoute lidée de tous les maux qui sont possibles.
Il est pourtant vrai que la mort de Lucrèce ne fut que loccasion de la révolution qui arriva ; car un peuple fier, entreprenant, hardi et renfermé dans des murailles, doit nécessairement secouer le joug ou adoucir ses moeurs.
Il devait arriver de deux choses lune : ou que Rome changerait son gouvernement ; ou quelle resterait une petite et pauvre monarchie.
Lhistoire moderne nous fournit un exemple de ce qui arriva pour lors à Rome, et ceci est bien remarquable : car, comme les hommes ont eu dans tous les temps les mêmes passions, les occasions qui produisent les grands changements sont différentes, mais les causes sont toujours les mêmes.
Comme Henri VII, roi dAngleterre, augmenta le pouvoir des Communes pour avilir les Grands, Servius Tullius, avant lui, avait étendu les privilèges du peuple pour abaisser le Sénat [6] ; mais le peuple, devenu dabord plus hardi, renversa lune et lautre monarchie.
Le portrait de Tarquin na point été flatté ; son nom na échappé à aucun des orateurs qui ont eu à parler contre la tyrannie. Mais sa conduite avant son malheur, que lon voit quil prévoyait, sa douceur pour les peuples vaincus, sa libéralité envers les soldats, cet art quil eut dintéresser tant de gens à sa conservation, ses ouvrages publics, son courage à la guerre, sa constance dans son malheur, une guerre de vingt ans quil fit ou quil fit faire au peuple romain, sans royaume et sans biens, ses continuelles ressources, font bien voir que ce nétait pas un homme méprisable.
Les places que la postérité donne sont sujettes, comme les autres, aux caprices de la Fortune. Malheur à la réputation de tout prince qui est opprimé par un parti qui devient le dominant, ou qui a tenté de détruire un préjugé qui lui survit !
Rome, ayant chassé les Rois, établit des consuls annuels ; cest encore ce qui la porta à ce haut degré de puissance. Les princes ont dans leur vie des périodes dambition ; après quoi, dautres passions et loisiveté même succèdent. Mais, la République ayant des chefs qui changeaient tous les ans, et qui cherchaient à signaler leur magistrature pour en obtenir de nouvelles, il ny avait pas un moment de perdu pour lambition : ils engageaient le Sénat à proposer au peuple la guerre et lui montraient tous les jours de nouveaux ennemis.
Ce corps y était déjà assez porté de lui-même car, étant fatigué sans cesse par les plaintes et les demandes du peuple, il cherchait à le distraire de ses inquiétudes et à loccuper au-dehors [7] .
Or la guerre était presque toujours agréable au peuple, parce que, par la sage distribution du butin, on avait trouvé le moyen de la lui rendre utile.
Rome étant une ville sans commerce et presque sans arts, le pillage était le seul moyen que les particuliers eussent pour senrichir.
On avait donc mis de la discipline dans la manière de piller, et on y observait à peu près le même ordre qui se pratique aujourdhui chez les Petits Tartares.
Le butin était mis en commun [8] , et on le distribuait aux soldats. Rien nétait perdu, parce quavant de partir chacun avait juré quil ne détournerait rien à son profit. Or les Romains étaient le peuple du monde le plus religieux sur le serment, qui fut toujours le nerf de leur discipline militaire.
Enfin, les citoyens qui restaient dans la ville jouissaient aussi des fruits de la victoire. On confisquait une partie des terres du peuple vaincu, dont on faisait deux parts : lune se vendait au profit du public ; lautre était distribuée aux pauvres citoyens, sous la charge dune rente en faveur de la République.
Les consuls, ne pouvant obtenir lhonneur du triomphe que par une conquête ou une victoire, faisaient la guerre avec une impétuosité extrême : on allait droit à lennemi, et la force décidait dabord.
Rome était donc dans une guerre éternelle et toujours violente. Or une nation toujours en guerre [9] , et par principe de gouvernement, devait nécessairement périr ou venir à bout de toutes les autres, qui, tantôt en guerre, tantôt en paix, nétaient jamais si propres à attaquer, ni si préparées à se défendre.
Par là, les Romains acquirent une profonde connaissance de lart militaire. Dans les guerres passagères, la plupart des exemples sont perdus : la paix donne dautres idées, et on oublie ses fautes et ses vertus mêmes.
Une autre suite du principe de la guerre continuelle fut que les Romains ne firent jamais la paix que vainqueurs. En effet, à quoi bon faire une paix honteuse avec un peuple, pour en aller attaquer un autre ?
Dans cette idée, ils augmentaient toujours leurs prétentions à mesure de leurs défaites ; par là, ils consternaient les vainqueurs et simposaient à eux-mêmes une plus grande nécessité de vaincre.
Toujours exposés aux plus affreuses vengeances, la constance et la valeur leur devinrent nécessaires, et ces vertus ne purent être distinguées chez eux de lamour de soi-même, de sa famille, de sa patrie et de tout ce quil y a de plus cher parmi les hommes.
[10] Les peuples dItalie navaient aucun usage des machines propres à faire les sièges [11] , et, de plus, les soldats nayant point de paie, on ne pouvait pas les retenir longtemps devant une place ; ainsi peu de leurs guerres étaient décisives. On se battait pour avoir le pillage du camp ennemi ou de ses terres ; après quoi le vainqueur et le vaincu se retiraient chacun dans sa ville. Cest ce qui fit la résistance des peuples dItalie et, en même temps, lopiniâtreté des Romains à les subjuguer ; cest ce qui donna à ceux-ci des victoires qui ne les corrompirent point, et qui leur laissèrent toute leur pauvreté.
Sils avaient rapidement conquis toutes les villes voisines, ils se seraient trouvés dans la décadence à larrivée de Pyrrhus, des Gaulois et dAnnibal, et, par la destinée de presque tous les états du monde, ils auraient passé trop vite de la pauvreté aux richesses et des richesses à la corruption.
Mais Rome, faisant toujours des efforts et trouvant toujours des obstacles, faisait sentir sa puissance sans pouvoir létendre, et, dans une circonférence très petite, elle sexerçait à des vertus qui devaient être si fatales à lunivers.
Tous les peuples dItalie nétaient pas également belliqueux : les Toscans étaient amollis par leurs richesses et par leur luxe ; les Tarentins, les Capouans, presque toutes les villes de la Campanie et de la Grande-Grèce, languissaient dans loisiveté et dans les plaisirs. Mais les Latins, les Herniques, les Sabins, les Èques et les Volsques aimaient passionnément la guerre ; ils étaient autour de Rome ; ils lui firent une résistance inconcevable et furent ses maîtres en fait dopiniâtreté.
Les villes latines étaient des colonies dAlbe qui furent fondées par Latinus Sylvius [12] . Outre une origine commune avec les Romains, elles avaient encore des rites communs, et Servius Tullius [13] les avait engagées à faire bâtir un temple dans Rome, pour être le centre de lunion des deux peuples. Ayant perdu une grande bataille auprès du Lac Régille, elles furent soumises à une alliance et une société de guerres avec les Romains [14] .
On vit manifestement, pendant le peu de temps que dura la tyrannie des Décemvirs, à quel point lagrandissement de Rome dépendait de sa liberté : lÉtat sembla avoir perdu lâme qui le faisait mouvoir [15] .
Il ny eut plus dans la Ville que deux sortes de gens : ceux qui souffraient la servitude, et ceux qui, pour leurs intérêts particuliers, cherchaient à la faire souffrir. Les sénateurs se retirèrent de Rome comme dune ville étrangère, et les peuples voisins ne trouvèrent de résistance nulle part.
Le Sénat ayant eu le moyen de donner une paie aux soldats, le siège de Veïes fut entrepris ; il dura dix ans. On vit un nouvel art chez les Romains et une autre manière de faire la guerre : leurs succès furent plus éclatants ; ils profitèrent mieux de leurs victoires ; ils firent de plus grandes conquêtes ; ils envoyèrent plus de colonies ; enfin, la prise de Veïes fut une espèce de révolution.
Mais les travaux ne furent pas moindres. Sils portèrent de plus rudes coups aux Toscans, aux Èques et aux Volsques, cela même fit que les Latins et les Herniques, leurs alliés, qui avaient les mêmes armes et la même discipline queux, les abandonnèrent ; que des ligues se formèrent chez les Toscans ; et que les Samnites, les plus belliqueux de tous les peuples de lItalie, leur firent la guerre avec fureur.
Depuis létablissement de la paye, le Sénat ne distribua plus aux soldats les terres des peuples vaincus ; il imposa dautres conditions : il les obligea, par exemple, de fournir à larmée une solde pendant un certain temps, de lui donner du blé et des habits [16] .
La prise de Rome par les Gaulois ne lui ôta rien de ses forces : larmée, plus dissipée que vaincue, se retira presque entière à Veïes ; le peuple se sauva dans les villes voisines ; et lincendie de la Ville ne fut que lincendie de quelques cabanes de pasteurs.
CHAPITRE II
DE LART DE LA GUERRE CHEZ LES ROMAINS
Les Romains se destinant à la guerre et la regardant comme le seul art, ils mirent tout leur esprit et toutes leurs pensées à le perfectionner. Cest sans doute un Dieu, dit Végèce [17] , qui leur inspira la légion.
Ils jugèrent quil fallait donner aux soldats de la légion des armes offensives et défensives plus fortes et plus pesantes que celles de quelque autre peuple que ce fût [18] .
Mais, comme il y a des choses à faire dans la guerre dont un corps pesant nest pas capable, ils voulurent que la légion contînt dans son sein une troupe légère qui pût en sortir pour engager le combat, et, si la nécessité lexigeait, sy retirer ; quelle eût encore de la cavalerie, des hommes de trait et des frondeurs pour poursuivre les fuyards et achever la victoire ; quelle fût défendue par toute sorte de machines de guerre quelle traînait avec elle ; que, chaque fois [19] , elle se retranchât et fût, comme dit Végèce, une espèce de place de guerre.
Pour quils pussent avoir des armes plus pesantes que celles des autres hommes, il fallait quils se rendissent plus quhommes ; cest ce quils firent par un travail continuel qui augmentait leur force, et par des exercices qui leur donnaient de ladresse, laquelle nest autre chose quune juste dispensation des forces que lon a.
Nous remarquons aujourdhui que nos armées périssent beaucoup par le travail immodéré des soldats [20] , et, cependant, cétait par un travail immense que les Romains se conservaient. La raison en est, je crois, que leurs fatigues étaient continuelles, au lieu que nos soldats passent sans cesse dun travail extrême à une extrême oisiveté, ce qui est la chose du monde la plus propre à les faire périr.
Il faut que je rapporte ici ce que les auteurs nous disent de léducation des soldats romains [21] . On les accoutumait à aller le pas militaire, cest-à-dire à faire en cinq heures vingt milles, et quelquefois vingt-quatre. Pendant ces marches, on leur faisait porter des poids de soixante livres. On les entretenait dans lhabitude de courir et de sauter tout armés ; ils prenaient, dans leurs exercices, des épées, des javelots, des flèches dune pesanteur double des armes ordinaires, et ces exercices étaient continuels [22] .
Ce nétait pas seulement dans le camp quétait lécole militaire : il y avait dans la ville un lieu où les citoyens allaient sexercer (cétait le Champ de Mars). Après le travail, ils se jetaient dans le Tibre, pour sentretenir dans lhabitude de nager et nettoyer la poussière et la sueur [23] .
Nous navons plus une juste idée des exercices du corps : un homme qui sy applique trop nous paraît méprisable, par la raison que la plupart de ces exercices nont plus dautre objet que les agréments, au lieu que, chez les Anciens, tout, jusquà la danse, faisait partie de lart militaire.
Il est même arrivé parmi nous quune adresse trop recherchée dans lusage des armes dont nous nous servons à la guerre est devenue ridicule, parce que, depuis lintroduction de la coutume des combats singuliers, lescrime a été regardée comme la science des querelleurs ou des poltrons.
Ceux qui critiquent Homère de ce quil relève ordinairement dans ses héros la force, ladresse ou lagilité du corps, devraient trouver Salluste bien ridicule, qui loue Pompée de ce quil courait, sautait et portait un fardeau aussi bien quhomme de son temps [24] .
Toutes les fois que les Romains se crurent en danger, ou quils voulurent réparer quelque perte, ce fut une pratique constante chez eux daffermir la discipline militaire [25] . Ont-ils à faire la guerre aux Latins, peuples aussi aguerris queux-mêmes ? Manlius songe à augmenter la force du commandement et fait mourir son fils, qui avait vaincu sans son ordre. Sont-ils battus à Numance ? Scipion Émilien les prive dabord de tout ce qui les avait amollis [26] . Les légions romaines ont-elles passé sous le joug en Numidie ? Métellus répare cette honte dès quil leur a fait reprendre les institutions anciennes. Marius, pour battre les Cimbres et les Teutons, commence par détourner les fleuves, et Sylla fait si bien travailler les soldats de son armée, effrayée de la guerre contre Mithridate, quils lui demandent le combat comme la fin de leurs peines [27] .
Publius Nasica, sans besoin, leur fit construire une armée navale : on craignait plus loisiveté que les ennemis.
Aulu-Gelle [28] donne dassez mauvaises raisons de la coutume des Romains de faire saigner les soldats qui avaient commis quelque faute : la vraie est que, la force étant la principale qualité du soldat, cétait le dégrader que de laffaiblir.
Des hommes si endurcis étaient ordinairement sains ; on ne remarque pas dans les auteurs que les armées romaines, qui faisaient la guerre en tant de climats, périssent beaucoup par les maladies ; au lieu quil arrive presque continuellement aujourdhui que des armées, sans avoir combattu, se fondent, pour ainsi dire, dans une campagne.
Parmi nous, les désertions sont fréquentes, parce que les soldats sont la plus vile partie de chaque nation, et quil ny en a aucune qui ait ou qui croie avoir un certain avantage sur les autres. Chez les Romains, elles étaient plus rares : des soldats tirés du sein dun peuple si fier, si orgueilleux, si sûr de commander aux autres, ne pouvaient guère penser à savilir jusquà cesser dêtre Romains.
Comme leurs armées nétaient pas nombreuses, il était aisé de pourvoir à leur subsistance ; le chef pouvait mieux les connaître et voyait plus aisément les fautes et les violations de la discipline.
La force de leurs exercices, les chemins admirables quils avaient construits, les mettaient en état de faire des marches longues et rapides [29] . Leur présence inopinée glaçait les esprits : ils se montraient, surtout après un mauvais succès, dans le temps que leurs ennemis étaient dans cette négligence que donne la victoire.
Dans nos combats daujourdhui, un particulier na guère de confiance quen la multitude ; mais chaque Romain, plus robuste et plus aguerri que son ennemi, comptait toujours sur lui-même ; il avait naturellement du courage, cest-à-dire de cette vertu qui est le sentiment de ses propres forces.
Leurs troupes étant toujours les mieux disciplinées, il était difficile que, dans le combat le plus malheureux, ils ne se ralliassent quelque part, ou que le désordre ne se mît quelque part chez les ennemis. Aussi les voit-on continuellement, dans les histoires, quoique surmontés dans le commencement par le nombre ou par lardeur des ennemis, arracher enfin la victoire de leurs mains.
Leur principale attention était dexaminer en quoi leur ennemi pouvait avoir de la supériorité sur eux, et dabord ils y mettaient ordre. Ils saccoutumèrent à voir le sang et les blessures dans les spectacles des gladiateurs, quils prirent des Étrusques [30] .
Les épées tranchantes des Gaulois [31] , les éléphants de Pyrrhus, ne les surprirent quune fois. Ils suppléèrent à la faiblesse de leur cavalerie [32] , dabord, en ôtant les brides des chevaux, pour que limpétuosité nen pût être arrêtée ; ensuite, en y mêlant des vélites. Quand ils eurent connu lépée espagnole, ils quittèrent la leur [33] . Ils éludèrent la science des pilotes par linvention dune machine que Polybe nous a décrite. Enfin, comme dit Josèphe [34] , la guerre était pour eux une méditation ; la paix, un exercice.
Si quelque nation tint de la nature ou de son institution quelque avantage particulier, ils en firent dabord usage ; ils noublièrent rien pour avoir des chevaux numides, des archers crétois, des frondeurs baléares, des vaisseaux rhodiens.
Enfin, jamais nation ne prépara la guerre avec tant de prudence et né la fit avec tant daudace.
CHAPITRE III
COMMENT LES ROMAINS PURENT SAGRANDIR
Comme les peuples de lEurope ont, dans ces temps-ci, à peu près les mêmes arts, les mêmes armes, la même discipline et la même manière de faire la guerre, la prodigieuse fortune des Romains nous paraît inconcevable. Dailleurs, il y a aujourdhui une telle disproportion dans la puissance quil nest pas possible quun petit état sorte, par ses propres forces, de labaissement où la Providence la mis.
Ceci demande quon y réfléchisse ; sans quoi, nous verrions des événements sans les comprendre, et, ne sentant pas bien la différence des situations, nous croirions, en lisant lhistoire ancienne, voir dautres hommes que nous.
Une expérience continuelle a pu faire connaître en Europe quun prince qui a un million de sujets ne peut, sans se détruire lui-même, entretenir plus de dix mille hommes de troupe ; il ny a donc que les grandes nations qui aient des armées.
Il nen était pas de même dans les anciennes républiques : car cette proportion des soldats au reste du peuple, qui est aujourdhui comme dun à cent, y pouvait être aisément comme dun à huit.
Les fondateurs des anciennes républiques avaient également partagé les terres. Cela seul faisait un peuple puissant, cest-à-dire une société bien réglée. Cela faisait aussi une bonne armée, chacun ayant un égal intérêt, et très grand, à défendre sa patrie.
Quand les lois nétaient plus rigidement observées, les choses revenaient au point où elles sont à présent parmi nous : lavarice de quelques particuliers et la prodigalité des autres faisaient passer les fonds de terre dans peu de mains, et dabord les arts sintroduisaient pour les besoins mutuels des riches et des pauvres. Cela faisait quil ny avait presque plus de citoyens ni de soldats : car les fonds de terre destinés auparavant à lentretien de ces derniers étaient employés à celui des esclaves et des artisans, instruments du luxe des nouveaux possesseurs ; sans quoi lÉtat, qui malgré son dérèglement doit subsister, aurait péri. Avant la corruption, les revenus primitifs de lÉtat étaient partagés entre les soldats, cest-à-dire les laboureurs ; lorsque la République était corrompue, ils passaient dabord à des hommes riches, qui les rendaient aux esclaves et aux artisans ; doù on en retirait, par le moyen des tributs, une partie pour lentretien des soldats.
Or ces sortes de gens nétaient guère propres à la guerre : ils étaient lâches et déjà corrompus par le luxe des villes et souvent par leur art même ; outre que, comme ils navaient point proprement de patrie, et quils jouissaient de leur industrie partout, ils avaient peu à perdre ou à conserver.
Dans un dénombrement de Rome fait quelque temps après lexpulsion des Rois [35] , et dans celui que Démétrius de Phalère fit à Athènes [36] , il se trouva, à peu près, le même nombre dhabitants : Rome en avait quatre cent quarante mille ; Athènes, quatre cent trente et un mille. Mais ce dénombrement de Rome tombe dans un temps où elle était dans la force de son institution, et celui dAthènes, dans un temps où elle était entièrement corrompue. On trouva que le nombre des citoyens pubères faisait à Rome le quart de ses habitants, et quil faisait à Athènes un peu moins du vingtième. La puissance de Rome était donc à celle dAthènes, dans ces divers temps, à peu près comme un quart est à un vingtième, cest-à-dire quelle était cinq fois plus grande.
Les rois Agis et Cléoménès voyant quau lieu de neuf mille citoyens qui étaient à Sparte du temps de Lycurgue [37] , il ny en avait plus que sept cents, dont à peine cent possédaient des terres [38] , et que tout le reste nétait quune populace sans courage, ils entreprirent de rétablir les lois à cet égard [39] , et Lacédémone reprit sa première puissance et redevint formidable à tous les Grecs.
Ce fut le partage égal des terres qui rendit Rome capable de sortir dabord de son abaissement, et cela se sentit bien quand elle fut corrompue.
Elle était une petite république lorsque, les Latins ayant refusé le secours de troupes quils étaient obligés de donner, on leva sur-le-champ dix légions dans la ville [40] . « À peine à présent, dit Tite-Live, Rome, que le monde entier ne peut contenir, en pourrait-elle faire autant si un ennemi paraissait tout à coup devant ses murailles : marque certaine que nous ne nous sommes point agrandis, et que nous navons fait quaugmenter le luxe et les richesses qui nous travaillent. »
« Dites-moi, disait Tibérius Gracchus aux nobles [41] , qui vaut mieux, un citoyen ou un esclave perpétuel, un soldat ou un homme inutile à la guerre ? Voulez-vous, pour avoir quelques arpents de terre plus que les autres citoyens, renoncer à lespérance de la conquête du reste du monde ou vous mettre en danger de vous voir enlever par les ennemis ces terres que vous nous refusez ? »
CHAPITRE IV
1. DES GAULOIS 2. DE PYRRHUS 3. PARALLÈLE DE CARTHAGE ET DE ROME 4. GUERRE DANNIBAL
Les Romains eurent bien des guerres avec les Gaulois. Lamour de la gloire, le mépris de la mort, lobstination pour vaincre, étaient les mêmes dans les deux peuples ; mais les armes étaient différentes ; le bouclier des Gaulois était petit, et leur épée mauvaise : aussi furent-ils traités à peu près comme, dans les derniers siècles, les Mexicains lont été par les Espagnols. Et ce quil y a de surprenant, cest que ces peuples, que les Romains rencontrèrent dans presque tous les lieux et dans presque tous les temps, se laissèrent détruire les uns après les autres, sans jamais connaître, chercher, ni prévenir la cause de leurs malheurs.
Pyrrhus vint faire la guerre aux Romains dans le temps quils étaient en état de lui résister et de sinstruire par ses victoires ; il leur apprit à se retrancher, à choisir et à disposer un camp ; il les accoutuma aux éléphants et les prépara pour de plus grandes guerres [42] .
La grandeur de Pyrrhus ne consistait que dans ses qualités personnelles [43] . Plutarque nous dit quil fut obligé de faire la guerre de Macédoine parce quil ne pouvait entretenir six mille hommes de pied et cinq cents chevaux quil avait [44] . Ce prince, maître dun petit État dont on na plus entendu parler après lui, était un aventurier qui faisait des entreprises continuelles parce quil ne pouvait subsister quen entreprenant.
Tarente, son alliée, avait bien dégénéré de linstitution des Lacédémoniens, ses ancêtres [45] . Il aurait pu faire de grandes choses avec les Samnites ; mais les Romains les avaient presque détruits.
Carthage, devenue riche plus tôt que Rome, avait aussi été plus tôt corrompue : ainsi, pendant quà Rome les emplois publics ne sobtenaient que par la vertu et ne donnaient dutilité que lhonneur et une préférence aux fatigues, tout ce que le public peut donner aux particuliers se vendait à Carthage, et tout service rendu par les particuliers y était payé par le public.
La tyrannie dun prince ne met pas un État plus près de sa ruine que lindifférence pour le bien commun ny met une république. Lavantage dun État libre est que les revenus y sont mieux administrés. Mais lorsquils le sont plus mal ? Lavantage dun État libre est quil ny a point de favoris. Mais, quand cela nest pas, et quau lieu des amis et des parents du prince il faut faire la fortune des amis et des parents de tous ceux qui ont part au gouvernement, tout est perdu ; les lois sont éludées plus dangereusement quelles ne sont violées par un prince, qui, étant toujours le plus grand citoyen de lÉtat, a le plus dintérêt à sa conservation.
Des anciennes moeurs, un certain usage de la pauvreté, rendaient à Rome les fortunes à peu près égales ; mais, à Carthage, des particuliers avaient les richesses des rois.
De deux factions qui régnaient à Carthage, lune voulait toujours la paix, et lautre, toujours la guerre ; de façon quil était impossible dy jouir de lune, ni dy bien faire lautre.
Pendant quà Rome la guerre réunissait dabord tous les intérêts, elle les séparait encore plus à Carthage [46] .
Dans les États gouvernés par un prince, les divisions sapaisent aisément, parce quil a dans ses mains une puissance coercitive qui ramène les deux partis ; mais, dans une république, elles sont plus durables, parce que le mal attaque ordinairement la puissance même qui pourrait le guérir.
À Rome, gouvernée par les lois, le peuple souffrait que le Sénat eût la direction des affaires. À Carthage, gouvernée par des abus, le peuple voulait tout faire par lui-même.
Carthage, qui faisait la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avait par cela même du désavantage ; lor et largent sépuisent ; mais la vertu, la constance, la force et la pauvreté ne sépuisent jamais.
Les Romains étaient ambitieux par orgueil, et les Carthaginois, par avarice ; les uns voulaient commander, les autres voulaient acquérir ; et ces derniers, calculant sans cesse la recette et la dépense, firent toujours la guerre sans laimer.
Des batailles perdues, la diminution du peuple, laffaiblissement du commerce, lépuisement du trésor public, le soulèvement des nations voisines, pouvaient faire accepter à Carthage les conditions de paix les plus dures. Mais Rome ne se conduisait point par le sentiment des biens et des maux : elle ne se déterminait que par sa gloire, et, comme elle nimaginait point quelle pût être si elle ne commandait pas, il ny avait point despérance ni de crainte qui pût lobliger à faire une paix quelle naurait point imposée.
Il ny a rien de si puissant quune république où lon observe les lois, non pas par crainte, non pas par raison, mais par passion, comme furent Rome et Lacédémone : car, pour lors, il se joint à la sagesse dun bon gouvernement toute la force que pourrait avoir une faction.
Les Carthaginois se servaient de troupes étrangères, et les Romains employaient les leurs [47] . Comme ces derniers navaient jamais regardé les vaincus que comme des instruments pour des triomphes futurs, ils rendirent soldats tous les peuples quils avaient soumis, et plus ils eurent de peine à les vaincre, plus ils les jugèrent propres à être incorporés dans leur république. Ainsi nous voyons les Samnites, qui ne furent subjugués quaprès vingt-quatre triomphes [48] , devenir les auxiliaires des Romains, et, quelque temps avant la seconde guerre punique, ils tirèrent deux et de leurs alliés, cest-à-dire dun pays qui nétait guère plus grand que les États du Pape et de Naples, sept cent mille hommes de pied et soixante et dix mille de cheval, pour opposer aux Gaulois [49] .
Dans le fort de la seconde guerre punique, Rome eut toujours sur pied de vingt-deux à vingt-quatre légions ; cependant il paraît par Tite-Live que le cens nétait pour lors que denviron cent trente-sept mille citoyens.
Carthage employait plus de forces pour attaquer ; Rome, pour se défendre : celle-ci, comme on vient de dire, arma un nombre dhommes prodigieux contre les Gaulois et Annibal, qui lattaquaient, et elle nenvoya que deux légions contre les plus grands rois ; ce qui rendit ses forces éternelles.
Létablissement de Carthage dans son pays était moins solide que celui de Rome dans le sien. Cette dernière avait trente colonies autour delle, qui en étaient comme les remparts [50] . Avant la bataille de Cannes, aucun allié ne lavait abandonnée ; cest que les Samnites et les autres peuples dItalie étaient accoutumés à sa domination.
La plupart des villes dAfrique, étant peu fortifiées, se rendaient dabord à quiconque se présentait pour les prendre. Aussi tous ceux qui y débarquèrent, Agathocle, Régulus, Scipion, mirent-ils dabord Carthage au désespoir.
On ne peut guère attribuer quà un mauvais gouvernement ce qui leur arriva dans toute la guerre que leur fit le premier Scipion : leur ville et leurs armées même étaient affamées, tandis que les Romains étaient dans labondance de toutes choses [51] .
Chez les Carthaginois, les armées qui avaient été battues devenaient plus insolentes ; quelquefois elles mettaient en croix leurs généraux et les punissaient de leur propre lâcheté. Chez les Romains, le consul décimait les troupes qui avaient fui, et les ramenait contre les ennemis.
Le gouvernement des Carthaginois était très dur [52] : ils avaient si fort tourmenté les peuples dEspagne que, lorsque les Romains y arrivèrent, ils furent regardés comme des libérateurs, et, si lon fait attention aux sommes immenses quil leur en coûta pour soutenir une guerre où ils succombèrent, on verra bien que linjustice est mauvaise ménagère, et quelle ne remplit pas même ses vues [53] .
La fondation dAlexandrie avait beaucoup diminué le commerce de Carthage. Dans les premiers temps, la superstition bannissait en quelque façon les étrangers de lÉgypte, et, lorsque les Perses leurent conquise, ils navaient songé quà affaiblir leurs nouveaux sujets. Mais, sous les rois grecs, lÉgypte fit presque tout le commerce du monde, et celui de Carthage commença à déchoir.
Les puissances établies par le commerce peuvent subsister longtemps dans leur médiocrité ; mais leur grandeur est de peu de durée. Elles sélèvent peu à peu et sans que personne sen aperçoive ; car elles ne font aucun acte particulier qui fasse du bruit et signale leur puissance. Mais, lorsque la chose est venue au point quon ne peut plus sempêcher de la voir, chacun cherche à priver cette nation dun avantage quelle na pris, pour ainsi dire, que par surprise.
La cavalerie carthaginoise valait mieux que la romaine par deux raisons : lune, que les chevaux numides et espagnols étaient meilleurs que ceux dItalie, et lautre, que la cavalerie romaine était mal armée : car ce ne fut que dans les guerres que les Romains firent en Grèce quils changèrent de manière, comme nous lapprenons de Polybe [54] .
Dans la première guerre punique, Régulus fut battu dès que les Carthaginois choisirent les plaines pour faire combattre leur cavalerie, et, dans la seconde, Annibal dut à ses Numides ses principales victoires [55] .
Scipion, ayant conquis lEspagne et fait alliance avec Massinisse, ôta aux Carthaginois cette supériorité ; ce fut la cavalerie numide qui gagna la bataille de Zama et finit la guerre.
Les Carthaginois avaient plus dexpérience sur la mer et connaissaient mieux la manoeuvre que les Romains ; mais il me semble que cet avantage nétait pas pour lors si grand quil le serait aujourdhui.
Les Anciens, nayant pas la boussole, ne pouvaient guère naviguer que sur les côtes ; aussi ils ne se servaient que de bâtiments à rames, petits et plats ; presque toutes les rades étaient pour eux des ports ; la science des pilotes était très bornée, et leur manoeuvre, très peu de chose. Aussi Aristote disait-il [56] quil était inutile davoir un corps de mariniers, et que les laboureurs suffisaient pour cela.
Lart était si imparfait quon ne faisait guère avec mille rames que ce qui se fait aujourdhui avec cent [57] .
Les grands vaisseaux étaient désavantageux, en ce quétant difficilement mus par la chiourme ils ne pouvaient pas faire les évolutions nécessaires. Antoine en fit à Actium une funeste expérience [58] : ses navires ne pouvaient se remuer, pendant que ceux dAuguste, plus légers, les attaquaient de toutes parts.
Les vaisseaux anciens étant à rames, les plus légers brisaient aisément celles des plus grands, qui, pour lors, nétaient plus que des machines immobiles, comme sont aujourdhui nos vaisseaux démâtés.
Depuis linvention de la boussole, on a changé de manière ; on a abandonné les rames [59] , on a fui les côtes, on a construit de gros vaisseaux ; la machine est devenue plus composée, et les pratiques se sont multipliées.
Linvention de la poudre a fait une chose quon naurait pas soupçonnée ; cest que la force des armées navales a plus que jamais consisté dans lart : car, pour résister à la violence du canon et ne pas essuyer un feu supérieur, il a fallu de gros navires ; mais, à la grandeur de la machine, on a dû proportionner la puissance de lart.
Les petits vaisseaux dautrefois saccrochaient soudain, et les soldats combattaient des deux parts ; on mettait sur une flotte toute une armée de terre : dans la bataille navale que Régulus et son collègue gagnèrent, on vit combattre cent trente mille Romains contre cent cinquante mille Carthaginois. Pour lors, les soldats étaient pour beaucoup, et les gens de lart, pour peu ; à présent, les soldats sont pour rien ou pour peu, et les gens de lart, pour beaucoup.
La victoire du consul Duillius fait bien sentir cette différence ; les Romains navaient aucune connaissance de la navigation ; une galère carthaginoise échoua sur leurs côtes ; ils se servirent de ce modèle pour en bâtir ; en trois mois de temps, leurs matelots furent dressés, leur flotte fut construite, équipée ; elle mit à la mer ; elle trouva larmée navale des Carthaginois et la battit.
À peine, à présent, toute une vie suffit-elle à un prince pour former une flotte capable de paraître devant une puissance qui a déjà lempire de la mer ; cest peut-être la seule chose que largent seul ne peut pas faire. Et si, de nos jours, un grand prince réussit dabord [60] , lexpérience a fait voir à dautres que cest un exemple qui peut être plus admiré que suivi [61] .
La seconde guerre punique est si fameuse que tout le monde la sait. Quand on examine bien cette foule dobstacles qui se présentèrent devant Annibal, et que cet homme extraordinaire surmonta tous, on a le plus beau spectacle que nous ait fourni lAntiquité.
Rome fut un prodige de constance. Après les journées du Tésin, de Trébie et de Trasimène, après celle de Cannes, plus funeste encore, abandonnée de presque tous les peuples dItalie, elle ne demanda point la paix. Cest que le Sénat ne se départait jamais des maximes anciennes ; il agissait avec Annibal comme il avait agi autrefois avec Pyrrhus, à qui il avait refusé de faire aucun accommodement tandis quil serait en Italie. Et je trouve dans Denys dHalicarnasse [62] que, lors de la négociation de Coriolan, le Sénat déclara quil ne violerait point ses coutumes anciennes ; que le peuple romain ne pouvait faire de paix tandis que les ennemis étaient sur ses terres ; mais que, si les Volsques se retiraient, on accorderait tout ce qui serait juste.
Rome fut sauvée par la force de son institution. Après la bataille de Cannes, il ne fut pas permis aux femmes mêmes de verser des larmes ; le Sénat refusa de racheter les prisonniers et envoya les misérables restes de larmée faire la guerre en Sicile, sans récompense ni aucun honneur militaire, jusquà ce quAnnibal fût chassé dItalie [63] .
Dun autre côté, le consul Térentius Varron avait fui honteusement jusquà Venouse. Cet homme de la plus basse naissance navait été élevé au consulat que pour mortifier la noblesse. Mais le Sénat ne voulut pas jouir de ce malheureux triomphe ; il vit combien il était nécessaire quil sattirât dans cette occasion la confiance du peuple : il alla au-devant de Varron et le remercia de ce quil navait pas désespéré de la République [64] .
Ce nest pas ordinairement la perte réelle que lon fait dans une bataille (cest-à-dire celle de quelques milliers dhommes) qui est funeste à un État, mais la perte imaginaire et le découragement, qui le prive des forces mêmes que la Fortune lui avait laissées.
Il y a des choses que tout le monde dit parce quelles ont été dites une fois. On croirait quAnnibal fit une faute insigne de navoir point été assiéger Rome après la bataille de Cannes. Il est vrai que dabord la frayeur y fut extrême ; mais il nen est pas de la consternation dun peuple belliqueux, qui se tourne presque toujours en courage, comme de celle dune vile populace, qui ne sent que sa faiblesse. Une preuve quAnnibal naurait pas réussi, cest que les Romains se trouvèrent encore en état denvoyer partout du secours.
On dit encore quAnnibal fit une grande faute de mener son armée à Capoue, où elle samollit ; mais lon ne considère point que lon ne remonte pas à la vraie cause. Les soldats de cette armée, devenus riches après tant de victoires, nauraient-ils pas trouvé partout Capoue ? Alexandre, qui commandait à ses propres sujets, prit, dans une occasion pareille, un expédient quAnnibal, qui navait que des troupes mercenaires, ne pouvait pas prendre ; il fit mettre le feu au bagage de ses soldats et brûla toutes leurs richesses et les siennes. On nous dit que Kouli-Kan, après la conquête des Indes, ne laissa à chaque soldat que cent roupies dargent [65] .
Ce furent les conquêtes mêmes dAnnibal qui commencèrent à changer la fortune de cette guerre. Il navait pas été envoyé en Italie par les magistrats de Carthage ; il recevait très peu de secours, soit par la jalousie dun parti, soit par la trop grande confiance de lautre. Pendant quil resta avec son armée ensemble, il battit les Romains ; mais, lorsquil fallut quil mît des garnisons dans les villes, quil défendît ses alliés, quil assiégeât les places, ou quil les empêchât dêtre assiégées, ses forces se trouvèrent trop petites, et il perdit en détail une grande partie de son armée. Les conquêtes sont aisées à faire, parce quon les fait avec toutes ses forces ; elles sont difficiles à conserver, parce quon ne les défend quavec une partie de ses forces.
CHAPITRE V
DE LÉTAT DE LA GRÈCE, DE LA MACÉDOINE, DE LA SYRIE ET DE LÉGYPTE, APRÈS LABAISSEMENT DES CARTHAGINOIS
Je mimagine quAnnibal disait très peu de bons mots, et quil en disait encore moins en faveur de Fabius et de Marcellus contre lui-même. Jai du regret de voir Tite-Live jeter ses fleurs sur ces énormes colosses de lAntiquité ; je voudrais quil eût fait comme Homère, qui néglige de les parer et sait si bien les faire mouvoir.
Encore faudrait-il que les discours quon fait tenir à Annibal fussent sensés. Que si, en apprenant la défaite de son frère, il avoua quil en prévoyait la ruine de Carthage, je ne sache rien de plus propre à désespérer des peuples qui sétaient donnés à lui, et à décourager une armée qui attendait de si grandes récompenses après la guerre.
Comme les Carthaginois, en Espagne, en Sicile, en Sardaigne, nopposaient aucune armée qui ne fût malheureuse, Annibal, dont les ennemis se fortifiaient sans cesse, fut réduit à une guerre défensive. Cela donna aux Romains la pensée de porter la guerre en Afrique ; Scipion y descendit ; les succès quil y eut obligèrent les Carthaginois à rappeler dItalie Annibal, qui pleura de douleur en cédant aux Romains cette terre où il les avait tant de fois vaincus.
Tout ce que peut faire un grand homme dÉtat et un grand capitaine, Annibal le fit pour sauver sa patrie. Nayant pu porter Scipion à la paix, il donna une bataille où la Fortune sembla prendre plaisir à confondre son habileté, son expérience et son bon sens. Carthage reçut la paix, non pas dun ennemi, mais dun maître : elle sobligea de payer dix mille talents en cinquante années, à donner des otages, à livrer ses vaisseaux et ses éléphants, à ne faire la guerre à personne sans le consentement du peuple romain ; et, pour la tenir toujours humiliée, on augmenta la puissance de Massinisse, son ennemi éternel.
Après labaissement des Carthaginois, Rome neut presque plus que de petites guerres et de grandes victoires, au lieu quauparavant elle avait eu de petites victoires et de grandes guerres.
Il y avait dans ces temps-là comme deux mondes séparés : dans lun combattaient les Carthaginois et les Romains ; lautre était agité par des querelles qui duraient depuis la mort dAlexandre ; on ny pensait point à ce qui se passait en Occident [66] ; car, quoique Philippe, roi de Macédoine, eût fait un traité avec Annibal, il neut presque point de suite, et ce prince, qui naccorda aux Carthaginois que de très faibles secours, ne fit que témoigner aux Romains une mauvaise volonté inutile.
Lorsquon voit deux grands peuples se faire une guerre longue et opiniâtre, cest souvent une mauvaise politique de penser quon peut demeurer spectateur tranquille : car celui des deux peuples qui est le vainqueur entreprend dabord de nouvelles guerres, et une nation de soldats va combattre contre des peuples qui ne sont que citoyens.
Ceci parut bien clairement dans ces temps-là : car les Romains eurent à peine dompté les Carthaginois quils attaquèrent de nouveaux peuples et parurent dans toute la terre pour tout envahir.
Il ny avait pour lors dans lOrient que quatre puissances capables de résister aux Romains : la Grèce et les royaumes de Macédoine, de Syrie et dÉgypte. Il faut voir quelle était la situation de ces deux premières puissances, parce que les Romains commencèrent par les soumettre.
Il y avait dans la Grèce trois peuples considérables ; les Étoliens, les Achaïens et les Béotiens ; cétaient des associations de villes libres, qui avaient des assemblées générales et des magistrats communs. Les Étoliens étaient belliqueux, hardis, téméraires, avides du gain, toujours libres de leur parole et de leurs serments, enfin, faisant la guerre sur la terre comme les pirates la font sur la mer. Les Achaïens étaient sans cesse fatigués par des voisins ou des défenseurs incommodes [67] . Les Béotiens, les plus épais de tous les Grecs, prenaient le moins de part quils pouvaient aux affaires générales : uniquement conduits par le sentiment présent du bien et du mal, ils navaient pas assez desprit pour quil fût facile aux orateurs de les agiter ; et, ce quil y avait dextraordinaire, leur république se maintenait dans lanarchie même [68] .
Lacédémone avait conservé sa puissance, cest-à-dire cet esprit belliqueux que lui donnaient les institutions de Lycurgue. Les Thessaliens étaient en quelque façon asservis par les Macédoniens. Les rois dIllyrie avaient déjà été extrêmement abattus par les Romains. Les Acarnaniens et les Athamanes étaient ravagés tour à tour par les forces de la Macédoine et de lÉtolie. Les Athéniens, sans forces par eux-mêmes et sans alliés [69] , nétonnaient plus le monde que par leurs flatteries envers les rois, et lon ne montait plus sur la tribune où avait parlé Démosthène, que pour proposer les décrets les plus lâches et les plus scandaleux.
Dailleurs, la Grèce était redoutable par sa situation, la force, la multitude de ses villes, le nombre de ses soldats, sa police, ses moeurs, ses lois : elle aimait la guerre, elle en connaissait lart, et elle aurait été invincible si elle avait été unie.
Elle avait bien été étonnée par le premier Philippe, Alexandre et Antipater, mais non pas subjuguée, et les rois de Macédoine, qui ne pouvaient se résoudre à abandonner leurs prétentions et leurs espérances, sobstinaient à travailler à lasservir.
La Macédoine était presque entourée de montagnes inaccessibles ; les peuples en étaient très propres à la guerre, courageux, obéissants, industrieux, infatigables, et il fallait bien quils tinssent ces qualités-là du climat, puisque encore aujourdhui les hommes de ces contrées sont les meilleurs soldats de lempire des Turcs.
La Grèce se maintenait par une espèce de balance : les Lacédémoniens étaient, pour lordinaire, alliés des Étoliens, et les Macédoniens létaient des Achaïens ; mais, par larrivée des Romains, tout équilibre fut rompu.
Comme les rois de Macédoine ne pouvaient pas entretenir un grand nombre de troupes [70] , le moindre échec était de conséquence ; dailleurs, ils pouvaient difficilement sagrandir, parce que, leurs desseins nétant pas inconnus, on avait toujours les yeux ouverts sur leurs démarches, et les succès quils avaient dans les guerres entreprises pour leurs alliés étaient un mal que ces mêmes alliés cherchaient dabord à réparer.
Mais les rois de Macédoine étaient ordinairement des princes habiles. Leur monarchie nétait pas du nombre de celles qui vont par une espèce dallure donnée dans le commencement : continuellement instruits par les périls et par les affaires, embarrassés dans tous les démêlés des Grecs, il leur fallait gagner les principaux des villes, éblouir les peuples, et diviser ou réunir les intérêts ; enfin, ils étaient obligés de payer de leur personne à chaque instant.
Philippe, qui, dans le commencement de son règne, sétait attiré lamour et la confiance des Grecs par sa modération, changea tout à coup : il devint un cruel tyran dans un temps où il aurait dû être juste par politique et par ambition [71] . Il voyait, quoique de loin, les Carthaginois et les Romains, dont les forces étaient immenses ; il avait fini la guerre à lavantage de ses alliés et sétait réconcilié avec les Étoliens. Il était naturel quil pensât à unir toute la Grèce avec lui pour empêcher les étrangers de sy établir ; mais il lirrita, au contraire, par de petites usurpations, et, samusant à discuter de vains intérêts, quand il sagissait de son existence, par trois ou quatre mauvaises actions, il se rendit odieux et détestable à tous les Grecs.
Les Étoliens furent les plus irrités, et les Romains, saisissant loccasion de leur ressentiment, ou plutôt de leur folie, firent alliance avec eux, entrèrent dans la Grèce, et larmèrent contre Philippe.
Ce prince fut vaincu à la journée des Cynocéphales, et cette victoire fut due en partie à la valeur des Étoliens. Il fut si fort consterné quil se réduisit à un traité qui était moins une paix quun abandon de ses propres forces : il fit sortir ses garnisons de toute la Grèce, livra ses vaisseaux, et sobligea de payer mille talents en dix années.
Polybe, avec son bon sens ordinaire, compare lordonnance des Romains avec celle des Macédoniens, qui fut prise par tous les rois successeurs dAlexandre. Il fait voir les avantages et les inconvénients de la phalange et de la légion ; il donne la préférence à lordonnance romaine, et il y a apparence quil a raison, si lon en juge par tous les événements de ces temps-là [72] .
Ce qui avait beaucoup contribué à mettre les Romains en péril dans la seconde guerre punique, cest quAnnibal arma dabord ses soldats à la romaine. Mais les Grecs ne changèrent ni leurs armes ni leur manière de combattre ; il ne leur vint point dans lesprit de renoncer à des usages avec lesquels ils avaient fait de si grandes choses.
Le succès que les Romains eurent contre Philippe fut le plus grand de tous les pas quils firent pour la conquête générale. Pour sassurer de la Grèce, ils abaissèrent par toutes sortes de voies les Étoliens, qui les avaient aidés à vaincre ; de plus, ils ordonnèrent que chaque ville grecque qui avait été à Philippe ou à quelque autre prince se gouvernerait dorénavant par ses propres lois.
On voit bien que ces petites républiques ne pouvaient être que dépendantes. Les Grecs se livrèrent à une joie stupide et crurent être libres en effet, parce que les Romains les déclaraient tels.
Les Étoliens, qui sétaient imaginé quils domineraient dans la Grèce, voyant quils navaient fait que se donner des maîtres, furent au désespoir, et, comme ils prenaient toujours des résolutions extrêmes, voulant corriger leurs folies par leurs folies, ils appelèrent dans la Grèce Antiochus, roi de Syrie, comme ils y avaient appelé les Romains.
Les rois de Syrie étaient les plus puissants des successeurs dAlexandre : car ils possédaient presque tous les États de Darius, à lÉgypte près ; mais il était arrivé des choses qui avaient fait que leur puissance sétait beaucoup affaiblie.
Séleucus, qui avait fondé lempire de Syrie, avait à la fin de sa vie détruit le royaume de Lysimaque. Dans la confusion des choses, plusieurs provinces se soulevèrent : les royaumes de Pergame, de Cappadoce et de Bithynie se formèrent. Mais ces petits États timides regardèrent toujours lhumiliation de leurs anciens maîtres comme une fortune pour eux.
Comme les rois de Syrie virent toujours avec une envie extrême la félicité du royaume dÉgypte, ils ne songèrent quà le conquérir ; ce qui fit que, négligeant lOrient, ils y perdirent plusieurs provinces et furent fort mal obéis dans les autres.
Enfin, les rois de Syrie tenaient la haute et la basse Asie. Mais lexpérience a fait voir que, dans ce cas, lorsque la capitale et les principales forces sont dans les provinces basses de lAsie, on ne peut pas conserver les hautes, et que, quand le siège de lempire est dans les hautes, on saffaiblit en voulant garder les basses. Lempire des Perses et celui de Syrie ne furent jamais si forts que celui des Parthes, qui navait quune partie des provinces des deux premiers. Si Cyrus navait pas conquis le royaume de Lydie, si Séleucus était resté à Babylone et avait laissé les provinces maritimes aux successeurs dAntigone, lempire des Perses aurait été invincible pour les Grecs, et celui de Séleucus, pour les Romains. Il y a de certaines bornes que la nature a données aux États pour mortifier lambition des hommes ; lorsque les Romains les passèrent, les Parthes les firent presque toujours périr [73] ; quand les Parthes osèrent les passer, ils furent dabord obligés de revenir ; et, de nos jours, les Turcs, qui ont avancé au-delà de ces limites, ont été contraints dy rentrer.
Les rois de Syrie et dÉgypte avaient dans leur pays deux sortes de sujets : les peuples conquérants et les peuples conquis. Ces premiers, encore pleins de lidée de leur origine, étaient très difficilement gouvernés ; ils navaient point cet esprit dindépendance qui nous porte à secouer le joug, mais cette impatience qui nous fait désirer de changer de maître.
Mais la faiblesse principale du royaume de Syrie venait de celle de la Cour, où régnaient des successeurs de Darius, et non pas dAlexandre. Le luxe, la vanité et la mollesse, qui, en aucun siècle, nont quitté les cours dAsie, régnaient surtout dans celle-ci. Le mal passa au peuple et aux soldats et devint contagieux pour les Romains mêmes, puisque la guerre quils firent contre Antiochus est la vraie époque de leur corruption.
Telle était la situation du royaume de Syrie lorsquAntiochus, qui avait fait de grandes choses, entreprit la guerre contre les Romains. Mais il ne se conduisit pas même avec la sagesse que lon emploie dans les affaires ordinaires. Annibal voulait quon renouvelât la guerre en Italie, et quon gagnât Philippe, ou quon le rendît neutre. Antiochus ne fit rien de cela. Il se montra dans la Grèce avec une petite partie de ses forces, et, comme sil avait voulu y voir la guerre, et non pas la faire, il ne fut occupé que de ses plaisirs. II fut battu, senfuit en Asie, plus effrayé que vaincu.
Philippe, dans cette guerre, entraîné par les Romains comme par un torrent, les servit de tout son pouvoir et devint linstrument de leurs victoires. Le plaisir de se venger et de ravager lÉtolie, la promesse quon lui diminuerait le tribut, et quon lui laisserait quelques villes, des jalousies quil eut dAntiochus, enfin, de petits motifs le déterminèrent, et, nosant concevoir la pensée de secouer le joug, il ne songea quà ladoucir.
Antiochus jugea si mal des affaires quil simagina que les Romains le laisseraient tranquille en Asie. Mais ils ly suivirent. II fut vaincu encore, et, dans sa consternation, il consentit au traité le plus infâme quun grand prince ait jamais fait.
Je ne sache rien de si magnanime que la résolution que prit un monarque qui a régné de nos jours [74] , de sensevelir plutôt sous les débris du trône que daccepter des propositions quun roi ne doit pas entendre ; il avait lâme trop fière pour descendre plus bas que ses malheurs ne lavaient mis, et il savait bien que le courage peut raffermir une couronne, et que linfamie ne le fait jamais.
Cest une chose commune de voir des princes qui savent donner une bataille ; il y en a bien peu qui sachent faire une guerre, qui soient également capables de se servir de la Fortune et de lattendre, et qui, avec cette disposition desprit qui donne de la méfiance avant que dentreprendre, aient celle de ne craindre plus rien après avoir entrepris.
Après labaissement dAntiochus, il ne restait plus que de petites puissances, si lon en excepte lÉgypte, qui, par sa situation, sa fécondité, son commerce, le nombre de ses habitants, ses forces de mer et de terre, aurait pu être formidable. Mais la cruauté de ses rois, leur lâcheté, leur avarice, leur imbécillité, leurs affreuses voluptés, les rendirent si odieux à leurs sujets quils ne se soutinrent la plupart du temps que par la protection des Romains.
Cétait, en quelque façon, une loi fondamentale de la couronne dÉgypte que les soeurs succédaient avec les frères, et, afin de maintenir lunité dans le gouvernement, on mariait le frère avec la soeur. Or il est difficile de rien imaginer de plus pernicieux dans la politique quun pareil ordre de succession : car, tous les petits démêlés domestiques devenant des désordres dans lÉtat ; celui des deux qui avait le moindre chagrin soulevait dabord contre lautre le peuple dAlexandrie, populace immense, toujours prête à se joindre au premier de ses rois qui voulait lagiter. De plus, les royaumes de Cyrène et de Chypre étant ordinairement entre les mains dautres princes de cette maison, avec des droits réciproques sur le tout, il arrivait quil y avait presque toujours des princes régnants et des prétendants à la couronne, que ces rois étaient sur un trône chancelant, et que, mal établis au-dedans, ils étaient sans pouvoir au-dehors.
Les forces des rois dÉgypte, comme celles des autres rois dAsie, consistaient dans leurs auxiliaires grecs. Outre lesprit de liberté, dhonneur et de gloire qui animait les Grecs, ils soccupaient sans cesse à toutes sortes dexercices du corps : ils avaient dans leurs principales villes des jeux établis, où les vainqueurs obtenaient des couronnes aux yeux de toute la Grèce ; ce qui donnait une émulation générale. Or, dans un temps où lon combattait avec des armes dont le succès dépendait de la force et de ladresse de celui qui sen servait, on ne peut douter que des gens ainsi exercés neussent de grands avantages sur cette foule de Barbares pris indifféremment et menés sans choix à la guerre, comme les armées de Darius le firent bien voir.
Les Romains, pour priver les rois dune telle milice et leur ôter sans bruit leurs principales forces, firent deux choses : premièrement, ils établirent peu à peu comme une maxime, chez les villes grecques, quelles ne pourraient avoir aucune alliance, accorder du secours ou faire la guerre à qui que ce fût, sans leur consentement ; de plus, dans leurs traités avec les rois, ils leur défendirent de faire aucunes levées chez les alliés des Romains ; ce qui les réduisit à leurs troupes nationales [75] .
CHAPITRE VI
DE LA CONDUITE QUE LES ROMAINS TINRENT POUR SOUMETTRE TOUS LES PEUPLES
Dans le cours de tant de prospérités, où lon se néglige pour lordinaire, le Sénat agissait toujours avec la même profondeur, et, pendant que les armées consternaient tout, il tenait à terre ceux quil trouvait abattus.
Il sérigea en tribunal qui jugea tous les peuples à la fin de chaque guerre, il décidait des peines et des récompenses que chacun avait méritées ; il ôtait une partie du domaine du peuple vaincu pour la donner aux alliés ; en quoi il faisait deux choses : il attachait à Rome des rois dont elle avait peu à craindre et beaucoup à espérer, et il en affaiblissait dautres dont elle navait rien à espérer et tout à craindre.
On se servait des alliés pour faire la guerre à un ennemi ; mais dabord on détruisit les destructeurs. Philippe fut vaincu par le moyen des Étoliens, qui furent anéantis dabord après, pour sêtre joints à Antiochus. Antiochus fut vaincu par le secours des Rhodiens ; mais, après quon leur eut donné des récompenses éclatantes, on les humilia pour jamais, sous prétexte quils avaient demandé quon fît la paix avec Persée.
Quand ils avaient plusieurs ennemis sur les bras, ils accordaient une trêve au plus faible, qui se croyait heureux de lobtenir, comptant pour beaucoup davoir différé sa ruine.
Lorsque lon était occupé à une grande guerre, le Sénat dissimulait toutes sortes dinjures et attendait dans le silence que le temps de la punition fût venu. Que si quelque peuple lui envoyait les coupables, il refusait de les punir, aimant mieux tenir toute la nation pour criminelle et se réserver une vengeance utile.
Comme ils faisaient à leurs ennemis des maux inconcevables, il ne se formait guère de ligues contre eux car celui qui était le plus éloigné du péril ne voulait pas en approcher.
Par là, ils recevaient rarement la guerre, mais la faisaient toujours dans le temps, de la manière et avec ceux quil leur convenait, et, de tant de peuples quils attaquèrent, il y en a bien peu qui neussent souffert toutes sortes dinjures si lon avait voulu les laisser en paix.
Leur coutume étant de parler toujours en maîtres, les ambassadeurs quils envoyaient chez les peuples qui navaient point encore senti leur puissance étaient sûrement maltraités ; ce qui était un prétexte sûr pour faire une nouvelle guerre [76] .
Comme ils ne faisaient jamais la paix de bonne foi, et que, dans le dessein denvahir tout, leurs traités nétaient proprement que des suspensions de guerre, ils y mettaient des conditions qui commençaient toujours la ruine de lÉtat qui les acceptait : ils faisaient sortir les garnisons des places fortes, ou bornaient le nombre des troupes de terre, ou se faisaient livrer les chevaux ou les éléphants, et, si ce peuple était puissant sur la mer, ils lobligeaient de brûler ses vaisseaux et quelquefois daller habiter plus avant dans les terres.
Après avoir détruit les armées dun prince, ils ruinaient ses finances par des taxes excessives ou un tribut, sous prétexte de lui faire payer les frais de la guerre : nouveau genre de tyrannie, qui le forçait dopprimer ses sujets et de perdre leur amour.
Lorsquils accordaient la paix à quelque prince, ils prenaient quelquun de ses frères ou de ses enfants en otage ; ce qui leur donnait le moyen de troubler son royaume à leur fantaisie. Quand ils avaient le plus proche héritier, ils intimidaient le possesseur ; sils navaient quun prince dun degré éloigné, ils sen servaient pour animer les révoltes des peuples.
Quand quelque prince ou quelque peuple sétait soustrait de lobéissance de son souverain, ils lui accordaient dabord le titre dallié du peuple romain [77] , et, par là, ils le rendaient sacré et inviolable ; de manière quil ny avait point de roi, quelque grand quil fût, qui pût un moment être sûr de ses sujets, ni même de sa famille.
Quoique le titre de leur allié fût une espèce de servitude, il était néanmoins très recherché [78] : car on était sûr que lon ne recevait dinjures que deux, et lon avait sujet despérer quelles seraient moindres ; ainsi il ny avait point de services que les peuples et les rois ne fussent prêts de rendre, ni de bassesses quils ne fissent pour lobtenir.
Ils avaient plusieurs sortes dalliés. Les uns leur étaient unis par des privilèges et une participation de leur grandeur, comme les Latins et les Herniques ; dautres, par létablissement même, comme leurs colonies ; quelques-uns, par les bienfaits, comme furent Massinisse, Euménès et Attalus, qui tenaient deux leur royaume ou leur agrandissement ; dautres, par des traités libres, et ceux-là devenaient sujets par un long usage de lalliance, comme les rois dÉgypte, de Bithynie, de Cappadoce, et la plupart des villes grecques ; plusieurs, enfin, par des traités forcés et par la loi de leur sujétion, comme Philippe et Antiochus, car ils naccordaient point de paix à un ennemi qui ne contînt une alliance, cest-à-dire quils ne soumettaient point de peuple qui ne leur servît à en abaisser dautres.
Lorsquils laissaient la liberté à quelques villes, ils y faisaient dabord naître deux factions [79] : lune défendait les lois et la liberté du pays, lautre soutenait quil ny avait de loi que la volonté des Romains ; et, comme cette dernière faction était toujours la plus puissante, on voit bien quune pareille liberté nétait quun nom.
Quelquefois ils se rendaient maîtres dun pays sous prétexte de succession : ils entrèrent en Asie, en Bithynie, en Libye, par les testaments dAttalus, de Nicomède [80] et dAppion, et lÉgypte fut enchaînée par celui du roi de Cyrène.
Pour tenir les grands princes toujours faibles, ils ne voulaient pas quils reçussent dans leur alliance ceux à qui ils avaient accordé la leur [81] , et, comme ils ne la refusaient à aucun des voisins dun prince puissant, cette condition, mise dans un traité de paix, ne lui laissait plus dalliés.
De plus, lorsquils avaient vaincu quelque prince considérable, ils mettaient dans le traité quil ne pourrait faire la guerre pour ses différends avec les alliés des Romains (cest-à-dire, ordinairement, avec tous ses voisins), mais quil les mettrait en arbitrage ; ce qui lui ôtait pour lavenir la puissance militaire.
Et, pour se la réserver toute, ils en privaient leurs alliés mêmes : dès que ceux-ci avaient le moindre démêlé, ils envoyaient des ambassadeurs qui les obligeaient de faire la paix. Il ny a quà voir comme ils terminèrent les guerres dAttalus et de Prusias.
Quand quelque prince avait fait une conquête, qui souvent lavait épuisé, un ambassadeur romain survenait dabord, qui la lui arrachait des mains. Entre mille exemples, on peut se rappeler comment, avec une parole, ils chassèrent dÉgypte Antiochus.
Sachant combien les peuples dEurope étaient propres à la guerre, ils établirent comme une loi quil ne serait permis à aucun roi dAsie dentrer en Europe et dy assujettir quelque peuple que ce fût [82] . Le principal motif de la guerre quils firent à Mithridate fut que, contre cette défense, il avait soumis quelques Barbares [83] .
Lorsquils voyaient que deux peuples étaient en guerre, quoiquils neussent aucune alliance, ni rien à démêler avec lun ni avec lautre, ils ne laissaient pas de paraître sur la scène, et, comme nos chevaliers errants, ils prenaient le parti du plus faible. Cétait, dit Denys dHalicarnasse [84] , une ancienne coutume des Romains daccorder toujours leur secours à quiconque venait limplorer.
Ces coutumes des Romains nétaient point quelques faits particuliers arrivés par hasard ; cétaient des principes toujours constants, et cela se peut voir aisément : car les maximes dont ils firent usage contre les plus grandes puissances furent précisément celles quils avaient employées dans les commencements contre les petites villes qui étaient autour deux.
Ils se servirent dEuménès et de Massinisse pour subjuguer Philippe et Antiochus, comme ils sétaient servis des Latins et des Herniques pour subjuguer les Volsques et les Toscans ; ils se firent livrer les flottes de Carthage et des rois dAsie, comme ils sétaient fait donner les barques dAntium ; ils ôtèrent les liaisons politiques et civiles entre les quatre parties de la Macédoine, comme ils avaient autrefois rompu lunion des petites villes latines [85] .
Mais surtout leur maxime constante fut de diviser. La république dAchaïe était formée par une association de villes libres ; le Sénat déclara que chaque ville se gouvernerait dorénavant par ses propres lois, sans dépendre dune autorité commune.
La république des Béotiens était pareillement une ligue de plusieurs villes. Mais, comme, dans la guerre contre Persée, les unes suivirent le parti de ce prince, les autres, celui des Romains, ceux-ci les reçurent en grâce moyennant la dissolution de lalliance commune.
[86] Si un grand prince qui a régné de nos jours avait suivi ces maximes, lorsquil vit un de ses voisins détrôné, il aurait employé de plus grandes forces pour le soutenir et le borner dans lîle qui lui resta fidèle : en divisant la seule puissance qui pût sopposer à ses desseins, il aurait tiré dimmenses avantages du malheur même de son allié.
Lorsquil y avait quelques disputes dans un État, ils jugeaient dabord laffaire, et, par là, ils étaient sûrs de navoir contre eux que la partie quils avaient condamnée. Si cétait des princes du même sang qui se disputaient la couronne, ils les déclaraient quelquefois tous deux rois [87] ; si lun deux était en bas âge [88] , ils décidaient en sa faveur, et ils en prenaient la tutelle, comme protecteurs de lunivers. Car ils avaient porté les choses au point que les peuples et les rois étaient leurs sujets sans savoir précisément par quel titre, étant établi que cétait assez davoir ouï parler deux pour devoir leur être soumis.
Ils ne faisaient jamais de guerres éloignées sans sêtre procuré quelque allié auprès de lennemi quils attaquaient, qui pût joindre ses troupes à larmée quils envoyaient, et, comme elle nétait jamais considérable par le nombre, ils observaient toujours den tenir une autre dans la province la plus voisine de lennemi et une troisième dans Rome, toujours prête à marcher [89] . Ainsi ils nexposaient quune très petite partie de leurs forces, pendant que leur ennemi mettait au hasard toutes les siennes [90] .
Quelquefois ils abusaient de la subtilité des termes de leur langue : ils détruisirent Carthage, disant quils avaient promis de conserver la cité, et non pas la ville. On sait comment les Étoliens, qui sétaient abandonnés à leur foi, furent trompés : les Romains prétendirent que la signification de ces mots : sabandonner à la foi dun ennemi, emportait la perte de toutes sortes de choses : des personnes, des terres, des villes, des temples et des sépultures même.
Ils pouvaient même donner à un traité une interprétation arbitraire : ainsi, lorsquils voulurent abaisser les Rhodiens, ils dirent quils ne leur avaient pas donné autrefois la Lycie comme présent, mais comme amie et alliée.
Lorsquun de leurs généraux faisait la paix pour sauver son armée prête à périr, le Sénat, qui ne la ratifiait point, profitait de cette paix et continuait la guerre. Ainsi, quand Jugurtha eut enfermé une armée romaine, et quil leut laissée aller sous la foi dun traité, on se servit contre lui des troupes mêmes quil avait sauvées ; et, lorsque les Numantins eurent réduit vingt mille Romains prêts à mourir de faim à demander la paix, cette paix, qui avait sauvé tant de citoyens, fut rompue à Rome, et lon éluda la foi publique en envoyant le consul qui lavait signée [91] .
Quelquefois ils traitaient de la paix avec un prince sous des conditions raisonnables, et, lorsquil les avait exécutées, ils en ajoutaient de telles, quil était forcé de recommencer la guerre. Ainsi, quand ils se furent fait livrer par Jugurtha ses éléphants, ses chevaux, ses trésors, ses transfuges, ils lui demandèrent de livrer sa personne : chose qui, étant pour un prince le dernier des malheurs, ne peut jamais faire une condition de paix [92] .
Enfin, ils jugèrent les rois pour leurs fautes et leurs crimes particuliers : ils écoutèrent les plaintes de tous ceux qui avaient quelques démêlés avec Philippe, ils envoyèrent des députés pour pourvoir à leur sûreté ; et ils firent accuser Persée devant eux pour quelques meurtres et quelques querelles avec des citoyens des villes alliées.
Comme on jugeait de la gloire dun général par la quantité de lor et de largent quon portait à son triomphe, il ne laissait rien à lennemi vaincu. Rome senrichissait toujours, et chaque guerre la mettait en état den entreprendre une autre.
Les peuples qui étaient amis ou alliés se ruinaient tous par les présents immenses quils faisaient pour conserver la faveur ou lobtenir plus grande, et la moitié de largent qui fut envoyé pour ce sujet aux Romains aurait suffi pour les vaincre [93] .
Maîtres de lunivers, ils sen attribuèrent tous les trésors : ravisseurs moins injustes en qualité de conquérants quen qualité de législateurs. Ayant su que Ptolomée, roi de Chypre, avait des richesses immenses, ils firent une loi, sur la proposition dun tribun, par laquelle ils se donnèrent lhérédité dun homme vivant et la confiscation dun prince allié [94] .
Bientôt la cupidité des particuliers acheva denlever ce qui avait échappé à lavarice publique. Les magistrats et les gouverneurs vendaient aux rois leurs injustices. Deux compétiteurs se ruinaient à lenvi pour acheter une protection toujours douteuse contre un rival qui nétait pas entièrement épuisé : car on navait pas même cette justice des brigands, qui portent une certaine probité dans lexercice du crime. Enfin, les droits légitimes ou usurpés ne se soutenant que par de largent, les princes, pour en avoir, dépouillaient les temples, confisquaient les biens des plus riches citoyens. On faisait mille crimes pour donner aux Romains tout largent du monde.
Mais rien ne servit mieux Rome que le respect quelle imprima à la terre. Elle mit dabord les rois dans le silence et les rendit comme stupides ; il ne sagissait pas du degré de leur puissance, mais leur personne propre était attaquée : risquer une guerre, cétait sexposer à la captivité, à la mort, à linfamie du triomphe. Ainsi des rois qui vivaient dans le faste et dans les délices nosaient jeter des regards fixes sur le peuple romain, et, perdant le courage, ils attendaient de leur patience et de leurs bassesses quelque délai aux misères dont ils étaient menacés [95] .
Remarquez, je vous prie, la conduite des Romains. Après la défaite dAntiochus, ils étaient maîtres de lAfrique, de lAsie et de la Grèce, sans y avoir presque de ville en propre. Il semblait quils ne conquissent que pour donner ; mais ils restaient si bien les maîtres que, lorsquils faisaient la guerre à quelque prince, ils laccablaient, pour ainsi dire, du poids de tout lunivers.
Il nétait pas temps encore de semparer des pays conquis. Sils avaient gardé les villes prises à Philippe, ils auraient fait ouvrir les yeux aux Grecs ; si, après la seconde guerre punique ou celle contre Antiochus, ils avaient pris des terres en Afrique ou en Asie, ils nauraient pu conserver des conquêtes si peu solidement établies [96] .
Il fallait attendre que toutes les nations fussent accoutumées à obéir comme libres et comme alliées, avant de leur commander comme sujettes, et quelles eussent été se perdre peu à peu dans la République romaine.
Voyez le traité quils firent avec les Latins après la victoire du lac Régille [97] ; il fut un des principaux fondements de leur puissance. On ny trouve pas un seul mot qui puisse faire soupçonner lempire.
Cétait une manière lente de conquérir : on vainquait un peuple, et on se contentait de laffaiblir ; on lui imposait des conditions qui le minaient insensiblement ; sil se relevait, on labaissait encore davantage, et il devenait sujet, sans quon pût donner une époque de sa sujétion.
Ainsi Rome nétait pas proprement une monarchie ou une république, mais la tête du corps formé par tous les peuples du monde [98] .
Si les Espagnols, après la conquête du Mexique et du Pérou, avaient suivi ce plan, ils nauraient pas été obligés de tout détruire pour tout conserver.
Cest la folie des conquérants de vouloir donner à tous les peuples leurs lois et leurs coutumes ; cela nest bon à rien : car, dans toute sorte de gouvernement, on est capable dobéir.
Mais, Rome nimposant aucunes lois générales, les peuples navaient point entre eux de liaisons dangereuses ; ils ne faisaient un corps que par une obéissance commune, et, sans être compatriotes, ils étaient tous romains.
On objectera peut-être que les empires fondés sur les lois des fiefs nont jamais été durables, ni puissants. Mais il ny a rien au monde de si contradictoire que le plan des Romains et celui des Barbares ; et, pour nen dire quun mot : le premier était louvrage de la force ; lautre, de la faiblesse ; dans lun, la sujétion était extrême ; dans lautre, lindépendance. Dans les pays conquis par les nations germaniques, le pouvoir était dans la main des vassaux ; le droit seulement, dans la main du prince. Cétait tout le contraire chez les Romains.
CHAPITRE VII
COMMENT MITHRIDATE PUT LEUR RÉSISTER
De tous les rois que les Romains attaquèrent, Mithridate seul se défendit avec courage et les mit en péril.
La situation de ses États était admirable pour leur faire la guerre. Ils touchaient au pays inaccessible du Caucase, rempli de nations féroces dont on pouvait se servir. De là, ils sétendaient sur la mer du Pont. Mithridate la couvrait de ses vaisseaux et allait continuellement acheter de nouvelles armées de Scythes. LAsie était ouverte à ses invasions. Il était riche, parce que ses villes sur le Pont-Euxin faisaient un commerce avantageux avec des nations moins industrieuses quelles.
Les proscriptions, dont la coutume commença dans ces temps-là, obligèrent plusieurs Romains de quitter leur patrie. Mithridate les reçut à bras ouverts : il forma des légions où il les fit entrer, qui furent ses meilleures troupes [99] .
Dun autre côté, Rome, travaillée par ses dissensions civiles, occupée de maux plus pressants, négligea les affaires dAsie et laissa Mithridate suivre ses victoires ou respirer après ses défaites.
Rien navait plus perdu la plupart des rois que le désir manifeste quils témoignaient de la paix : ils avaient détourné par là tous les autres peuples de partager avec eux un péril dont ils voulaient tant sortir eux-mêmes. Mais Mithridate fit dabord sentir à toute la terre quil était ennemi des Romains, et quil le serait toujours.
Enfin, les villes de Grèce et dAsie, voyant que le joug des Romains sappesantissait tous les jours sur elles, mirent leur confiance dans ce roi barbare, qui les appelait à la liberté.
Cette disposition des choses produisit trois grandes guerres, qui forment un des beaux morceaux de lhistoire romaine, parce quon ny voit pas des princes déjà vaincus par les délices et lorgueil, comme Antiochus et Tigrane, ou par la crainte, comme Philippe, Persée et Jugurtha, mais un roi magnanime, qui, dans les adversités, tel quun lion qui regarde ses blessures, nen était que plus indigné.
Elles sont singulières, parce que les révolutions y sont continuelles et toujours inopinées : car, si Mithridate pouvait aisément réparer ses armées, il arrivait aussi que, dans les revers, où lon a plus besoin dobéissance et de discipline, ses troupes barbares labandonnaient ; sil avait lart de solliciter les peuples et de faire révolter les villes, il éprouvait, à son tour, des perfidies de la part de ses capitaines, de ses enfants et de ses femmes ; enfin, sil eut affaire à des généraux romains malhabiles, on envoya contre lui, en divers temps, Sylla, Lucullus et Pompée.
Ce prince, après avoir battu les généraux romains et fait la conquête de lAsie, de la Macédoine et de la Grèce, ayant été vaincu à son tour par Sylla, réduit par un traité à ses anciennes limites, fatigué par les généraux romains, devenu encore une fois leur vainqueur et le conquérant de lAsie, chassé par Lucullus, suivi dans son propre pays, fut obligé de se retirer chez Tigrane, et, le voyant perdu sans ressource, après sa défaite, ne comptant plus que sur lui-même, il se réfugia dans ses propres États et sy rétablit.
Pompée succéda à Lucullus, et Mithridate en fut accablé : il fuit de ses États, et, passant lAraxe, il marcha de péril en péril par le pays des Laziens, et, ramassant dans son chemin ce quil trouva de Barbares, il parut dans le Bosphore, devant son fils Maccharès, qui avait fait sa paix avec les Romains [100] .
Dans labîme où il était, il forma le dessein de porter la guerre en Italie et daller à Rome avec les mêmes nations qui lasservirent quelques siècles après, et par le même chemin quelles tinrent [101] .
Trahi par Pharnace, un autre de ses fils, et par une armée effrayée de la grandeur de ses entreprises et des hasards quil allait chercher, il mourut en roi.
Ce fut alors que Pompée, dans la rapidité de ses victoires, acheva le pompeux ouvrage de la grandeur de Rome. Il unit au corps de son empire des pays infinis ; ce qui servit plus au spectacle de la magnificence romaine quà sa vraie puissance. Et, quoiquil parût par les écriteaux portés à son triomphe quil avait augmenté le revenu du fisc de plus dun tiers, le pouvoir naugmenta pas, et la liberté publique nen fut que plus exposée [102] .
CHAPITRE VIII
DES DIVISIONS QUI FURENT TOUJOURS DANS LA VILLE
Pendant que Rome conquérait lunivers, il y avait dans ses murailles une guerre cachée : cétaient des feux comme ceux de ces volcans qui sortent sitôt que quelque matière vient en augmenter la fermentation.
Après lexpulsion des Rois, le gouvernement était devenu aristocratique : les familles patriciennes obtenaient seules toutes les magistratures, toutes les dignités [103] et, par conséquent, tous les honneurs militaires et civils [104] .
Les patriciens, voulant empêcher le retour des Rois, cherchèrent à augmenter le mouvement qui était dans lesprit du peuple. Mais ils firent plus quils ne voulurent : à force de lui donner de la haine pour les Rois, ils lui donnèrent un désir immodéré de la liberté. Comme lautorité royale avait passé tout entière entre les mains des consuls, le peuple sentit que cette liberté dont on voulait lui donner tant damour, il ne lavait pas ; il chercha donc à abaisser le consulat, à avoir des magistrats plébéiens, et à partager avec les nobles les magistratures curules. Les patriciens furent forcés de lui accorder tout ce quil demanda : car, dans une ville où la pauvreté était la vertu publique, où les richesses, cette voie sourde pour acquérir la puissance, étaient méprisées, la naissance et les dignités ne pouvaient pas donner de grands avantages. La puissance devait donc revenir au plus grand nombre, et laristocratie, se changer peu à peu en un État populaire.
Ceux qui obéissent à un roi sont moins tourmentés denvie et de jalousie que ceux qui vivent dans une aristocratie héréditaire. Le prince est si loin de ses sujets quil nen est presque pas vu, et il est si fort au-dessus deux quils ne peuvent imaginer aucun rapport qui puisse les choquer. Mais les nobles qui gouvernent sont sous les yeux de tous et ne sont pas si élevés que des comparaisons odieuses ne se fassent sans cesse. Aussi a-t-on vu de tout temps, et le voit-on encore, le peuple détester les sénateurs. Les républiques où la naissance ne donne aucune part au gouvernement sont à cet égard les plus heureuses : car le peuple peut moins envier une autorité quil donne à qui il veut, et quil reprend à sa fantaisie.
Le peuple, mécontent des patriciens, se retira sur le Mont-Sacré. On lui envoya des députés, qui lapaisèrent, et, comme chacun se promit secours lun à lautre en cas que les patriciens ne tinssent pas les paroles données [105] , ce qui eût causé, à tous les instants, des séditions et aurait troublé toutes les fonctions des magistrats, on jugea quil valait mieux créer une magistrature qui pût empêcher les injustices faites à un plébéien [106] . Mais, par une maladie éternelle des hommes, les plébéiens, qui avaient obtenu des tribuns pour se défendre, sen servirent pour attaquer : ils enlevèrent peu à peu toutes les prérogatives des patriciens. Cela produisit des contestations continuelles. Le peuple était soutenu ou plutôt animé par ses tribuns, et les patriciens étaient défendus par le Sénat, qui était presque tout composé de patriciens, qui était plus porté pour les maximes anciennes, et qui craignait que la populace nélevât à la tyrannie quelque tribun.
Le peuple employait pour lui ses propres forces et sa supériorité dans les suffrages, ses refus daller à la guerre, ses menaces de se retirer, la partialité de ses lois, enfin, ses jugements contre ceux qui lui avaient fait trop de résistance. Le Sénat se défendait par sa sagesse, sa justice et lamour quil inspirait pour la patrie, par ses bienfaits et une sage dispensation des trésors de la République, par le respect que le peuple avait pour la gloire des principales familles et la vertu des grands personnages [107] ; par la religion même, les institutions anciennes et la suppression des jours dassemblée sous prétexte que les auspices navaient pas été favorables, par les clients, par lopposition dun tribun à un autre, par la création dun dictateur [108] , les occupations dune nouvelle guerre ou les malheurs qui réunissaient tous les intérêts, enfin, par une condescendance paternelle à accorder au peuple une partie de ses demandes pour lui faire abandonner les autres, et cette maxime constante de préférer la conservation de la République aux prérogatives de quelque ordre ou de quelque magistrature que ce fût.
Dans la suite des temps, lorsque les plébéiens eurent tellement abaissé les patriciens que cette distinction de famille devint vaine [109] , et que les unes et les autres furent indifféremment élevées aux honneurs, il y eut de nouvelles disputes entre le bas peuple, agité par ses tribuns, et les principales familles patriciennes ou plébéiennes, quon appela les nobles, et qui avaient pour elles le Sénat, qui en était composé. Mais, comme les moeurs anciennes nétaient plus, que des particuliers avaient des richesses immenses, et quil est impossible que les richesses ne donnent du pouvoir, les nobles résistèrent avec plus de force que les patriciens navaient fait ; ce qui fut cause de la mort des Gracques et de plusieurs de ceux qui travaillèrent sur leur plan [110] .
Il faut que je parle dune magistrature qui contribua beaucoup à maintenir le gouvernement de Rome : ce fut celle des censeurs. Ils faisaient le dénombrement du peuple, et, de plus, comme la force de la République consistait dans la discipline, laustérité des moeurs et lobservation constante de certaines coutumes, ils corrigeaient les abus que la loi navait pas prévus, ou que le magistrat ordinaire ne pouvait pas punir [111] . Il y a de mauvais exemples qui sont pires que les crimes, et plus dÉtats ont péri parce quon a violé les moeurs, que parce quon a violé les lois. À Rome, tout ce qui pouvait introduire des nouveautés dangereuses, changer le coeur ou lesprit du citoyen, et en empêcher, si jose me servir de ce terme, la perpétuité, les désordres domestiques ou publics, étaient réformés par les censeurs [112] : ils pouvaient chasser du Sénat qui ils voulaient, ôter à un chevalier le cheval qui lui était entretenu par le public, mettre un citoyen dans une autre tribu et même parmi ceux qui payaient les charges de la ville sans avoir part à ses privilèges [113] .
M. Livius nota le peuple même, et, de trente-cinq tribus, il en mit trente-quatre au rang de ceux qui navaient point de part aux privilèges de la ville [114] . « Car, disait-il, après mavoir condamné, vous mavez fait consul et censeur. Il faut donc que vous ayez prévariqué une fois, en minfligeant une peine, ou deux fois, en me créant consul et ensuite censeur. »
M. Duronius, tribun du peuple, fut chassé du Sénat par les censeurs parce que, pendant sa magistrature, il avait abrogé la loi qui bornait les dépenses des festins [115] .
Cétait une institution bien sage : ils ne pouvaient ôter à personne une magistrature, parce que cela aurait troublé lexercice de la puissance publique [116] ; mais ils faisaient déchoir de lordre et du rang et privaient, pour ainsi dire, un citoyen de sa noblesse particulière.
Servius Tullius avait fait la fameuse division par centuries, que Tite-Live [117] et Denys dHalicarnasse [118] nous ont si bien expliquée. Il avait distribué cent quatre-vingt-treize centuries en six classes et mis tout le bas peuple dans la dernière centurie, qui formait seule la sixième classe. On voit que cette disposition excluait le bas peuple du suffrage, non pas de droit, mais de fait. Dans la suite, on régla quexcepté dans quelques cas particuliers on suivrait dans les suffrages la division par tribus. Il y en avait trente-cinq, qui donnaient chacune leur voix : quatre de la ville et trente-une de la campagne. Les principaux citoyens, tous laboureurs, entrèrent naturellement dans les tribus de la campagne, et celles de la ville reçurent le bas peuple [119] , qui, y étant enfermé, influait très peu dans les affaires, et cela était regardé comme le salut de la République. Et, quand Fabius remit dans les quatre tribus de la ville le menu peuple, quAppius Claudius avait répandu dans toutes, il en acquit le surnom de Très Grand [120] . Les censeurs jetaient les yeux, tous les cinq ans, sur la situation actuelle de la République et distribuaient de manière le peuple, dans ses diverses tribus, que les tribuns et les ambitieux ne pussent pas se rendre maîtres des suffrages, et que le peuple même ne pût pas abuser de son pouvoir [121] .
Le gouvernement de Rome fut admirable en ce que, depuis sa naissance, sa constitution se trouva telle, soit par lesprit du peuple, la force du Sénat ou lautorité de certains magistrats, que tout abus du pouvoir y put toujours être corrigé.
Carthage périt parce que, lorsquil fallut retrancher les abus, elle ne put souffrir la main de son Annibal même. Athènes tomba parce que ses erreurs lui parurent si douces quelle ne voulut pas en guérir. Et, parmi nous, les républiques dItalie, qui se vantent de la perpétuité de leur gouvernement, ne doivent se vanter que de la perpétuité de leurs abus ; aussi nont-elles pas plus de liberté que Rome nen eut du temps des Décemvirs [122] .
Le gouvernement dAngleterre est plus sage, parce quil y a un corps qui lexamine continuellement, et qui sexamine continuellement lui-même, et telles sont ses erreurs quelles ne sont jamais longues, et que, par lesprit dattention quelles donnent à la Nation, elles sont souvent utiles.
En un mot, un gouvernement libre, cest-à-dire toujours agité, ne saurait se maintenir sil nest, par ses propres lois, capable de correction.
CHAPITRE IX
DEUX CAUSES DE LA PERTE DE ROME
Lorsque la domination de Rome était bornée dans lItalie, la République pouvait facilement subsister. Tout soldat était également citoyen : chaque consul levait une armée, et dautres citoyens allaient à la guerre sous celui qui succédait. Le nombre des troupes nétant pas excessif, on avait attention à ne recevoir dans la milice que des gens qui eussent assez de bien pour avoir intérêt à la conservation de la ville [123] . Enfin, le Sénat voyait de près la conduite des généraux et leur ôtait la pensée de rien faire contre leur devoir.
Mais, lorsque les légions passèrent les Alpes et la mer, les gens de guerre, quon était obligé de laisser pendant plusieurs campagnes dans les pays que lon soumettait, perdirent peu à peu lesprit de citoyens, et les généraux, qui disposèrent des armées et des royaumes, sentirent leur force et ne purent plus obéir.
Les soldats commencèrent donc à ne reconnaître que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et à voir de plus loin la ville. Ce ne furent plus les soldats de la République, mais de Sylla, de Marius, de Pompée, de César. Rome ne put plus savoir si celui qui était à la tête dune armée, dans une province, était son général ou son ennemi.
Tandis que le peuple de Rome ne fut corrompu que par ses tribuns, à qui il ne pouvait accorder que sa puissance même, le Sénat put aisément se défendre, parce quil agissait constamment, au lieu que la populace passait sans cesse de lextrémité de la fougue à lextrémité de la faiblesse. Mais, quand le peuple put donner à ses favoris une formidable autorité au-dehors, toute la sagesse du Sénat devint inutile, et la République fut perdue.
Ce qui fait que les États libres durent moins que les autres, cest que les malheurs et les succès qui leur arrivent leur font presque toujours perdre la liberté, au lieu que les succès et les malheurs dun État où le peuple est soumis confirment également sa servitude. Une république sage ne doit rien hasarder qui lexpose à la bonne ou à la mauvaise fortune : le seul bien auquel elle doit aspirer, cest à la perpétuité de son État.
Si la grandeur de lEmpire perdit la République, la grandeur de la ville ne la perdit pas moins.
Rome avait soumis tout lunivers avec le secours des peuples dItalie, auxquels elle avait donné en différents temps divers privilèges [124] : la plupart de ces peuples ne sétaient pas dabord fort souciés du droit de bourgeoisie chez les Romains, et quelques-uns aimèrent mieux garder leurs usages [125] . Mais, lorsque ce droit fut celui de la souveraineté universelle, quon ne fut rien dans le monde si lon nétait citoyen romain, et quavec ce titre on était tout, les peuples dItalie résolurent de périr ou dêtre romains. Ne pouvant en venir à bout par leurs brigues et par leurs prières, ils prirent la voie des armes : ils se révoltèrent dans tout ce côté qui regarde la Mer Ionienne ; les autres alliés allaient les suivre [126] . Rome, obligée de combattre contre ceux qui étaient, pour ainsi dire, les mains avec lesquelles elle enchaînait lunivers, était perdue ; elle allait être réduite à ses murailles : elle accorda ce droit tant désiré aux alliés qui navaient pas encore cessé dêtre fidèles [127] ; et peu à peu elle laccorda à tous.
Pour lors, Rome ne fut plus cette ville dont le peuple navait eu quun même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la tyrannie, où cette jalousie du pouvoir du Sénat et des prérogatives des grands, toujours mêlée de respect, nétait quun amour de légalité. Les peuples dItalie étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son génie, ses intérêts particuliers et sa dépendance de quelque grand protecteur [128] . La ville, déchirée, ne forma plus un tout ensemble, et, comme on nen était citoyen que par une espèce de fiction, quon navait plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on neut plus le même amour pour la patrie, et les sentiments romains ne furent plus.
Les ambitieux firent venir à Rome des villes et des nations entières pour troubler les suffrages ou se les faire donner ; les assemblées furent de véritables conjurations ; on appela comices une troupe de quelques séditieux ; lautorité du peuple, ses lois, lui-même, devinrent des choses chimériques, et lanarchie fut telle quon ne put plus savoir si le peuple avait fait une ordonnance, ou sil ne lavait point faite [129] .
On nentend parler dans les auteurs que des divisions qui perdirent Rome. Mais on ne voit pas que ces divisions y étaient nécessaires, quelles y avaient toujours été, et quelles y devaient toujours être. Ce fut uniquement la grandeur de la République qui fit le mal, et qui changea en guerres civiles les tumultes populaires. Il fallait bien quil y eût à Rome des divisions, et ces guerriers si fiers, si audacieux, si terribles au-dehors, ne pouvaient pas être bien modérés au-dedans. Demander, dans un État libre, des gens hardis dans la guerre et timides dans la paix, cest vouloir des choses impossibles, et, pour règle générale, toutes les fois quon verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté ny est pas.
Ce quon appelle union dans un corps politique est une chose très équivoque : la vraie est une union dharmonie, qui fait que toutes les parties, quelque opposées quelles nous paraissent, concourent au bien général de la société, comme des dissonances dans la musique concourent à laccord total. Il peut y avoir de lunion dans un État où lon ne croit voir que du trouble, cest-à-dire une harmonie doù résulte le bonheur, qui seul est la vraie paix. Il en est comme des parties de cet univers, éternellement liées par laction des unes et la réaction des autres.
Mais, dans laccord du despotisme asiatique, cest-à-dire de tout gouvernement qui nest pas modéré, il y a toujours une division réelle : le laboureur, lhomme de guerre, le négociant, le magistrat, le noble, ne sont joints que parce que les uns oppriment les autres sans résistance, et, si lon y voit de lunion, ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des corps morts, ensevelis les uns auprès des autres.
Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuissantes pour gouverner la République. Mais cest une chose quon a vue toujours, que de bonnes lois, qui ont fait quune petite république devient grande, lui deviennent à charge lorsquelle sest agrandie, parce quelles étaient telles que leur effet naturel était de faire un grand peuple, et non pas de le gouverner.
Il y a bien de la différence entre les lois bonnes et les lois convenables, celles qui font quun peuple se rend maître des autres, et celles qui maintiennent sa puissance lorsquil la acquise.
II y a à présent dans le monde une république que presque personne ne connaît [130] , et qui, dans le secret et dans le silence, augmente ses forces chaque jour. Il est certain que, si elle parvient jamais à létat de grandeur où sa sagesse la destine, elle changera nécessairement ses lois, et ce ne sera point louvrage dun législateur, mais celui de la corruption même.
Rome était faite pour sagrandir, et ses lois étaient admirables pour cela [131] . Aussi, dans quelque gouvernement quelle ait été, sous le pouvoir des Rois, dans laristocratie ou dans lÉtat populaire, elle na jamais cessé de faire des entreprises qui demandaient de la conduite, et y a réussi. Elle ne sest pas trouvée plus sage que tous les autres États de la terre en un jour, mais continuellement ; elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande fortune, avec la même supériorité, et na point eu de prospérités dont elle nait profité, ni de malheurs dont elle ne se soit servie.
Elle perdit sa liberté parce quelle acheva trop tôt son ouvrage [132] .
CHAPITRE X
DE LA CORRUPTION DES ROMAINS
Je crois que la secte dÉpicure, qui sintroduisit à Rome sur la fin de la République, contribua beaucoup à gâter le coeur et lesprit des Romains [133] . Les Grecs en avaient été infatués avant eux. Aussi avaient-ils été plus tôt corrompus. Polybe nous dit que, de son temps, les serments ne pouvaient donner de la confiance pour un Grec, au lieu quun Romain en était, pour ainsi dire, enchaîné [134] .
Il y a un fait dans les lettres de Cicéron à Atticus [135] qui nous montre combien les Romains avaient changé à cet égard depuis le temps de Polybe.
« Memmius, dit-il, vient de communiquer au Sénat laccord que son compétiteur et lui avaient fait avec les consuls, par lequel ceux-ci sétaient engagés de les favoriser dans la poursuite du consulat pour lannée suivante ; et eux, de leur côté, sobligeaient de payer aux consuls quatre cent mille sesterces sils ne leur fournissaient trois augures qui déclareraient quils étaient présents lorsque le peuple avait fait la loi curiate [136] , quoiquil nen eût point fait, et deux consulaires qui affirmeraient quils avaient assisté à la signature du sénatus-consulte qui réglait létat de leurs provinces, quoiquil ny en eût point eu. » Que de malhonnêtes gens dans un seul contrat !
Outre que la religion est toujours le meilleur garant que lon puisse avoir des moeurs des hommes, il y avait ceci de particulier chez les Romains, quils mêlaient quelque sentiment religieux à lamour quils avaient pour leur patrie : cette ville fondée sous les meilleurs auspices, ce Romulus, leur roi et leur dieu, ce Capitole, éternel comme la Ville, et la Ville, éternelle comme son fondateur, avaient fait autrefois sur lesprit des Romains une impression quil eût été à souhaiter quils eussent conservée.
La grandeur de lÉtat fit la grandeur des fortunes particulières ; mais, comme lopulence est dans les moeurs, et non pas dans les richesses, celles des Romains, qui ne laissaient pas davoir des bornes produisirent un luxe et des profusions qui nen avaient point [137] . Ceux qui avaient dabord été corrompus par leurs richesses le furent ensuite par leur pauvreté ; avec des biens au-dessus dune condition privée, il fut difficile dêtre un bon citoyen ; avec les désirs et les regrets dune grande fortune ruinée, on fut prêt à tous les attentats ; et, comme dit Salluste [138] , on vit une génération de gens qui ne pouvaient avoir de patrimoine, ni souffrir que dautres en eussent.
Cependant, quelle que fût la corruption de Rome, tous les malheurs ne sy étaient pas introduits : car la force de son institution avait été telle quelle avait conservé une valeur héroïque et toute son application à la guerre au milieu des richesses, de la mollesse et de la volupté ; ce qui nest, je crois, arrivé à aucune nation du monde.
Les citoyens romains regardaient le commerce [139] et les arts comme des occupations desclaves [140] : ils ne les exerçaient point. Sil y eut quelques exceptions, ce ne fut que de la part de quelques affranchis qui continuaient leur première industrie. Mais, en général, ils ne connaissaient que lart de la guerre, qui était la seule voie pour aller aux magistratures et aux honneurs [141] . Ainsi les vertus guerrières restèrent après quon eut perdu toutes les autres.
CHAPITRE XI
1. DE SYLLA 2. DE POMPÉE ET CÉSAR
Je supplie quon me permette de détourner les yeux des horreurs des guerres de Marius et de Sylla ; on en trouvera dans Appien lépouvantable histoire. Outre la jalousie, lambition et la cruauté des deux chefs, chaque Romain était furieux ; les nouveaux citoyens et les anciens ne se regardaient plus comme les membres dune même république [142] , et lon se faisait une guerre qui, par un caractère particulier, était en même temps civile et étrangère.
Sylla fit des lois très propres à ôter la cause des désordres que lon avait vus : elles augmentaient lautorité du Sénat, tempéraient le pouvoir du peuple, réglaient celui des tribuns. La fantaisie qui lui fit quitter la dictature sembla rendre la vie à la République ; mais, dans la fureur de ses succès, il avait fait des choses qui mirent Rome dans limpossibilité de conserver sa liberté.
Il ruina, dans son expédition dAsie, toute la discipline militaire : il accoutuma son armée aux rapines [143] et lui donna des besoins quelle navait jamais eus. Il corrompit une fois des soldats, qui devaient dans la suite corrompre les capitaines.
Il entra dans Rome à main armée et enseigna aux généraux romains à violer lasile de la liberté [144] .
II donna les terres des citoyens aux soldats [145] , et il les rendit avides pour jamais : car, dès ce moment, il ny eut plus un homme de guerre qui nattendît une occasion qui pût mettre les biens de ses concitoyens entre ses mains.
Il inventa les proscriptions et mit à prix la tête de tous ceux qui nétaient pas de son parti. Dès lors, il fut impossible de sattacher davantage à la République ; car, parmi deux hommes ambitieux, et qui se disputaient la victoire, ceux qui étaient neutres et pour le parti de la liberté étaient sûrs dêtre proscrits par celui des deux qui serait le vainqueur. II était donc de la prudence de sattacher à lun des deux.
Il vint après lui, dit Cicéron [146] , un homme qui, dans une cause impie et une victoire encore plus honteuse, ne confisqua pas seulement les biens des particuliers, mais enveloppa dans la même calamité des provinces entières.
Sylla, quittant la dictature, avait semblé ne vouloir vivre que sous la protection de ses lois mêmes. Mais cette action, qui marqua tant de modération, était elle-même une suite de ses violences. Il avait donné des établissements à quarante-sept légions dans divers endroits de lItalie. Ces gens-là, dit Appien, regardant leur fortune comme attachée à sa vie, veillaient à sa sûreté et étaient toujours prêts à le secourir ou à le venger [147] .
La République devant nécessairement périr, il nétait plus question que de savoir comment et par qui elle devait être abattue.
Deux hommes également ambitieux, excepté que lun ne savait pas aller à son but si directement que lautre, effacèrent par leur crédit, par leurs exploits, par leurs vertus, tous les autres citoyens : Pompée parut le premier, et César le suivit de près.
Pompée, pour sattirer la faveur, fit casser les lois de Sylla qui bornaient le pouvoir du peuple, et, quand il eut fait à son ambition un sacrifice des lois les plus salutaires de sa patrie, il obtint tout ce quil voulut, et la témérité du peuple fut sans bornes à son égard.
Les lois de Rome avaient sagement divisé la puissance publique en un grand nombre de magistratures, qui se soutenaient, sarrêtaient, et se tempéraient lune lautre ; et, comme elles navaient toutes quun pouvoir borné, chaque citoyen était bon pour y parvenir, et le peuple, voyant passer devant lui plusieurs personnages lun après lautre, ne saccoutumait à aucun deux. Mais, dans ces temps-ci, le système de la République changea : les plus puissants se firent donner par le peuple des commissions extraordinaires ; ce qui anéantit lautorité du peuple et des magistrats et mit toutes les grandes affaires dans les mains dun seul ou de peu de gens [148] .
Fallut-il faire la guerre à Sertorius ? On en donna la commission à Pompée. Fallut-il la faire à Mithridate ? Tout le monde cria : « Pompée ». Eut-on besoin de faire venir des blés à Rome ? Le peuple croit être perdu si on nen charge Pompée. Veut-on détruire les pirates ? Il ny a que Pompée. Et, lorsque César menace denvahir, le Sénat crie à son tour et nespère plus quen Pompée.
« Je crois bien, disait Marcus [149] au peuple, que Pompée, que les nobles attendent, aimera mieux assurer votre liberté que leur domination ; mais il y a eu un temps où chacun de vous avait la protection de plusieurs, et non pas tous la protection dun seul, et où il était inouï quun mortel pût donner ou ôter de pareilles choses. »
À Rome, faite pour sagrandir, il avait fallu réunir dans les mêmes personnes les honneurs et la puissance ; ce qui, dans des temps de trouble, pouvait fixer ladministration du peuple sur un seul citoyen.
Quand on accorde des honneurs, on sait précisément ce que lon donne ; mais, quand on y joint le pouvoir, on ne peut dire à quel point il pourra être porté.
Des préférences excessives données à un citoyen dans une république ont toujours des effets nécessaires :elles font naître lenvie du peuple, ou elles augmentent sans mesure son amour.
Deux fois Pompée, retournant à Rome, maître dopprimer la République, eut la modération de congédier ses armées avant que dy entrer, et dy paraître en simple citoyen. Ces actions, qui le comblèrent de gloire, firent que, dans la suite, quelque chose quil eût faite au préjudice des lois, le Sénat se déclara toujours pour lui.
Pompée avait une ambition plus lente et plus douce que celle de César : celui-ci voulait aller à la souveraine puissance les armes à la main, comme Sylla. Cette façon dopprimer ne plaisait point à Pompée : il aspirait à la dictature, mais par les suffrages du peuple ; il ne pouvait consentir à usurper la puissance, mais il aurait voulu quon la lui remît entre les mains.
Comme la faveur du peuple nest jamais constante, il y eut des temps où Pompée vit diminuer son crédit [150] ; et, ce qui le toucha bien sensiblement, des gens quil méprisait augmentèrent le leur et sen servirent contre lui.
Cela lui fit faire trois choses également funestes : il corrompit le peuple à force dargent et mit dans les élections un prix aux suffrages de chaque citoyen.
De plus, il se servit de la plus vile populace pour troubler les magistrats dans leurs fonctions, espérant que les gens sages, lassés de vivre dans lanarchie, le créeraient dictateur par désespoir.
Enfin, il sunit dintérêts avec César et Crassus. Caton disait que ce nétait pas leur inimitié qui avait perdu la République, mais leur union. En effet, Rome était en ce malheureux état quelle était moins accablée par les guerres civiles que par la paix, qui, réunissant les vues et les intérêts des principaux, ne faisait plus quune tyrannie.
Pompée ne prêta pas proprement son crédit à César, mais, sans le savoir, il le lui sacrifia. Bientôt César employa contre lui les forces quil lui avait données, et ses artifices même ; il troubla la ville par ses émissaires et se rendit maître des élections : consuls, prêteurs, tribuns, furent achetés au prix quils mirent eux-mêmes.
Le Sénat, qui vit clairement les desseins de César, eut recours à Pompée : il le pria de prendre la défense de la République, si lon pouvait appeler de ce nom un gouvernement qui demandait la protection dun de ses citoyens.
Je crois que ce qui perdit surtout Pompée fut la honte quil eut de penser quen élevant César, comme il avait fait, il eût manqué de prévoyance. Il saccoutuma le plus tard quil put à cette idée ; il ne se mettait point en défense, pour ne point avouer quil se fût mis en danger ; il soutenait, au Sénat, que César noserait faire la guerre, et, parce quil lavait dit tant de fois, il le redisait toujours.
Il semble quune chose avait mis César en état de tout entreprendre ; cest que, par une malheureuse conformité de noms, on avait joint à son gouvernement de la Gaule Cisalpine celui de la Gaule dau-delà les Alpes.
La politique navait point permis quil y eût des armées auprès de Rome ; mais elle navait pas souffert non plus que lItalie fût entièrement dégarnie de troupes. Cela fit quon tint des forces considérables dans la Gaule Cisalpine, cest-à-dire dans le pays qui est depuis le Rubicon, petit fleuve de la Romagne, jusquaux Alpes. Mais, pour assurer la ville de Rome contre ces troupes, on fit le célèbre sénatus-consulte que lon voit encore gravé sur le chemin de Rimini à Césène, par lequel on dévouait aux dieux infernaux, et lon déclarait sacrilège et parricide quiconque, avec une légion, avec une armée ou avec une cohorte, passerait le Rubicon.
À un gouvernement si important, qui tenait la ville en échec, on en joignit un autre plus considérable encore : cétait celui de la Gaule Transalpine, qui comprenait les pays du Midi de la France ; qui, ayant donné à César loccasion de faire la guerre, pendant plusieurs années, à tous les peuples quil voulut, fit que ses soldats vieillirent avec lui, et quil ne les conquit pas moins que les Barbares. Si César navait point eu le gouvernement de la Gaule Transalpine, il naurait pas corrompu ses soldats, ni fait respecter son nom par tant de victoires. Sil navait pas eu celui de la Gaule Cisalpine, Pompée aurait pu larrêter au passage des Alpes ; au lieu que, dès le commencement de la guerre, il fut obligé dabandonner lItalie ; ce qui fit perdre à son parti la réputation, qui, dans les guerres civiles, est la puissance même.
La même frayeur quAnnibal porta dans Rome après la bataille de Cannes, César ly répandit lorsquil passa le Rubicon. Pompée, éperdu, ne vit, dans les premiers moments de la guerre, de parti à prendre que celui qui reste dans les affaires désespérées : il ne sut que céder et que fuir ; il sortit de Rome, y laissa le trésor public ; il ne put nulle part retarder le vainqueur ; il abandonna une partie de ses troupes, toute lItalie, et passa la mer.
On parle beaucoup de la fortune de César. Mais cet homme extraordinaire avait tant de grandes qualités, sans pas un défaut, quoiquil eût bien des vices, quil eût été bien difficile que, quelque armée quil eût commandée, il neût été vainqueur, et quen quelque république quil fût né il ne leût gouvernée.
César, après avoir défait les lieutenants de Pompée en Espagne, alla en Grèce le chercher lui-même. Pompée, qui avait la côte de la mer et des forces supérieures, était sur le point de voir larmée de César détruite par la misère et la faim. Mais, comme il avait souverainement le faible de vouloir être approuvé, il ne pouvait sempêcher de prêter loreille aux vains discours de ses gens, qui le raillaient ou laccusaient sans cesse [151] . « Il veut, disait lun, se perpétuer dans le commandement et être, comme Agamemnon, le roi des rois. » - « Je vous avertis, disait un autre, que nous ne mangerons pas encore cette année des figues de Tusculum. » Quelques succès particuliers quil eut achevèrent de tourner la tête à cette troupe sénatoriale. Ainsi, pour nêtre pas blâmé, il fit une chose que la postérité blâmera toujours, de sacrifier tant davantages pour aller avec des troupes nouvelles combattre une armée qui avait vaincu tant de fois.
Lorsque les restes de Pharsale se furent retirés en Afrique, Scipion, qui les commandait, ne voulut jamais suivre lavis de Caton, de traîner la guerre en longueur : enflé de quelques avantages, il risqua tout et perdit tout ; et, lorsque Brutus et Cassius rétablirent ce parti, la même précipitation perdit la République une troisième fois [152] .
Vous remarquerez que, dans ces guerres civiles qui durèrent si longtemps, la puissance de Rome saccrut sans cesse au-dehors : sous Marius, Sylla, Pompée, César, Antoine, Auguste, Rome, toujours plus terrible, acheva de détruire tous les rois qui restaient encore.
Il ny a point dÉtat qui menace si fort les autres dune conquête que celui qui est dans les horreurs de la guerre civile : tout le monde, noble, bourgeois, artisan, laboureur, y devient soldat ; et, lorsque, par la paix, les forces sont réunies, cet État a de grands avantages sur les autres, qui nont guère que des citoyens. Dailleurs, dans les guerres civiles, il se forme souvent de grands hommes, parce que, dans la confusion, ceux qui ont du mérite se font jour, chacun se place et se met à son rang ; au lieu que, dans les autres temps, on est placé, et on lest presque toujours tout de travers. Et, pour passer de lexemple des Romains à dautres plus récents, les Français nont jamais été si redoutables au-dehors quaprès les querelles des maisons de Bourgogne et dOrléans, après les troubles de la Ligue, après les guerres civiles de la minorité de Louis XIII et celle de Louis XIV. LAngleterre na jamais été si respectée que sous Cromwell, après les guerres du Long Parlement. Les Allemands nont pris la supériorité sur les Turcs quaprès les guerres civiles dAllemagne. Les Espagnols, sous Philippe V, dabord après les guerres civiles pour la Succession, ont montré en Sicile une force qui a étonné lEurope. Et nous voyons aujourdhui la Perse renaître des cendres de la guerre civile et humilier les Turcs.
Enfin, la République fut opprimée, et il nen faut pas accuser lambition de quelques particuliers ; il en faut accuser lhomme, toujours plus avide du pouvoir à mesure quil en a davantage, et qui ne désire tout que parce quil possède beaucoup.
Si César et Pompée avaient pensé comme Caton, dautres auraient pensé comme firent César et Pompée, et la République, destinée à périr, aurait été entraînée au précipice par une autre main.
César pardonna à tout le monde. Mais il me semble que la modération que lon montre après quon a tout usurpé ne mérite pas de grandes louanges.
Quoi que lon ait dit de sa diligence après Pharsale, Cicéron laccuse de lenteur avec raison : il dit à Cassius quils nauraient jamais cru que le parti de Pompée se fût ainsi relevé en Espagne et en Afrique, et que, sils avaient pu prévoir que César se fût amusé à sa guerre dAlexandrie, ils nauraient pas fait leur paix, et quils se seraient retirés avec Scipion et Caton en Afrique [153] . Ainsi un fol amour lui fit essuyer quatre guerres, et, en ne prévenant pas les deux dernières, il remit en question ce qui avait été décidé à Pharsale.
César gouverna dabord sous des titres de magistrature ; car les hommes ne sont guère touchés que des noms. Et, comme les peuples dAsie abhorraient ceux de consul et de proconsul, les peuples dEurope détestaient celui de roi ; de sorte que, dans ces temps-là, ces noms faisaient le bonheur ou le désespoir de toute la terre. César ne laissa pas de tenter de se faire mettre le diadème sur la tête ; mais, voyant que le peuple cessait ses acclamations, il le rejeta. Il fit encore dautres tentatives [154] , et je ne puis comprendre quil pût croire que les Romains, pour le souffrir tyran, aimassent pour cela la tyrannie ou crussent avoir fait ce quils avaient fait.
Un jour que le Sénat lui déférait de certains honneurs, il négligea de se lever, et, pour lors, les plus graves de ce corps achevèrent de perdre patience.
On noffense jamais plus les hommes que lorsquon choque leurs cérémonies et leurs usages. Cherchez à les opprimer, cest quelquefois une preuve de lestime que vous en faites. Choquez leurs coutumes, cest toujours une marque de mépris.
César, de tout temps ennemi du Sénat, ne put cacher le mépris quil conçut pour ce corps, qui était devenu presque ridicule depuis quil navait plus de puissance. Par là, sa clémence même fut insultante. On regarda quil ne pardonnait pas, mais quil dédaignait de punir.
Il porta le mépris jusquà faire lui-même les sénatus-consultes : il les souscrivait du nom des premiers sénateurs qui lui venaient dans lesprit. « Japprends quelquefois, dit Cicéron [155] , quun sénatus-consulte passé à mon avis a été porté en Syrie et en Arménie avant que jaie su quil ait été fait, et plusieurs princes mont écrit des lettres de remerciements sur ce que javais été davis quon leur donnât le titre de rois, que non seulement je ne savais pas être rois, mais même quils fussent au monde. »
On peut voir dans les lettres de quelques grands hommes de ce temps-là [156] , quon a mises sous le nom de Cicéron parce que la plupart sont de lui, labattement et le désespoir des premiers hommes de la République à cette révolution subite, qui les priva de leurs honneurs et de leurs occupations mêmes, lorsque, le Sénat étant sans fonctions, ce crédit quils avaient eu par toute la terre, ils ne purent plus lespérer que dans le cabinet dun seul. Et cela se voit bien mieux dans ces lettres que dans les discours des historiens : elles sont le chef-doeuvre de la naïveté de gens unis par une douleur commune et dun siècle où la fausse politesse navait pas mis le mensonge partout ; enfin, on ny voit point, comme dans la plupart de nos lettres modernes, des gens qui veulent se tromper, mais des amis malheureux qui cherchent à se tout dire.
Il était bien difficile que César pût défendre sa vie la plupart des conjurés étaient de son parti ou avaient été par lui comblés de bienfaits [157] . Et la raison en est bien naturelle : ils avaient trouvé de grands avantages dans sa victoire ; mais plus leur fortune devenait meilleure, plus ils commençaient à avoir part au malheur commun [158] , car, à un homme qui na rien, il importe assez peu, à certains égards, en quel gouvernement il vive.
De plus, il y avait un certain droit des gens, une opinion établie dans toutes les républiques de Grèce et dItalie, qui faisait regarder comme un homme vertueux lassassin de celui qui avait usurpé la souveraine puissance. À Rome, surtout depuis lexpulsion des Rois, la loi était précise, les exemples reçus : la République armait le bras de chaque citoyen, le faisait magistrat pour le moment, et lavouait pour sa défense.
Brutus ose bien dire à ses amis que, quand son père reviendrait sur la terre, il le tuerait tout de même [159] ; et, quoique, par la continuation de la tyrannie, cet esprit de liberté se perdît peu à peu, les conjurations, au commencement du règne dAuguste, renaissaient toujours.
Cétait un amour dominant pour la patrie qui, sortant des règles ordinaires des crimes et des vertus, nécoutait que lui seul et ne voyait ni citoyen, ni ami, ni bienfaiteur, ni père : la vertu semblait soublier pour se surpasser elle-même, et, laction quon ne pouvait dabord approuver parce quelle était atroce, elle la faisait admirer comme divine.
En effet, le crime de César, qui vivait dans un gouvernement libre, nétait-il pas hors détat dêtre puni autrement que par un assassinat ? Et demander pourquoi on ne lavait pas poursuivi par la force ouverte ou par les lois, nétait-ce pas demander raison de ses crimes ?
CHAPITRE XII
DE LÉTAT DE ROME APRÈS LA MORT DE CÉSAR
Il était tellement impossible que la République pût se rétablir quil arriva ce quon navait jamais encore vu, quil ny eut plus de tyran, et quil ny eut pas de liberté : car les causes qui lavaient détruite subsistaient toujours.
Les conjurés navaient formé de plan que pour la conjuration et nen avaient point fait pour la soutenir.
Après laction faite, ils se retirèrent au Capitole, le Sénat ne sassembla pas, et, le lendemain, Lépidus, qui cherchait le trouble, se saisit, avec des gens armés, de la place romaine.
Les soldats vétérans, qui craignaient quon ne répétât les dons immenses quils avaient reçus, entrèrent dans Rome. Cela fit que le Sénat approuva tous les actes de César, et que, conciliant les extrêmes, il accorda une amnistie aux conjurés ; ce qui produisit une fausse paix.
César, avant sa mort, se préparant à son expédition contre les Parthes, avait nommé des magistrats pour plusieurs années, afin quil eût des gens à lui qui maintinssent, dans son absence, la tranquillité de son gouvernement. Ainsi, après sa mort, ceux de son parti se sentirent des ressources pour longtemps.
Comme le Sénat avait approuvé tous les actes de César sans restriction, et que lexécution en fut donnée aux consuls, Antoine, qui létait, se saisit du livre des raisons de César, gagna son secrétaire, et y fit écrire tout ce quil voulut, de manière que le Dictateur régnait plus impérieusement que pendant sa vie : car ce quil naurait jamais fait, Antoine le faisait ; largent quil naurait jamais donné, Antoine le donnait ; et tout homme qui avait de mauvaises intentions contre la République trouvait soudain une récompense dans les livres de César.
Par un nouveau malheur, César avait amassé pour son expédition des sommes immenses, quil avait mises dans le Temple dOps. Antoine, avec son livre, en disposa à sa fantaisie.
Les conjurés avaient dabord résolu de jeter le corps de César dans le Tibre [160] ; ils ny auraient trouvé nul obstacle : car, dans ces moments détonnement qui suivent une action inopinée, il est facile de faire tout ce quon peut oser. Cela ne fut point exécuté, et voici ce qui en arriva.
Le Sénat se crut obligé de permettre quon fît les obsèques de César, et effectivement, dès quil ne lavait pas déclaré tyran, il ne pouvait lui refuser la sépulture. Or cétait une coutume des Romains, si vantée par Polybe, de porter dans les funérailles les images des ancêtres et de faire ensuite loraison funèbre du défunt. Antoine, qui la fit, montra au peuple la robe ensanglantée de César, lui lut son testament, où il lui faisait de grandes largesses, et lagita au point quil mit le feu aux maisons des conjurés.
Nous avons un aveu de Cicéron [161] , qui gouverna le Sénat dans toute cette affaire, quil aurait mieux valu agir avec vigueur et sexposer à périr, et que même on naurait point péri. Mais il se disculpe sur ce que, quand le Sénat fut assemblé, il nétait plus temps, et ceux qui savent le prix dun moment dans des affaires où le peuple a tant de part nen seront pas étonnés.
Voici un autre accident : pendant quon faisait des jeux en lhonneur de César, une comète à longue chevelure parut pendant sept jours ; le peuple crut que son âme avait été reçue dans le Ciel.
Cétait bien une coutume des peuples de Grèce et dAsie de bâtir des temples aux rois et même aux proconsuls qui les avaient gouvernés [162] : on leur laissait faire ces choses comme le témoignage le plus fort quils pussent donner de leur servitude ; les Romains même pouvaient, dans des laraires ou des temples particuliers, rendre des honneurs divins à leurs ancêtres. Mais je ne vois pas que, depuis Romulus jusquà César, aucun Romain ait été mis au nombre des divinités publiques [163] .
Le gouvernement de la Macédoine était échu à Antoine ; il voulut, au lieu de celui-là, avoir celui des Gaules ; on voit bien par quel motif. Décimus Brutus, qui avait la Gaule Cisalpine, ayant refusé de la lui remettre, il voulut len chasser. Cela produisit une guerre civile, dans laquelle le Sénat déclara Antoine ennemi de la Patrie.
Cicéron, pour perdre Antoine, son ennemi particulier, avait pris le mauvais parti de travailler à lélévation dOctave, et, au lieu de chercher à faire oublier au peuple César, il le lui avait remis devant les yeux.
Octave se conduisit avec Cicéron en homme habile il le flatta, le loua, le consulta, et employa tous ces artifices dont la vanité ne se défie jamais.
Ce qui gâte presque toutes les affaires, cest quordinairement ceux qui les entreprennent, outre la réussite principale, cherchent encore de certains petits succès particuliers, qui flattent leur amour-propre et les rendent contents deux.
Je crois que, si Caton sétait réservé pour la République, il aurait donné aux choses tout un autre tour. Cicéron, avec des parties admirables pour un second rôle, était incapable du premier : il avait un beau génie, mais une âme souvent commune, Laccessoire chez Cicéron, cétait la vertu ; chez Caton, cétait la gloire [164] ; Cicéron se voyait toujours le premier ; Caton soubliait toujours. Celui-ci voulait sauver la République pour elle-même ; celui-là, pour sen vanter.
Je pourrais continuer le parallèle en disant que, quand Caton prévoyait, Cicéron craignait ; que, là où Caton espérait, Cicéron se confiait ; que le premier voyait toujours les choses de sang-froid ; lautre, au travers de cent petites passions.
Antoine fut défait à Modène ; les deux consuls Hirtius et Pansa y périrent. Le Sénat, qui se crut au-dessus de ses affaires, songea à abaisser Octave, qui, de son côté, cessa dagir contre Antoine, mena son armée à Rome, et se fit déclarer consul.
Voilà comment Cicéron, qui se vantait que sa robe avait détruit les armées dAntoine, donna à la République un ennemi plus dangereux, parce que son nom était plus cher et ses droits, en apparence, plus légitimes [165] .
Antoine, défait, sétait réfugié dans la Gaule Transalpine, où il avait été reçu par Lépidus. Ces deux hommes sunirent avec Octave, et ils se donnèrent lun à lautre la vie de leurs amis et de leurs ennemis [166] . Lépide resta à Rome ; les deux autres allèrent chercher Brutus et Cassius, et ils les trouvèrent dans ces lieux où lon combattit trois fois pour lempire du monde.
Brutus et Cassius se tuèrent avec une précipitation qui nest pas excusable, et lon ne peut lire cet endroit de leur vie sans avoir pitié de la République, qui fut ainsi abandonnée. Caton sétait donné la mort à la fin de la tragédie ; ceux-ci la commencèrent, en quelque façon, par leur mort.
On peut donner plusieurs causes de cette coutume si générale des Romains de se donner la mort : le progrès de la secte stoïque, qui y encourageait ; létablissement des triomphes et de lesclavage, qui firent penser à plusieurs grands hommes quil ne fallait pas survivre à une défaite ; lavantage que les accusés avaient de se donner la mort plutôt que de subir un jugement par lequel leur mémoire devait être flétrie et leurs biens confisqués [167] ; une espèce de point dhonneur, peut-être plus raisonnable que celui qui nous porte aujourdhui à égorger notre ami pour un geste ou une parole ; enfin, une grande commodité pour lhéroïsme : chacun faisant finir la pièce quil jouait dans le monde, à lendroit où il voulait.
On pourrait ajouter une grande facilité dans lexécution : lâme, tout occupée de laction quelle va faire, du motif qui la détermine, du péril quelle va éviter, ne voit point proprement la mort, parce que la passion fait sentir, et jamais voir.
Lamour-propre, lamour de notre conservation se transforme en tant de manières et agit par des principes si contraires quil nous porte à sacrifier notre être pour lamour de notre être, et tel est le cas que nous faisons de nous-mêmes que nous consentons à cesser de vivre par un instinct naturel et obscur qui fait que nous nous aimons plus que notre vie même.
CHAPITRE XIII
AUGUSTE
Sextus Pompée tenait la Sicile et la Sardaigne ; il était maître de la mer, et il avait avec lui une infinité de fugitifs et de proscrits qui combattaient pour leurs dernières espérances. Octave lui fit deux guerres très laborieuses, et, après bien des mauvais succès, il le vainquit par lhabileté dAgrippa.
Les conjurés avaient presque tous fini malheureusement leur vie, et il était bien naturel que des gens qui étaient à la tête dun parti abattu tant de fois, dans des guerres où lon ne se faisait aucun quartier, eussent péri de mort violente. De là, cependant, on tira la conséquence dune vengeance céleste qui punissait les meurtriers de César et proscrivait leur cause.
Octave gagna les soldats de Lépidus et le dépouilla de la puissance du triumvirat ; il lui envia même la consolation de mener une vie obscure et le força de se trouver comme homme privé dans les assemblées du peuple.
On est bien aise de voir lhumiliation de ce Lépidus cétait le plus méchant citoyen qui fût dans la République, toujours le premier à commencer les troubles, formant sans cesse des projets funestes, où il était obligé dassocier de plus habiles gens que lui. Un auteur moderne [168] sest plu à en faire léloge et cite Antoine, qui, dans une de ses lettres, lui donne la qualité dhonnête homme. Mais un honnête homme pour Antoine ne devait guère lêtre pour les autres.
Je crois quOctave est le seul de tous les capitaines romains qui ait gagné laffection des soldats en leur donnant sans cesse des marques dune lâcheté naturelle. Dans ces temps-là, les soldats faisaient plus de cas de la libéralité de leur général que de son courage. Peut-être même que ce fut un bonheur pour lui de navoir point eu cette valeur qui peut donner lempire, et que cela même ly porta : on le craignit moins. Il nest pas impossible que les choses qui le déshonorèrent le plus aient été celles qui le servirent le mieux : sil avait dabord montré une grande âme, tout le monde se serait méfié de lui, et, sil eût eu de la hardiesse, il naurait pas donné à Antoine le temps de faire toutes les extravagances qui le perdirent.
Antoine, se préparant contre Octave, jura à ses soldats que, deux mois après sa victoire, il rétablirait la République ; ce qui fait bien voir que les soldats mêmes étaient jaloux de la liberté de leur patrie, quoiquils la détruisissent sans cesse, ny ayant rien de si aveugle quune armée.
La bataille dActium se donna. Cléopâtre fuit et entraîna Antoine avec elle. II est certain que, dans la suite, elle le trahit [169] . Peut-être que, par cet esprit de coquetterie inconcevable des femmes, elle avait formé le dessein de mettre encore à ses pieds un troisième maître du monde.
Une femme à qui Antoine avait sacrifié le monde entier le trahit ; tant de capitaines et tant de rois quil avait agrandis ou faits lui manquèrent ; et, comme si la générosité avait été liée à la servitude, une troupe de gladiateurs lui conserva une fidélité héroïque. Comblez un homme de bienfaits, la première idée que vous lui inspirez, cest de chercher les moyens de les conserver : ce sont de nouveaux intérêts que vous lui donnez à défendre.
Ce quil y a de surprenant dans ces guerres, cest quune bataille décidait presque toujours laffaire, et quune défaite ne se réparait pas.
Les soldats romains navaient point proprement desprit de parti : ils ne combattaient point pour une certaine chose, mais pour une certaine personne ; ils ne connaissaient que leur chef, qui les engageait par des espérances immenses ; mais, le chef battu nétant plus en état de remplir ses promesses, ils se tournaient dun autre côté. Les provinces nentraient point non plus sincèrement dans la querelle : car il leur importait fort peu qui eût le dessus, du Sénat ou du peuple. Ainsi, sitôt quun des chefs était battu, elles se donnaient à lautre [170] ; car il fallait que chaque ville songeât à se justifier devant le vainqueur, qui, ayant des promesses immenses à tenir aux soldats, devait leur sacrifier les pays les plus coupables.
Nous avons eu en France deux sortes de guerres civiles : les unes avaient pour prétexte la religion, et elles ont duré, parce que le motif subsistait après la victoire ; les autres navaient pas proprement de motif, mais étaient excitées par la légèreté ou lambition de quelques grands, et elles étaient dabord étouffées.
Auguste (cest le nom que la flatterie donna à Octave) établit lordre, cest-à-dire une servitude durable [171] ; car, dans un État libre où lon vient dusurper la souveraineté, on appelle règle tout ce qui peut fonder lautorité sans bornes dun seul, et on nomme trouble, dissension, mauvais gouvernement, tout ce qui peut maintenir lhonnête liberté des sujets.
Tous les gens qui avaient eu des projets ambitieux avaient travaillé à mettre une espèce danarchie dans la République. Pompée, Crassus et César y réussirent à merveille : ils établirent une impunité de tous les crimes publics ; tout ce qui pouvait arrêter la corruption des moeurs, tout ce qui pouvait faire une bonne police, ils labolirent ; et, comme les bons législateurs cherchent à rendre leurs concitoyens meilleurs, ceux-ci travaillaient à les rendre pires. Ils introduisirent donc la coutume de corrompre le peuple à prix dargent, et, quand on était accusé de brigues, on corrompait aussi les juges. Ils firent troubler les élections par toutes sortes de violences, et, quand on était mis en justice, on intimidait encore les juges [172] ; lautorité même du peuple était anéantie : témoin Gabinius, qui, après avoir rétabli, malgré le peuple, Ptolomée à main armée, vint froidement demander le triomphe [173] .
Ces premiers hommes de la République cherchaient à dégoûter le peuple de son pouvoir et à devenir nécessaires en rendant extrêmes les inconvénients du gouvernement républicain. Mais, lorsque Auguste fut une fois le maître, la politique le fit travailler à rétablir lordre, pour faire sentir le bonheur du gouvernement dun seul.
Lorsque Auguste avait les armes à la main, il craignait les révoltes des soldats, et non pas les conjurations des citoyens ; cest pour cela quil ménagea les premiers et fut si cruel aux autres. Lorsquil fut en paix, il craignit les conjurations, et, ayant toujours devant les yeux le destin de César, pour éviter son sort, il songea à séloigner de sa conduite. Voilà la clef de toute la vie dAuguste. Il porta dans le Sénat une cuirasse sous sa robe, il refusa le nom de Dictateur, et, au lieu que César disait insolemment que la République nétait rien, et que ses paroles étaient des lois, Auguste ne parla que de la dignité du Sénat et de son respect pour la République. Il songea donc à établir le gouvernement le plus capable de plaire qui fût possible sans choquer ses intérêts, et il en fit un aristocratique par rapport au civil et monarchique par rapport au militaire : gouvernement ambigu, qui, nétant pas soutenu par ses propres forces, ne pouvait subsister que tandis quil plairait au monarque, et était entièrement monarchique, par conséquent.
On a mis en question si Auguste avait eu véritablement le dessein de se démettre de lempire. Mais qui ne voit que, sil leût voulu, il était impossible quil ny eût réussi ? Ce qui fait voir que cétait un jeu, cest quil demanda tous les dix ans quon le soulageât de ce poids, et quil le porta toujours. Cétaient de petites finesses pour se faire encore donner ce quil ne croyait pas avoir assez acquis. Je me détermine par toute la vie dAuguste, et, quoique les hommes soient fort bizarres, cependant il arrive très rarement quils renoncent dans un moment à ce à quoi ils ont réfléchi pendant toute leur vie. Toutes les actions dAuguste, tous ses règlements, tendaient visiblement à létablissement de la monarchie. Sylla se défait de la dictature ; mais, dans toute la vie de Sylla, au milieu de ses violences, on voit un esprit républicain : tous ses règlements, quoique tyranniquement exécutés, tendent toujours à une certaine forme de république. Sylla, homme emporté, mène violemment les Romains à la liberté ; Auguste, rusé tyran [174] , les conduit doucement à la servitude. Pendant que, sous Sylla, la République reprenait des forces, tout le monde criait à la tyrannie, et, pendant que, sous Auguste, la tyrannie se fortifiait, on ne parlait que de liberté.
La coutume des triomphes, qui avaient tant contribué à la grandeur de Rome, se perdit sous Auguste, ou plutôt cet honneur devint un privilège de la souveraineté [175] . La plupart des choses qui arrivèrent sous les Empereurs avaient leur origine dans la République [176] , et il faut les rapprocher ; celui-là seul avait droit de demander le triomphe sous les auspices duquel la guerre sétait faite [177] : or elle se faisait toujours sous les auspices du chef et, par conséquent, de lEmpereur, qui était le chef de toutes les armées.
Comme, du temps de la République, on eut pour principe de faire continuellement la guerre, sous les Empereurs, la maxime fut dentretenir la paix : les victoires ne furent regardées que comme des sujets dinquiétude, avec des armées qui pouvaient mettre leurs services à trop haut prix.
Ceux qui eurent quelque commandement craignirent dentreprendre de trop grandes choses ; il fallut modérer sa gloire, de façon quelle ne réveillât que lattention, et non pas la jalousie du prince, et ne point paraître devant lui avec un éclat que ses yeux ne pouvaient souffrir.
Auguste fut fort retenu à accorder le droit de bourgeoisie romaine [178] ; il fit des lois [179] pour empêcher quon naffranchît trop desclaves [180] ; iI recommanda par son testament que lon gardât ces deux maximes, et quon ne cherchât point à étendre lEmpire par de nouvelles guerres.
Ces trois choses étaient très bien liées ensemble dès quil ny avait plus de guerres, il ne fallait plus de bourgeoisie nouvelle, ni daffranchissements.
Lorsque Rome avait des guerres continuelles, il fallait quelle réparât continuellement ses habitants. Dans les commencements, on y mena une partie du peuple de la ville vaincue ; dans la suite, plusieurs citoyens des villes voisines y vinrent pour avoir part au droit de suffrage, et ils sy établirent en si grand nombre que, sur les plaintes des alliés, on fut souvent obligé de les leur renvoyer ; enfin, on y arriva en foule des provinces. Les lois favorisèrent les mariages et même les rendirent nécessaires. Rome fit, dans toutes ses guerres, un nombre desclaves prodigieux, et, lorsque ses citoyens furent comblés de richesses, ils en achetèrent de toutes parts ; mais ils les affranchirent sans nombre, par générosité, par avarice, par faiblesse [181] : les uns voulaient récompenser des esclaves fidèles ; les autres voulaient recevoir en leur nom le blé que la République distribuait aux pauvres citoyens ; dautres, enfin, désiraient davoir à leur pompe funèbre beaucoup de gens qui la suivissent avec un chapeau de fleurs. Le peuple fut presque composé daffranchis [182] : de façon que ces maîtres du monde, non seulement dans les commencements, mais dans tous les temps, furent, pour la plupart, dorigine servile.
Le nombre du petit peuple, presque tout composé daffranchis ou de fils daffranchis, devenant incommode, on en fit des colonies, par le moyen desquelles on sassura de la fidélité des provinces. Cétait une circulation des hommes de tout lunivers : Rome les recevait esclaves et les renvoyait Romains.
Sous prétexte de quelques tumultes arrivés dans les élections, Auguste mit dans la ville un gouverneur et une garnison ; il rendit les corps des légions éternels, les plaça sur les frontières, et établit des fonds particuliers pour les payer ; enfin, il ordonna que les vétérans recevraient leur récompense en argent, et non pas en terres [183] .
II résultait plusieurs mauvais effets de cette distribution des terres que lon faisait depuis Sylla : la propriété des biens des citoyens était rendue incertaine. Si on ne menait pas dans un même lieu les soldats dune cohorte, ils se dégoûtaient de leur établissement, laissaient les terres incultes, et devenaient de dangereux citoyens [184] : mais, si on les distribuait par légions, les ambitieux pouvaient trouver, contre la République, des armées dans un moment.
Auguste fit des établissements fixes pour la marine. Comme, avant lui, les Romains navaient point eu des corps perpétuels de troupes de terre, ils nen avaient point non plus de troupes de mer. Les flottes dAuguste eurent pour objet principal la sûreté des convois et la communication des diverses parties de lEmpire : car, dailleurs, les Romains étaient les maîtres de toute la Méditerranée. On ne naviguait dans ces temps-là que dans cette mer, et ils navaient aucun ennemi à craindre.
Dion remarque très bien que, depuis les Empereurs, il fut plus difficile décrire lhistoire : tout devint secret ; toutes les dépêches des provinces furent portées dans le cabinet des Empereurs ; on ne sut plus que ce que la folie et la hardiesse des tyrans ne voulurent point cacher, ou ce que les historiens conjecturèrent.
CHAPITRE XIV
TIBÈRE
Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les digues quon lui oppose, et, enfin, les renverser dans un moment et couvrir les campagnes quelles conservaient, ainsi la puissance souveraine sous Auguste agit insensiblement et renversa sous Tibère avec violence.
II y avait une loi de majesté contre ceux qui commettaient quelque attentat contre le peuple romain. Tibère se saisit de cette loi et lappliqua, non pas aux cas pour lesquels elle avait été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses défiances. Ce nétaient pas seulement les actions qui tombaient dans le cas de cette loi, mais des paroles, des signes et des pensées même : car ce qui se dit dans ces épanchements de coeur que la conversation produit entre deux amis ne peut être regardé que comme des pensées. II ny eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans les esclaves ; la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant partout, lamitié fut regardée comme un écueil, lingénuité comme une imprudence, la vertu comme une affectation qui pouvait rappeler dans lesprit des peuples le bonheur des temps précédents.
Il ny a point de plus cruelle tyrannie que celle que lon exerce à lombre des lois et avec les couleurs de la justice, lorsquon va, pour ainsi dire, noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils sétaient sauvés.
Et, comme il nest jamais arrivé quun tyran ait manqué dinstruments de sa tyrannie, Tibère trouva toujours des juges prêts à condamner autant de gens quil en put soupçonner. Du temps de la République, le Sénat, qui ne jugeait point en corps les affaires des particuliers, connaissait, par une délégation du peuple, des crimes quon imputait aux alliés. Tibère lui renvoya de même le jugement de tout ce quil appelait crime de lèse-majesté contre lui. Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut sexprimer : les sénateurs allaient au-devant de la servitude ; sous la faveur de Séjan, les plus illustres dentre eux faisaient le métier de délateurs.
Il me semble que je vois plusieurs causes de cet esprit de servitude qui régnait pour lors dans le Sénat. Après que César eut vaincu le parti de la République, les amis et les ennemis quil avait dans le Sénat concoururent également à ôter toutes les bornes que les lois avaient mises à sa puissance, et à lui déférer des honneurs excessifs : les uns cherchaient à lui plaire ; les autres, à le rendre odieux. Dion nous dit que quelques-uns allèrent jusquà proposer quil lui fût permis de jouir de toutes les femmes quil lui plairait. Cela fit quil ne se défia point du Sénat, et quil y fut assassiné ; mais cela fit aussi que, dans les règnes suivants, il ny eut point de flatterie qui fût sans exemple, et qui pût révolter les esprits.
Avant que Rome fût gouvernée par un seul, les richesses des principaux Romains étaient immenses, quelles que fussent les voies quils employaient pour les acquérir. Elles furent presque toutes ôtées sous les Empereurs : les sénateurs navaient plus ces grands clients qui les comblaient de biens [185] ; on ne pouvait guère rien prendre dans les provinces que pour César, surtout lorsque ses procurateurs, qui étaient à peu près comme sont aujourdhui nos intendants, y furent établis. Cependant, quoique la source des richesses fût coupée, les dépenses subsistaient toujours, le train de vie était pris, et on ne pouvait plus le soutenir que par la faveur de lEmpereur.
Auguste avait ôté au peuple la puissance de faire des lois et celle de juger les crimes publics ; mais il lui avait laissé ou, du moins, avait paru lui laisser celle délire les magistrats. Tibère, qui craignait les assemblées dun peuple si nombreux, lui ôta encore ce privilège et le donna au Sénat, cest-à-dire à lui-même [186] : or on ne saurait croire combien cette décadence du pouvoir du peuple avilit lâme des Grands. Lorsque le peuple disposait des dignités, les magistrats qui les briguaient faisaient bien des bassesses ; mais elles étaient jointes à une certaine magnificence qui les cachait, soit quils donnassent des jeux ou de certains repas au peuple, soit quils lui distribuassent de largent ou des grains. Quoique le motif fût bas, le moyen avait quelque chose de noble, parce quil convient toujours à un grand homme dobtenir par des libéralités la faveur du peuple. Mais, lorsque le peuple neut plus rien à donner, et que le prince, au nom du Sénat, disposa de tous les emplois, on les demanda et on les obtint par des voies indignes : la flatterie, linfamie, les crimes, furent des arts nécessaires pour y parvenir.
Il ne paraît pourtant point que Tibère voulût avilir le Sénat : il ne se plaignait de rien tant que du penchant qui entraînait ce corps à la servitude ; toute sa vie est pleine de ses dégoûts là-dessus. Mais il était comme la plupart des hommes : il voulait des choses contradictoires ; sa politique générale nétait point daccord avec ses passions particulières. Il aurait désiré un sénat libre et capable de faire respecter son gouvernement ; mais il voulait aussi un sénat qui satisfît à tous les moments ses craintes, ses jalousies, ses haines ; enfin, lhomme dÉtat cédait continuellement à lhomme.
Nous avons dit que le peuple avait autrefois obtenu des patriciens quil aurait des magistrats de son corps, qui le défendraient contre les insultes et les injustices quon pourrait lui faire. Afin quils fussent en état dexercer ce pouvoir, on les déclara sacrés et inviolables, et on ordonna que quiconque maltraiterait un tribun, de fait ou par parole, serait sur-le-champ puni de mort. Or, les Empereurs étant revêtus de la puissance des tribuns, ils en obtinrent les privilèges, et cest sur ce fondement quon fit mourir tant de gens, que les délateurs purent enfin faire leur métier tout à leur aise, et que laccusation de lèse-majesté, ce crime, dit Pline, de ceux à qui on ne peut point imputer de crime, fut étendue à ce quon voulut.
Je crois pourtant que quelques-uns de ces titres daccusation nétaient pas si ridicules quils nous paraissent aujourdhui, et je ne puis penser que Tibère eût fait accuser un homme pour avoir vendu avec sa maison la statue de lEmpereur, que Domitien eût fait condamner à mort une femme pour sêtre déshabillée devant son image, et un citoyen parce quil avait la description de toute la terre peinte sur les murailles de sa chambre, si ces actions navaient réveillé dans lesprit des Romains que lidée quelles nous donnent à présent. Je crois quune partie de cela est fondée sur ce que, Rome ayant changé de gouvernement, ce qui ne nous paraît pas de conséquence pouvait lêtre pour lors. Jen juge par ce que nous voyons aujourdhui chez une nation qui ne peut pas être soupçonnée de tyrannie, où il est défendu de boire à la santé dune certaine personne.
Je ne puis rien passer qui serve à faire connaître le génie du peuple romain. II sétait si fort accoutumé à obéir et à faire toute sa félicité de la différence de ses maîtres quaprès la mort de Germanicus il donna des marques de deuil, de regret et de désespoir que lon ne trouve plus parmi nous. Il faut voir les historiens décrire la désolation publique [187] , si grande, si longue, si peu modérée ; et cela nétait point joué : car le corps entier du peuple naffecte, ne flatte, ni ne dissimule.
Le peuple romain, qui navait plus de part au gouvernement, composé presque daffranchis ou de gens sans industrie, qui vivaient aux dépens du trésor public, ne sentait que son impuissance ; il saffligeait comme les enfants et les femmes, qui se désolent par le sentiment de leur faiblesse : il était mal ; il plaça ses craintes et ses espérances sur la personne de Germanicus, et, cet objet lui étant enlevé, il tomba dans le désespoir.
Il ny a point de gens qui craignent si fort les malheurs que ceux que la misère de leur condition pourrait rassurer, et qui devraient dire avec Andromaque « Plût à Dieu que je craignisse ! » Il y a aujourdhui à Naples cinquante mille hommes qui ne vivent que dherbes et nont pour tout bien que la moitié dun habit de toile. Ces gens-là, les plus malheureux de la Terre, tombent dans un abattement affreux à la moindre fumée du Vésuve ; ils ont la sottise de craindre de devenir malheureux.
CHAPITRE XV
DES EMPEREURS, DEPUIS CAIUS CALIGULA JUSQUÀ ANTONIN
Caligula succéda à Tibère. On disait de lui quil ny avait jamais eu un meilleur esclave, ni un plus méchant maître. Ces deux choses sont assez liées : car la même disposition desprit qui fait quon a été vivement frappé de la puissance illimitée de celui qui commande fait quon ne lest pas moins lorsque lon vient à commander soi-même.
Caligula rétablit les comices [188] , que Tibère avait ôtés, et abolit ce crime arbitraire de lèse-majesté quil avait établi. Par où lon peut juger que le commencement du règne des mauvais princes est souvent comme la fin de celui des bons ; parce que, par un esprit de contradiction sur la conduite de ceux à qui ils succèdent, ils peuvent faire ce que les autres font par vertu, et cest à cet esprit de contradiction que nous devons bien de bons règlements, et bien des mauvais aussi.
Quy gagna-t-on ? Caligula ôta les accusations des crimes de lèse-majesté, mais il faisait mourir militairement tous ceux qui lui déplaisaient, et ce nétait pas à quelques sénateurs quil en voulait : il tenait le glaive suspendu sur le Sénat, quil menaçait dexterminer tout entier.
Cette épouvantable tyrannie des Empereurs venait de lesprit général des Romains. Comme ils tombèrent tout à coup sous un gouvernement arbitraire, et quil ny eut presque point dintervalle chez eux entre commander et servir, ils ne furent point préparés à ce passage par des moeurs douces ; lhumeur féroce resta ; les citoyens furent traités comme ils avaient traité eux-mêmes les ennemis vaincus, et furent gouvernés sur le même plan. Sylla entrant dans Rome ne fut pas un autre homme que Sylla entrant dans Athènes : il exerça le même droit des gens. Pour les États qui nont été soumis quinsensiblement, lorsque les lois leur manquent, ils sont encore gouvernés par les moeurs.
La vue continuelle des combats des gladiateurs rendait les Romains extrêmement féroces : on remarqua que Claude devint plus porté à répandre le sang à force de voir ces sortes de spectacles. Lexemple de cet empereur, qui était dun naturel doux, et qui fit tant de cruautés, fait bien voir que léducation de son temps était différente de la nôtre.
Les Romains, accoutumés à se jouer de la Nature humaine dans la personne de leurs enfants et de leurs esclaves [189] , ne pouvaient guère connaître cette vertu que nous appelons humanité. Doù peut venir cette férocité que nous trouvons dans les habitants de nos colonies, que de cet usage continuel des châtiments sur une malheureuse partie du Genre humain ? Lorsque lon est cruel dans létat civil, que peut-on attendre de la douceur et de la justice naturelle ?
On est fatigué de voir dans lhistoire des Empereurs le nombre infini de gens quils firent mourir pour confisquer leurs biens. Nous ne trouvons rien de semblable dans nos histoires modernes. Cela, comme nous venons de dire, doit être attribué à des moeurs plus douces et à une religion plus réprimante ; et de plus, on na point à dépouiller les familles de ces sénateurs qui avaient ravagé le monde. Nous tirons cet avantage de la médiocrité de nos fortunes, quelles sont plus sûres : nous ne valons pas la peine quon nous ravisse nos biens [190] .
Le peuple de Rome, ce que lon appelait plebs, ne haïssait pas les plus mauvais empereurs. Depuis quil avait perdu lempire, et quil nétait plus occupé à la guerre, il était devenu le plus vil de tous les peuples ; il regardait le commerce et les arts comme des choses propres aux seuls esclaves, et les distributions de blé quil recevait lui faisaient négliger les terres ; on lavait accoutumé aux jeux et aux spectacles. Quand il neut plus de tribuns à écouter ni de magistrats à élire, ces choses vaines lui devinrent nécessaires, et son oisiveté lui en augmenta le goût. Or Caligula, Néron, Commode, Caracalla, étaient regrettés du peuple à cause de leur folie même : car ils aimaient avec fureur ce que le peuple aimait, et contribuaient de tout leur pouvoir, et même de leur personne, à ses plaisirs ; ils prodiguaient pour lui toutes les richesses de lEmpire, et, quand elles étaient épuisées, le peuple voyant sans peine dépouiller toutes les grandes familles, il jouissait des fruits de la tyrannie, et il en jouissait purement, car il trouvait sa sûreté dans sa bassesse. De tels princes haïssaient naturellement les gens de bien : ils savaient quils nen étaient pas approuvés [191] . Indignés de la contradiction ou du silence dun citoyen austère, enivrés des applaudissements de la populace, ils parvenaient à simaginer que leur gouvernement faisait la félicité publique, et quil ny avait que des gens malintentionnés qui pussent le censurer.
[192] Caligula était un vrai sophiste dans sa cruauté. Comme il descendait également dAntoine et dAuguste, il disait quil punirait les consuls sils célébraient le jour de réjouissance établi en mémoire de la victoire dActium, et quil les punirait sils ne le célébraient pas. Et, Drusille, à qui il accorda des honneurs divins, étant morte, cétait un crime de la pleurer, parce quelle était déesse, et de ne la pas pleurer, parce quelle était sa soeur.
Cest ici quil faut se donner le spectacle des choses humaines. Quon voie dans lhistoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, tant de politique, de sagesse, de prudence, de constance, de courage ! Ce projet denvahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien fini, à quoi aboutit-il, quà assouvir le bonheur de cinq ou six monstres ? Quoi ! ce Sénat navait fait évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans le plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus indignes citoyens et sexterminer par ses propres arrêts ? On nélève donc sa puissance que pour la voir mieux renversée ? Les hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir que pour le voir tomber, contre eux-mêmes, dans de plus heureuses mains ?
Caligula ayant été tué, le Sénat sassembla pour établir une forme de gouvernement. Dans le temps quil délibérait, quelques soldats entrèrent dans le palais pour piller ; ils trouvèrent, dans un lieu obscur, un homme tremblant de peur ; cétait Claude : ils le saluèrent Empereur.
Claude acheva de perdre les anciens ordres en donnant à ses officiers le droit de rendre la justice [193] . Les guerres de Marius et de Sylla ne se faisaient principalement que pour savoir qui aurait ce droit, des sénateurs ou des chevaliers [194] . Une fantaisie dun imbécile lôta aux uns et aux autres : étrange succès dune dispute qui avait mis en combustion tout lunivers !
Il ny a point dautorité plus absolue que celle du prince qui succède à la république : car il se trouve avoir toute la puissance du peuple, qui navait pu se limiter lui-même. Aussi voyons-nous aujourdhui les rois de Danemark exercer le pouvoir le plus arbitraire quil y ait en Europe.
Le peuple ne fut pas moins avili que le Sénat et les chevaliers. Nous avons vu que, jusquau temps des Empereurs, il avait été si belliqueux que les armées quon levait dans la ville se disciplinaient sur-le-champ et allaient droit à lennemi. Dans les guerres civiles de Vitellius et de Vespasien, Rome, en proie à tous les ambitieux et pleine de bourgeois timides, tremblait devant la première bande de soldats qui pouvait sen approcher.
La condition des empereurs nétait pas meilleure. Comme ce nétait pas une seule armée qui eût le droit ou la hardiesse den élire un, cétait assez que quelquun fût élu par une armée pour devenir désagréable aux autres, qui lui nommaient dabord un compétiteur.
Ainsi, comme la grandeur de la République fut fatale au gouvernement républicain, la grandeur de lEmpire le fut à la vie des Empereurs. Sils navaient eu quun pays médiocre à défendre, ils nauraient eu quune principale armée, qui, les ayant une fois élus, aurait respecté louvrage de ses mains.
Les soldats avaient été attachés à la famille de César, qui était garante de tous les avantages que leur aurait procurés la révolution. Le temps vint que les grandes familles de Rome furent toutes exterminées par celle de César, et que celle de César, dans la personne de Néron, périt elle-même. La puissance civile, quon avait sans cesse abattue, se trouva hors détat de contrebalancer la militaire : chaque armée voulut faire un empereur.
Comparons ici les temps. Lorsque Tibère commença à régner, quel parti ne tira-t-il pas du Sénat [195] ? Il apprit que les armées dIllyrie et de Germanie sétaient soulevées : il leur accorda quelques demandes, et il soutint que cétait au Sénat à juger des autres [196] ; il leur envoya des députés de ce corps. Ceux qui ont cessé de craindre le pouvoir peuvent encore respecter lautorité. Quand on eut représenté aux soldats comment, dans une armée romaine, les enfants de lEmpereur et les envoyés du Sénat romain couraient risque de la vie [197] , ils purent se repentir et aller jusquà se punir eux-mêmes [198] . Mais, quand le Sénat fut entièrement abattu, son exemple ne toucha personne. En vain Othon harangue-t-il ses soldats pour leur parler de la dignité du Sénat [199] ; en vain Vitellius envoie-t-il les principaux sénateurs pour faire sa paix avec Vespasien [200] : on ne rend point dans un moment aux ordres de lÉtat le respect qui leur a été ôté si longtemps. Les armées ne regardèrent ces députés que comme les plus lâches esclaves dun maître quelles avaient déjà réprouvé.
Cétait une ancienne coutume des Romains que celui qui triomphait distribuait quelques deniers à chaque soldat : cétait peu de chose [201] . Dans les guerres civiles, on augmenta ces dons [202] . On les faisait autrefois de largent pris sur les ennemis ; dans ces temps malheureux, on donna celui des citoyens, et les soldats voulaient un partage là où il ny avait pas de butin.
Ces distributions navaient lieu quaprès une guerre ; Néron les fit pendant la paix ; les soldats sy accoutumèrent, et ils frémirent contre Galba, qui leur disait avec courage quil ne savait pas les acheter, mais quil savait les choisir.
Galba, Othon [203] , Vitellius, ne firent que passer. Vespasien fut élu comme eux par les soldats. Il ne songea, dans tout le cours de son règne, quà rétablir lempire, qui avait été successivement occupé par six tyrans également cruels, presque tous furieux, souvent imbéciles et, pour comble de malheur, prodigues jusqu à la folie.
Tite, qui lui succéda, fut les délices du peuple romain. Domitien fit voir un nouveau monstre, plus cruel ou, du moins, plus implacable que ceux qui lavaient précédé, parce quil était plus timide.
Ses affranchis les plus chers et, à ce que quelques-uns ont dit, sa femme même, voyant quil était aussi dangereux dans ses amitiés que dans ses haines, et quil ne mettait aucunes bornes à ses méfiances ni à ses accusations, sen défirent. Avant de faire le coup, ils jetèrent les yeux sur un successeur et choisirent Nerva, vénérable vieillard.
Nerva adopta Trajan, prince le plus accompli dont lhistoire ait jamais parlé. Ce fut un bonheur dêtre né sous son règne : il ny en eut point de si heureux ni de si glorieux pour le peuple romain. Grand homme dÉtat, grand capitaine, ayant un coeur bon, qui le portait au bien, un esprit éclairé, qui lui montrait le meilleur, une âme noble, grande, belle, avec toutes les vertus, nétant extrême sur aucune, enfin, lhomme le plus propre à honorer la nature humaine et représenter la divine.
Il exécuta le projet de César et fit avec succès la guerre aux Parthes. Tout autre aurait succombé dans une entreprise où les dangers étaient toujours présents, et les ressources, éloignées, où il fallait absolument vaincre, et où il nétait pas sûr de ne pas périr après avoir vaincu.
La difficulté consistait et dans la situation des deux empires et dans la manière de faire la guerre des deux peuples. Prenait-on le chemin de lArménie, vers les sources du Tigre et de lEuphrate ? On trouvait un pays montueux et difficile, où lon ne pouvait mener de convois, de façon que larmée était demi-ruinée avant darriver en Médie [204] . Entrait-on plus bas vers le midi, par Nisibe ? On trouvait un désert affreux, qui séparait les deux empires. Voulait-on passer plus bas encore et aller par la Mésopotamie ? On traversait un pays en partie inculte, en partie submergé, et, le Tigre et lEuphrate allant du nord au midi, on ne pouvait pénétrer dans le pays sans quitter ces fleuves, ni guère quitter ces fleuves sans périr.
Quant à la manière de faire la guerre des deux nations, la force des Romains consistait dans leur infanterie, la plus forte, la plus ferme et la mieux disciplinée du monde.
Les Parthes navaient point dinfanterie ; mais une cavalerie admirable : ils combattaient de loin et hors de la portée des armes romaines ; le javelot pouvait rarement les atteindre ; leurs armes étaient larc et des flèches redoutables. Ils assiégeaient une armée plutôt quils ne la combattaient. Inutilement poursuivis, parce que, chez eux, fuir cétait combattre, ils faisaient retirer les peuples à mesure quon approchait, et ne laissaient dans les places que les garnisons, et, lorsquon les avait prises, on était obligé de les détruire. Ils brûlaient avec art tout le pays autour de larmée ennemie et lui ôtaient jusqu'à lherbe même. Enfin, ils faisaient à peu près la guerre comme on la fait encore aujourdhui sur les mêmes frontières.
Dailleurs, les légions dIllyrie et de Germanie, quon transportait dans cette guerre, ny étaient pas propres [205] : les soldats, accoutumés à manger beaucoup dans leur pays, y périssaient presque tous.
Ainsi, ce quaucune nation navait pas encore fait, déviter le joug des Romains, celle des Parthes le fit, non pas comme invincible, mais comme inaccessible.
Adrien abandonna les conquêtes de Trajan [206] et borna lEmpire à lEuphrate ; et il est admirable quaprès tant de guerres les Romains neussent perdu que ce quils avaient voulu quitter, comme la mer, qui nest moins étendue que lorsquelle se retire delle-même.
La conduite dAdrien causa beaucoup de murmures on lisait dans les livres sacrés des Romains que, lorsque Tarquin voulut bâtir le Capitole, il trouva que la place la plus convenable était occupée par les statues de beaucoup dautres divinités. Il senquit, par la science quil avait dans les augures, si elles voudraient céder leur place à Jupiter. Toutes y consentirent, à la réserve de Mars, de la Jeunesse et du Dieu Terme [207] . Là-dessus sétablirent trois opinions religieuses : que le peuple de Mars ne céderait à personne le lieu quil occupait ; que la jeunesse romaine ne serait point surmontée ; et quenfin le Dieu Terme des Romains ne reculerait jamais : ce qui arriva pourtant sous Adrien.
CHAPITRE XVI
DE LÉTAT DE LEMPIRE DEPUIS ANTONIN JUSQUÀ PROBUS
Dans ces temps-là, la secte des Stoïciens sétendait et saccréditait dans lEmpire. Il semblait que la nature humaine eût fait un effort pour produire delle-même cette secte admirable, qui était comme ces plantes que la terre fait naître dans des lieux que le ciel na jamais vus.
Les Romains lui durent leurs meilleurs empereurs. Rien nest capable de faire oublier le premier Antonin que Marc-Aurèle, quil adopta. On sent en soi-même un plaisir secret lorsquon parle de cet empereur ; on ne peut lire sa vie sans une espèce dattendrissement ; tel est leffet quelle produit quon a meilleure opinion de soi-même, parce quon a meilleure opinion des hommes.
La sagesse de Nerva, la gloire de Trajan, la valeur dAdrien, la vertu des deux Antonins, se firent respecter des soldats ; mais, lorsque de nouveaux monstres prirent leur place, labus du gouvernement militaire parut dans tout son excès, et les soldats qui avaient vendu lempire assassinèrent les Empereurs pour en avoir un nouveau prix.
On dit quil y a un prince dans le monde qui travaille depuis quinze ans à abolir dans ses États le gouvernement civil pour y établir le gouvernement militaire. Je ne veux point faire des réflexions odieuses sur ce dessein ; je dirai seulement que, par la nature des choses, deux cents gardes peuvent mettre la vie dun prince en sûreté, et non pas quatre-vingt mille ; outre quil est plus dangereux dopprimer un peuple armé quun autre qui ne lest pas.
Commode succéda à Marc-Aurèle, son père. Cétait un monstre, qui suivait toutes ses passions et toutes celles de ses ministres et de ses courtisans. Ceux qui en délivrèrent le monde mirent en sa place Pertinax, vénérable vieillard, que les soldats prétoriens massacrèrent dabord.
Ils mirent lempire à lenchère, et Didius Julien lemporta par ses promesses. Cela souleva tout le monde : car, quoique lempire eût été souvent acheté, il navait pas encore été marchandé. Pescennius Niger, Sévère et Albin furent salués Empereurs, et Julien, nayant pu payer les sommes immenses quil avait promises, fut abandonné par ses soldats.
Sévère défit Niger et Albin. Il avait de grandes qualités ; mais la douceur, cette première vertu des princes, lui manquait.
La puissance des Empereurs pouvait plus aisément paraître tyrannique que celle des princes de nos jours. Comme leur dignité était un assemblage de toutes les magistratures romaines ; que, dictateurs sous le nom dempereurs, tribuns du peuple, proconsuls, censeurs, grands pontifes et, quand ils voulaient, consuls, ils exerçaient souvent la justice distributive : ils pouvaient aisément faire soupçonner que, ceux quils avaient condamnés, ils les avaient opprimés, le peuple jugeant ordinairement de labus de la puissance par la grandeur de la puissance ; au lieu que les rois dEurope, législateurs et non pas exécuteurs de la Loi, princes et non pas juges, se sont déchargés de cette partie de lautorité qui peut être odieuse, et, faisant eux-mêmes les grâces, ont commis à des magistrats particuliers la distribution des peines.
Il ny a guère eu dempereurs plus jaloux de leur autorité que Tibère et Sévère ; cependant ils se laissèrent gouverner, lun par Séjan, lautre par Plautien, dune manière misérable.
La malheureuse coutume de proscrire introduite par Sylla continua sous les Empereurs, et il fallait même quun prince eût quelque vertu pour ne la pas suivre ; car, comme ses ministres et ses favoris jetaient dabord les yeux sur tant de confiscations, ils ne lui parlaient que de la nécessité de punir et des périls de la clémence.
Les proscriptions de Sévère firent que plusieurs soldats de Niger [208] se retirèrent chez les Parthes [209] ; ils leur apprirent ce qui manquait à leur art militaire, à faire usage des armes romaines et même à en fabriquer ; ce qui fit que ces peuples, qui sétaient ordinairement contentés de se défendre, furent dans la suite presque toujours agresseurs [210] .
Il est remarquable que, dans cette suite de guerres civiles qui sélevèrent continuellement, ceux qui avaient les légions dEurope vainquirent presque toujours ceux qui avaient les légions dAsie [211] , et lon trouve dans lhistoire de Sévère quil ne put prendre la ville dAtra, en Arabie, parce que, les légions dEurope sétant mutinées, il fut obligé de se servir de celles de Syrie.
On sentit cette différence depuis quon commença à faire des levées dans les provinces [212] ; et elle fut telle entre les légions quelle était entre les peuples mêmes, qui, par la nature et par léducation, sont plus ou moins propres pour la guerre.
Ces levées faites dans les provinces produisirent un autre effet : les Empereurs, pris ordinairement dans la milice, furent presque tous étrangers et quelquefois barbares ; Rome ne fut plus la maîtresse du monde, mais elle reçut des lois de tout lunivers.
Chaque empereur y porta quelque chose de son pays, ou pour les manières, ou pour les moeurs, ou pour la police, ou pour le culte, et Héliogabale alla jusquà vouloir détruire tous les objets de la vénération de Rome et ôter tous les dieux de leurs temples, pour y placer le sien.
Ceci, indépendamment des voies secrètes que Dieu choisit, et que lui seul connaît, servit beaucoup à létablissement de la religion chrétienne : car il ny avait plus rien détranger dans lEmpire, et lon y était préparé à recevoir toutes les coutumes quun empereur voudrait introduire.
On sait que les Romains reçurent dans leur ville les dieux des autres pays ; ils les reçurent en conquérants : ils les faisaient porter dans les triomphes. Mais, lorsque les étrangers vinrent eux-mêmes les rétablir, on les réprima dabord. On sait, de plus, que les Romains avaient coutume de donner aux divinités étrangères les noms de celles des leurs qui y avaient le plus de rapport. Mais, lorsque les prêtres des autres pays voulurent faire adorer à Rome leurs divinités sous leurs propres noms, ils ne furent pas soufferts, et ce fut un des grands obstacles que trouva la religion chrétienne.
On pourrait appeler Caracalla, non pas un tyran, mais le destructeur des hommes : Caligula, Néron et Domitien bornaient leurs cruautés dans Rome ; celui-ci allait promener sa fureur dans tout lunivers.
Sévère avait employé les exactions dun long règne et les proscriptions de ceux qui avaient suivi le parti de ses concurrents, à amasser des trésors immenses.
Caracalla, ayant commencé son règne par tuer de sa propre main Géta, son frère, employa ses richesses à faire souffrir son crime aux soldats, qui aimaient Géta et disaient quils avaient fait serment aux deux enfants de Sévère, non pas à un seul.
Ces trésors amassés par des princes nont presque jamais que des effets funestes : ils corrompent le successeur, qui en est ébloui, et, sils ne gâtent pas son coeur, ils gâtent son esprit. Il forme dabord de grandes entreprises avec une puissance qui est daccident, qui ne peut pas durer, qui nest pas naturelle, et qui est plutôt enflée quagrandie.
Caracalla augmenta la paye des soldats ; Macrin écrivit au Sénat que cette augmentation allait à soixante et dix millions [213] de drachmes [214] . Il y a apparence que ce prince enflait les choses, et, si lon compare la dépense de la paye de nos soldats daujourdhui avec le reste des dépenses publiques, et quon suive la même proportion pour les Romains, on verra que cette somme eût été énorme.
Il faut chercher quelle était la paye du soldat romain. Nous apprenons dOrose que Domitien augmenta dun quart la paye établie [215] . Il paraît, par le discours dun soldat dans Tacite [216] , quà la mort dAuguste elle était de dix onces de cuivre. On trouve dans Suétone [217] que César avait doublé la paye de son temps. Pline [218] dit quà la seconde guerre punique on lavait diminuée dun cinquième. Elle fut donc denviron six onces de cuivre dans la première guerre punique [219] , de cinq onces dans la seconde, de dix sous César [220] , et de treize et un tiers sous Domitien [221] . Je ferai ici quelques réflexions.
La paye que la République donnait aisément lorsquelle navait quun petit État, que, chaque année, elle faisait une guerre, et que, chaque année, elle recevait des dépouilles, elle ne put la donner sans sendetter dans la première guerre punique, quelle étendit ses bras hors de lItalie, quelle eut à soutenir une guerre longue et à entretenir de grandes armées.
Dans la seconde guerre punique, la paye fut réduite à cinq onces de cuivre, et cette diminution put se faire sans danger dans un temps où la plupart des citoyens rougirent daccepter la solde même et voulurent servir à leurs dépens.
Les trésors de Persée et ceux de tant dautres rois, que lon porta continuellement à Rome, y firent cesser les tributs [222] . Dans lopulence publique et particulière, on eut la sagesse de ne point augmenter la paye de cinq onces de cuivre.
Quoique, sur cette paye, on fit une déduction pour le blé, les habits et les armes, elle fut suffisante, parce quon nenrôlait que les citoyens qui avaient un patrimoine.
Marius ayant enrôlé des gens qui navaient rien, et son exemple ayant été suivi, César fut obligé daugmenter la paye.
Cette augmentation ayant été continuée après la mort de César, on fut contraint, sous le consulat de Hirtius et de Pansa, de rétablir les tributs.
La faiblesse de Domitien lui ayant fait augmenter cette paye dun quart, il fit une grande plaie à lÉtat, dont le malheur nest pas que le luxe y règne, mais quil règne dans des conditions qui, par la nature des choses, ne doivent avoir que le nécessaire physique. Enfin, Caracalla ayant fait une nouvelle augmentation, lEmpire fut mis dans cet état que, ne pouvant subsister sans les soldats, il ne pouvait subsister avec eux.
Caracalla, pour diminuer lhorreur du meurtre de son frère, le mit au rang des dieux, et ce quil y a de singulier, cest que cela lui fut exactement rendu par Macrin, qui, après lavoir fait poignarder, voulant apaiser les soldats prétoriens, désespérés de la mort de ce prince qui leur avait tant donné, lui fit bâtir un temple et y établit des prêtres flamines en son honneur.
Cela fit que sa mémoire ne fut pas flétrie, et que, le Sénat nosant pas le juger, il ne fut pas mis au rang des tyrans, comme Commode, qui ne le méritait pas plus que lui [223] .
De deux grands empereurs, Adrien et Sévère [224] , lun établit la discipline militaire, et lautre la relâcha. Les effets répondirent très bien aux causes : les règnes qui suivirent celui dAdrien furent heureux et tranquilles ; après Sévère, on vit régner toutes les horreurs.
Les profusions de Caracalla envers les soldats avaient été immenses, et il avait très bien suivi le conseil que son père lui avait donné en mourant, denrichir les gens de guerre et de ne sembarrasser pas des autres.
Mais cette politique nétait guère bonne que pour un règne : car le successeur, ne pouvant plus faire les mêmes dépenses, était dabord massacré par larmée ; de façon quon voyait toujours les empereurs sages mis à mort par les soldats, et les méchants, par des conspirations ou des arrêts du Sénat.
Quand un tyran qui se livrait aux gens de guerre avait laissé les citoyens exposés à leurs violences et à leurs rapines, cela ne pouvait non plus durer quun règne : car les soldats, à force de détruire, allaient jusquà sôter à eux-mêmes leur solde. Il fallait donc songer à rétablir la discipline militaire : entreprise qui coûtait toujours la vie à celui qui osait la tenter.
Quand Caracalla eut été tué par les embûches de Macrin, les soldats, désespérés davoir perdu un prince qui donnait sans mesure [225] , élurent Héliogabale [226] ; et, quand ce dernier, qui, nétant occupé que de ses sales voluptés, les laissait vivre à leur fantaisie, ne put plus être souffert, ils le massacrèrent. Ils tuèrent de même Alexandre, qui voulait rétablir la discipline et parlait de les punir [227] .
Ainsi un tyran, qui ne sassurait point la vie, mais le pouvoir de faire des crimes, périssait, avec ce funeste avantage que celui qui voudrait faire mieux périrait après lui.
Après Alexandre, on élut Maximin, qui fut le premier empereur dune origine barbare. Sa taille gigantesque et la force de son corps lavaient fait connaître.
Il fut tué avec son fils par ses soldats. Les deux premiers Gordiens périrent en Afrique. Maxime, Balbin et le troisième Gordien furent massacrés. Philippe, qui avait fait tuer le jeune Gordien, fut tué lui-même avec son fils. Et Dèce, qui fut élu en sa place, périt à son tour par la trahison de Gallus [228] .
Ce quon appelait lEmpire romain dans ce siècle-là était une espèce de république irrégulière, telle, à peu près, que laristocratie dAlger, où la milice, qui a la puissance souveraine, fait et défait un magistrat quon appelle le Dey, et peut-être est-ce une règle assez générale que le gouvernement militaire est, à certains égards, plutôt républicain que monarchique.
Et quon ne dise pas que les soldats ne prenaient de part au gouvernement que par leur désobéissance et leurs révoltes. Les harangues que les Empereurs leur faisaient ne furent-elles pas à la fin du genre de celles que les consuls et les tribuns avaient faites autrefois au peuple ? Et, quoique les armées neussent pas un lieu pour sassembler, quelles ne se conduisissent point par de certaines formes, quelles ne fussent pas ordinairement de sang-froid, délibérant peu et agissant beaucoup, ne disposaient-elles pas en souveraines de la fortune publique ? Et quétait-ce quun empereur, que le ministre dun gouvernement violent, élu pour lutilité particulière des soldats ?
Quand larmée associa à lempire Philippe [229] , qui était préfet du prétoire du troisième Gordien, celui-ci demanda quon lui laissât le commandement entier, et il ne put lobtenir ; il harangua larmée pour que la puissance fût égale entre eux, et il ne lobtint pas non plus ; il supplia quon lui laissât le titre de César, et on le lui refusa ; il demanda dêtre préfet du prétoire, et on rejeta ses prières ; enfin, il parla pour sa vie. Larmée, dans ses divers jugements, exerçait la magistrature suprême.
Les Barbares, au commencement inconnus aux Romains, ensuite seulement incommodes, leur étaient devenus redoutables. Par lévénement du monde le plus extraordinaire, Rome avait si bien anéanti tous les peuples que, lorsquelle fut vaincue elle-même, il sembla que la terre en eût enfanté de nouveaux pour la détruire.
Les princes des grands États ont ordinairement peu de pays voisins qui puissent être lobjet de leur ambition. Sil y en avait eu de tels, ils auraient été enveloppés dans le cours de la conquête. Ils sont donc bornés par des mers, des montagnes et de vastes déserts, que leur pauvreté fait mépriser. Aussi les Romains laissèrent-ils les Germains dans leurs forêts et les peuples du Nord dans leurs glaces, et il sy conserva ou même il sy forma des nations qui enfin les asservirent eux-mêmes.
Sous le règne de Gallus, un grand nombre de nations, qui se rendirent ensuite plus célèbres, ravagèrent lEurope, et les Perses, ayant envahi la Syrie, ne quittèrent leurs conquêtes que pour conserver leur butin.
Ces essaims de Barbares qui sortirent autrefois du Nord ne paraissent plus aujourdhui. Les violences des Romains avaient fait retirer les peuples du Midi au Nord. Tandis que la force qui les contenait subsista, ils y restèrent ; quand elle fut affaiblie, ils se répandirent de toutes parts [230] . La même chose arriva quelques siècles après. Les conquêtes de Charlemagne et ses tyrannies avaient, une seconde fois, fait reculer les peuples du Midi au Nord ; sitôt que cet empire fut affaibli, ils se portèrent une seconde fois du Nord au Midi. Et, si aujourdhui un prince faisait en Europe les mêmes ravages, les nations repoussées dans le Nord, adossées aux limites de lunivers, y tiendraient ferme jusquau moment quelles inonderaient et conquerraient lEurope une troisième fois.
Laffreux désordre qui était dans la succession à lempire étant venu à son comble, on vit paraître, sur la fin du règne de Valérien et pendant celui de Gallien, son fils, trente prétendants divers, qui, sétant la plupart entre-détruits, ayant eu un règne très court, furent nommés Tyrans.
Valérien ayant été pris par les Perses, et Gallien, son fils, négligeant les affaires, les Barbares pénétrèrent partout. LEmpire se trouva dans cet état où il fut, environ un siècle après, en Occident [231] ; et il aurait, dès lors, été détruit sans un concours heureux de circonstances qui le relevèrent.
Odénat, prince de Palmyre, allié des Romains, chassa les Perses, qui avaient envahi presque toute lAsie ; la ville de Rome fit une armée de ses citoyens, qui écarta les Barbares qui venaient la piller ; une armée innombrable de Scythes, qui passait la mer avec six mille vaisseaux, périt par les naufrages, la misère, la faim et sa grandeur même ; et, Gallien ayant été tué, Claude, Aurélien, Tacite et Probus, quatre grands hommes qui, par un grand bonheur, se succédèrent, rétablirent lEmpire prêt à périr.
CHAPITRE XVII
CHANGEMENT DANS LÉTAT
Pour prévenir les trahisons continuelles des soldats, les Empereurs sassocièrent des personnes en qui ils avaient confiance, et Dioclétien, sous prétexte de la grandeur des affaires, régla quil y aurait toujours deux empereurs et deux césars. II jugea que, les quatre principales armées étant occupées par ceux qui auraient part à lempire, elles sintimideraient les unes les autres ; que les autres armées, nétant pas assez fortes pour entreprendre de faire leur chef empereur, elles perdraient peu à peu la coutume délire ; et quenfin, la dignité de césar étant toujours subordonnée, la puissance, partagée entre quatre pour la sûreté du Gouvernement, ne serait pourtant, dans toute son étendue, quentre les mains de deux.
Mais ce qui contint encore plus les gens de guerre, cest que, les richesses des particuliers et la fortune publique ayant diminué, les Empereurs ne purent plus leur faire des dons si considérables ; de manière que la récompense ne fût plus proportionnée au danger de faire une nouvelle élection.
Dailleurs, les préfets du prétoire, qui, pour le pouvoir et pour les fonctions, étaient, à peu près, comme les grands vizirs de ces temps-là et faisaient à leur gré massacrer les Empereurs pour se mettre en leur place, furent fort abaissés par Constantin, qui ne leur laissa que les fonctions civiles et en fit quatre au lieu de deux.
La vie des Empereurs commença donc à être plus assurée ; ils purent mourir dans leur lit, et cela sembla avoir un peu adouci leurs moeurs : ils ne versèrent plus le sang avec tant de férocité. Mais, comme il fallait que ce pouvoir immense débordât quelque part, on vit un autre genre de tyrannie, mais plus sourde. Ce ne furent plus des massacres, mais des jugements iniques, des formes de justice qui semblaient néloigner la mort que pour flétrir la vie. La Cour fut gouvernée et gouverna par plus dartifices, par des arts plus exquis, avec un plus grand silence. Enfin, au lieu de cette hardiesse à concevoir une mauvaise action et de cette impétuosité à la commettre, on ne vit plus régner que les vices des âmes faibles, et des crimes réfléchis.
Il sétablit un nouveau genre de corruption. Les premiers empereurs aimaient les plaisirs ; ceux-ci, la mollesse. Ils se montrèrent moins aux gens de guerre ; ils furent plus oisifs, plus livrés à leurs domestiques, plus attachés à leurs palais, et plus séparés de lEmpire.
Le poison de la Cour augmenta sa force à mesure quil fut plus séparé : on ne dit rien, on insinua tout ; les grandes réputations furent toutes attaquées, et les ministres et les officiers de guerre furent mis sans cesse à la discrétion de cette sorte de gens qui ne peuvent servir lÉtat, ni souffrir quon le serve avec gloire [232] .
Enfin, cette affabilité des premiers empereurs, qui seule pouvait leur donner le moyen de connaître leurs affaires, fut entièrement bannie. Le prince ne sut plus rien que sur le rapport de quelques confidents, qui, toujours de concert, souvent même lorsquils semblaient être dopinion contraire, ne faisaient auprès de lui que loffice dun seul.
Le séjour de plusieurs empereurs en Asie et leur perpétuelle rivalité avec les rois de Perse firent quils voulurent être adorés comme eux, et Dioclétien, dautres disent Galère, lordonna par un édit.
Ce faste et cette pompe asiatiques sétablissant, les yeux sy accoutumèrent dabord, et, lorsque Julien voulut mettre de la simplicité et de la modestie dans ses manières, on appela oubli de la dignité ce qui nétait que la mémoire des anciennes moeurs.
Quoique, depuis Marc-Aurèle, il y eût eu plusieurs empereurs, il ny avait eu quun Empire, et, lautorité de tous étant reconnue dans les provinces, cétait une puissance unique exercée par plusieurs.
Mais Galère et Constance Chlore nayant pu saccorder, ils partagèrent réellement lEmpire [233] ; et, par cet exemple, qui fut dans la suite suivi par Constantin, qui prit le plan de Galère, et non pas celui de Dioclétien, il sintroduisit une coutume qui fut moins un changement quune révolution.
De plus, lenvie queut Constantin de faire une ville nouvelle, la vanité de lui donner son nom, le déterminèrent à porter en Orient le siège de lempire. Quoique lenceinte de Rome ne fût pas à beaucoup près si grande quelle est à présent, les faubourgs en étaient prodigieusement étendus [234] : lItalie, pleine de maisons de plaisance, nétait proprement que le jardin de Rome ; les laboureurs étaient en Sicile, en Afrique, en Égypte [235] ; et les jardiniers, en Italie. Les terres nétaient presque cultivées que par les esclaves des citoyens romains. Mais, lorsque le siège de lempire fut établi en Orient, Rome presque entière y passa : les Grands y menèrent leurs esclaves, cest-à-dire presque tout le peuple, et lItalie fut privée de ses habitants.
Pour que la nouvelle ville ne cédât en rien à lancienne, Constantin voulut quon y distribuât aussi du blé, et ordonna que celui dÉgypte serait envoyé à Constantinople, et celui de lAfrique, à Rome ; ce qui, me semble, nétait pas fort sensé.
Dans le temps de la République, le peuple romain, souverain de tous les autres, devait naturellement avoir part aux tributs ; cela fit que le Sénat lui vendit dabord du blé à bas prix et ensuite le lui donna pour rien. Lorsque le Gouvernement fut devenu monarchique, cela subsista contre les principes de la monarchie ; on laissait cet abus à cause des inconvénients quil y aurait eus à le changer. Mais Constantin, fondant une ville nouvelle, ly établit sans aucune bonne raison.
Lorsque Auguste eut conquis lÉgypte, il apporta à Rome le trésor des Ptolomées. Cela y fit à peu près la même révolution que la découverte des Indes a faite depuis en Europe, et que de certains systèmes ont faite de nos jours : les fonds doublèrent de prix à Rome [236] ; et, comme Rome continua dattirer à elle les richesses dAlexandrie, qui recevait elle-même celles de lAfrique et de lOrient, lor et largent devinrent très communs en Europe ; ce qui mit les peuples en état de payer des impôts très considérables en espèces.
Mais, lorsque lEmpire eut été divisé, ces richesses allèrent à Constantinople. On sait, dailleurs, que les mines dAngleterre nétaient point encore ouvertes [237] ; quil y en avait très peu en Italie et dans les Gaules [238] ; que, depuis les Carthaginois, les mines dEspagne nétaient guère plus travaillées ou, du moins, nétaient plus si riches [239] . LItalie, qui navait plus que des jardins abandonnés, ne pouvait par aucun moyen attirer largent de lOrient, pendant que lOccident, pour avoir de ses marchandises, y envoyait le sien. Lor et largent devinrent donc extrêmement rares en Europe. Mais les Empereurs y voulurent exiger les mêmes tributs ; ce qui perdit tout.
Lorsque le Gouvernement a une forme depuis longtemps établie, et que les choses se sont mises dans une certaine situation, il est presque toujours de la prudence de les y laisser, parce que les raisons, souvent compliquées et inconnues, qui font quun pareil état a subsisté font quil se maintiendra encore. Mais, quand on change le système total, on ne peut remédier quaux inconvénients qui se présentent dans la théorie, et on en laisse dautres que la pratique seule peut faire découvrir.
Ainsi, quoique lEmpire ne fût déjà que trop grand, la division quon en fit le ruina, parce que toutes les parties de ce grand corps, depuis longtemps ensemble, sétaient, pour ainsi dire, ajustées pour y rester et dépendre les unes des autres.
Constantin [240] , après avoir affaibli la capitale, frappa un autre coup sur les frontières : il ôta les légions qui étaient sur le bord des grands fleuves, et les dispersa dans les provinces ; ce qui produisit deux maux : lun, que la barrière qui contenait tant de nations fut ôtée ; et lautre, que les soldats [241] vécurent et samollirent dans le cirque et dans les théâtres [242] .
Lorsque Constantius envoya Julien dans les Gaules, il trouva que cinquante villes le long du Rhin [243] avaient été prises par les Barbares ; que les provinces avaient été saccagées ; quil ny avait plus que lombre dune armée romaine, que le seul nom des ennemis faisait fuir.
Ce prince, par sa sagesse, sa constance, son économie, sa conduite, sa valeur et une suite continuelle dactions héroïques, rechassa les Barbares [244] , et la terreur de son nom les contint tant quil vécut [245] .
La brièveté des règnes, les divers partis politiques, les différentes religions, les sectes particulières de ces religions, ont fait que le caractère des Empereurs est venu à nous extrêmement défiguré. Je nen donnerai que deux exemples : cet Alexandre, si lâche dans Hérodien, paraît plein de courage dans Lampridius ; ce Gratien, tant loué par les Orthodoxes, Philostorgue le compare à Néron.
Valentinien sentit plus que personne la nécessité de lancien plan : il employa toute sa vie à fortifier les bords du Rhin, à y faire des levées, y bâtir des châteaux, y placer des troupes, leur donner le moyen dy subsister. Mais il arriva dans le monde un événement qui détermina Valens, son frère, à. ouvrir le Danube et eut deffroyables suites.
Dans le pays qui est entre les Palus-Méotides, les montagnes du Caucase et la Mer Caspienne, il y avait plusieurs peuples qui étaient la plupart de la nation des Huns ou de celle des Alains. Leurs terres étaient extrêmement fertiles ; ils aimaient la guerre et le brigandage ; ils étaient presque toujours à cheval ou sur leurs chariots et erraient dans le pays où ils étaient enfermés ; ils faisaient bien quelques ravages sur les frontières de Perse et dArménie, mais on gardait aisément les Portes Caspiennes, et ils pouvaient difficilement pénétrer dans la Perse par ailleurs. Comme ils nimaginaient point quil fût possible de traverser les Palus-Méotides [246] , ils ne connaissaient pas les Romains, et, pendant que dautres Barbares ravageaient lEmpire, ils restaient dans les limites que leur ignorance leur avait données.
Quelques-uns [247] ont dit que le limon que le Tanaïs avait apporté avait formé une espèce de croûte sur le Bosphore Cimmérien, sur laquelle ils avaient passé ; dautres [248] , que deux jeunes Scythes, poursuivant une biche qui traversa ce bras de mer, le traversèrent aussi ; ils furent étonnés de voir un nouveau monde, et, retournant dans lancien, ils apprirent à leurs compatriotes les nouvelles terres et, si jose me servir de ce terme, les Indes quils avaient découvertes [249] .
Dabord, des corps innombrables de Huns passèrent, et, rencontrant les Goths les premiers, ils les chassèrent devant eux. Il semblait que ces nations se précipitassent les unes sur les autres, et que lAsie, pour peser sur lEurope, eût acquis un nouveau poids.
Les Goths, effrayés, se présentèrent sur les bords du Danube et, les mains jointes, demandèrent une retraite. Les flatteurs de Valens saisirent cette occasion et la lui représentèrent comme une conquête heureuse dun nouveau peuple qui venait défendre lEmpire et lenrichir [250] .
Valens ordonna quils passeraient sans armes ; mais, pour de largent, ses officiers leur en laissèrent tant quils voulurent [251] . Il leur fit distribuer des terres ; mais, à la différence des Huns, les Goths nen cultivaient point [252] ; on les priva même du blé quon leur avait promis ; ils mouraient de faim, et ils étaient au milieu dun pays riche ; ils étaient armés, et on leur faisait des injustices. Ils ravagèrent tout, depuis le Danube jusquau Bosphore, exterminèrent Valens et son armée, et ne repassèrent le Danube que pour abandonner laffreuse solitude quils avaient faite [253] .
CHAPITRE XVIII
NOUVELLES MAXIMES PRISES PAR LES ROMAINS
Quelquefois la lâcheté des Empereurs, souvent, la faiblesse de lEmpire, firent que lon chercha à apaiser par de largent les peuples qui menaçaient denvahir [254] . Mais la paix ne peut point sacheter, parce que celui qui la vendue nen est que plus en état de la faire, acheter encore.
II vaut mieux courir le risque de faire une guerre malheureuse que de donner de largent pour avoir la paix : car on respecte toujours un prince lorsquon sait quon ne le vaincra quaprès une longue résistance.
Dailleurs, ces sortes de gratifications se changeaient en tributs et, libres au commencement, devenaient nécessaires ; elles furent regardées comme des droits acquis, et, lorsquun empereur les refusa à quelques peuples ou voulut donner moins, ils devinrent de mortels ennemis. Entre mille exemples, larmée que Julien mena contre les Perses fut poursuivie dans sa retraite par des Arabes à qui il avait refusé le tribut accoutumé [255] ; et, dabord après, sous lempire de Valentinien, les Allemands, à qui on avait offert des présents moins considérables quà lordinaire, sen indignèrent, et ces peuples du Nord, déjà gouvernés par le point dhonneur, se vengèrent de cette insulte prétendue par une cruelle guerre.
Toutes ces nations [256] qui entouraient lEmpire en Europe et en Asie absorbèrent peu à peu les richesses des Romains, et, comme ils sétaient agrandis parce que lor et largent de tous les rois était porté chez eux [257] , ils saffaiblirent parce que leur or et leur argent fut porté chez les autres.
Les fautes que font les hommes dÉtat ne sont pas toujours libres : souvent ce sont des suites nécessaires de la situation où lon est, et les inconvénients ont fait naître les inconvénients.
La milice, comme on a déjà vu, était devenue très à charge à lÉtat. Les soldats avaient trois sortes davantages : la paye ordinaire, la récompense après le service, et les libéralités daccident, qui devenaient très souvent des droits pour des gens qui avaient le peuple et le prince entre leurs mains.
Limpuissance où lon se trouva de payer ces charges fit que lon prit une milice moins chère. On fit des traités avec des nations barbares, qui navaient ni le luxe des soldats romains, ni le même esprit, ni les mêmes prétentions.
Il y avait une autre commodité à cela : comme les Barbares tombaient tout à coup sur un pays, ny ayant point chez eux de préparatifs après la résolution de partir, il était difficile de faire des levées à temps dans les provinces. On prenait donc un autre corps de Barbares, toujours prêt à recevoir de largent, à piller et à se battre. On était servi pour le moment ; mais, dans la suite, on avait autant de peine à réduire les auxiliaires que les ennemis.
Les premiers Romains [258] ne mettaient point dans leurs armées un plus grand nombre de troupes auxiliaires que de romaines, et, quoique leurs alliés fussent proprement des sujets, ils ne voulaient point avoir pour sujets des peuples plus belliqueux queux-mêmes.
Mais, dans les derniers temps, non seulement ils nobservèrent pas cette proportion des troupes auxiliaires, mais même ils remplirent de soldats barbares les corps de troupes nationales.
Ainsi ils établissaient des usages tout contraires à ceux qui les avaient rendus maîtres de tout, et, comme autrefois leur politique constante fut de se réserver lart militaire et den priver tous leurs voisins, ils le détruisaient pour lors chez eux et létablissaient chez les autres.
Voici en un mot lhistoire des Romains : ils vainquirent tous les peuples par leurs maximes ; mais, lorsquils y furent parvenus, leur République ne put subsister, il fallut changer de gouvernement, et des maximes contraires aux premières, employées dans ce gouvernement nouveau, firent tomber leur grandeur.
Ce nest pas la Fortune qui domine le monde. On peut le demander aux Romains, qui eurent une suite continuelle de prospérités quand ils se gouvernèrent sur un certain plan, et une suite non interrompue de revers lorsquils se conduisirent sur un autre. Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, lélèvent, la maintiennent, ou la précipitent ; tous les accidents sont soumis à ces causes, et, si le hasard dune bataille, cest-à-dire une cause particulière, a ruiné un État, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille. En un mot, lallure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers.
Nous voyons que, depuis près de deux siècles, les troupes de terre de Danemark ont presque toujours été battues par celles de Suède. Il faut quindépendamment du courage des deux nations et du sort des armes il y ait dans le gouvernement danois, militaire ou civil, un vice intérieur qui ait produit cet effet, et je ne le crois point difficile à découvrir.
Enfin, les Romains perdirent leur discipline militaire ; ils abandonnèrent jusquà leurs propres armes. Végèce dit que, les soldats les trouvant trop pesantes, ils obtinrent de lempereur Gratien de quitter leur cuirasse et ensuite leur casque ; de façon quexposés aux coups sans défense ils ne songèrent plus quà fuir [259] .
Il ajoute quils avaient perdu la coutume de fortifier leur camp, et que, par cette négligence, leurs armées furent enlevées par la cavalerie des Barbares.
La cavalerie fut peu nombreuse chez les premiers Romains : elle ne faisait que la onzième partie de la légion, et très souvent moins ; et, ce quil y a dextraordinaire, ils en avaient beaucoup moins que nous, qui avons tant de sièges à faire, où la cavalerie est peu utile. Quand les Romains furent dans la décadence, ils neurent presque plus que de la cavalerie. Il me semble que, plus une nation se rend savante dans lart militaire, plus elle agit par son infanterie, et que, moins elle le connaît, plus elle multiplie sa cavalerie. Cest que, sans la discipline, linfanterie, pesante ou légère, nest rien ; au lieu que la cavalerie va toujours, dans son désordre même [260] . Laction de celle-ci consiste plus dans son impétuosité et un certain choc ; celle de lautre, dans sa résistance et une certaine immobilité : cest plutôt une réaction quune action. Enfin, la force de la cavalerie est momentanée ; linfanterie agit plus longtemps ; mais il faut de la discipline pour quelle puisse agir longtemps.
Les Romains parvinrent à commander à tous les peuples, non seulement par lart de la guerre, mais aussi par leur prudence, leur sagesse, leur constance, leur amour pour la gloire et pour la patrie. Lorsque, sous les Empereurs, toutes ces vertus sévanouirent, lart militaire leur resta, avec lequel, malgré la faiblesse de la tyrannie de leurs princes, ils conservèrent ce quils avaient acquis. Mais, lorsque la corruption se mit dans la milice même, ils devinrent la proie de tous les peuples.
Un empire fondé par les armes a besoin de se soutenir par les armes. Mais, comme, lorsquun État est dans le trouble, on nimagine pas comment il peut en sortir, de même, lorsquil est en paix et quon respecte sa puissance, il ne vient point dans lesprit comment cela peut changer ; il néglige donc la milice, dont il croit navoir rien à espérer et tout à craindre, et souvent même il cherche à laffaiblir.
Cétait une règle inviolable des premiers Romains que quiconque avait abandonné son poste ou laissé ses armes dans le combat était puni de mort. Julien et Valentinien avaient, à cet égard, établi les anciennes peines. Mais les Barbares pris à la solde des Romains, accoutumés à faire la guerre comme la font aujourdhui les Tartares, à fuir pour combattre encore, à chercher le pillage plus que lhonneur [261] , étaient incapables dune pareille discipline.
Telle était la discipline des premiers Romains quon y avait vu des généraux condamner à mourir leurs enfants pour avoir, sans leur ordre, gagné la victoire. Mais, quand ils furent mêlés parmi les Barbares, ils y contractèrent un esprit dindépendance qui faisait le caractère de ces nations, et, si lon lit les guerres de Bélisaire contre les Goths, on verra un général presque toujours désobéi par ses officiers.
Sylla et Sertorius, dans la fureur des guerres civiles, aimaient mieux périr que de faire quelque chose dont Mithridate pût tirer avantage. Mais, dans les temps qui suivirent, dès quun ministre ou quelque grand crut quil importait à son avarice, à sa vengeance, à son ambition, de faire entrer les Barbares dans lEmpire, il le leur donna dabord à ravager [262] .
Il ny a point dÉtat où lon ait plus besoin de tributs que dans ceux qui saffaiblissent ; de sorte que lon est obligé daugmenter les charges à mesure que lon est moins en état de les porter. Bientôt, dans les provinces romaines, les tributs devinrent intolérables.
Il faut lire dans Salvien les horribles exactions que lon faisait sur les peuples [263] . Les citoyens, poursuivis par les traitants, navaient dautre ressource que de se réfugier chez les Barbares ou de donner leur liberté au premier qui la voulait prendre.
Ceci servira à expliquer dans notre histoire française cette patience avec laquelle les Gaulois souffrirent la révolution qui devait établir cette différence accablante entre une nation noble et une nation roturière. Les Barbares, en rendant tant de citoyens esclaves de la glèbe, cest-à-dire du champ auquel ils étaient attachés, nintroduisirent guère rien qui neût été plus cruellement exercé avant eux [264] .
CHAPITRE XIX
1. GRANDEUR DATTILA 2. CAUSE DE LÉTABLISSEMENT DES BARBARES 3. RAISONS POURQUOI LEMPIRE DOCCIDENT FUT LE PREMIER ABATTU
Comme, dans le temps que lEmpire saffaiblissait, la religion chrétienne sétablissait, les chrétiens reprochaient aux païens cette décadence, et ceux-ci en demandaient compte à la Religion chrétienne. Les chrétiens disaient que Dioclétien avait perdu lEmpire en sassociant trois collègues [265] , parce que chaque empereur voulait faire daussi grandes dépenses et entretenir daussi fortes armées que sil avait été seul ; que, par là, le nombre de ceux qui recevaient nétant pas proportionné au nombre de ceux qui donnaient, les charges devinrent si grandes que les terres furent abandonnées par les laboureurs et se changèrent en forêts. Les païens, au contraire, ne cessaient de crier contre un culte nouveau, inouï jusqualors ; et, comme autrefois, dans Rome florissante, on attribuait les débordements du Tibre et les autres effets de la nature à la colère des dieux, de même, dans Rome mourante, on imputait les malheurs à un nouveau culte et au renversement des anciens autels.
Ce fut le préfet Symmaque qui, dans une lettre écrite aux Empereurs au sujet de lautel de la Victoire, fit le plus valoir contre la religion chrétienne des raisons populaires et, par conséquent, très capables de séduire.
« Quelle chose peut mieux nous conduire à la connaissance des dieux, disait-il, que lexpérience de nos prospérités passées ? Nous devons être fidèles à tant de siècles et suivre nos pères, qui ont suivi si heureusement les leurs. Pensez que Rome vous parle et vous dit : Grands princes, Pères de la Patrie, respectez mes années pendant lesquelles jai toujours observé les cérémonies de mes ancêtres : ce culte a soumis lunivers à mes lois ; cest par là quAnnibal a été repoussé de mes murailles, et que les Gaulois lont été du Capitole. Cest pour les dieux de la Patrie que nous demandons la paix ; nous la demandons pour les dieux indigètes. Nous nentrons point dans des disputes qui ne conviennent quà des gens oisifs, et nous voulons offrir des prières, et non pas des combats [266] . »
Trois auteurs célèbres répondirent à Symmaque. Orose composa son histoire pour prouver quil y avait toujours eu dans le monde daussi grands malheurs que ceux dont se plaignaient les païens ; Salvien fit son livre, où il soutint que cétaient les dérèglements des chrétiens qui avaient attiré les ravages des Barbares [267] ; et saint Augustin fit voir que la cité du ciel était différente de cette cité de la terre [268] où les anciens Romains, pour quelques vertus humaines, avaient reçu des récompenses aussi vaines que ces vertus.
Nous avons dit que, dans les premiers temps, la politique des Romains fut de diviser toutes les puissances qui leur faisaient ombrage. Dans la suite, ils ny purent réussir. Il fallut souffrir quAttila soumît toutes les nations du Nord : il sétendit depuis le Danube jusquau Rhin, détruisit tous les forts et tous les ouvrages quon avait faits sur ces fleuves, et rendit les deux empires tributaires.
« Théodose, disait-il insolemment, est fils dun père très noble, aussi bien que moi. Mais, en me payant le tribut, il est déchu de sa noblesse et est devenu mon esclave. Il nest pas juste quil dresse des embûches à son maître, comme un esclave méchant [269] . »
« Il ne convient pas à lEmpereur, disait-il dans une autre occasion, dêtre menteur. Il a promis à un de mes sujets de lui donner en mariage la fille de Saturnilus. Sil ne veut pas tenir sa parole, je lui déclare la guerre ; sil ne le peut pas, et quil soit dans cet État quon ose lui désobéir, je marche à son secours. »
Il ne faut pas croire que ce fût par modération quAttila laissa subsister les Romains : il suivait les moeurs de sa nation, qui le portaient à soumettre les peuples, et non pas à les conquérir. Ce prince, dans sa maison de bois, où nous le représente Priscus [270] , maître de toutes les nations barbares et, en quelque façon [271] de presque toutes celles qui étaient policées, était un des grands monarques dont lhistoire ait jamais parlé.
On voyait à sa cour les ambassadeurs des Romains dOrient et de ceux dOccident, qui venaient recevoir ses lois ou implorer sa clémence. Tantôt il demandait quon lui rendît les Huns transfuges ou les esclaves romains qui sétaient évadés ; tantôt il voulait quon lui livrât quelque ministre de lEmpereur. Il avait mis sur lempire dOrient un tribut de deux mille cent livres dor ; il recevait les appointements de général des armées romaines ; il envoyait à Constantinople ceux quil voulait récompenser, afin quon les comblât de biens, faisant un trafic continuel de la frayeur des Romains.
Il était craint de ses sujets, et il ne paraît pas quil en fût haï [272] . Prodigieusement fier et, cependant, rusé ; ardent dans sa colère, mais sachant pardonner ou différer la punition suivant quil convenait à ses intérêts ; ne faisant jamais la guerre quand la paix pouvait lui donner assez davantages ; fidèlement servi des rois mêmes qui étaient sous sa dépendance : il avait gardé pour lui seul lancienne simplicité des moeurs des Huns. Du reste, on ne peut guère louer sur la bravoure le chef dune nation où les enfants entraient en fureur au récit des beaux faits darmes de leurs pères, et où les pères versaient des larmes parce quils ne pouvaient pas imiter leurs enfants.
Après sa mort, toutes les nations barbares se redivisèrent. Mais les Romains étaient si faibles quil ny avait pas de si petit peuple qui ne pût leur nuire.
Ce ne fut pas une certaine invasion qui perdit lEmpire, ce furent toutes les invasions. Depuis celle qui fut si générale sous Gallus, il sembla rétabli, parce quil navait point perdu de terrain. Mais il alla, de degrés en degrés, de la décadence à sa chute, jusquà ce quil saffaissât tout à coup sous Arcadius et Honorius.
En vain, on avait rechassé les Barbares dans leur pays : ils y seraient tout de même rentrés pour mettre en sûreté leur butin. En vain, on les extermina : les villes nétaient pas moins saccagées ; les villages, brûlés ; les familles, tuées ou dispersées [273] .
Lorsquune province avait été ravagée, les Barbares qui succédaient, ny trouvant plus rien, devaient passer à une autre. On ne ravagea au commencement que la Thrace, la Mysie, la Pannonie ; quand ces pays furent dévastés, on ruina la Macédoine, la Thessalie, la Grèce ; de là, il fallut aller aux Noriques. LEmpire, cest-à-dire le pays habité, se rétrécissait toujours, et lItalie devenait frontière.
La raison pourquoi il ne se fit point sous Gallus et Gallien détablissement de Barbares, cest quils trouvaient encore de quoi piller.
Ainsi, lorsque les Normands, images des conquérants de lEmpire, eurent, pendant plusieurs siècles, ravagé la France, ne trouvant plus rien à prendre, ils acceptèrent une province qui était entièrement déserte, et se la partagèrent [274] .
La Scythie, dans ces temps-là, étant presque toute inculte [275] , les peuples y étaient sujets à des famines fréquentes ; ils subsistaient en partie par un commerce avec les Romains, qui leur portaient des vivres des provinces voisines du Danube [276] . Les Barbares donnaient en retour les choses quils avaient pillées, les prisonniers quils avaient faits, lor et largent quils recevaient pour la paix. Mais, lorsquon ne put plus leur payer des tributs assez forts pour les faire subsister, ils furent forcés de sétablir [277] .
Lempire dOccident fut le premier abattu ; en voici les raisons.
Les Barbares, ayant passé le Danube, trouvaient à leur gauche le Bosphore, Constantinople et toutes les forces de lempire dOrient qui les arrêtaient. Cela faisait quils se tournaient à main droite, du côté de lIllyrie, et se poussaient vers loccident. Il se fit un reflux de nations et un transport de peuples de ce côté-là. Les passages de lAsie étant mieux gardés, tout refoulait vers lEurope ; au lieu que, dans la première invasion, sous Gallus, les forces des Barbares se partagèrent.
LEmpire ayant été réellement divisé, les Empereurs dOrient, qui avaient des alliances avec les Barbares, ne voulurent pas les rompre pour secourir ceux dOccident. Cette division dans ladministration, dit Priscus [278] , fut très préjudiciable aux affaires dOccident. Ainsi les Romains dOrient [279] refusèrent-ils à ceux dOccident une armée navale, à cause de leur alliance avec les Vandales. Les Visigoths, ayant fait alliance avec Arcadius, entrèrent en Occident, et Honorius fut obligé de senfuir à Ravenne [280] . Enfin, Zénon, pour se défaire de Théodoric, le persuada daller attaquer lItalie, quAlaric avait déjà ravagée.
II y avait une alliance très étroite entre Attila et Genséric, roi des Vandales [281] . Ce dernier craignait les Goths [282] ; il avait marié son fils avec la fille du roi des Goths, et, lui ayant ensuite fait couper le nez, il lavait renvoyée ; il sunit donc avec Attila. Les deux empires, comme enchaînés par ces deux princes, nosaient se secourir. La situation de celui dOccident fut surtout déplorable : il navait point de forces de mer ; elles étaient toutes en Orient [283] , en Égypte, Chypre, Phénicie, Ionie, Grèce, seuls pays où il y eut alors quelque commerce. Les Vandales et dautres peuples attaquaient partout les côtes dOccident ; il vint une ambassade des Italiens à Constantinople, dit Priscus [284] , pour faire savoir quil était impossible que les affaires se soutinssent sans une réconciliation avec les Vandales.
Ceux qui gouvernaient en Occident ne manquèrent pas de politique. Ils jugèrent quil fallait sauver lItalie, qui était en quelque façon la tête et en quelque façon le coeur de lEmpire. On fit passer les Barbares aux extrémités, et on les y plaça. Le dessein était bien conçu ; il fut bien exécuté. Ces nations ne demandaient que la subsistance : on leur donnait les plaines ; on se réservait les pays montagneux, les passages des rivières, les défilés, les places sur les grands fleuves : on gardait la souveraineté. Il y a apparence que ces peuples auraient été forcés de devenir Romains, et la facilité avec laquelle ces destructeurs furent eux-mêmes détruits par les Francs, par les Grecs, par les Maures, justifie assez cette pensée. Tout ce système fut renversé par une révolution plus fatale que toutes les autres. Larmée dItalie, composée détrangers, exigea ce quon avait accordé à des nations plus étrangères encore : elle forma, sous Odoacre, une aristocratie, qui se donna le tiers des terres de lItalie, et ce fut le coup mortel porté à cet empire.
Parmi tant de malheurs, on cherche avec une curiosité triste le destin de la ville de Rome. Elle était, pour ainsi dire, sans défense ; elle pouvait être aisément affamée ; létendue de ses murailles faisait quil était très difficile de les garder ; comme elle était située dans une plaine, on pouvait aisément la forcer : il ny avait point de ressource dans le peuple, qui en était extrêmement diminué. Les Empereurs furent obligés de se retirer à Ravenne, ville autrefois défendue par la mer, comme Venise lest aujourdhui.
Le peuple romain, presque toujours abandonné de ses souverains, commença à le devenir et à faire des traités pour sa conservation [285] : ce qui est le moyen le plus légitime dacquérir la souveraine puissance. Cest ainsi que lArmorique et la Bretagne commencèrent à vivre sous leurs propres lois [286] .
Telle fut la fin de lempire dOccident. Rome sétait agrandie parce quelle navait eu que des guerres successives : chaque nation, par un bonheur inconcevable, ne lattaquant que quand lautre avait été ruinée. Rome fut détruite parce que toutes les nations lattaquèrent à la fois et pénétrèrent partout.
CHAPITRE XX
1. DES CONQUÊTES DE JUSTINIEN 2. DE SON GOUVERNEMENT
Comme tous ces peuples entraient pêle-mêle dans lEmpire, ils sincommodaient réciproquement, et toute la politique de ces temps-là fut de les armer les uns contre les autres ; ce qui était aisé, à cause de leur férocité et de leur avarice. Ils sentre-détruisirent pour la plupart avant davoir pu sétablir, et cela fit que lempire dOrient subsista encore du temps.
Dailleurs, le Nord sépuisa lui-même, et lon nen vit plus sortir ces armées innombrables qui parurent dabord : car, après les premières invasions des Goths et des Huns, surtout depuis la mort dAttila, ceux-ci et les peuples qui les suivirent attaquèrent avec moins de forces.
Lorsque ces nations, qui sétaient assemblées en corps darmée, se furent dispersées en peuples, elles saffaiblirent beaucoup : répandues dans les divers lieux de leurs conquêtes, elles furent elles-mêmes exposées aux invasions.
Ce fut dans ces circonstances que Justinien entreprit de reconquérir lAfrique et lItalie et fit ce que nos Français exécutèrent aussi heureusement contre les Visigoths, les Bourguignons, les Lombards et les Sarrasins.
Lorsque la Religion chrétienne fut apportée aux Barbares, la secte arienne était en quelque façon dominante dans lEmpire. Valens leur envoya des prêtres ariens, qui furent leurs premiers apôtres. Or, dans lintervalle quil y eut entre leur conversion et leur établissement, cette secte fut en quelque façon détruite chez les Romains. Les Barbares ariens, ayant trouvé tout le pays orthodoxe, nen purent jamais gagner laffection, et il fut facile aux Empereurs de les troubler.
Dailleurs, ces Barbares, dont lart et le génie nétaient guère dattaquer les villes et encore moins de les défendre, en laissèrent tomber les murailles en ruine. Procope nous apprend que Bélisaire trouva celles dItalie en cet état. Celles dAfrique avaient été démantelées par Genséric [287] , comme celles dEspagne le furent dans la suite par Vitisa [288] , dans lidée de sassurer de ses habitants.
La plupart de ces peuples du Nord, établis dans les pays du Midi, en prirent dabord la mollesse et devinrent incapables des fatigues de la guerre [289] . Les Vandales languissaient dans la volupté : une table délicate, des habits efféminés, des bains, la musique, la danse, les jardins, les théâtres, leur étaient devenus nécessaires.
Ils ne donnaient plus dinquiétude aux Romains [290] , dit Malchus [291] , depuis quils avaient cessé dentretenir les armées que Genséric tenait toujours prêtes, avec lesquelles il prévenait ses ennemis et étonnait tout le monde par la facilité de ses entreprises.
La cavalerie des Romains était très exercée à tirer de larc ; mais celle des Goths et des Vandales ne se servait que de lépée et de la lance, et ne pouvait combattre de loin [292] . Cest à cette différence que Bélisaire attribuait une partie de ses succès.
Les Romains, surtout sous Justinien, tirèrent de grands services des Huns, peuples dont étaient sortis les Parthes, et qui combattaient comme eux. Depuis quils eurent perdu leur puissance par la défaite dAttila et les divisions que le grand nombre de ses enfants fit naître, ils servirent les Romains en qualité dauxiliaires, et ils formèrent leur meilleure cavalerie.
Toutes ces nations barbares se distinguaient chacune par leur manière particulière de combattre et de sarmer [293] . Les Goths et les Vandales étaient redoutables lépée à la main ; les Huns étaient des archers admirables ; les Suèves, de bons hommes dinfanterie ; les Alains étaient pesamment armés ; et les Hérules étaient une troupe légère. Les Romains prenaient dans toutes ces nations les divers corps de troupes qui convenaient à leurs desseins, et combattaient contre une seule avec les avantages de toutes les autres.
Il est singulier que les nations les plus faibles aient été celles qui firent de plus grands établissements. On se tromperait beaucoup si lon jugeait de leurs forces par leurs conquêtes. Dans cette longue suite dincursions, les peuples barbares ou plutôt les essaims sortis deux détruisaient ou étaient détruits ; tout dépendait des circonstances, et, pendant quune grande nation était combattue ou arrêtée, une troupe daventuriers qui trouvaient un pays ouvert y faisaient des ravages effroyables. Les Goths, que le désavantage de leurs armes fit fuir devant tant de nations, sétablirent en Italie, en Gaule et en Espagne. Les Vandales, quittant lEspagne par faiblesse, passèrent en Afrique, où ils fondèrent un grand empire.
Justinien ne put équiper contre les Vandales que cinquante vaisseaux ; et, quand Bélisaire débarqua, il navait que cinq mille soldats [294] . Cétait une entreprise bien hardie, et Léon, qui avait autrefois envoyé contre eux une flotte composée de tous les vaisseaux de lOrient, sur laquelle il avait cent mille hommes, navait pas conquis lAfrique et avait pensé perdre lEmpire.
Ces grandes flottes, non plus que les grandes armées de terre, nont guère jamais réussi. Comme elles épuisent un État si lexpédition est longue, ou que quelque malheur leur arrive, elles ne peuvent être secourues ni réparées ; si une partie se perd, ce qui reste nest rien, parce que les vaisseaux de guerre, ceux de transport, la cavalerie, linfanterie, les munitions, enfin, les diverses parties dépendent du tout ensemble. La lenteur de lentreprise fait quon trouve toujours des ennemis préparés. Outre quil est rare que lexpédition se fasse jamais dans une saison commode, on tombe dans le temps des orages, tant de choses nétant presque jamais prêtes que quelques mois plus tard quon ne se létait promis.
Bélisaire envahit lAfrique, et ce qui lui servit beaucoup, cest quil tira de Sicile une grande quantité de provisions, en conséquence dun traité fait avec Amalasonte, reine des Goths. Lorsquil fut envoyé pour attaquer lItalie, voyant que les Goths tiraient leur subsistance de la Sicile, il commença par la conquérir ; il affama ses ennemis et se trouva dans labondance de toutes choses.
Bélisaire prit Carthage, Rome et Ravenne, et envoya les rois des Goths et des Vandales captifs à Constantinople, où lon vit après tant de temps les anciens triomphes renouvelés [295] .
On peut trouver dans les qualités de ce grand homme [296] les principales causes de ses succès. Avec un général qui avait toutes les maximes des premiers Romains, il se forma une armée telle que les anciennes armées romaines.
Les grandes vertus se cachent ou se perdent ordinairement dans la servitude ; mais le gouvernement tyrannique de Justinien ne put opprimer la grandeur de cette âme, ni la supériorité de ce génie.
Leunuque Narsès fut encore donné à ce règne pour le rendre illustre. Élevé dans le Palais, il avait plus la confiance de lEmpereur : car les princes regardent toujours leurs courtisans comme leurs plus fidèles sujets.
Mais la mauvaise conduite de Justinien, ses profusions, ses vexations, ses rapines, sa fureur de bâtir, de changer, de réformer, son inconstance dans ses desseins, un règne dur et faible, devenu plus incommode par une longue vieillesse, furent des malheurs réels, mêlés à des succès inutiles et une gloire vaine.
Ces conquêtes, qui avaient pour cause, non la force de lEmpire, mais de certaines circonstances particulières, perdirent tout : pendant quon y occupait les armées, de nouveaux peuples passèrent le Danube, désolèrent lIllyrie, la Macédoine et la Grèce, et les Perses, dans quatre invasions, firent à lOrient des plaies incurables [297] .
Plus ces conquêtes furent rapides, moins elles eurent un établissement solide : lItalie et lAfrique furent à peine conquises quil fallut les reconquérir.
Justinien avait pris sur le théâtre une femme qui sy était longtemps prostituée [298] . Elle le gouverna avec un empire qui na point dexemple dans les histoires, et, mettant sans cesse dans les affaires les passions et les fantaisies de son sexe, elle corrompit les victoires et les succès les plus heureux.
En Orient, on a de tout temps multiplié lusage des femmes, pour leur ôter lascendant prodigieux quelles ont sur nous dans ces climats. Mais, à Constantinople, la loi dune seule femme donna à ce sexe lempire ; ce qui mit quelquefois de la faiblesse dans le gouvernement.
Le peuple de Constantinople était de tout temps divisé en deux factions : celle des bleus et celle des verts. Elles tiraient leur origine de laffection que lon prend dans les théâtres pour de certains acteurs plutôt que pour dautres : dans les jeux du cirque, les chariots dont les cochers étaient habillés de vert disputaient le prix à ceux qui étaient habillés de bleu, et chacun y prenait intérêt jusquà la fureur.
Ces deux factions, répandues dans toutes les villes de lEmpire, étaient plus ou moins furieuses à proportion de la grandeur des villes, cest-à-dire de loisiveté dune grande partie du peuple.
Mais les divisions, toujours nécessaires dans un gouvernement républicain pour le maintenir, ne pouvaient être que fatales à celui des Empereurs, parce quelles ne produisaient que le changement du Souverain, et non le rétablissement des lois et la cessation des abus.
Justinien, qui favorisa les bleus et refusa toute justice aux verts [299] , aigrit les deux factions et, par conséquent, les fortifia.
Elles allèrent jusquà anéantir lautorité des magistrats : les bleus ne craignaient point les lois, parce que lEmpereur les protégeait contre elles ; les verts cessèrent de les respecter, parce quelles ne pouvaient plus les défendre [300] .
Tous les liens damitié, de parenté, de devoir, de reconnaissance, furent ôtés : les familles sentre-détruisirent ; tout scélérat qui voulut faire un crime fut de la faction des bleus ; tout homme qui fut volé ou assassiné fut de celle des verts.
Un gouvernement si peu sensé était encore plus cruel : lEmpereur, non content de faire à ses sujets une injustice générale en les accablant dimpôts excessifs, les désolait par toutes sortes de tyrannies dans leurs affaires particulières.
Je ne serais point naturellement porté à croire tout ce que Procope nous dit là-dessus dans son Histoire secrète, parce que les éloges magnifiques quil a faits de ce prince dans ses autres ouvrages affaiblissent son témoignage dans celui-ci, où il nous le dépeint comme le plus stupide et le plus cruel des tyrans.
Mais javoue que deux choses font que je suis pour lHistoire secrète : la première, cest quelle est mieux liée avec létonnante faiblesse où se trouva cet empire à la fin de ce règne et dans les suivants.
Lautre est un monument qui existe encore parmi nous : ce sont les lois de cet empereur, où lon voit, dans le cours de quelques années, la jurisprudence varier davantage quelle na fait dans les trois cents dernières années de notre monarchie.
Ces variations sont la plupart sur des choses de si petite importance [301] quon ne voit aucune raison qui eût dû porter un législateur à les faire, à moins quon nexplique ceci par lHistoire secrète, et quon ne dise que ce prince vendait également ses jugements et ses lois.
Mais ce qui fit le plus de tort à létat politique du gouvernement fut le projet quil conçut de réduire tous les hommes à une même opinion sur les matières de religion, dans des circonstances qui rendaient son zèle entièrement indiscret.
Comme les anciens Romains fortifièrent leur empire en y laissant toute sorte de culte, dans la suite on le réduisit à rien en coupant, lune après lautre, les sectes qui ne dominaient pas.
Ces sectes étaient des nations entières. Les unes, après quelles avaient été conquises par les Romains, avaient conservé leur ancienne religion, comme les Samaritains et les Juifs. Les autres sétaient répandues dans un pays, comme les sectateurs de Montan dans la Phrygie ; les Manichéens, les Sabatiens, les Ariens, dans dautres provinces. Outre quune grande partie des gens de la campagne étaient encore idolâtres et entêtés dune religion grossière comme eux-mêmes.
Justinien, qui détruisit ces sectes par lépée ou par ses lois, et qui, les obligeant à se révolter, sobligea à les exterminer, rendit incultes plusieurs provinces : il crut avoir augmenté le nombre des fidèles ; il navait fait que diminuer celui des hommes.
Procope nous apprend que, par la destruction des Samaritains, la Palestine devint déserte, et ce qui rend ce fait singulier, cest quon affaiblit lEmpire, par zèle pour la Religion, du côté par où, quelques règnes après, les Arabes pénétrèrent pour la détruire.
Ce quil y avait de désespérant, cest que, pendant que lEmpereur portait si loin lintolérance, il ne convenait pas lui-même avec lImpératrice sur les points les plus essentiels : il suivait le concile de Chalcédoine, et lImpératrice favorisait ceux qui y étaient opposés, soit quils fussent de bonne foi, dit Évagre, soit quils le fissent à dessein [302] .
Lorsquon lit Procope sur les édifices de Justinien, et quon voit les places et les forts que ce prince fit élever partout, il vient toujours dans lesprit une idée, mais bien fausse, dun État florissant.
Dabord, les Romains navaient point de places : ils mettaient toute leur confiance dans leurs armées, quils plaçaient le long des fleuves, où ils élevaient des tours de distance en distance, pour loger les soldats.
Mais, lorsquon neut plus que de mauvaises armées, que souvent même on nen eut point du tout, la frontière ne défendant plus lintérieur, il fallut le fortifier, et alors on eut plus de places et moins de forces, plus de retraites et moins de sûreté [303] . La campagne, nétant plus habitable quautour des places fortes, on en bâtit de toutes parts. Il en était comme de la France du temps des Normands [304] , qui na jamais été si faible que lorsque tous ses villages étaient entourés de murs.
Ainsi toutes ces listes de noms des forts que Justinien fit bâtir, dont Procope couvre des pages entières, ne sont que des monuments de la faiblesse de lEmpire.
CHAPITRE XXI
DÉSORDRES DE LEMPIRE DORIENT
Dans ce temps-là, les Perses étaient dans une situation plus heureuse que les Romains. Ils craignaient peu les peuples du Nord [305] , parce quune partie du Mont Taurus, entre la Mer Caspienne et le Pont-Euxin, les en séparait, et quils gardaient un passage fort étroit, fermé par une porte [306] , qui était le seul endroit par où la cavalerie pouvait passer. Partout ailleurs, ces Barbares étaient obligés de descendre par des précipices et de quitter leurs chevaux, qui faisaient toute leur force ; mais ils étaient encore arrêtés par lAraxe, rivière profonde, qui coule de louest à lest, et dont on défendait aisément les passages [307] .
De plus, les Perses étaient tranquilles du côté de lorient ; au midi, ils étaient bornés par la mer. Il leur était facile dentretenir la division parmi les princes arabes, qui ne songeaient quà se piller les uns les autres. Ils navaient donc proprement dennemis que les Romains. « Nous savons, disait un ambassadeur de Hormisdas [308] , que les Romains sont occupés à plusieurs guerres et ont à combattre contre presque toutes les nations. Ils savent, au contraire, que nous navons de guerre que contre eux. »
Autant que les Romains avaient négligé lart militaire, autant les Perses lavaient-ils cultivé. « Les Perses, disait Bélisaire à ses soldats, ne vous surpassent point en courage ; ils nont sur vous que lavantage de la discipline. »
Ils prirent, dans les négociations, la même supériorité que dans la guerre. Sous prétexte quils tenaient une garnison aux portes Caspiennes, ils demandaient un tribut aux Romains ; comme si chaque peuple navait pas ses frontières à garder. Ils se faisaient payer pour la paix, pour les trêves, pour les suspensions darmes, pour le temps quon employait à négocier, pour celui quon avait passé à faire la guerre.
Les Avares ayant traversé le Danube, les Romains, qui, la plupart du temps, navaient point de troupes à leur opposer, occupés contre les Perses lorsquil aurait fallu combattre les Avares, et contre les Avares quand il aurait fallu arrêter les Perses, furent encore forcés de se soumettre à un tribut, et la majesté de lEmpire fut flétrie chez toutes les nations.
Justin, Tibère et Maurice travaillèrent avec soin à défendre lEmpire. Ce dernier avait des vertus ; mais elles étaient ternies par une avarice presque inconcevable dans un grand prince.
Le roi des Avares offrit à Maurice de lui rendre les prisonniers quil avait faits moyennant une demi-pièce dargent par tête. Sur son refus, il les fit égorger. Larmée romaine, indignée, se révolta, et, les verts sétant soulevés en même temps, un centenier nommé Phocas fut élevé à lempire et fit tuer Maurice et ses enfants.
Lhistoire de lEmpire grec cest ainsi que nous nommerons dorénavant lEmpire romain nest plus quun tissu de révoltes, de séditions et de perfidies. Les sujets navaient pas seulement lidée de la fidélité que lon doit aux princes, et la succession des Empereurs fut si interrompue que le titre de Porphyrogénète [309] , cest-à-dire né dans lappartement où accouchaient les Impératrices, fut un titre distinctif, que peu de princes des diverses familles impériales purent porter.
Toutes les voies furent bonnes pour parvenir à lempire : on y alla par les soldats, par le clergé, par le sénat, par les paysans, par le peuple de Constantinople, par celui des autres villes.
La religion chrétienne étant devenue dominante dans lEmpire, il séleva successivement plusieurs hérésies quil fallut condamner. Arius ayant nié la divinité du Verbe ; les Macédoniens, celle du Saint-Esprit ; Nestorius, lunité de la personne de Jésus-Christ ; Eutychès, ses deux natures ; les Monothélites, ses deux volontés : il fallut assembler des conciles contre eux. Mais les décisions nen ayant pas été dabord universellement reçues, plusieurs empereurs, séduits, revinrent aux erreurs condamnées. Et, comme il ny a jamais eu de nation qui ait porté une haine si violente aux hérétiques que les Grecs, qui se croyaient souillés lorsquils parlaient à un hérétique ou habitaient avec lui, il arriva que plusieurs empereurs perdirent laffection de leurs sujets, et les peuples saccoutumèrent à penser que des princes si souvent rebelles à Dieu navaient pu être choisis par la Providence pour les gouverner.
Une certaine opinion prise de cette idée quil ne fallait pas répandre le sang des chrétiens, laquelle sétablit de plus en plus lorsque les Mahométans eurent paru, fit que les crimes qui nintéressaient pas directement la Religion furent faiblement punis : on se contenta de crever les yeux, ou de couper le nez ou les cheveux, ou de mutiler de quelque manière ceux qui avaient excité quelque révolte ou attenté à la personne du prince [310] . Des actions pareilles purent se commettre sans danger et même sans courage.
Un certain respect pour les ornements impériaux fit que lon jeta dabord les yeux sur ceux qui osèrent sen revêtir. Cétait un crime de porter ou davoir chez soi des étoffes de pourpre. Mais, dès quun homme sen vêtissait, il était dabord suivi, parce que le respect était plus attaché à lhabit quà la personne.
Lambition était encore irritée par létrange manie de ces temps-là, ny ayant guère dhomme considérable qui neût par-devers lui quelque prédiction qui lui promettait lempire.
Comme les maladies de lesprit ne se guérissent guère [311] , lastrologie judiciaire et lart de prédire par des objets vus dans leau dun bassin avaient succédé, chez les chrétiens, aux divinations par les entrailles des victimes ou le vol des oiseaux, abolies avec le paganisme. Des promesses vaines furent le motif de la plupart des entreprises téméraires des particuliers, comme elles devinrent la sagesse du conseil des princes.
Les malheurs de lEmpire croissant tous les jours, on fut naturellement porté à attribuer les mauvais succès dans la guerre et les traités honteux dans la paix à la mauvaise conduite de ceux qui gouvernaient.
Les révolutions mêmes firent les révolutions, et leffet devint lui-même la cause. Comme les Grecs avaient vu passer successivement tant de diverses familles sur le trône, ils nétaient attachés à aucune, et, la Fortune ayant pris des empereurs dans toutes les conditions, il ny avait pas de naissance assez basse, ni de mérite si mince qui pût ôter lespérance.
Plusieurs exemples reçus dans la Nation en formèrent lesprit général et firent les moeurs, qui règnent aussi impérieusement que les lois.
Il semble que les grandes entreprises soient parmi nous plus difficiles à mener que chez les Anciens. On ne peut guère les cacher, parce que la communication est telle aujourdhui entre les nations que chaque prince a des ministres dans toutes les cours et peut avoir des traîtres dans tous les cabinets.
Linvention des postes fait que les nouvelles volent et arrivent de toutes parts.
Comme les grandes entreprises ne peuvent se faire sans argent, et que, depuis linvention des lettres de change, les négociants en sont les maîtres, leurs affaires sont très souvent liées avec les secrets de lÉtat et ils ne négligent rien pour les pénétrer.
Des variations dans le change sans une cause connue font que bien des gens la cherchent et la trouvent à la fin.
Linvention de limprimerie, qui a mis les livres dans les mains de tout le monde, celle de la gravure, qui a rendu les cartes géographiques si communes, enfin, létablissement des papiers politiques, font assez connaître à chacun les intérêts généraux pour pouvoir plus aisément être éclairci sur les faits secrets.
Les conspirations dans lÉtat sont devenues difficiles, parce que, depuis linvention des postes, tous les secrets particuliers sont dans le pouvoir du Public.
Les princes peuvent agir avec promptitude, parce quils ont les forces de lÉtat dans leurs mains ; les conspirateurs sont obligés dagir lentement, parce que tout leur manque. Mais, à présent que tout séclaircit avec plus de facilité et de promptitude, pour peu que ceux-ci perdent de temps à sarranger, ils sont découverts.
CHAPITRE XXII
FAIBLESSE DE LEMPIRE DORIENT
Phocas, dans la confusion des choses, étant mal affermi, Héraclius vint dAfrique et le fit mourir ; il trouva les provinces envahies et les légions détruites.
À peine avait-il donné quelque remède à ces maux que les Arabes sortirent de leur pays pour étendre la religion et lempire que Mahomet avait fondé dune même main.
Jamais on ne vit des progrès si rapides : ils conquirent dabord la Syrie, la Palestine, lÉgypte, lAfrique, et envahirent la Perse.
Dieu permit que sa religion cessât en tant de lieux dêtre dominante, non pas quil leût abandonnée, mais parce que, quelle soit dans la gloire ou dans lhumiliation extérieure, elle est toujours également propre à produire son effet naturel, qui est de sanctifier.
La prospérité de la religion est différente de celle des empires. Un auteur célèbre disait quil était bien aise dêtre malade, parce que la maladie est le vrai état du chrétien. On pourrait dire de même que les humiliations de lÉglise, sa dispersion, la destruction de ses temples, les souffrances de ses martyrs, sont le temps de sa gloire, et que, lorsquaux yeux du monde elle parait triompher, cest le temps ordinaire de son abaissement.
Pour expliquer cet événement fameux de la conquête de tant de pays par les Arabes, il ne faut pas avoir recours au seul enthousiasme. Les Sarrasins étaient depuis longtemps distingués parmi les auxiliaires des Romains et des Perses ; les Osroëniens et eux étaient les meilleurs hommes de trait quil y eût au monde ; Alexandre-Sévère et Maximin en avaient engagé à leur service autant quils avaient pu, et sen étaient servis avec un grand succès contre les Germains, qui désolaient de loin ; sous Valens, les Goths ne pouvaient leur résister [312] ; enfin, ils étaient dans ces temps-là la meilleure cavalerie du monde.
Nous avons dit que chez les Romains les légions dEurope valaient mieux que celles dAsie. Cétait tout le contraire pour la cavalerie : je parle de celle des Parthes, des Osroëniens et des Sarrasins ; et cest ce qui arrêta les conquêtes des Romains, parce que, depuis Antiochus, un nouveau peuple tartare, dont la cavalerie était la meilleure du monde, sempara de la Haute-Asie.
Cette cavalerie était pesante [313] , et celle dEurope était légère ; cest aujourdhui tout le contraire. La Hollande et la Frise nétaient point pour ainsi dire encore faite [314] , et lAllemagne était pleine de bois, de lacs et de marais, où la cavalerie servait peu.
Depuis quon a donné un cours aux grands fleuves, ces marais se sont dissipés, et lAllemagne a changé de face. Les ouvrages de Valentinien sur le Necker et ceux des Romains sur le Rhin [315] ont fait bien des changements [316] ; et, le commerce sétant établi, des pays qui ne produisaient point de chevaux en ont donné, et on en a fait usage [317] .
Constantin, fils dHéraclius, ayant été empoisonné, et son fils Constant, tué en Sicile, Constantin le Barbu, son fils aîné, lui succéda [318] . Les grands des provinces dOrient sétant assemblés, ils voulurent couronner ses deux autres frères, soutenant que, comme il faut croire en la Trinité, aussi était-il raisonnable davoir trois empereurs.
Lhistoire grecque est pleine de traits pareils, et, le petit esprit étant parvenu à faire le caractère de la Nation, il ny eut plus de sagesse dans les entreprises, et lon vit des troubles sans cause et des révolutions sans motifs.
Une bigoterie universelle abattit les courages et engourdit tout lEmpire. Constantipople est, à proprement parler, le seul pays dOrient où la Religion chrétienne ait été dominante. Or cette lâcheté, cette paresse, cette mollesse des nations dAsie, se mêlèrent dans la dévotion même. Entre mille exemples, je ne veux que Philippicus, général de Maurice, qui, étant prêt de donner une bataille, se mit à pleurer, dans la considération du grand nombre de gens qui allaient être tués [319] .
Ce sont bien dautres larmes, celles de ces Arabes qui pleurèrent de douleur de ce que leur général avait fait une trêve qui les empêchait de répandre le sang des chrétiens [320] .
Cest que la différence est totale entre une armée fanatique et une armée bigote. On le vit, dans nos temps modernes, dans une révolution fameuse, lorsque larmée de Cromwell était comme celle des Arabes, et les armées dIrlande et dÉcosse, comme celle des Grecs.
Une superstition grossière, qui abaisse lesprit autant que la religion lélève, plaça toute la vertu et toute la confiance des hommes dans une ignorante stupidité pour les images, et lon vit des généraux lever un siège [321] et perdre une ville [322] pour avoir une relique.
La religion chrétienne dégénéra, sous lempire grec, au point où elle était de nos jours chez les Moscovites, avant que le czar Pierre Ier eût fait renaître cette nation et introduit plus de changements dans un État quil gouvernait, que les conquérants nen font dans ceux quils usurpent.
On peut aisément croire que les Grecs tombèrent dans une espèce didolâtrie. On ne soupçonnera pas les Italiens ni les Allemands de ce temps-là davoir été peu attachés au culte extérieur. Cependant, lorsque les historiens grecs parlent du mépris des premiers pour les reliques et les images, on dirait que ce sont nos controversistes qui séchauffent contre Calvin. Quand les Allemands passèrent pour aller dans la Terre-Sainte, Nicétas dit que les Arméniens les reçurent comme amis, parce quils nadoraient pas les images. Or, si, dans la manière de penser des Grecs, les Italiens et les Allemands ne rendaient pas assez de culte aux images, quelle devait être lénormité du leur !
Il pensa bien y avoir en Orient à peu près la même révolution qui arriva, il y a environ deux siècles, en Occident, lorsquau renouvellement des lettres, comme on commença à sentir les abus et les dérèglements où lon était tombé, tout le monde cherchant un remède au mal, des gens hardis et trop peu dociles déchirèrent lÉglise, au lieu de la réformer.
Léon lIsaurien, Constantin Copronyme, Léon, son fils, firent la guerre aux images, et, après que le culte en eut été rétabli par limpératrice Irène, Léon lArménien, Michel le Bègue et Théophile les abolirent encore. Ces princes crurent nen pouvoir modérer le culte quen le détruisant ; ils firent la guerre aux moines, qui incommodaient lÉtat [323] ; et, prenant toujours les voies extrêmes, ils voulurent les exterminer par le glaive, au lieu de chercher à les régler.
Les moines [324] , accusés didolâtrie par les partisans des nouvelles opinions, leur donnèrent le change en les accusant à leur tour de magie [325] , et, montrant au peuple les églises dénuées dimages et de tout ce qui avait fait jusque-là lobjet de sa vénération, ils ne lui laissèrent point imaginer quelles pussent servir à dautre usage quà sacrifier aux Démons.
Ce qui rendait la querelle sur les images si vive et fit que, dans la suite, des gens sensés ne pouvaient pas proposer un culte modéré, cest quelle était liée à des choses bien tendres : il était question de la puissance, et, les moines layant usurpée, ils ne pouvaient laugmenter ou la soutenir quen ajoutant sans cesse au culte extérieur, dont ils faisaient eux-mêmes partie. Voilà pourquoi les guerres contre les images furent toujours des guerres contre eux, et que, quand ils eurent gagné ce point, leur pouvoir neut plus de bornes.
Il arriva pour lors ce que lon vit quelques siècles après dans la querelle queurent Barlaam et Acyndine contre les moines, et qui tourmenta cet empire jusquà sa destruction. On disputait si la lumière qui apparut autour de Jésus-Christ sur le Thabor était créée ou incréée. Dans le fond, les moines ne se souciaient pas plus quelle fût lun que lautre ; mais, comme Barlaam les attaquait directement eux-mêmes, il fallait nécessairement que cette lumière fût incréée.
La guerre que les empereurs iconoclastes déclarèrent aux moines fit que lon reprit un peu les principes du gouvernement, que lon employa en faveur du Public les revenus publics, et quenfin on ôta au corps de lÉtat ses entraves.
Quand je pense à lignorance profonde dans laquelle le clergé grec plongea les laïques, je ne puis mempêcher de le comparer à ces Scythes dont parle Hérodote [326] , qui crevaient les yeux à leurs esclaves afin que rien ne pût les distraire et les empêcher de battre leur lait.
Limpératrice Théodora rétablit les images, et les moines recommencèrent à abuser de la piété publique. Ils parvinrent jusquà opprimer le clergé séculier même : ils occupèrent tous les grands sièges [327] , et exclurent peu à peu tous les ecclésiastiques de lépiscopat. Cest ce qui rendit ce clergé intolérable, et, si lon en fait le parallèle avec le clergé latin, si lon compare la conduite des Papes avec celle des patriarches de Constantinople, on verra des gens aussi sages que les autres étaient peu sensés.
Voici une étrange contradiction de lesprit humain. Les ministres de la religion chez les premiers Romains, nétant pas exclus des charges et de la société civile, sembarrassèrent peu de ses affaires. Lorsque la religion chrétienne fut établie, les ecclésiastiques, qui étaient plus séparés des affaires du monde, sen mêlèrent avec modération. Mais, lorsque, dans la décadence de lEmpire, les moines furent le seul clergé, ces gens, destinés par une profession plus particulière à fuir et à craindre les affaires, embrassèrent toutes les occasions qui purent leur y donner part : ils ne cessèrent de faire du bruit partout et dagiter ce monde quils avaient quitté.
Aucune affaire dÉtat, aucune paix, aucune guerre, aucune trêve, aucune négociation, aucun mariage ne se traita que par le ministère des moines : les conseils du prince en furent remplis, et les assemblées de la Nation, presque toutes composées.
On ne saurait croire quel mal il en résulta : ils affaiblirent lesprit des princes et leur firent faire imprudemment même les choses bonnes. Pendant que Basile occupait les soldats de son armée de mer à bâtir une église à saint Michel, il laissa piller la Sicile par les Sarrasins et prendre Syracuse, et Léon, son successeur, qui employa sa flotte au même usage, leur laissa occuper Tauroménie et lîle de Lemnos [328] .
Andronic Paléologue abandonna la marine parce quon lassura que Dieu était si content de son zèle pour la paix de lÉglise que ses ennemis noseraient lattaquer. Le même craignait que Dieu ne lui demandât compte du temps quil employait à gouverner son État, et quil dérobait aux affaires spirituelles [329] .
Les Grecs, grands parleurs, grands disputeurs, naturellement sophistes, ne cessèrent dembrouiller la religion par des controverses. Comme les moines avaient un grand crédit à la Cour, toujours dautant plus faible quelle était plus corrompue, il arrivait que les moines et la Cour se gâtaient réciproquement, et que le mal était dans tous les deux. Doù il suivait que toute lattention des Empereurs était occupée quelquefois à calmer, souvent à irriter des disputes théologiques, quon a toujours remarqué devenir frivoles à mesure quelles sont plus vives.
Michel Paléologue, dont le règne fut tant agité par des disputes sur la religion, voyant les affreux ravages des Turcs dans lAsie, disait, en soupirant, que le zèle téméraire de certaines personnes, qui, en décriant sa conduite, avaient soulevé ses sujets contre lui, lavait obligé dappliquer tous ses soins à sa propre conservation et de négliger la ruine des provinces. « Je me suis contenté, disait-il, de pourvoir à ces parties éloignées par le ministère des gouverneurs, qui men ont dissimulé les besoins, soit quils fussent gagnés par argent, soit quils appréhendassent dêtre punis [330] . »
Les patriarches de Constantinople avaient un pouvoir immense : comme, dans les tumultes populaires, les Empereurs et les grands de lÉtat se retiraient dans les églises, que le Patriarche était maître de les livrer ou non et exerçait ce droit à sa fantaisie, il se trouvait toujours, quoique indirectement, arbitre de toutes les affaires publiques.
Lorsque le vieux Andronic [331] fit dire au patriarche quil se mêlât des affaires de lÉglise et le laissât gouverner celles de lEmpire : « Cest, lui répondit le Patriarche, comme si le corps disait à lâme : Je ne prétends avoir rien de commun avec vous, et je nai que faire de votre secours pour exercer mes fonctions. »
De si monstrueuses prétentions étant insupportables aux princes, les patriarches furent très souvent chassés de leur siège. Mais, chez une nation superstitieuse, où lon croyait abominables toutes les fonctions ecclésiastiques quavait pu faire un patriarche quon croyait intrus, cela produisit des schismes continuels : chaque patriarche, lancien, le nouveau, le plus nouveau, ayant chacun leurs sectateurs.
Ces sortes de querelles étaient bien plus tristes que celles quon pouvait avoir sur le dogme, parce quelles étaient comme une hydre quune nouvelle disposition pouvait toujours reproduire.
La fureur des disputes devint un état si naturel aux Grecs que, lorsque Cantacuzène prit Constantinople, il trouva lempereur Jean et limpératrice Anne occupés à un concile contre quelques ennemis des moines [332] ; et, quand Mahomet II lassiégea, il ne put suspendre les haines théologiques [333] ; et on y était plus occupé du concile de Florence que de larmée des Turcs [334] .
Dans les disputes ordinaires, comme chacun sent quil peut se tromper, lopiniâtreté et lobstination ne sont pas extrêmes. Mais, dans celles que nous avons sur la religion, comme, par la nature de la chose, chacun croit être sûr que son opinion est vraie, nous nous indignons contre ceux qui, au lieu de changer eux-mêmes, sobstinent à nous faire changer.
Ceux qui liront lhistoire de Pachymère connaîtront bien limpuissance où étaient et où seront toujours les théologiens par eux-mêmes daccommoder jamais leurs différends. On y voit un empereur [335] qui passe sa vie à les assembler, à les écouter, à les rapprocher ; on voit, de lautre, une hydre de disputes qui renaissent sans cesse, et lon sent quavec la même méthode, la même patience, les mêmes espérances, la même envie de finir, la même simplicité pour leurs intrigues, le même respect pour leurs haines, ils ne se seraient jamais accommodés jusquà la fin du monde.
En voici un exemple bien remarquable. À la sollicitation de lEmpereur, les partisans du patriarche Arsène firent une convention avec ceux qui suivaient le patriarche Joseph, qui portait que les deux partis écriraient leurs prétentions, chacun sur un papier, quon jetterait les deux papiers dans un brasier, que, si lun des deux demeurait entier, le jugement de Dieu serait suivi, et que, si tous les deux étaient consumés, ils renonceraient à leurs différends. Le feu dévora les deux papiers ; les deux partis se réunirent ; la paix dura un jour. Mais, le lendemain, ils dirent que leur changement aurait dû dépendre dune persuasion intérieure, et non pas du hasard, et la guerre recommença plus vive que jamais [336] .
On doit donner une grande attention aux disputes des théologiens ; mais il faut la cacher autant quil est possible : la peine quon paraît prendre à les calmer les accréditant toujours, en faisant voir que leur manière de penser est si importante quelle décide du repos de lÉtat et de la sûreté du prince.
On ne peut pas plus finir leurs affaires en écoutant leurs subtilités quon ne pourrait abolir les duels en établissant des écoles où lon raffinerait sur le point dhonneur.
Les empereurs grecs eurent si peu de prudence que, quand les disputes furent endormies, ils eurent la rage de les réveiller. Anastase [337] , Justinien [338] , Héraclius [339] , Manuel Comnène [340] , proposèrent des points de foi à leur clergé et à leur peuple, qui aurait méconnu la vérité dans leur bouche quand même ils lauraient trouvée. Ainsi, péchant toujours dans la forme et ordinairement dans le fond, voulant faire voir leur pénétration, quils auraient pu si bien montrer dans tant dautres affaires qui leur étaient confiées, ils entreprirent des disputes vaines sur la nature de Dieu, qui, se cachant aux savants, parce quils sont orgueilleux, ne se montre pas mieux aux grands de la Terre.
Cest une erreur de croire quil y ait dans le monde une autorité humaine, à tous les égards despotique ; il ny en a jamais eu, et il ny en aura jamais. Le pouvoir le plus immense est toujours borné par quelque coin. Que le Grand Seigneur mette un nouvel impôt à Constantinople, un cri général lui fait dabord trouver des limites quil navait pas connues. Un roi de Perse peut bien contraindre un fils de tuer son père ou un père de tuer son fils [341] ; mais obliger ses sujets de boire du vin, il ne le peut pas. Il y a, dans chaque nation, un esprit général sur lequel la puissance même est fondée. Quand elle choque cet esprit, elle se choque elle-même, et elle sarrête nécessairement.
La source la plus empoisonnée de tous les malheurs des Grecs, cest quils ne connurent jamais la nature ni les bornes de la puissance ecclésiastique et de la séculière ; ce qui fit que lon tomba, de part et dautre, dans des égarements continuels.
Cette grande distinction, qui est la base sur laquelle pose la tranquillité des peuples, est fondée non seulement sur la religion, mais encore sur la raison et la nature, qui veulent que des choses réellement séparées, et qui ne peuvent subsister que séparées, ne soient jamais confondues.
Quoique, chez les anciens Romains, le Clergé ne fît pas un corps séparé, cette distinction y était aussi connue que parmi nous. Claudius avait consacré à la Liberté la maison de Cicéron, lequel, revenu de son exil, la redemanda. Les pontifes décidèrent que, si elle avait été consacrée sans un ordre exprès du peuple, on pouvait la lui rendre sans blesser la Religion. « Ils ont déclaré, dit Cicéron [342] , quils navaient examiné que la validité de la consécration, et non la loi faite par le peuple ; quils avaient jugé le premier chef comme pontifes, et quils jugeraient le second comme sénateurs. »
1. RAISON DE LA DURÉE DE LEMPIRE DORIENT 2. SA DESTRUCTION
Après ce que je viens de dire de lEmpire grec, il est naturel de demander comment il a pu subsister si longtemps. Je crois pouvoir en donner les raisons.
Les Arabes layant attaqué et en ayant conquis quelques provinces, leurs chefs se disputèrent le caliphat, et le feu de leur premier zèle ne produisit plus que des discordes civiles.
Les mêmes Arabes ayant conquis la Perse et sy étant divisés ou affaiblis, les Grecs ne furent plus obligés de tenir sur lEuphrate les principales forces de leur empire.
Un architecte nommé Callinique, qui était venu de Syrie à Constantinople, ayant trouvé la composition dun feu que lon soufflait par un tuyau, et qui était tel que leau et tout ce qui éteint les feux ordinaires ne faisait quen augmenter la violence, les Grecs, qui en firent usage, furent en possession, pendant plusieurs siècles, de brûler toutes les flottes de leurs ennemis, surtout celles des Arabes, qui venaient dAfrique ou de Syrie les attaquer jusquà Constantinople.
Ce feu fut mis au rang des secrets de lÉtat, et Constantin Porphyrogénète, dans son ouvrage dédié à Romain, son fils, sur ladministration de lEmpire, lavertit que, lorsque les Barbares lui demanderont du feu grégeois, il doit leur répondre quil ne lui est pas permis de leur en donner, parce quun ange, qui lapporta à lempereur Constantin, défendit de le communiquer aux autres nations, et que ceux qui avaient osé le faire avaient été dévorés par le feu du ciel dès quils étaient entrés dans lÉglise.
Constantinople faisait le plus grand et presque le seul commerce du monde, dans un temps où les nations gothiques, dun côté, et les Arabes, de lautre, avaient ruiné le commerce et lindustrie partout ailleurs : les manufactures de soie y avaient passé de Perse, et, depuis linvasion des Arabes, elles furent fort négligées dans la Perse même. Dailleurs, les Grecs étaient maîtres de la mer. Cela mit dans lÉtat dimmenses richesses et, par conséquent, de grandes ressources ; et, sitôt quil eut quelque relâche, on vit dabord reparaître la prospérité publique.
En voici un grand exemple. Le vieux Andronic Comnène était le Néron des Grecs ; mais, comme, parmi tous ses vices, il avait une fermeté admirable pour empêcher les injustices et les vexations des grands, on remarqua que [343] , pendant trois ans quil régna, plusieurs provinces se rétablirent.
Enfin, les Barbares qui habitaient les bords du Danube sétant établis, ils ne furent plus si redoutables et servirent même de barrière contre dautres Barbares.
Ainsi, pendant que lEmpire était affaissé sous un mauvais gouvernement, des choses particulières le soutenaient. Cest ainsi que nous voyons aujourdhui quelques nations de lEurope se maintenir, malgré leur faiblesse, par les trésors des Indes ; les états temporels du pape, par le respect que lon a pour le souverain ; et les corsaires de Barbarie, par lempêchement quils mettent au commerce des petites nations, ce qui les rend utiles aux grandes [344] .
Lempire des Turcs est à présent à peu près dans le même degré de faiblesse où était autrefois celui des Grecs. Mais il subsistera longtemps : car, si quelque prince que ce fût mettait cet empire en péril en poursuivant ses conquêtes, les trois puissances commerçantes de lEurope connaissent trop leurs affaires pour nen pas prendre la défense sur-le-champ [345] .
Cest leur félicité que Dieu ait permis quil y ait dans le monde des nations propres à posséder inutilement un grand empire.
Dans le temps de Basile Porphyrogénète, la puissance des Arabes fut détruite en Perse. Mahomet, fils de Sambraël, qui y régnait, appela du nord trois mille Turcs en qualité dauxiliaires [346] . Sur quelque mécontentement, il envoya une armée contre eux ; mais ils la mirent en fuite. Mahomet, indigné contre ses soldats, ordonna quils passeraient devant lui vêtus en robes de femmes ; mais ils se joignirent aux Turcs, qui dabord allèrent ôter la garnison qui gardait le pont de lAraxe, et ouvrirent le passage à une multitude innombrable de leurs compatriotes.
Après avoir conquis la Perse, ils se répandirent dorient en occident sur les terres de lEmpire, et, Romain Diogène ayant voulu les arrêter, ils le prirent prisonnier et soumirent presque tout ce que les Grecs avaient en Asie, jusquau Bosphore.
Quelque temps après, sous le règne dAlexis Comnène, les Latins attaquèrent lOccident. Il y avait longtemps quun malheureux schisme avait mis une haine implacable entre les nations des deux rites, et elle aurait éclaté plus tôt si les Italiens navaient plus pensé à réprimer les Empereurs dAllemagne, quils craignaient, que les Empereurs grecs, quils ne faisaient que haïr.
On était dans ces circonstances, lorsque tout à coup il se répandit en Europe une opinion religieuse que les lieux où Jésus-Christ était né, ceux où il avait souffert, étant profanés par les Infidèles, le moyen deffacer ses péchés était de prendre les armes pour les en chasser. LEurope était pleine de gens qui aimaient la guerre, qui avaient beaucoup de crimes à expier, et quon leur proposait dexpier en suivant leur passion dominante tout le monde prit donc la croix et les armes.
Les croisés, étant arrivés en Orient, assiégèrent Nicée et la prirent ; ils la rendirent aux Grecs, et, dans la consternation des infidèles, Alexis et Jean Comnène rechassèrent les Turcs jusquà lEuphrate.
Mais, quel que fût lavantage que les Grecs pussent tirer des expéditions des croisés, il ny avait pas dempereur qui ne frémît du péril de voir passer au milieu de ses États et se succéder des héros si fiers et de si grandes armées.
Ils cherchèrent donc à dégoûter lEurope de ces entreprises, et les croisés trouvèrent partout des trahisons, de la perfidie, et tout ce quon peut attendre dun ennemi timide.
Il faut avouer que les Français, qui avaient commencé ces expéditions, navaient rien fait pour se faire souffrir. Au travers des invectives dAndronic Comnène contre nous [347] , on voit, dans le fond, que, chez une nation étrangère, nous ne nous contraignions point, et que nous avions pour lors les défauts quon nous reproche aujourdhui.
Un comte français alla se mettre sur le trône de lEmpereur ; le comte Baudouin le tira par le bras et lui dit : « Vous devez savoir que, quand on est dans un pays, il en faut suivre les usages. Vraiment, voilà un beau paysan, répondit-il, de sasseoir ici, tandis que tant de capitaines sont debout ! »
Les Allemands, qui passèrent ensuite, et qui étaient les meilleures gens du monde, firent une rude pénitence de nos étourderies et trouvèrent partout des esprits que nous avions révoltés [348] .
Enfin, la haine fut portée au dernier comble, et quelques mauvais traitements faits à des marchands vénitiens, lambition, lavarice, un faux zèle, déterminèrent les Français et les Vénitiens à se croiser contre les Grecs.
Ils les trouvèrent aussi peu aguerris que, dans ces derniers temps, les Tartares trouvèrent les Chinois. Les Français se moquaient de leurs habillements efféminés ; ils se promenaient dans les rues de Constantinople revêtus de leurs robes peintes ; ils portaient à la main une écritoire et du papier, par dérision pour cette nation qui avait renoncé à la profession des armes [349] ; et, après la guerre, ils refusèrent de recevoir dans leurs troupes quelque Grec que ce fût.
Ils prirent toute la partie dOccident et y élurent empereur le comte de Flandres, dont les États éloignés ne pouvaient donner aucune jalousie aux Italiens. Les Grecs se maintinrent dans lOrient, séparés des Turcs par les montagnes et des Latins par la mer.
Les Latins, qui navaient pas trouvé dobstacles dans leurs conquêtes, en ayant trouvé une infinité dans leur établissement, les Grecs repassèrent dAsie en Europe, reprirent Constantinople et presque tout lOccident.
Mais ce nouvel empire ne fut que le fantôme du premier et nen eut ni les ressources ni la puissance.
Il ne posséda guères en Asie que les provinces qui sont en deçà du Méandre et du Sangare ; la plupart de celles dEurope furent divisées en de petites souverainetés.
De plus, pendant soixante ans que Constantinople resta entre les mains des Latins, les vaincus sétant dispersés et les conquérants, occupés à la guerre, le commerce passa entièrement aux villes dItalie, et Constantinople fut privée de ses richesses.
Le commerce même de lintérieur se fit par les Latins. Les Grecs, nouvellement rétablis, et qui craignaient tout, voulurent se concilier les Génois en leur accordant la liberté de trafiquer sans payer des droits [350] ; et les Vénitiens, qui nacceptèrent point de paix, mais quelques trêves, et quon ne voulut pas irriter, nen payèrent pas non plus.
Quoique, avant la prise de Constantinople, Manuel Comnène eût laissé tomber la marine, cependant, comme le commerce subsistait encore, on pouvait facilement la rétablir. Mais, quand, dans le nouvel empire, on leut abandonnée, le mal fut sans remède, parce que limpuissance augmenta toujours.
Cet État, qui dominait sur plusieurs îles, qui était partagé par la mer, et qui en était environné en tant dendroits, navait point de vaisseaux pour y naviguer. Les provinces neurent plus de communication entre elles ; on obligea les peuples de se réfugier plus avant dans les terres pour éviter les pirates ; et, quand ils leurent fait, on leur ordonna de se retirer dans les forteresses pour se sauver des Turcs [351] .
Les Turcs faisaient pour lors aux Grecs une guerre singulière : ils allaient proprement à la chasse des hommes ; ils traversaient quelquefois deux cents lieues de pays pour faire leurs ravages. Comme ils étaient divisés sous plusieurs sultans, on ne pouvait pas, par des présents, faire la paix avec tous, et il était inutile de la faire avec quelques-uns [352] . Ils sétaient faits mahométans, et le zèle pour leur religion les engageait merveilleusement à ravager les terres des chrétiens. Dailleurs, comme cétaient les peuples les plus laids de la Terre, leurs femmes étaient affreuses comme eux [353] ; et, dès quils eurent vu des Grecques, ils nen purent plus souffrir dautres [354] . Cela les porta à des enlèvements continuels. Enfin, ils avaient été de tout temps adonnés aux brigandages, et cétaient ces mêmes Huns qui avaient autrefois causé tant de maux à lEmpire romain.
Les Turcs inondant tout ce qui restait à lEmpire grec en Asie, les habitants qui purent leur échapper fuirent devant eux jusquau Bosphore, et ceux qui trouvèrent des vaisseaux se réfugièrent dans la partie de lEmpire qui était en Europe, ce qui augmenta considérablement le nombre de ses habitants. Mais il diminua bientôt. Il y eut des guerres civiles si furieuses que les deux factions appelèrent divers sultans turcs sous cette condition [355] , aussi extravagante que barbare, que tous les habitants quils prendraient dans les pays du parti contraire seraient menés en esclavage, et chacun, dans la vue de ruiner ses ennemis, concourut à détruire la Nation.
Bajazet ayant soumis tous les autres sultans, les Turcs auraient fait pour lors ce quils firent depuis, sous Mahomet II, sils navaient pas été eux-mêmes sur le point dêtre exterminés par les Tartares.
Je nai pas le courage de parler des misères qui suivirent ; je dirai seulement que, sous les derniers empereurs, lEmpire, réduit aux faubourgs de Constantinople, finit comme le Rhin, qui nest plus quun ruisseau lorsquil se perd dans lOcéan [356] .