Onosander

Nous savons, par Suidas, que cet Onosander était un philosophe platonicien. On ignore dans quel temps il a vécu, car il semble peu probable que ce Quintus Veranius, à qui Onosander dédie son livre, soit le même dont il est fait mention dans Tacite.

Les biographes qui n’en doutent pas font Onosander contemporain de l’empereur Claude, vers le Ier siècle de notre ère ; ces écrivains, tout laborieux qu’ils se montrent, s’occupent plus souvent de trancher que de résoudre ces sortes de difficultés.

Il a paru singulier qu’un philosophe tel que celui-ci osât aspirer à l’honneur de donner des instructions aux généraux. Mais la discipline romaine, après avoir vaincu tant de peuples célèbres déchut rapidement de son éclat : on ne la reconnaissait plus à la fin du troisième siècle ; dans le quatrième et le cinquième, les phalanges des Barbares faisaient trembler la légion.

On lisait beaucoup alors les ouvrages de Frontin et de Polyen. Ayant rassemblé plusieurs actions militaires, Frontin, qui entendait la guerre, les avait rangées dans un ordre excellent. Il composa ainsi un système de science, fondé uniquement sur l’expérience et la pratique des meilleurs généraux. Polyen recueillit aussi un grand nombre de faits auxquels il donna le titre de Stratagèmes ; mais il n’observa pas la même distribution. Onosander diffère entièrement de ces deux écrivains : la Science du chef d’armée ne contient aucun exemple.

Toutefois, comme Onosander a puisé à de très bonnes sources, son livre offre d’excellentes, maximes et de beaux préceptes, qui sont autant de témoignages du grand sens des anciens. Son style est assez élégant, et il court après les fleurs de rhétorique comme tous ces Grecs qui, depuis les Antonins jusqu’au siècle de Théodose, ont inondé le monde de leurs écrits.

Sans la prédilection toute particulière que le maréchal de Saxe avait pour Onosander et la grande célébrité qu’il a conquise à notre philosophe, nous aurions pu nous dispenser de l’imprimer ici, puisque l’empereur Léon (qui pensait apparemment comme le maréchal de Saxe), l’a inséré presque en entier dans ses Institutions militaires.

Le baron de Zur-Lauben a donné une traduction estimée d’Onosander. Celle de Guischardt, moins connue, nous paraît préférable sous plusieurs rapports.

Le Général en chef

PRÉFACE DE L’AUTEUR.

Un auteur qui écrit sur le manège, sur la pêche, sur l’agriculture, fait bien d’adresser son ouvrage à ceux qui s’occupent de ces exercices. La dédicace d’un traité sur la guerre est due à des Romains, surtout à ceux qui, comme vous, Quintus Veranius, justifient le choix de notre auguste empereur par leurs talents et par l’éclat de leur naissance, et qui méritent ainsi d’être placés dans le sénat et à la tête des armées. Aussi n’est-ce point à dessein de les instruire que je leur dévoue mes écrits. Je n’ignore pas les progrès qu’ils ont faits dans l’art de commander. Je n’aspire qu’à l’honneur de leur voir agréer cet ouvrage. Leur approbation me flatterait d’autant plus, qu’ils sont très éclairés, et très capables de discerner le vrai d’avec le faux et le mérite d’avec la présomption.

Je n’ai pas à craindre qu’on me reproche d’avoir traité des matières déjà connues, puisque je ne prétends nullement me borner à un simple récit de faits militaires ; mais, que je me propose de réduire en système tout ce qui est de la compétence d’un général d’armée, et par conséquent il est nécessaire que mes lecteurs en aient déjà quelque idée.

Je m’estimerais heureux si je pouvais réussir à renfermer dans mon livre la théorie de tous les faits d’armes des Romains. Je serais sûr, en ce cas, non seulement que les personnes à qui je les dédie ne me refuseraient pas leur suffrage ; mais même que cet ouvrage deviendrait un sujet de méditation pour tout bon chef d’armée. On le regarderait comme un présent du ciel, consacré à l’auguste déesse de la paix, et transmis à la postérité par les anciens généraux.

En effet, on verra ici exposées dans tout leur jour les fautes qui ont fait échouer tant de généraux, ainsi que les causes du succès et de la gloire des autres.

C’est à la vertu et à la valeur que les Romains doivent l’avantage d’avoir étendu leur empire au-delà de tout autre, si bien qu’affermi par tant de siècles, il est maintenant inébranlable. Ce n’est point l’ouvrage de la fortune. La bonté de leurs troupes et l’habileté de leurs généraux sont les instruments de ces conquêtes rapides, qui leur ont presque soumis l’univers.

Nous pouvons invoquer la fortune dans nos entreprises, mais il ne faut pas s’attendre qu’elle seule nous donne la victoire. Ceux qui attribuent le succès de la guerre au hasard, et qui prétendent que la conduite du général n’y a pas contribué, sont dans une erreur grossière. Il est également injuste d’accuser la fortune de la perte d’une armée, ou de priver un général de l’honneur de la victoire en accordant au hasard ce qui n’est que l’effet de sa prudence.

Naturellement on est plus porté à ajouter foi aux écrivains, du métier, qui ont de l’expérience, qu’à ceux qui n’ont que la théorie ; quoique souvent peu de solidité et de justesse soit le partage des uns, tandis que l’évidence et la précision est celui des autres. Mon entreprise exige que je prévienne cet injuste préjugé.

Ce n’est ici qu’un recueil d’observations sur les faits les plus célèbres de l’antiquité et sur les mémoires les plus authentiques de ces guerriers, dont les dignes descendants conservent encore le même goût pour les armes et pour la gloire, en quoi ils surpassent toutes les autres nations. Ce ne sont donc pas des maximes que j’invente dans mon cabinet. Ce que j’avance est fondé sur la pratique. On peut en trouver des exemples dans les différentes guerres que les Romains ont eu à soutenir ; car j’ai recueilli avec soin tout ce que ces grands maîtres dans l’art de la guerre ont pratiqué, pour éviter les dangers et pour surmonter les obstacles.

Un auteur qui annoncera du nouveau paraîtra aux crédules plus merveilleux que celui qui renonce au titre d’inventeur. Ce n’est pas leur suffrage que j’ambitionne. Un général d’armée qui donnerait un système de guerre ne diminuerait pas son mérite en empruntant des autres ce qui est propre à son sujet, sans se borner à ne citer que soi-même.

On ne saurait donc regarder comme un défaut de mon livre que j’écrive sur des sujets connus. J’avoue franchement que je les ai tirés d’ailleurs. Il m’en revient cet avantage, que l’on ne pourra soupçonner ma véracité, et que j’aurai moins de jaloux.


CHAPITRE PREMIER.

Du choix d’un général

La dignité de général ne doit pas être un privilège héréditaire de famille, comme la prêtrise, ni l’apanage des richesses, comme l’emploi de présider aux spectacles. Elle est due aux qualités personnelles. On exige qu’un général soit continent, sobre, tempérant, économe, laborieux, homme d’esprit, généreux, de moyen âge, éloquent, père de famille, et issu d’une illustre maison.

La sobriété lui est nécessaire, pour empêcher qu’en se livrant trop à la volupté, il ne néglige les choses importantes.

La continence ne l’est pas moins pour maîtriser ses passions, qui sont d’autant plus dangereuses, qu’il a plus de pouvoir.

La tempérance l’empêche de se livrer aux excès qui absorbent la raison. Il veillera sans peine ; et dans le silence de la nuit, l’esprit du général livré à soi-même imagine des projets et trouve les moyens de les exécuter.

Il doit être économe et frugal, pour mieux employer son temps qu’en donnant des festins. Le luxe ne peut qu’amollir son coeur et son esprit.

Qu’il soit laborieux et qu’il supporte le travail sans peine, afin que les soldats ne s’aperçoivent pas qu’il est le premier qui se ressent des fatigues de la guerre.

La vivacité et la présence d’esprit lui fournissent des expédients à tout. Homère compare cette qualité au vol des oiseaux. A la guerre on est souvent forcé de prendre son parti sans avoir le temps de délibérer.

Il faut qu’un général soit désintéressé, généreux, à l’abri de toute corruption. L’or éblouit quelquefois celui qui pourrait envisager sans crainte mille boucliers levés contre lui. L’ennemi trouve par son moyen des ressources qu’il n’a pas dans ses armes.

La jeunesse est susceptible de légèreté ; la vieillesse de faiblesse. Le général trop jeune échouera par témérité ; le vieux par lenteur, suite ordinaire du grand âge. L’homme qui est dans toute sa vigueur a déjà fait succéder la raison à la fougue. Le général qui réunit la force de l’esprit à celle du corps est le mieux en état de former et d’exécuter des projets.

La réputation établie d’un général est d’un grand prix pour le soldat, qui, se reposant sur l’effet de ses soins et de ses promesses, l’aime et le suit avec empressement, sachant qu’il courra les mêmes dangers que lui.

L’éloquence est une qualité dont le général tire de grands avantages. Dans un jour d’action il persuade le soldat de mépriser le danger et de rechercher la gloire. Sa voix a plus de force que le son de tous les instruments : elle console, elle raffermit le soldat dans le malheur : semblable aux médecins qui guérissent le corps, son éloquence agit avec succès sur les esprits et sur les coeurs.

Il est avantageux qu’un général ait de la naissance. Les troupes souffrent de se voir commander par un homme obscur. Il est plus naturel que les qualités que nous avons déduites soient le fruit de l’éducation que l’on donne à un homme bien né, que de celle que reçoivent des gens d’une basse extraction.

La richesse n’est pas un titre pour élever au commandement des armées, ni la pauvreté pour en exclure. Le mérite et la capacité sont les seuls que l’on doive consulter.

Si, à mérite égal, j’avais le choix entre le riche et le pauvre, je préférerais le premier ; comme je choisirais entre des armes, celles d’or et d’argent préférablement à celles de fer, si elles étaient également bonnes dans leur usage contre l’ennemi : c’est réunir le lustre à la bonté.

Le commandement n’est point fait pour des marchands, des banquiers, des usuriers, des agioteurs, quelque riches qu’ils puissent être.

L’homme qui ne pense qu’au gain aura difficilement l’élévation d’âme et les connaissances nécessaires à cet emploi , parce qu’il ne s’occupe que d’argent et de commerce.

Cependant la noblesse n’est pas indispensablement requise dans un chef. Des personnes d’une condition inférieure peuvent aussi être douées de qualités propres au commandement des armées.

On doit moins considérer dans un homme destiné au commandement des armées, les mérites de ses ancêtres que son mérite personnel. Ce ne seront point ceux de ses illustres morts qui sauveront l’état. Il serait absurde de prétendre que la vertu prouvât ses quartiers. Heureux cependant celui qui joint le mérite à la naissance, laquelle toute seule n’est qu’un vain titre.

Il est à présumer que le général qui en est dépourvu s’efforcera bien plus de remplir ses devoirs, que celui qui compte des triomphes dans sa famille. Fier de la gloire de ses ancêtres ; il la regarde comme un droit qu’elle lui donne aux faveurs de la fortune, et il néglige le soin de la mériter. L’autre, au contraire, qui le premier donne du lustre à sa famille, tâche de réparer le défaut de sa naissance par la grandeur de ses actions. Il s’efforce d’acquérir une gloire dont il est seul l’artisan ; à peu près comme ceux qui, nés sans biens, cherchent à s’en procurer à force de travail et d’industrie.

Il est à souhaiter que le général joigne à ces qualités celles de le politesse, de l’affabilité, d’un accès facile, et d’un grand sang-froid. Il doit éviter un excès de bonté dont le soldat abuserait, de même qu’un excès de sévérité, qui lui attirerait la haine des troupes. L’un perd la discipline, l’autre aliène les esprits. Lorsqu’il sera dans le cas de faire des promotions, son choix doit tomber sur des personnes dont il connaisse la bravoure, la fidélité et l’attachement pour la patrie. La richesse et la naissance peuvent être prises ensuite en considération.

Le grand nombre d’officiers qui sont employés dans une armée ne permet pas qu’on exige autant d’eux qu’on le fait d’un général. On choisit, autant qu’il est possible, des personnes nobles et riches pour être officiers. Leurs biens sont d’une grande ressource dans une armée où l’argent viendrait à manquer. En état d’ailleurs de faire de la dépense, ils peuvent soulager le soldat et se l’attacher par leurs libéralités. On peut même leur confier avec plus de sûreté des affaires d’importance, parce que leurs biens sont garants de leur fidélité. On ne doit pas commencer une fidélité. Mais il faut toujours, présupposer qu’ils ont des talents et de la capacité.

CHAPITRE II.

Du conseil de guerre.

Un général ne saurait apporter trop d’attention dans le choix des officiers destinés à composer son conseil. Quelquefois ces conseillers sont nommés par l’état. Ils sont aussi pris souvent parmi les premiers officiers de son armée. Chaque opération de la guerre est d’une si grande conséquence, que l’on ne saurait trop en examiner les projets avant de les exécuter. Comme un général doit se défier de la sûreté de ses lumières, par rapport au choix des différents moyens qui se présentent à son esprit, lorsqu’il ne consulte que sa propre raison, il lui est d’une grande utilité d’y pouvoir joindre les lumières de plusieurs autres personnes éclairées. Leurs avis le rassurent et fixent son indécision. Il ferait aussi mal de mépriser les conseils, que de ne savoir pas agir quelquefois sans en prendre. Dans le premier cas, il serait téméraire, et faible dans l’autre, Il y a des occasions qui ne donnent pas le temps de consulter, et qui échappent pour avoir voulu délibérer. Il en est d’autres où, faute d’avoir voulu convoquer un conseil, le général se trouve mal engagé : il voit, mais trop tard, que son imprudence est suivie du malheur qui est dû à sa présomption.

CHAPITRE III.

De la déclaration d’une guerre.

On ne doit pas commencer une guerre sans de justes motifs, ni sans avoir les moyens pour la soutenir. La justice d’une cause est agréable aux dieux et aux hommes. On peut alors espérer l’assistance divine et compter sur la bravoure du soldat. Au contraire, une guerre injuste attire la colère des dieux, et les soldats la craindront davantage que les efforts des ennemis. On ne doit déclarer la guerre qu’après avoir épuisé vainement les voies de la négociation pour obtenir ce qui est dû. De cette manière on justife la nécessité de recourir aux armes ; et les dieux sont témoins du regret que l’on a des maux que la guerre entraîne.

Le prince qui déclare la guerre sans être bien préparé, et qui n’a pas assez de forces pour couvrir ses états, s’expose à sa ruine. La guerre est un fardeau bien pesant qui écrase celui qui manque de forces pour le soutenir ; de même qu’un édifice qui croule sur ses fondements, s’ils sont trop faibles pour le porter. Le pilote dont le navire est bon et bien muni peut s’exposer aux vents et fournir sa course. Mais quelle honte pour  celui qui, faute de ces moyens, se voit obligé de rentrer dans le port ! La raillerie et le mépris sont le partage de celui qui entreprend inconsidérément et qui échoue par faiblesse ; sans avoir causé de mal à son ennemi, il ne s’en attire pas moins la haine qui est due à son intention.

CHAPITRE IV.

De la purification de l’armée.

La purification est une cérémonie sacrée, qui doit précéder l’ouverture de la campagne : le général appellera les devins et les prêtres pour la faire. Elle efface les taches des coeurs ; et le soldat purifié fera la guerre avec plus de confiance.

CHAPITRE V.

Des marches d’une armée.

L’armée doit toujours marcher en ordre, lors même qu’elle est éloignée de l’ennemi, dans son pays, comme ailleurs. On obligera le soldat à garder ses divisions, ses rangs et ses files, quand ce ne serait que pour l’accoutumer à cette exactitude. Elle est surtout nécessaire, lorsqu’on marche dans un pays ennemi, exposé aux attaques d’un général entreprenant. Les plus légères peuvent porter l’épouvante, et renverser une troupe qui est en désordre.

La disposition de la marche doit être telle que l’armée puisse toujours être en état de combattre. Il est essentiel de garder ses distances, ainsi que d’engager le soldat à être attentif aux signaux de convention. On marchera sur le plus grand front possible, pour diminuer la longueur de la colonne. On choisira le terrain le plus aisé, et le moins sujet aux défilés, qui occasionnent toujours du retard et de la confusion dans la troupe. La longueur d’une colonne qui marche sur ennemi, un front trop petit donne plus de prise à l’ennemi, qui, venant à l’attaquer en tête, pourra l’envelopper s’il a un front plus étendu. Il aura le même avantage qu’une armée rangée en bataille a sur celle de l’ennemi dont elle déborde les flancs. Si l’ennemi attaque la colonne en flanc, il parviendra bien aisément à la percer et à la rompre. Manoeuvrant pour faire face, elle ne peut opposer qu’une faible profondeur, vu sa longueur. L’attaque de la queue de la colonne a le même avantage que celle de la tête, par les mêmes raisons. La grande distance qu’il y a de l’une à l’autre les empêche de s’entre-secourir, et souvent l’attaque a réussi avant que le secours soit arrivé.

Il est donc toujours avantageux de faire marcher l’armée sur un aussi grand front qu’il est possible. La longueur d’une colonne peut occasionner une terreur panique. Lorsqu’après avoir passé une montagne, l’avant-garde qui a déjà débouché dans la plaine voit des troupes sur la hauteur, elle peut croire que c’est l’ennemi, et prendre la fuite.

Les équipages et les munitions doivent marcher au centre, si on craint l’ennemi à ses derrières. Les avant et arrière-gardes, pouvant être attaquées, il est en général prudent de les composer des meilleurs soldats.

On fera marcher des détachements de cavalerie en avant de la colonne pour reconnaître, surtout si on passe par des forêts et des pays couverts. Cette précaution empêche l’effet des embuscades que l’ennemi pourrait former, et qui, les voyant découvertes et sans effet, ne tendra plus de pièges aussi grossiers, dont le succès couvre de honte le général qui s’y laisse prendre.

Il est plus aisé de reconnaître l’ennemi dans un pays ouvert : le jour, c’est la poussière qui l’annonce, la nuit, ce sont des feux.

On doit toujours marcher pendant le jour, excepté dans des cas d’expéditions pressées ou de surprises, auxquelles la nuit est favorable.

La marche lente est nécessaire lorsqu’on s’approche de l’ennemi en ordre de bataille ; car autrement le soldat se fatigue, et se trouve sans force dans le combat.

Le général qui traverse un pays allié ne saurait donner des ordres trop sévères pour empêcher le désordre et le pillage. Rien n’est plus insolent qu’une troupe de soldats armés, à qui l’on a lâché la bride. La vue des richesses est un appât séducteur pour l’homme avide qui ne raisonne pas. Une faible raison suffit pour indisposer des alliés, et même pour en faire des ennemis.

On sait qu’en ruinant le pays de l’ennemi par le sac ou par le feu, c’est lui ôter les facultés de continuer la guerre, et qu’en le ménageant on les lui laisse. Cependant nous avons des exemples qui prouvent que, sans en venir à cette extrrmité, souvent les menaces d’un général ont produit la soumission d’un peuple ; avantage qui ne résulterait pas de l’exécution, puisque l’habitant qui se rend pour conserver ses biens, n’ayant plus rien à perdre, n’a plus rien à ménager. On doit traiter différemment le pays que l’on garde de celui que l’on abandonne. Celui du théâtre de la guerre exige la conservation de tout de qui peut être utile à l’armée pendant qu’elle doit y subsister.

Lorsque l’armée sera complète et prête à marcher, il ne faut pas la retenir dans son pays, ni dans celui des alliés, où elle ne fait qu’une consommation inutile et coûteuse. C’est chez l’ennemi qu’il faut la conduire au plus tôt. Il fournira, quoique pauvre, l’entretien nécessaire ; ce qui est autant d’épargné.

Les sûretés que l’on procurera aux marchands qui fournissent les provisions, soit par mer, soit par terre, produisent l’abondance dans le camp.

Si l’on marche dans un pays serré et montagneux, le général doit envoyer des détachements en avant, pour se rendre maîtres des défilés et des hauteurs ; sans quoi l’ennemi les occupant, il disputerait les passages, et pourrait empêcher l’armée de déboucher.

On doit avoir pour son propre pays les mêmes précautions que l’ennemi prend pour la défense du sien. Il ne suffit pas d’attaquer, il faut se mettre à l’abri d’une invasion.

CHAPITRE VI.

Des camps.

Tout camp dans le pays ennemi doit être couvert par une enceinte de retranchements, et par un fossé, ne fût-ce même que pour un jour. Le regret n’a jamais suivi celte précaution qui empêche toute surprise. On postera les gardes avec la même exactitude, éloigné de l’ennemi que s’il était en présence.

Lorsqu’on doit faire du séjour dans une province pour la mettre à contribution ou pour quelque autre raison, il faut asseoir son camp sur un terrain sec et sain. Le contraire a souvent causé des maladies et détruit une armée. Il sera bon de le changer quelquefois pour éviter les mauvaises exhalaisons, excvepté en hiver où le soldat, faisant des baraques, y est comme dans une ville.

CHAPITRE VII.

De l’exercice.

Dans les quartiers d’hiver le général emploiera le temps à montrer aux troupes les manoeuvres nécessaires en campagne. L’exercice les occupe et les maintient dans l’usage de ce qu’elles doivent pratiquer un jour d’action. La fainéantise amollit les cceurs et affaiblit les corps. On a vu les plus braves troupes dégénérer par la mollesse. L’homme entretenu dans le travail en soutient sans peine les fatigues ; lorsqu’il rentre en campagne ; au lieu qu’elles lui coûtent, s’il s’est livré à la paresse, dont il regrette les douceurs.

Le général profitera du temps de repos, pour aguerrir et instruire le soldat, non seulement des manoeuvres nécessaires à la guerre, mais aussi de l’exercice de la parade, afin de le rendre agile, adroit et dispos. Le plus fort des travaux du soldat peut toujours être regardé comme un temps de repos vis-à-vis de l’action.

Voici les parties les plus essentielles de l’exercice : on arrange le soldat suivant l’ordonnance des armes, pour l’accoutumer à savoir son département. Il doit connaître de vue et de nom l’homme qui est devant, derrière et à côté de lui, afin qu’au premier commandement il se trouve à son rang et à sa file ; il saura comment s’étendre et se serrer, faire les mouvements de droite et de gauche, les changements de files, en connaître les distances, les doubler et les déployer. Il faut qu’il connaisse toutes les différentes divisions de la phalange, et leurs évolutions, soit pour former simplement la phalange, soit pour se mettre sur un plus grand front, soit pour augmenter la profondeur. Il faut l’instruire à former l’ordre de bataille à deux fronts, de même qu’à faire la retraite, lorsque le signal en est donné.

On ne parvient à la précision de ces manoeuvres qu’à force de les exercer. Les commencements en sont gauches et pesants ; la vitesse et la justesse succèdent à la fin, avec l’exactitude, pour ainsi dire, d’une machine. Le musicien qui commence d’apprendre à jouer d’un instrument ne sait d’abord où placer ses doigts ; mais, s’habituant à connaître les cordes et les touches, il parvient à les parcourir avec vitesse et avec justesse. Le doigt s’unit d’une façon surprenante au souffle, pour rendre une harmonie agréable, au lieu qu’il ne formait que des dissonances dans les commencements.

Lorsque les troupes sont instruites de toutes les manoeuvres nécessaires, le général peut les diviser en deux corps, pour les faire combattre l’un contre l’autre. Afin d’éviter les accidents, il leur fera prendre des bâtons, ou des courroies, en guise d’arme tranchante, et des mottes de terre, en place des armes de jet.

Il formera les attaques des hauteurs, en accoutumant le soldat à monter des collines en courant. Il donnera de l’émulation par ses louanges à ceux qui se seront bien acquittés de l’attaque, ou de la défense. Cet exercice contribue à la santé du soldat, l’endurcit aux intempérances de l’air, et, lui donnant de l’appétit, lui fait trouver sa nourriture exquise.

On instruit de même la cavalerie par des combats simulés, la faisant escarmoucher, choquer et poursuivre. Ces exercices se font ordinairement dans la plaine : mais, comme ils sont plus difficiles à exécuter dans des pays montueux, il, sera bon d’en choisir quelquefois pour s’y accoutumer.

CHAPITRE VIII.

Des fourrages.

On doit observer un grand ordre pour faire fourrager l’armée. Le général commandera un corps d’infanterie et de cavalerie pour couvrir les fourrageurs. Pendant que ceux-ci chargeront, les autres, se postant en avant, resteront rangés en bataille, pour protéger le fourrage et sa retraite. Faute de cette précaution, l’ennemi peut se prévaloir de la faiblesse de ces gens détachés du camp, sans ordre et à la débandade, qui, empêchés par leur charge d’user du peu d’armes qu’ils portent, ne peuvent que succomber aux moindres attaques réglées. On doit infliger des peines rigoureuses à quiconque irait fourrager sans ordre.

CHAPITRE IX.

Des espions.

L’usage ordinaire est de condamner à mort les espions ; mais si l’armée est en bon état, et supérieure à celle de l’ennemi, on peut leur faire grâce, et les renvoyer après leur avoir fait observer même le nombre et la discipline des troupes. Leurs avis intimideront l’ennemi, bien plus qu’ils ne lui seront avantageux.

CHAPITRE X.

Des sentinelles et des gardes.

Le nombre des gardes fait la sûreté d’un camp. On relèvera souvent les sentinelles. Le soldat ne pouvant, sans souffrir, veiller toute la nuit, il serait mal de le contraindre, et même de le permettre, s’il offrait de le faire. L’homme fatigué ne saurait se garantir de la force du sommeil qui le saisit malgré lui. C’est pourquoi l’on ne permet pas au soldat qui est en sentinelle de s’asseoir ni de se coucher. Les gardes allumeront des feux à une bonne distance du camp ; par ce moyen ils découvriront de loin l’ennemi, sans que celui-ci puisse distinguer quelque chose. Le général qui sera dans le cas de décamper la nuit, et à l’insu de l’ennemi, faute de vivres, ou pour éviter une bataille, continuera ses feux dans son camp ; sans quoi l’ennemi, les voyant éteints, jugerait de la marche, et se porterait pour l’empêcher ou l’inquiéter.

CHAPITRE XI.

Des pourparlers avec l’ennemi.

Lorsqu’un général sera convenu d’une entrevue, il formera son escorte et sa suite des plus apparents de l’armée. Cette pompe extérieure impose quelquefois et fait condescendre plus aisément aux demandes. L’ennemi peut être plus frappé de cette vue que des raisons qu’on peut lui alléguer.

CHAPITRE XII.

Des transfuges.

Le général prudent se défie de tout transfuge ennemi qui offre de lui dévoiler des secrets importants. S’il s’en trouve quelqu’un cependant qui propose les moyens de surprendre l’ennemi, d’y conduire par des chemins inconnus, et qui marque l’heure propre à l’entreprise, alors le général intelligent pèse les circonstances du projet, et s’il y trouve de la probabilité, il s’assure de sa personne, le conduit avec l’armée pieds et poings liés, et il lui promet sa délivrance et une récompense s’il a dit vrai, ou le supplice s’il a dit faux. L’homme qui voit sa vie entre les mains de ceux qu’il conduit ne risque pas de les tromper, puisque sa perte serait plus certaine que le succès de sa fourberie.

CHAPITRE XIII.

De la forme des camps.

Un général campé près de l’ennemi en examine le camp. S’il forme un cercle dans la plaine, il peut moins juger de sa force, parce que sa circonférence a plus d’étendue qu’elle n’en annonce. Au contraire, celui qui paraît couvrir plus de terrain en lignes droites ou angulaires en contient moins en effet. L’habitude seule peut affermir l’oeil contre ces illusions nouvelles.

Tout camp assis sur une montagne paraît toujours plus grand, vu les inégalités du terrain, qui ne permettent pas de dresser les tentes régulièrement. Ces vides qu’on n’évalue pas trompent dans le calcul d’appréciation que l’on veut faire sur la totalité de la ligne. Il est, par conséquent, difficile de juger, par la figure d’un camp, du nombre des troupes qu’il contient.

Les raisons que je viens d’alléguer prouvent que le cercle est la figure la plus convenable pour tracer un camp, en le resserrant autant qu’il est possible.

Savoir cacher ses forces est souvent un trait d’habileté utile au général. Pour y parvenir, il ne faut sortir du camp ni pour attaquer, ni pour rencontrer l’ennemi. Il pourra croire que cette réserve provient de faiblesse ou de crainte. Comme il est aisé de juger sur les apparences, sans distinguer les effets d’une ruse de guerre, il est possible que l’ennemi s’y méprenne, et que, faisant succéder la négligence au mépris, il use de moins d’ordre et de précaution dans ses opérations. Les troupes étant portées à se négliger lorsqu’elles croient que les dangers sont faibles, et la victoire aisée, il est apparent que l’ennemi marchera pour attaquer un camp qu’il méprise ; mais le général, en sortant par différents endroits, en bon ordre, profitera de ses sages dispositions, ainsi que de la surprise de l’ennemi.

Le général qui sait son métier ne tombe point dans des pièges de cette espèce. Comme il est en état de faire lui-même ce que fait son ennemi, son génie lui dicte aussi les moyens de parer ses coups.

CHAPITRE XIV.

De la nécessité du secret.

Lorsqu’un général projette de surprendre quelque poste, ville, citadelle ou passage, cette entreprise exige autant de mesures et de diligence que de secret. Qu’elle se fasse de jour ou de nuit, il faut en cacher l’objet et ne la confier qu’aux généraux chargés de l’exécution. Il ne doit donner l’ordre et le détail qu’au moment de l’action. Comme le soldat est bientôt instruit dès que l’officier le sait, il n’y a qu’un insensé qui soit capable de divulguer d’avance ses projets ; ce serait le moyen d’occasionner une désertion. L’espoir d’une récompense pour une nouvelle essentielle peut engager le soldat à passer chez l’ennemi.

Il n’est point d’armée exempte de la désertion. La guerre fournit toujours des prétextes, tant aux esclaves qu’aux hommes libres, pour colorer leur crime.

CHAPITRE XV.

Des extispices.

Il faut toujours offrir des sacrifices avant de conduire l’armée à l’ennemi. Le général doit avoir des sacrificateurs et des devins à sa suite. La connaissance des entrailles des victimes est aisée, et elle lui sera très avantageuse. Elle le met en état de juger, sans le secours d’autrui, si les victimes annoncent du succès aux entreprises. Qu’il observe seulement d’appeler les principaux officiers pour témoins des bons augures, afin qu’en apprenant aux soldats que les dieux sont propices, ils les encouragent à faire bien leur devoir.

Les troupes, ont toujours plus de valeur, et obéissent plus promptement, lorsqu’elles croient être assurées de l’approbation des dieux. L’annonce des auspices favorables à l’armée rassure chaque individu. S’ils sont contraires, il faut rester dans une inaction totale, sans qu’aucune circonstance puisse obliger d’agir. Les menaces des dieux ne pouvant qu’être funestes, il faut en attendre la cessation et les consulter souvent même dans un jour. Une heure, un moment mal choisi, a été cause de la ruine de tel général, qui aurait peut-être réussi plus tôt ou plus tard. Il me paraît que les victimes contiennent autant de signes visibles et réguliers que nous en présentent les opérations magiques et les astronomiques même, dont les moindres différences influent au point de faire dans un instant un roi d’un esclave, ou un esclave d’un roi.

Je dois donner des raisons pour justifier les événements malheureux qui ont suivi les oracles les plus favorables. Tous les pays ont des assiettes différentes. On ignore quel sera le théâtre de la guerre. Les hommes en général, quoique instruits de la nature de leur pays, ne le sont pas de celle des autres. Souvent un général qui juge qu’il n’est qu’à une marche de l’ennemi s’empresse de le joindre. Pour cet effet, il le suit avec ardeur, pendant que l’ennemi se retire à dessein, afin de l’engager dans un pays resserré et dominé par des hauteurs. L’agresseur, sans soupçonner cette feinte, s’avance imprudemment, et ne s’aperçoit du piège que lorsque, menacé à ses flancs et à ses arrières, il ne voit aucune issue qui ne soit gardée soigneusement par des postes. Alors il est réduit à voir son armée défaite par les flèches dont elle est accablée, sans pouvoir s’en défendre, ou bien périr de faim faute de subsistances, s’il n’aime mieux se rendre à la discrétion de son vainqueur.

Cet exemple prouve qu’on ne peut taxer l’augure de fausseté, parce que des circonstances mal combinées ont changé la nature de l’objet sur lequel il était consulté.

CHAPITRE XVI.

Combien il est nécessaire d’user de prudence, en suivant un ennemi qui fuit.

On doit toujours se défier de la retraite de l’ennemi. La précaution qu’il faut prendre pour le suivre, c’est d’observer avec le plus grand soin la nature du pays où la poursuite s’engage ; car il est possible qu’un revers oblige le général qui suit de se retirer lui-même.

Il vaut mieux renoncer à poursuivre que de se hasarder trop légèrement. Pour se mettre en sûreté, il faut, à mesure qu’on s’avance, occuper les hauteurs, les défilés et la chaîne des montagnes ; s’assurer par des troupes des postes les plus essentiels, afin de pouvoir se retirer sans courir aucun risque d’être coupé. Je dis ceci, autant pour faire éviter de tomber dans un piège, que pour instruire à le tendre. On doit toujours admirer un général qui sait y attirer son ennemi.

CHAPITRE XVII.

De l’avantage de se procurer des nouvelles de l’ennemi.

Un général doit toujours admettre quiconque vient lui apporter des avis. Il faut qu’il soit accessible à toute heure du jour et de la nuit, fût-il à table, au bain ou au lit. Ceux qui sont d’un abord difficile par leur refus, ou par celui de leurs domestiques, s’exposent à négliger telle lumière qui aurait put leur être de la dernière conséquence, et dont le moindre délai empêche entièrement l’usage.

CHAPITRE XVIII.

Touchant l’heure convenable pour le repas des troupes.

Un général fera bien de fixer, au camp, une heure précise pour la réfection de son armée. S’il est hors du danger d’une attaque, il peut choisir cette heure indifféremment ; mais si sa position ou la faiblesse de ses retranchements l’expose à être attaqué subitement, il est nécessaire que le temps soit fixé ; le matin de bonne heure, afin qu’en cas d’attaque les soldats aient mangé avant que de s’engager ; la bataille pouvant durer jusqu’à la nuit, l’homme à jeun souffrirait et aurait moins d’aptitude à combattre. On doit recommander la sobriété, sans la pousser cependant au point de ne pas nourrir assez le soldat, l’excès de la profusion n’étant pas moins nuisible que celui du besoin. L’expérience prouve que cet objet est important.

CHAPITRE XIX.

L’égalité d’humeur est nécessaire à un général, même dans les revers.

Quel que puisse être le sujet qui donne de l’inquiétude aux soldats, soit que l’ennemi ait reçu un puissant renfort, soit qu’il ait remporté quelque grand avantage, le chef ne doit jamais en paraître ému ; au contraire, il faut que son extérieur soit rassuré, et que ses manières prévenantes marquent sa tranquillité et même sa gaieté. L’air d’un général influe sur l’esprit du soldat, et même s’imprime dans son coeur. Le général qui témoigne de l’assurance donne de la confiance à ses troupes, elles croient n’avoir rien à craindre ; mais celui qui montre de l’inquiétude et de la tristesse leur inspire de la timidité, et, leur abattant le coeur, il fait que le soldat ne voit que des dangers. Les harangues sont quelquefois moins éloquentes que la contenance du commandant : on peut soupçonner un discours de feinte et d’art ; mais l’air d’assurance est exempt de ces soupçons. Deux grands talents à réunir, ce sont, l’un, de savoir paraître, et l’autre, de savoir parler à propos ; cependant, s’il y a des cas où il faut animer le soldat, il y en a d’autres où il faut l’intimider.

CHAPITRE XX

Quelles sont les occasions où l’on doit inspirer aux soldats la crainte de l’ennemi, et où il faut les encourager.

Lorsque la discipline se relâche, il est nécessaire de grossir les dangers et de faire voir toutes les entreprises qui sont possibles aux ennemis. Sans intimider les troupes, cet avertissement les portera à la précaution. Le malheur demande qu’on relève les esprits, et la négligence qui provient d’une trop grande sécurité exige qu’on les abaisse : l’un rassure le timide, l’autre inspire de la prudence au présomptueux. Ces deux esprits existent dans les armées. C’est un éminent défaut que de craindre assez l’ennemi pour n’oser rien entreprendre contre lui, de même que de le mépriser trop pour négliger de se prémunir contre lui. Le général doit donc user à propos des moyens d’éviter ces deux grands défauts.

CHAPITRE XXI.

On peut encourager le soldat par l’aspect des prisonniers.

A l’approche d’une action dont le succès incertain peut préoccuper les troupes, il est avantageux de faire quelques prisonniers. Si ces hommes annoncent du courage par leur bon air, il faut les soustraire à la vue de l’armée, soit par la prison ou par la mort ; s’ils sont au contraire faibles et de mauvaise mine, il faut les lui montrer, après les avoir préalablement menacés et maltraités, afin de les avilir davantage aux yeux des soldats, leur faisant observer combien sont abjects les ennemis qu’ils doivent combattre. Le soldat, jugeant des autres par ceux qui lui sont présentés, les méprise et s’assure d’une victoire aisée. L’homme est disposé à juger en grand de tous les objets qu’il ne connaît pas, et, réfléchissant sur l’incertitude de l’avenir, il voit le péril du même oeil : il faudrait lui montrer la réalité pour lui épargner une dangereuse illusion.

CHAPITRE XXII.

Des ordres de bataille.

Tout ordre de bataille doit être relatif à l’espèce d’armes, d’hommes, de lieux et d’ennemi. L’habile général se détermine sans balancer sur chaque situation qui se présente. Je donnerai en peu de mots les règles générales qui sont convenables à tous les ordres de bataille, sans pourtant m’étendre sur les différentes exceptions qui peuvent y avoir lieu.

Une armée doit être rangée en conséquence de la disposition qui lui est opposée, et le général est contraint de placer sa cavalerie contre celle de l’ennemi. L’ordre ordinaire est de ranger la cavalerie sur les ailes, pour être à même d’attaquer l’ennemi en front et en flanc, et d’avoir assez d’espace pour manoeuvrer à telle profondeur qu’il puisse être.

On doit ranger les archers, les frondeurs et tous ceux qui sont destinés aux armes de jet devant la Phalange, parce que, s’ils étaient placés derrière, ils feraient autant de mal aux leurs qu’aux ennemis ; si on les mettait dans les rangs, ils n’auraient pas le libre usage de leurs armes, puisqu’ils ne pourraient point reculer pour bander leurs arcs, ni avancer pour prendre leur élan, ayant d’autres soldats derrière et devant eux, surtout pour le maniement de la fronde.

Les archers, en devançant le front, ont l’avantage de tout découvrir plus distinctement et d’ajuster bien leurs traits sur l’ennemi ; au lieu que s’ils étaient derrière, ils seraient obligés de tirer par-dessus les autres, et par conséquent avec moins de justesse et de force.

S’il se trouve de l’inégalité dans le terrain du champ de bataille, il est à propos de placer les gens de trait sur les hauteurs ; et, si l’ennemi s’en est déjà emparé, il faut employer cette espèce de troupes pour l’en chasser, parce qu’il leur est plus aisé d’y grimper pour l’attaquer brusquement de même que pour se retirer, à cause de la légèreté de leurs armes.

On laisse des intervalles entre les corps afin que les troupes légères, après avoir jeté leurs traits, puissent s’y retirer. Elles doivent le faire en ordre par les sections, et se placer derrière la phalange lorsque les ennemis se disposent à charger, afin de laisser par cette manoeuvre le front libre ; sans les intervalles il faudrait que ces troupes fassent tout le tour de la phalange par ses flancs pour se former derrière, ce qui serait sujet à inconvénient, parce que l’ennemi pourrait les barrer et les réduire à se jeter sur la phalange, ce qui y causerait de la confusion. Il serait bon d’avoir des tireurs sur les ailes pour qu’ils tirent, pendant le combat, obliquement sur l’ennemi, qui s’en trouverait d’autant plus incommodé qu’il leur prêterait un côté à découvert. C’est dans ce cas que la fronde est d’un grand usage, le plomb qu’elle lance étant de couleur à n’être pas distingué dans l’air, ni par conséquent évité. La force avec laquelle la fronde le fait voler est si grande qu’il s’échauffe en l’air et qu’il fait de profondes blessures, qui sont à peine perceptibles, parce qu’elles se referment presque aussitôt qu’elles sont formées.

Un général qui est faible en troupes légères, et à qui l’on en oppose un grand nombre, doit faire marcher le premier rang de sa phalange très serré, les soldats portant devant eux leurs boucliers, dont la grandeur peut les couvrir. Il faut que ceux du second rang les tiennent élevés au-dessus de leurs têtes, et qu’ils marchent dans cet ordre aussi près qu’il est possible de l’ennemi. Ces boucliers, qui forment une espèce de toit, les mettront à l’abri de ses traits. S’il se trouve des deux côtés un nombre égal de troupes légères, on les jettera en avant pour escarmoucher, en attendant l’attaque à laquelle se disposera la phalange ; elles peuvent ensuite être avantageusement placées aux ailes, leurs traits obligeant les ennemis de se serrer sur leur centre, ce qui ne peut se faire sans y causer quelque désordre.

On ne doit pas, dans la crainte d’être débordé, étendre son front aux dépens de la profondeur de sa phalange, parce que se trouvant diminuée par sa longueur, l’ennemi en pourrait attaquer le centre, qu’il percerait aisément ; et, se tournant ensuite à droite et à gauche de l’ouverture qu’il y aurait faite, il prendrait la phalange même à dos. Le général doit non seulement éviter cette faute, mais encore en savoir profiter si elle est commise par son ennemi.

L’erreur opposée, et qui n’est pas moins à éviter, ce serait d’avoir un trop petit front et trop de profondeur, ce qui donnerait à l’ennemi la facilité d’attaquer par les flancs, qu’il déborderait, et d’envelopper tout le corps.

Il est aussi nécessaire d’avoir de bons soldats sur les flancs et aux derniers rangs qu’aux premiers, parce que le général intelligent qui voit son adversaire se disposer à l’envelopper doit opposer à ce mouvement celui de déployer ses derniers rangs sur ses ailes, afin de les étendre ; s’il arrive que l’on ne soit pas à temps d’éviter d’être enveloppé, il faut ordonner un demi-tour à droite aux derniers rangs pour faire face à l’ennemi qui aurait gagné les arrières, ce qui formera la phalange à double front ; et, dans ce cas, les soldats pourront soutenir l’attaque aussi bien que ceux des premiers rangs.

Le général qui se sent inférieur en nombre, et qui ne peut éviter le combat, doit choisir avec soin son emplacement et s’appuyer à une rivière ou bien à une montagne, observant de faire garder les hauteurs. Indépendamment de l’habileté du général, le hasard ne laisse pas de contribuer à procurer une bonne position à l’armée, puisqu’il ne saurait en choisir où le pays n’en offre point ; mais en ce cas son talent consiste à choisir le meilleur, et à avoir le coup d’oeil assez juste pour le discerner d’abord.

Une disposition assez ordinaire aux commandants d’une nombreuse armée, c’est de s’avancer avec les ailes plus qu’avec le centre, et de former de cette manière un rentrant, dans l’espérance que l’ennemi venant attaquer ce centre formera en allant à la charge un saillant, et qu’alors le surpassant en nombre, il pourra l’envelopper de ses ailes. Le moyen de l’éviter, c’est de diviser son armée en trois corps, dont les deux des côtés chargent les ailes, tandis que celui du centre demeure immobile ; alors les troupes du milieu du rentrant opposé deviennent inutiles si elles restent dans leur ordre, et si elles le changent en marchant en avant pour former une ligne droite elles s’exposent à crever, les ailes engagées au combat ne pouvant s’ouvrir pour leur faire place. Ce mouvement entraîne nécessairement au moins de la confusion. Le corps qui n’est point engagé peut alors l’attaquer avec avantage. Supposé qu’on ne change pas la première position, il faut envoyer des troupes légères pour occuper et harceler le centre.

On peut aussi avancer pour l’attaque en phalange oblique. L’effort de cette disposition se fixe sur l’une ou l’autre aile, que l’on attaque avec l’élite de l’armée. Comme l’ennemi ne peut faire usage que d’une partie de ses troupes, il est souvent forcé de plier ; et la déroute d’une aile entraîne presque toujours celle de toute l’armée. Un autre moyen encore, qui peut avoir du succès, c’est de feindre une retraite même précipitée. L’ennemi, prenant cette manoeuvre pour une fuite, s’animera, et, voulant poursuivre avec vivacité, l’ardeur entraînera le soldat hors de son rang. Alors l’armée en retraite fera face, et attaquera avec grand avantage une troupe en désordre, et surprise d’une démarche aussi hardie.

Il est nécessaire d’avoir un corps séparé de la phalange, composé d’hommes choisis, pour être prêts à secourir cette partie de la phalange, qui, étant surchargée, a besoin d’aide. L’effet d’un renfort de troupes fraîches, c’est d’encourager celles auxquelles il se joint, et de décourager l’ennemi, déjà affaibli par un long engagement.

On peut trouver un grand avantage à laisser un corps à quelques stades de l’armée, avec ordre de joindre lorsque le combat est engagé. L’ennemi voyant avancer des troupes avec précipitation en sera étonné, surtout s’il a des avis que l’armée attend du secours, et, s’il s’est hâté de livrer bataille avant l’arrivée de ce renfort, il ne manquera pas de juger que ces troupes en marche sont le secours attendu, et ne pouvant apprécier leur force, il les croira bien plus considérables, ce qui seul est capable de le déterminer à fuir sans même attendre leur attaque.

Tout surcroît inattendu de troupes, dans un jour d’affaire, surprend toujours l’ennemi. L’homme est disposé à l’illusion, et son imagination augmente ordinairement tout ce qui le menace.

De toutes les surprises de cette espèce, la plus frappante est causée par une attaque imprévue des troupes en embuscade ; pour cet effet, le général fera bien d’y avoir recours en détachant du monde dans la nuit pour se cacher quelque part. Ces troupes doivent paraître lorsque les armées sont engagées et attaquer l’ennemi à dos, lequel se trouvant entouré tâcherait même vainement de se dégager par la fuite.

Le général, en se portant pendant l’action de la droite à la gauche, doit encourager ses soldats en leur criant que l’aile d’où il vient a la supériorité quand même cela ne serait pas, ou bien leur dire que le général des ennemis est tué. S’il se peut que les ennemis entendent ce bruit, il produira un effet aussi avantageux pour les uns que désavantageux pour les autres. Il y a plus d’un exemple où de pareilles nouvelles ont décidé la victoire.

On doit faire en sorte, dans l’arrangement de l’armée, de réunir les gens d’une même patrie : l’homme à côté de son frère, de son ami ou de son voisin, combattra avec plus d’intérêt et de valeur qu’auprès d’un inconnu ; les liens de parenté ou d’amitié engagent à se soutenir mutuellement, et à redouter davantage la honte et les reproches qu’entraîne la fuite.

CHAPITRE XXIII.

Des ordres, du mot de campagne, et des signes pour se reconnaître.

Le général doit charger ses officiers de donner les ordres, la parole et le signe de reconnaissance, vu qu’il perdrait son temps en prétendant s’en acquitter lui-même. il donnera ses ordres au premier officier, qui devra les communiquer à son inférieur immédiat, pour qu’ils passent ainsi progressivement de grade en grade jusqu’au dernier. Les ordres passeront avec la même rapidité que les signaux que l’on donne par des feux, au moyen desquels les troupes répandues dans un espace considérable de pays sont averties dans un instant d’un avis convenu.

Indépendamment de la parole, on peut se reconnaître à des signes, qui se font en mettant la main ou l’arme dans une position marquée. Ces signes peuvent être multipliés à l’infini, soit par le bruit des armes, ou par des gestes convenus, afin qu’en tout cas de mêlée, le soldat puisse distinguer son ami d’avec son ennemi, autrement qu’à la parole, qui peut avoir été surprise ou achetée. Cet usage est essentiel, lorsque l’armée est composée de diverses nations, qui n’entendant pas leurs différentes langues réciproques, n’ont d’autre moyen de se reconnaître que par des signes. On doit les donner même à ceux qui restent dans le camp, afin de les garantir de toute surprise ou tentative faite par ruse.

CHAPITRE XXIV.

De l’exactitude qu’il faut observer dans les rangs et dans les files.

Le général doit ordonner de garder exactement les rangs et les files, soit en se retirant, soit en poursuivant l’ennemi. Des gens dispersés, sont sans force et ont toujours du désavantage. Il est même nécessaire de poursuivre en bon ordre l’ennemi qui fuit, pour assurer la victoire : elle peut s’échapper, si l’ennemi qui se voit suivi en désordre se retourne, charge et repousse ceux même qui l’avaient vaincu. On doit donc avoir pour maxime générale, en toute occasion, d’observer, soigneusement les rangs et les files. Ou ne saurait rien effectuer sans cette attention.

CHAPITRE XXV.

De la propreté requise dans les armes.

Il est d’une grande importance que le soldat tienne ses armes propres, et en état. C’est une bien légère peine que d’aiguiser l’épée, de polir le casque et la cuirasse. Dans un jour d’action, le poli des armes peut éblouir l’ennemi, et lui imposer.

CHAPITRE XXVI.

Des cris de guerre.

L’usage est que le soldat crie en attaquant. Il convient dans ce moment de précipiter sa marche. Cette vivacité et ce bruit réuni des armes et de la voix font impression sur l’ennemi. Le soldat doit marcher serré, portant l’épée haute pour frapper. Les éclairs que produit la réverbération des rayons du soleil sur ces fers, menacent de loin l’ennemi de leurs coups. Il faut à cet égard tâcher de surpasser l’ennemi. Le général fera bien quelquefois de retenir son armée sur le bord de ses retranchements, jusqu’à ce qu’il ait bien jugé de la disposition de l’ennemi, avant de marcher à lui.

CHAPITRE XXVII.

Réflexions pour un général, avant et après une bataille.

Un bon chef d’armée doit arranger dans son esprit les troupes, les armes et les généraux dont il veut se servir, les endroits où il veut les placer, de même que la disposition des attaques qu’il veut mettre en usage. Il doit imiter un habile médecin, qui, connaissant la maladie dont on est menacé, médite d’avance sur les remèdes propres à en empêcher les pernicieux effets. Le général doit de même combiner tous les cas possibles, tant de son armée que de celle de l’ennemi, afin de former la meilleure disposition possible dans la situation présente, et avoir des expédients prêts pour parer à tous les inconvénients futurs.

Si l’ennemi est supérieur en cavalerie, il est à propos de choisir un pays coupé, montagneux et difficile, de même que d’éviter un engagement général, avant que d’y être parvenu. Il est nécessaire de laisser des gardes dans le camp, tant pour assurer les équipages, que pour empêcher les insultes de l’ennemi, qui ferait des tentatives, s’il le savait dépourvu de défense.

On ne peut ni louer, ni blâmer toujours un général qui coupe toute retraite à son armée, en détruisant ses retranchements, ou ses ponts, afin d’engager le soldat à mieux combattre, par l’alternative de vaincre ou de périr.

Toute entreprise formée avec de grands risques est plutôt d’un téméraire que d’un homme sage. Son succès est bien plus l’ouvrage du hasard que celui de la prudence. La victoire ou la défaite qui procède d’une témérité ne peut jamais faire honneur à celui qui en est l’auteur. On doit cultiver l’émulation qui engage les soldats à s’exposer, pour faire une belle action, parce que s’ils réussissent, il peut en résulter un grand avantage ; et que s’ils échouent, les conséquences n’en peuvent être fort considérables. Mais je ne saurais approuver que l’on expose tout le sort d’une armée comme sur un coup de dés.

Je blâme surtout ceux qui risquent une affaire, dont les suites désavantageuses peuvent être plus nuisibles que le succès n’en peut être utile ; car on ne saurait mettre en balance un médiocre avantage contre une ruine totale. Comme il n’y a en cela nulle proportion, le risque en est insensé. Mais, lorsque la position de l’armée est telle que, même sans livrer bataille, elle court le risque d’être détruite, en ce cas, il est à propos de hasarder la seule ressource qui reste, et d’ôter au soldat, pour la rendre efficace, tout moyen de retraite, en ne lui laissant que la victoire pour tout espoir de sa conservation.

Lorsque la perte est inévitable, il est certainement plus glorieux de n’y succomber qu’en combattant. En tel cas, il faut d’autant plus se déterminer à l’attaque qu’il est encore possible par ce moyen de réussir.

Non seulement dans cette occasion, mais dans toute autre, le général ne saurait trop faire sentir au soldat combien la fuite est dangereuse, vu qu’étant à la discrétion de l’ennemi, il ne peut qu’en être bientôt la victime au lieu que s’il tient ferme, il a bien plus d’espérance de sauver sa vie. Tout homme qui sera persuadé de ces vérités sera bon soldat. Si l’on peut parvenir à les faire sentir à une armée, on en doit espérer de grands avantages, parce que la fuite ne sera jamais sa ressource.

Indépendamment des dispositions réfléchies et antérieures au jour de l’action, il en est qu’il faut déterminer sur-le-champ, et que les circonstances exigent. C’est la présence d’esprit qui doit les former. Cette qualité, dans un général, ne s’acquiert ni par l’étude, ni par le travail : c’est un don.

L’effet de ces manoeuvres est d’autant plus sûr qu’il est moins attendu. Celles qui sont préméditées peuvent être prévues, et par conséquent parées ; mais celles qui ne se prennent que dans l’instant, sur ce qu’offre le hasard, ne peuvent qu’être admirées.

Nous pouvons comparer le général qui fait son plan de campagne au pilote qui, devant entreprendre un voyage, trace d’avance sa course. Mais s’il s’élève une tempête inattendue, il faut qu’il cède à sa violence, en changeant son cours et ses manoeuvres, pour sauver son vaisseau. Les grands dangers ne donnent pas le temps de délibérer ; il faut y remédier sur le champ : un instant de réflexion fait périr.

Un général doit ménager sa vie pour la conservation de son armée. La témérité convient au soldat, et non au commandant d’une armée. Il doit se présenter au combat avec précaution, et ne point s’exposer à charger lui-même sans nécessité. C’est sa tête ; et non son bras, qui doit agir. Les avantages qu’il pourrait remporter par sa force personnelle, ne balancent point les inconvénients où jetterait sa perte : les ordres émanant de lui, il ne doit s’occuper d’aucun autre emploi. Il en serait de lui comme d’un pilote qui voudrait quitter son gouvernail pendant l’orage, pour guinder un câble, ou faire le devoir d’un simple matelot. Il doit avoir soin de ses jours, si le bien de son armée lui tient à coeur. Plus il lui est nécessaire, et plus le mépris qu’il ferait de sa vie prouverait qu’il est plus imprudent encore que téméraire. Il se doit à son armée ; il manque donc à son devoir s’il s’expose, et s’il se perd mal à propos. On ne peut attribuer les succès qu’aux bonnes dispositions du chef. S’il a le mérite de l’architecte, pourquoi prétendrait-il aussi à celui du manoeuvre ? L’intrépidité est une qualité nécessaire à un général ; mais il doit y joindre la prudence. Il peut montrer l’une au soldat et lui cacher l’autre. Il doit savoir périr avec son armée, si elle est sans ressource. Il doit tâcher lui-même de vivre, pour l’aider à agir et à recueillir des lauriers. La mort d’un général a plus d’une fois occasionné la défaite d’une armée même victorieuse. Cette nouvelle répandue a redonné des forces aux vaincus et découragé les vainqueurs. Le devoir d’un général, en parcourant ses lignes, est de se porter où elles sont en danger ; d’applaudir aux actions d’éclat ; d’encourager les timides ; de menacer et de punir ceux qui ne font pas leur devoir. Il doit renforcer les endroits faibles, remplir les vides, en amenant d’ailleurs des troupes, qui, bien placées au commencement d’une affaire, sont devenues inutiles dans la suite par différentes circonstances. Il doit les observer soigneusement. C’est à son habileté à juger du temps, de l’occasion et de tous les avantages possibles.

Après s’être retiré du combat, son premier soin doit être de rendre grâces aux dieux par les sacrifices et les cérémonies accoutumées, en se réservant d’observer les voeux dans leur temps. Ensuite c’est de rechercher ceux qui se sont signalés, de même que ceux qui se sont mal conduits, afin de distribuer aux uns les honneurs et les récompenses qu’ils ont méritées, et aux autres le blâme et les punitions qui leur sont dues. Les marques d’honneur qu’un général accorde sont différentes, selon les nations et les usages des armées. C’est ordinairement une armure complète, ou bien quelque ornement distingué. Les récompenses se règlent aussi sur une part du butin, suivant le rang de ceux qui ont droit d’y prétendre. Les différents ordres des troupes sont aussi récompensés par leur promotion à un grade supérieur. Ces promotions faites en faveur de ceux qui les méritent, donnent de l’émulation à ceux qui y aspirent. Toute armée sera brillante, où l’on fera de la récompense et de la punition le salaire des actions,

Chaque individu tâchera de mériter l’une et d’éviter l’autre. Il ne faut pas restreindre les bienfaits à un petit nombre ; la totalité doit y participer, et jouir des fruits de la victoire. On permet ordinairement à l’armée de piller, ou les équipages, ou le camp, ou même la ville emportée l’épée à la main, à moins qu’il n’y ait quelque raison de le défendre. L’espoir du gain animant le soldat le porte à entreprendre avec plus de vigueur. On en a souvent ressenti l’avantage dans le cours d’une campagne. Le chasseur permet bien à ses chiens de participer à sa proie ; le soldat n’aurait-il pas le même droit ?

Il n’est pas toujours bon de permettre au soldat de piller après la victoire, il ne lui est surtout jamais permis de s’approprier des prisonniers. La vente en appartient au général seul.

Si l’on a besoin d’argent pour quelque entreprise, ou pour la subsistance de l’armée, le général peut s’attribuer toutes les prises pour y subvenir. C’est à lui à juger des circonstances qui les exigent, ou en tout ou en partie.

On ne doit pas, à mon avis, frustrer le soldat du gain que peuvent lui rapporter ces prises, surtout si le pays conquis est riche et abondant. Si la guerre paraît devoir durer, on ferait mal de tuer les prisonniers, principalement ceux qui sont élevés en dignité, quand même les alliés le demanderaient. On doit avoir égard à l’inconstance du sort, qui quelquefois se plaît à perdre ceux qui ont abusé de ses faveurs. En gardant les prisonniers, on se ménage les moyens de les échanger contre ceux des ennemis, et quelquefois même contre une place. On empêche aussi par-là l’ennemi de maltraiter ceux qu’il a pris, en pouvant le menacer d’user de représailles. Après avoir essuyé les fatigues et remporté la victoire, il faut donner du repos et des fêtes au soldat. Ces douceurs, suite du succès, lui font soutenir de nouveaux travaux avec plus de courage.

On doit avoir grand soin d’ensevelir les morts. La hâte ni le danger ne sont pas des raisons qui puissent jamais en dispenser le vainqueur. Non seulement c’est un devoir pieux envers ceux qui ne sont plus, mais on doit encore s’en acquitter pour satisfaire ceux qui restent. Tout soldat verrait avec peine que l’on manquât à cet égard à ses camarades qu’il aurait vu combattre et mourir avec valeur : il craindrait la honte d’être traité de même.

Dans le cas d’une défaite, le général doit tâcher de rallier ses troupes, les consoler, et chercher les moyens de réparer leurs pertes. Souvent, après une victoire, le vainqueur se relâche ; et le mépris de l’ennemi produit la négligence. Il est possible d’en tirer de l’avantage. C’est ainsi qu’une défaite peut naître d’une victoire.

Le malheur rend prudent. Le général qui n’a eu que des succès ignore les mesures qu’il faut prendre dans les disgrâces. La crainte peut à propos servir de sûreté. Le mépris de l’ennemi part d’une folle témérité dont on petit être la victime.

CHAPITRE XXVIII.

On doit être sur ses gardes, même en temps de trêve ou de paix.

Si l’on est convenu d’une suspension d’armes, on ne saurait la rompre sans trahison , ni se relâcher sans imprudence. Le général doit être dans une inaction de paix, et dans une défiance de guerre ; sans s’exposer au blâme de manquer à sa foi, il doit être en garde contre les effets d’une perfidie.

La confiance aux dieux est louable ; mais ils consentent que les hommes travaillent à leur propre sûreté. Il est sage de compter sur leur appui mais c’est être insensé que de compter sur leur vengeance. il vaut mieux leur épargner ce soin, et se mettre soi-même en garde, puisque leur courroux punit seulement le traître, et n’est d’aucune utilité à celui qui périt. Il faut réduire son ennemi à un tel point, que s’il tente une perfidie, il ait la honte, et de l’avoir entreprise, et de l’avoir exécutée en vain.

CHAPITRE XXIX.

De l’humanité requise à l’égard des conquêtes.

On doit surtout user de grands ménagements envers toute ville qui se rend. Ces procédés humains étendent leurs effets sur d’autres, qui, voyant avec quelle douceur on traite les villes conquises, se flattent d’obtenir les mêmes faveurs : au lieu que, si on met la rigueur en usage, en ôtant les privilèges, en permettant le pillage, ou en opprimant les habitants, cette méthode aliénera et aigrira les esprits ; de sorte que la guerre en deviendra plus difficile, et la victoire moins aisée. Le peuple, qui saura que le général est un tyran dur et inflexible, fera tous ses efforts pour se défendre. La crainte des souffrances rehausse le courage, et la faiblesse même est à craindre, quand elle est guidée par le désespoir. L’attente des grands maux que l’on n’évite pas même en se soumettant produit des prodiges de courage pour s’en garantir ; et l’on n’ignore pas combien sont dangereux des hommes poussés à bout. C’est cette raison qui rend des sièges si opiniâtres et si meurtriers, qu’un général ne doit quelquefois qu’à sa cruauté seule la nécessité où il est d’abandonner son entreprise.

CHAPITRE XXX.

Qu’on doit garder sa parole aux traîtres.

Il est d’une çonséquence extrême pour un général d’être fidèle à sa parole en toute occasion, et même envers un traître. Non qu’un tel homme puisse le prétendre, mais afin de s’assurer par-là les services de ses pareils, qui, persuadés d’obtenir la récompense promise, et gagnés par cet appât, peuvent se résoudre à livrer jusqu’à leur patrie. On achète toujours à bon marché l’action d’un traître. Le général ne doit donc rien épargner pour le gagner. Il ferait mal de se piquer de délicatesse, elle serait déplacée. Son emploi est de servir sa patrie, et non ses ennemis.

CHAPITRE XXXI.

Les connaissances d’astronomie sont utiles à un général.

Lorsqu’il s’agit de quelque entreprise contre l’ennemi dont on soit convenu, et qu’il faille exécuter pendant la nuit, la connaissance de l’horizon est absolument nécessaire au général, qui peut la fixer au lever de quelque étoile, temps certain et invariable. C’est un signal muet, qui peut être approprié à mille usages différents.

Si l’on est convenu, par des intelligences dans une place, de livrer une porte, de faire un massacre, ou de quelque autre complot, l’heure en doit être précise, pour que l’on agisse de concert en dedans et en dehors de la place, sans quoi l’un ou l’autre serait découvert, et l’entreprise manquée. Le lever d’un astre est un signe invariable dont on peut convenir. On peut connaître avec exactitude le nombre des stades que l’on veut parcourir, et le temps qu’ils exigent, en se réglant sur le lever des astres qui précèdent celui de la convention.

Les expéditions dont on est convenu de part et d’autre, et que l’on veut entreprendre pendant le jour, demandent d’autres mesures. Indépendamment de l’exactitude pour l’heure convenue, il faut envoyer de la cavalerie en avant, pour arrêter tout ce qui se présente, et pour empêcher que l’on n’en porte des avis dans la place. Le secret et la diligence sont nécessaires pour toute attaque de surprise, lors même que l’on n’a pas des intelligences, et partout où l’on est inférieur en forces. On ne peut exprimer quel est constamment le désordre et l’embarras d’une troupe qui est surprise et attaquée sans s’y attendre : la supériorité ne sert alors de rien. La délibération et la lenteur donnent à l’ennemi le temps de se reconnaître et de s’arranger : il vous attend en bon ordre et sans crainte. En général, au commencement d’une guerre, les succès sont toujours plus rapides qu’à la fin, parce que l’ennemi redoute davantage les forces qu’il ne connaît pas que celles qu’il a déjà mesurées. C’est ce qui doit engager à débuter avec vivacité.

CHAPITRE XXXII.

Des sièges.

L’attaque et la défense des places demandent beaucoup de capacité et de valeur de la part d’un général, ainsi qu’un grand appareil de machines. Il doit prendre des précautions infinies, et cacher ses desseins pour attaquer, ainsi que son adversaire pour se défendre. L’assiégé, quoique gêné à n’entreprendre qu’en conséquence des attaques, connaît les dangers qui le menacent, et il peut trouver des moyens pour s’y opposer. L’assiégeant, libre dans ses manoeuvres, et maître de les déterminer, n’en est pas moins pour cela exposé à toutes sortes de dangers. Quoiqu’il assure son armée par un bon fossé et par des retranchements bien gardés, il a le désavantage d’être vu par les ennemis, du haut de leurs murailles ; ils jugent de ses opérations, et peuvent apprécier leurs sorties pour détruire ses machines, et pour forcer tous ses endroits faibles.

Le général qui défend une place ne doit pas manquer de tenter de fréquentes sorties, pour inquiéter l’assiégeant. Elles sont d’autant plus à craindre, qu’il ignore d’où elles partent, et où elles se portent. Il est donc nécessaire, pour s’en garantir, qu’il reconnaisse toutes les portes et issues de la place, et qu’il les masque par des troupes en embuscade.

L’assiégeant doit encore préférer la nuit pour le temps de ses escalades. L’obscurité cachant ses dispositions aux assiégés, ils peuvent d’autant moins s’y opposer qu’ils ignorent quel est l’endroit qu’il veut attaquer, de même que le nombre des échelles et des hommes qu’il y destine. La consternation survient aisément, et produit de la confusion dans les ordres et dans l’exécution. L’attaque inopinée, dans la nuit, est toujours favorable à ceux qui la font, et dangereuse et terrible pour ceux qui l’essuient.

L’homme croit dans le danger, avec une pleine certitude, tout ce que la crainte lui inspire. Il résulte de là que la nuit grossit le danger, et que le moindre objet y paraît gigantesque. L’obscurité ne laisse à l’homme d’autre faculté de juger que par ce qui frappe ses oreilles. S’il apprend que l’ennemi a monté le rempart, n’y en eût-il qu’un, il croira qu’il y en a mille. Il fuit, et l’abandonne à l’ennemi, qui ne manque pas de profiter de cette terreur panique.

Comme dans un siège le soldat est obligé à toutes sortes de fatigues, et aux travaux les plus pénibles, l’exemple du chef est le plus sûr moyen d’y encourager le soldat. Le général, en s’y prêtant le premier, engagera le soldat à le suivre. Cette méthode a plus de force et d’effet que les menaces, ou que la violence. Le soldat sent alors toute la nécessité du travail ; il aurait honte de s’y refuser. Son général, en faisant comme lui, le flatte de l’idée qu’il le traite en camarade, et non en esclave.

Le général doit connaître le mécanisme et la force de chaque machine, et en mettre en oeuvre le plus grand nombre possible. Je ne prétends pas en donner le détail. Les plus utiles sont le bélier, l’hélépole [1] , la sambuque [2] , les tours fixes et mouvantes, la tortue à creuser, et la catapulte. Le nombre de ces machiness est proportionné aux entreprises, aux richesses, et aux troupes des assiégeants.

Leur construction et leur maniement appartiennent aux ingénieurs. Leur usage et leur direction sont du ressort du général, qui en destine le nombre et l’emplacement, suivant leurs qualités et suivant ses vues.

Il faut d’abord qu’il détermine la partie de l’enceinte de la ville contre laquelle il veut diriger son attaque principale, parce que, pour peu que cette enceinte soit étendue, il est difficile de placer des machines par toute sa circonférence. Ainsi, ne pouvant pas l’environner entièrement, il doit placer de distance en distance des corps de troupes, munis des échelles nécessaires. Ces troupes dispersées embarrassent l’ennemi, qui est obligé de leur faire face, sans quoi il serait exposé, en se dégarnissant, à voir une escalade réussir d’un côté ou d’un autre, qui ne serait pas assez gardé. S’il veut s’opposer partout, il ne peut le faire qu’en s’affaiblissant à l’attaque principale, qui serait alors poussée avec plus de vivacité et d’avantage, étant moins dérangée. Le général, ainsi qu’un athlète habile, met en usage des feintes et des positions variées, pour détourner l’attention de son adversaire, et dès qu’il y voit jour, il lui porte le coup mortel.

Lorsque des circonstances exigent la prompte réduction d’une ville, que l’armée du siège est fatiguée, et que le général veut harceler vivement l’ennemi pour la réduire, il doit partager son armée en plusieurs corps, suivant ses forces et celles de l’ennemi ; commencer l’attaque avec le premier corps, et ordonner au second d’être prêt et en réserve, et aux autres de prendre du repos. Lorsqu’il aura fait agir le premier assez longtemps, il le fera retirer et relever par le second, et ainsi des autres, en réglant cette répartition sur deux ou trois heures d’action. Par cette succession de troupes fraîches, elles peuvent toutes se reposer, et les attaques se continuer sans intervalles. L’assiégé, quoique assez nombreux, ne saurait user de cette méthode. Toujours en danger, il n’est guère susceptible de repos. Continuellement occupé de sa défense, il épuise ses forces, par les veilles et le travail, et se voit enfin réduit à capituler.

La nature assujettit l’homme au besoin du repos. Une troupe ne saurait être toujours en action, sans succomber. Le général, tout comme un autre, est soumis à cette nécessité, n’étant ni de diamant ni de fer. Lorsqu’il se ménage quelques heures de repos, il doit charger un officier de confiance de veiller pour lui, et de pourvoir aux ordres et aux dispositions nécessaires.

Il est des situations de places, que la nature a fortifiées avec autant d’avantage que l’art l’aurait pu faire, par des rochers escarpés, plus sûrs que des murailles. La bonté de ces assiettes fait quelquefois que l’on néglige de les garder, parce qu’on les croit inaccessibles. Un général peut s’en prévaloir, en engageant des soldats déterminés à tenter ces passages, qui se trouvent quelquefois plus praticables qu’on ne l’avait cru.

Quand une troupe est parvenue à escalader un rempart, on peut faire monter d’abord quelques trompettes. Leur bruit épouvantant l’ennemi, en lui faisant juger que la ville est prise, peut le porter à abandonner ses postes, et à fuir. Alors il est aisé d’attaquer les portes, d’escalader les murs, et de se rendre maître de la ville ; en ce cas la prise de la place serait due au hasard de quelques trompettes.

Lorsqu’un général s’est rendu maître d’une ville considérablement peuplée, et qu’il a lieu de craindre que les babitants ne s’attroupent et ne fassent une nouvelle résistance, ou qu’ils ne se retirent dans la citadelle pour s’y défendre de nouveau, il faut qu’il ordonne à ses crieurs de proclamer l’ordre de ne tuer qui que ce soit qui est désarmé ; car l’homme qui n’est pas rassuré sur le danger du massacre préfère mourir les armes à la main, et vendre cher sa vie.

On a quelquefois vu les habitants d’une ville en chasser des troupes qui en étaient déjà maîtresses ; et d’autres fois se retirer dans les citadelles, et s’y défendre de façon à causer bien de la perte et de l’embarras, en forçant un général à former un nouveau siège, plus meurtrier encore que le premier.

Mais dès que l’ordre d’accorder un bon quartier est proclamé, la plupart des habitants, et souvent tous sans exception, rendent les armes. S’il s’en trouvait d’assez résolus pour se défendre, la défiance réciproque et la crainte d’être abandonnés les engageraient à se rendre, pour ne pas encourir le sort d’être pris seuls les armes à la main. Dans ces moments critiques , il est rare et difficile de prendre, ainsi que de communiquer de nouvelles mesures.

L’homme qui envisage sa perte comme certaine se défend par nécessité, si ce n’est pas par sentiment ; au lieu que, s’il est assuré de sauver sa vie en se rendant, il n’hésite guère à le faire.

L’honneur de la victoire doit consoler de la perte des hommes que le combat a enlevés : mais le combat fini, il n’appartient qu’à des âmes féroces de chercher encore à en faire périr. Celles qui ont des sentiments et du courage ne témoignent plus alors que de la compassion. Si le général avait même sujet d’être irrité contre l’ennemi, ce n’est pas une raison pour lui ôter la vie après l’avoir vaincu. En la lui sauvant, il peut contenter d’une autre manière sa vengeance, puisqu’il est maître de son sort.

Le général qui se trouve obligé de renoncer à prendre une place par force, et qui tourne son siège en blocus, pour la réduire par la famine, doit contraindre tous les habitants à y rester ; à moins que ceux qui se présentent ne soient des gens bien faits et robustes, qu’il puisse employer dans ses troupes : les bouches qu’on nomme inutiles sont plutôt des ennemis dans la place que des amis.

CHAPITRE XXXIII.

Quelle doit être la conduite d’un général après qu’il a terminé heureusement la guerre.

Le général qui a eu le bonheur de finir une guerre avec succès doit donner des témoignages d’humanité, et se montrer exempt de dureté. La modestie et la bonté doivent mieux le caractériser, que l’orgueil et la sévérité. Il peut gagner les coeurs par les premières de ces qualités, mais il ne peut que s’attirer de la jalousie et de la haine par les autres. La vanité forme autant d’ennemis, que la modération d’admirateur.

L’honnête homme se manifeste à la tête d’une armée, comme au sein de sa patrie. Il saura jouir de sa gloire, à l’abri de la critique et de l’envie.



[1] Machine de guerre en forme de tour mobile, utilisée par les Anciens pour s'élever jusqu'à la hauteur de remparts (Petit Robert).

[2] Machine de guerre, échelle roulante munie d'un pont volant (Petit Robert).