Palaiphatos

Histoires incroyables

Traduction Ugo Bratelli (2002)

Présentation sommaire

Le texte

Le nom de Palaiphatos désigne plusieurs personnages, dont trois pourraient être chacun l'auteur du Péri apiston : Palaiphatos de Paros, Palaiphatos d'Abydos et Palaiphatos l'Égyptien ou l'Athénien. Il se pourrait également que ces trois hommes n'en forment qu'un, voyageur, qui aurait reçu son épithète suivant ses séjours ici et là. Quoiqu'il en soit, on situe l'auteur du Péri apiston dans la deuxième moitié du IVe siècle avant J.-C.

L'auteur écrit un recueil, en cinq livres, d'Histoires incroyables, dans lequel il tente de donner une interprétation rationnelle aux principaux mythes. (Sans doute aurait-il été moins équivoque de traduire le titre de l'oeuvre par A propos des récits incroyables.) Il reste 52 extraits, dont les 7 derniers sont probablement d'une autre main, et doivent être considérés comme un ajout tardif.

La manière de procéder de Palaiphatos est (presque) immuable. Il commence par présenter succinctement la légende que tout le monde connaît, déclare qu'il est absurde d'y croire, en donne les raisons, et propose son interprétation, c'est-à-dire l'événement qui est réellement arrivé - événement déformé ensuite jusqu'à l'incroyable, par les poètes ou le langage commun ; enfin il termine par une phrase brève de conclusion. Les trouvailles de Palaiphatos sont de valeur inégale : certaines sont bien vues, d'autres tirées par les cheveux (le lecteur jugera). L'ensemble n'est pas non plus exempt de contradictions internes.

Les 7 derniers textes s'écartent des précédents, et par leur style, et par leur forme. Ils racontent les mythes tels que la tradition les rapporte.

La traduction

Disons-le tout de suite : Palaiphatos ne sait pas écrire. Sa prose, tordue, pullule de répétitions, fourmille d'impropriétés. Au risque de choquer certains, je n'ai pu me résoudre à conserver toutes ces maladresses. Me figurant que l'intérêt premier de Palaiphatos est de fournir une information (et non de faire de la poésie), il ne m'a pas paru absurde de livrer une traduction française un tant soit peu lisible, au détriment du style, du vocabulaire et de la syntaxe originels : le texte aura malgré tout gagné en clarté, sans perdre de son sens — et je suis tenté de dire : au contraire.

Mais la hantise demeure, de tout traducteur : celle d'avoir compris de travers, et de ne pas s'en être aperçu.

Ugo Bratelli, mai 2002

A PROPOS DES HISTOIRES INCROYABLES

J'ai écrit ce qui suit au sujet des histoires incroyables. Certains d'entre les hommes, les plus crédules, prennent pour argent comptant tout ce que l'on raconte, étant donné qu'ils ne se sont jamais préoccupés ni de sagesse, ni de connaissance scientifique ; d'autres, plus fins et plus curieux de nature, estiment au contraire que vraiment rien n'est arrivé de ce que l'on raconte dans ces histoires incroyables.

Il me semble, qu'au-delà de tout ce que l'on rapporte, il y a un événement : il n'y a pas eu de noms isolés, et il n'y a pas eu de récit à leur sujet. Au départ, cependant, il y a eu un fait, puis, logiquement, le récit le concernant. Tant de formes et tant de natures(1) ont donné lieu à une histoire ; aussi suppose-t-on qu'elles aient pu exister en un temps passé ; ces formes et ces natures, qui, dotées de ces caractérisques de nos jours n'existent pas, n'existaient pas même autrefois. Parce que si elles avaient existé en un temps ou en un autre, elles existeraient aussi aujourd'hui et elles existeront dans le futur.

J'admire les écrivains Mélissos et Lamiscos de Samos, qui disent au début de leur oeuvre  : "Ce sont les choses qui déjà furent, et seront encore".

Les poètes et les prosateurs rapportèrent certains de ces événements en y mêlant l'incroyable et le merveilleux, pour provoquer l'étonnement de leurs publics.

Je sais que certaines choses ne peuvent pas être comme eux le racontent, mais j'ai aussi compris que, si elles n'étaient pas arrivées, on n'en parlerait pas.

J'ai visité de très nombreux pays, je me suis renseigné auprès des plus anciens sur ce qu'ils avaient entendu dire concernant chacun des mythes ; j'écris ce que j'ai appris d'eux. J'ai visité en personne les lieux, les conditions de chacun me sont connues ; et j'ai écrit au sujet de ces mythes, non tels qu'ils avaient été racontés, mais tels qu'ils m'ont apparu après avoir moi-même enquêté.


1. Allusion aux créatures fabuleuses, comme les Centaures ou Pégase.

I. Les Centaures

On dit des Centaures que c'étaient des bêtes qui avaient tout du cheval, à l'exception de la tête et de la partie antérieure du corps, qui étaient celles d'un humain.

Si quelqu'un croit qu'il a pu exister une bête de ce genre, il croit à l'impossible. De fait, la nature du cheval et celle de l'homme ne s'accordent pas sur d'autres points ; leur type d'alimentation n'est pas non plus le même ; la nourriture du cheval ne pourrait pas passer dans la bouche de l'homme, ni à travers sa gorge. Et puis, si une telle créature avait autrefois existé, elle existerait aussi aujourd'hui. La vérité est la suivante.

A l'époque où Ixion était roi de Thessalie, un troupeau de taureaux devint sauvage sur le mont Pélion, qui rendait inaccessible également les autres montagnes. En effet, les taureaux descendaient vers les villages ; ils dévoraient les plantes et les fruits, et détruisaient le bétail. Ixion fit alors proclamer que si quelqu'un tuait les taureaux, il le gratifierait de nombreuses richesses. Quelques jeunes gens, qui habitaient au pied de la montagne, en un village appelé Nuée, eurent l'idée d'accoutumer leurs chevaux à la présence d'un cavalier (car autrefois les hommes ne savaient pas monter à cheval, ils utilisaient uniquement les chars).

Ainsi, à cheval, ils se dirigeaient vers l'endroit où les taureaux étaient assemblés ; ils s'élançaient parmi le troupeau, et frappaient les bêtes de leurs flèches. Et quand les taureaux les poursuivaient, les jeunes fuyaient, car les chevaux couraient plus vite que les taureaux ; et quand ces derniers s'arrêtaient, revenant en arrière, ils décochaient leurs flèches sur eux ; c'est ainsi qu'ils les tuèrent.

D'où leur nom de Centaures, car ils perçaient les taureaux avec des flèches(2). Rien à voir avec l'aspect du taureau ; les Centaures n'ont vraiment aucun rapport avec la forme des taureaux, mais bien avec celle du cheval et de l'homme. Ils prirent le nom de ce qu'ils avaient fait.

Les Centaures reçurent d'Ixion les richesses promises comme récompense. Enorgueillis par leur exploit et par l'argent, ils devinrent arrogants et perpétrèrent de multiples crimes, et spécialement contre Ixion lui-même, qui habitait la cité qui se nomme aujourd'hui Larissa. Les habitants de ce pays s'appelaient alors les Lapithes. Invités par ces derniers à festoyer, et s'étant enivrés, les Centaures enlevèrent leurs femmes ; ils les mirent sur leurs chevaux et se réfugièrent dans leur territoire.

Surgissant de là, ils leur faisaient la guerre ; à la nuit tombée, ils descendaient dans la vallée, et tendaient leurs embuscades ; à l'aube, après avoir tout saccagé et incendié, ils revenaient dans les montagnes.

Qui les voyait procéder ainsi, de loin et de dos, n'apercevait que l'échine du cheval, sans la tête, et le reste de l'homme, sans les jambes. A ce spectacle singulier on disait  : "Les Centaures de Nuée nous attaquent."

De cette image et de ce récit a été formé le mythe, dans ce qu'il a d'incroyable, à savoir que d'une nuée fut engendré, sur une montagne, un homme-cheval.


2. L'auteur joue sur la ressemblance des deux mots grecs  : "centaures" et "percer".

II. Pasiphaé

On dit de Pasiphaé qu'elle tomba amoureuse d'un taureau qui paissait, que Dédale construisit une vache en bois et qu'il y enferma Pasiphaé. De cette façon, le taureau la monta et s'unit à la jeune femme ; cette dernière mit au monde un bébé avec un corps humain et une tête de bovidé cornue.

Je nie que cela soit arrivé. D'abord, il est impossible qu'un animal s'éprenne d'un autre d'une espèce différente, si ses organes sexuels ne correspondent pas aux siens. Il n'est pas possible en effet qu'un chien s'unisse avec un singe ; un loup avec une hyène ; pas même un buffle avec un cerf : les espèces sont en effet différentes. Et même s'ils s'unissent avec des animaux d'espèces différentes, il ne leur est pas possible de mettre bas. Et puis, il ne me semble pas qu'un taureau puisse s'accoupler avec une vache de bois : car tous les quadrupèdes reniflent les organes reproducteurs de l'autre animal avant l'accouplement ; ensuite l'un monte sur l'autre. En outre, la femme n'aurait pu supporter le taureau sur elle ; d'ailleurs, une femme ne peut porter un foetus pourvu de cornes. La vérité est la suivante.

On raconte que Minos souffrait des testicules ; qu'il fut guéri par Procris, fille de Pandion, en échange du petit chien et du javelot de Céphale. A cette époque-là, un jeune homme, d'une remarquable beauté, nommé Taureau, fréquentait Minos. Pasiphaé tomba amoureuse de lui, et le persuada de faire l'amour avec elle ; de lui elle eut un enfant. Considérant la durée de sa maladie, et s'étant rendu compte que le bébé n'était pas le sien, parce qu'il n'avait pas couché avec sa femme, Minos, après avoir mené une enquête approfondie, comprit que l'enfant était celui de Taureau. Tuer l'enfant ne lui semblait pas une bonne solution, car il était le frère de ses fils. Alors il l'envoya dans la montagne pour qu'il y grandisse, esclave de ses bergers. Devenu adulte, le jeune homme cessa d'obéir aux bergers. Ayant été informé, Minos ordonna qu'on le capture et qu'on le mène en ville. S'il se montrait coopératif, qu'il aille librement ; sinon, qu'il soit enchaîné. En l'apprenant, le jeune homme se retira dans les montagnes. Il vécut ainsi en volant du bétail.

Minos dépêcha une troupe de gens plus importante encore pour le capturer ; alors le jeune homme creusa une fosse profonde et s'y tint cloîtré. Pour le reste de son existence, on lui jetait des brebis et des chèvres, et comme cela il vivait bien nourri. Quand Minos voulait que quelqu'un soit puni, il l'envoyait au Minotaure qui était enfermé dans sa maison, et de cette façon il le faisait tuer. Après l'avoir capturé, Minos y expédia également Thésée, qui était son ennemi, pour qu'il y trouve la mort. Mais Ariane lui fit parvenir dans sa prison une épée avec laquelle Thésée tua le Minotaure.

De ce qui est arrivé, les poètes firent le récit mythique.

III. Les Spartoi

Une vieille histoire raconte que Cadmos tua un serpent ; il en arracha les dents et les sema dans la terre ; par la suite des hommes armés naquirent. Mais si cela était vrai, personne ne sèmerait autre chose que des dents de serpent ; et si des hommes armés ne naissaient pas en une autre terre, au moins pour un temps on aurait dû continuer à semer les dents dans la terre où ils étaient nés. La vérité est celle-ci.

D'origine phénicienne, Cadmos arriva à Thèbes pour en disputer le royaume à son frère Phénix. A cette époque, Serpent, fils d'Arès, régnait sur Thèbes. Il possédait de nombreux autres biens dignes d'un roi, et même des défenses d'éléphant. Après l'avoir tué, Cadmos devint roi. Mais les amis de Serpent lui firent la guerre, et ils s'unirent pour lutter contre Cadmos. Les amis de Serpent, donc, après une défaite, s'emparèrent des richesses de Cadmos, et des défenses d'éléphant, qui se trouvaient dans le sanctuaire ; puis ils se réfugièrent dans leurs terres. Ils se dispersèrent ici et là, les uns en Attique, les autres dans le Péloponnèse, en Phocide et en Locride. De là, ils faisaient la guerre aux Thébains. C'étaient des adversaires difficiles à vaincre, car ils parlaient tous la même langue et connaissaient la région.

Comme ils s'étaient enfuis en volant les défenses d'éléphant, les gens disaient  : "Cadmos est responsable de nos malheurs, en tuant Serpent. A cause de ces défenses, de nombreux hommes valeureux sont venus, et ils nous font la guerre."

Le mythe s'est formé à partir de ce fait réellement arrivé.

IV. Le Sphinx de la Cadmée

Du Sphinx de la Cadmée, on raconte que c'était une bête avec un corps de chien, une tête et une figure de jeune fille, qu'elle avait des ailes d'oiseaux et une voix humaine. Elle demeurait sur le mont Phicium, et proposait des énigmes à tout individu ; et si l'un d'eux se révélait incapable d'en donner la solution, elle le tuait. Quand Oedipe résolut l'énigme, elle se suicida en se précipitant au bas de la montagne.

Cette histoire est incroyable et impossible. En effet, une créature, avec cet aspect, ne peut pas exister ; de plus, le fait que celui qui se montrait incapable de résoudre les énigmes était dévoré par elle, est puéril ; que les Cadméens ne l'aient pas tuée en la frappant de loin avec leurs flèches, mais qu'ils aient permis que leurs propres citoyens soient dévorés comme si c'étaient des ennemis, cela n'a pas de sens. La vérité est la suivante.

Cadmos arriva à Thèbes en compagnie d'une Amazone(3) nommée Sphinx. Il tua le roi Dracon, s'empara de ses richesses et de son trône. Plus tard, il séduisit aussi sa soeur qui s'appelait Harmonie. Quand elle apprit qu'il épousait une autre femme, Sphinx persuada de nombreux citoyens de la suivre ; elle déroba la plus grande partie des richesses, prit le chien aux pattes rapides que Cadmos avait emmené avec lui et, en leur compagnie, elle gagna le mont Phicium ; de là, elle faisait la guerre à Cadmos. Dressant ses pièges au moment opportun, elle tuait ceux qu'elle capturait, puis battait en retraite.

Les Cadméens appellent "énigme" un piège. Ainsi les gens avaient-ils coutume de dire  : "La farouche Sphinx, cantonnée sur la montagne, nous dépouille, en nous tendant d'incompréhensibles guets-apens. Nul n'est en mesure de déjouer ses pièges, et il est impossible de la combattre à découvert. Car elle ne court pas, elle vole ! Chienne et femme, tant elle est rapide !"

Cadmos annonce qu'il couvrira de richesses celui qui tuera Sphinx. Ainsi arriva Oedipe, le Corinthien ; expert à la guerre, secondé par un cheval rapide, et par des troupes de Cadméens, il sortit nuitamment, lui tendit un piège, résolut ainsi l'énigme et tua Sphinx.

Voilà ce qui est arrivé ; tout le reste en a été imaginé.


3. Voyez le texte XXXII, où Palaiphatos affirme que les Amazones ne sont pas des femmes.

V. Le renard de Teumessos

A propos du renard de Teumessos, on raconte qu'il enlevait les Cadméens et qu'il les dévorait. C'est absurde. Il n'existe aucun animal terrestre capable d'enlever un homme et de l'emporter. De plus, un renard, c'est petit et fragile. Voici ce qui arriva.

Un Thébain, valeureux et de belle allure, était appelé Renard ; autrement dit, c'était un homme astucieux. De fait, aucun homme ne l'égalait en ruse. Le roi, craignant qu'il ne lui tende quelque traquenard, le chasse de la cité. Ayant rassemblé une armée importante, et d'autres mercenaires, Renard occupa la colline de Teumessos. Il en descendait, à la tête de ses troupes, et pillaient les Thébains. Les gens disaient  : "Renard nous vole et s'enfuit." Un nommé Céphalos, d'origine athénienne, prit la défense des Thébains avec une grande armée. Il tua Renard et chassa ses sujets de la colline de Teumessos.

C'est de ces événements que naquirent ces récits.

VI. Actéon

On dit qu'Actéon fut dévoré par ses propres chiens. C'est faux. En effet, le chien aime tout spécialement son maître, et qui lui donne à manger ; et les chiennes de chasse, en particulier, font la fête à tous. Certains disent ensuite qu'Artémis le changea en cerf, que sous cette apparence de cerf ses chiennes le tuèrent.

Il me semble qu'Artémis peut faire ce qu'elle veut ; malgré tout, il n'est pas vrai qu'un homme puisse devenir cerf, ni un cerf devenir homme. Les poètes ont mêlé ces fables pour que celui qui les entend ne puisse offenser les dieux. La vérité est la suivante.

D'origine arcadienne, Actéon aimait beaucoup les chiens. Il en élevait toujours de nombreux, et partait chasser dans les montagnes ; mais il négligeait ses propres affaires. A cette époque-là, on travaillait de ses propres mains, on n'avait pas d'esclaves ; on cultivait soi-même la terre, et le plus riche était celui qui la cultivait plus que les autres, et se donnait le plus de mal. Actéon négligeait ses biens et préférait aller à la chasse en compagnie de ses bêtes ; son patrimoine finit par disparaître. Quand il ne lui resta plus rien, les gens dirent  : "Pauvre Actéon, ses chiens l'ont saigné à blanc !" ; tout comme aujourd'hui, d'un individu qui se ruine à fréquenter une prostituée, on dit  : "Les prostituées l'ont dévoré". Voilà donc ce qui est aussi arrivé à Actéon.

VII. Les chevaux de Diomède

On dit des chevaux de Diomède qu'ils mangeaient des hommes. C'est ridicule ! Car cet animal, à la chair humaine préfère le foin et l'orge. La vérité est la suivante.

Autrefois, les hommes travaillaient eux-mêmes ; c'est ainsi qu'ils se procuraient la nourriture et les autres biens, en cultivant la terre. L'un d'eux s'adonna à l'élevage des chevaux. Cette passion se révéla si grande, qu'elle absorba l'intégralité de ses richesses ; il vendit tout ce qu'il possédait, et le dépensa pour l'entretien de ses chevaux.

Alors ses amis qualifièrent les animaux d'"anthropophages". Ainsi se développa le mythe.

VIII. Niobé

On dit de Niobé, une femme de chair et d'os, qu'elle fut changée en pierre auprès de la tombe de ses enfants. Quiconque croit qu'un humain peut devenir une pierre, ou une pierre un humain, est un simple d'esprit. La vérité est la suivante.

Après la mort de ses enfants, quelqu'un fit de Niobé une statue de pierre, qu'il plaça près de la tombe. Les gens qui passaient par là disaient donc  : "Niobé, toute en pierre, se tient à côté de leur tombe ; je l'ai vue de mes propres yeux", comme aujourd'hui aussi on dit  : "J'étais assis auprès de l'Héraclès de bronze" et "Je me tenais près de l'Hermès de Paros".

C'est ainsi également qu'on doit comprendre ce que l'on raconte ; et non pas que Niobé elle-même devint pierre.

IX. Lyncée

On dit de Lyncée qu'il voyait même les choses qui se trouvaient sous la terre. C'est faux. La vérité est la suivante.

Lyncée, le premier, s'occupa de l'extraction des métaux, comme le cuivre, l'argent, etc. Pour les extraire, il emportait avec lui des lampes, qu'il laissait éclairer l'endroit ; il remontait des sacs de cuivre et de fer.

Alors les gens disaient  : "Lyncée voit même les choses qui se trouvent sous la terre, il descend et rapporte de l'argent."

X. Cénée (Cænéis)

On dit que Cénée était invulnérable. Il divague, celui qui pense qu'il pourrait exister un homme invulnérable au fer. La vérité est la suivante.

Cénée était un Thessalien valeureux à la guerre et expert au combat. Bien qu'ayant participé à de nombreuses batailles, il ne fut jamais blessé, pas même quand il mourut en combattant aux côtés des Lapithes contre les Centaures. Ces derniers, l'ayant capturé, se contentèrent de l'enterrer vif, et c'est ainsi qu'il périt. Aussi, quand ils récupérèrent son cadavre, qu'ils ne trouvèrent sur son corps aucune blessure, les Lapithes disaient  : "Cénée toute sa vie durant a été invulnérable, et même mort il est resté invulnérable."

XI. Cycnos

On raconte la même chose de Cycnos de Colone(4). De lui également on disait qu'il était invulnérable. Lui aussi était belliqueux, et expert au combat. Il mourut à Troie, frappé par une pierre que lui avait lancée Achille, mais il ne fut jamais blessé. Alors, en voyant son cadavre, les gens disaient qu'il était invulnérable, comme aujourd'hui on le dit des lutteurs, quand l'un d'eux n'a jamais été vaincu par son adversaire. C'est ainsi que ces héros également furent qualifiés d'invulnérables.

Ajax Télamon est l'exemple qui dément ces histoires, et qui constitue un témoignage à l'appui de mes dires : de lui également on disait qu'il était invulnérable ; or il mourut, atteint de son épée, de sa propre main.


1. Voyez Cénée.

XII. Dédale et Icare

On dit que Minos emprisonna Dédale — à cause d'une faute qu'il avait commise — avec son fils Icare. Mais Dédale fabriqua des ailes, les accrocha sur lui-même et sur son fils, et tous deux s'enfuirent par la voie des airs. Imaginer qu'un homme puisse voler, même avec des ailes collées, est insensé. Ce dont on parle fait donc allusion au fait suivant.

Dédale, incarcéré, descendit par une fenêtre, emmenant aussi avec lui son fils ; il monta dans une petite barque et partit. Averti de l'évasion, Minos envoya des navires à leur poursuite. Se sachant poursuivis, le père et le fils exploitèrent un vent fort et favorable, et ainsi donnaient-ils l'impression de voler. Puis, alors qu'ils naviguaient, poussés par le vent du sud qui venait de la Crète, ils firent naufrage. Et tandis que Dédale saute à terre, Icare meurt (de son nom la mer fut appelée Icaria). Quand le courant ramena son corps, son père l'ensevelit.

XIII. Atalante et Mélanion (Milanion)

On raconte d'Atalante et de Mélanion que l'un devint un lion et l'autre une lionne. La vérité est celle-ci.

Atalante et Mélanion allaient à la chasse. Mélanion persuade la jeune fille de faire l'amour avec lui ; aussi entrent-ils dans une caverne. Mais cette caverne était la tanière d'un lion et d'une lionne. Entendant une voix humaine, les deux bêtes jaillissent et se jettent sur Atalante et sur son compagnon, et les tuent. Peu de temps après, le lion et la lionne sortent de la caverne ; les compagnons de chasse de Mélanion, en les apercevant, crurent qu'ils avaient pris l'apparence de ces animaux. De retour en ville, ils répandirent la rumeur qu'Atalante et Mélanion s'étaient transformés en lions.

XIV. Callisto

De Callisto également(5) on raconte quelque chose du même genre, à savoir que, tandis qu'elle chassait, elle devint une ourse.

Mais je dis qu'elle aussi arriva dans une vallée boisée ; elle eut affaire à l'ours qu'elle chassait, et elle fut dévorée. Ceux qui chassaient avec elle, l'ayant vue entrer dans le bois, mais ne l'ayant pas vue sortir, dirent que la jeune fille était devenue un ours.


5. Allusion à Atalante et Mélanion.

XV. Europe

On dit qu'Europe, la fille de Phénix, voyageant sur un taureau à travers la mer, depuis Tyr arriva en Crète. Il ne me semble pas qu'un taureau ou un cheval puisse parcourir une si grande portion de mer, ni qu'une jeune fille puisse monter sur un taureau sauvage. Et si Zeus avait voulu qu'Europe se rende en Crète, il lui aurait imaginé une manière plus confortable de voyager. La vérité est celle-ci.

Un homme, originaire de Cnossos, nommé Taureau, guerroyait dans le pays de Tyria. A la fin, il enleva de nombreuses jeunes filles de Tyr, et précisément aussi la fille du souverain, Europe. On disait alors  : "Taureau s'est enfui en emmenant Europe, la fille du roi." C'est sur ces événements qu'a été calqué le mythe.

XVI. Le cheval de bois

On dit que quelques Achéens courageux, dissimulés à l'intérieur du cheval de bois, abattirent Ilion. C'est un récit parfaitement fabuleux. La vérité est celle-ci.

On construisit un cheval de bois d'après la dimension des portes : moins large afin de pouvoir être tiré à l'intérieur, mais plus haut. Les chefs se tenaient dans une vallée boisée, près de la cité — lieu que jusqu'à aujourd'hui on a appelé le "Creux de l'embuscade"(6). Sinon, venu du camp argien comme un déserteur, leur annonce une prophétie : s'ils se refusent à faire entrer le cheval dans la ville, alors les Achéens reviendront combattre. En entendant cela, les Troyens abattent les portes et introduisent l'animal de bois dans la cité. Pendant qu'ils festoient, les Grecs leur tombent dessus, à travers la brèche qui avait été pratiquée dans les remparts, et c'est ainsi qu'Ilion fut prise.


6. Je reprends ici la traduction de Victor Bérard ; elle correspond à l'expression grecque d'Homère (Odyssée, VIII, 515).

XVII. Éole

On raconte qu'Éole était un homme capable de maîtriser les vents, et qu'il les confia à Ulysse, enfermés dans une outre. Que cela soit impossible, je crois que personne n'en doute.

Il est vraisemblable qu'Éole fût un astronome et qu'il prédît à Ulysse le temps et les directions dans lesquelles les vents souffleraient.

On dit aussi que des murs d'airain entouraient sa ville — ce qui est faux. En fait des hoplites protégeaient sa cité.

XVIII. Les Hespérides

On dit que les Hespérides étaient des femmes, qu'elles possédaient des pommes d'or sur un arbre gardé par un dragon ; que ces fruits furent le motif d'une expédition d'Héraclès. La vérité est celle-ci.

Originaire de Milet, Hespéros habitait en Carie ; il avait deux filles qu'on appelait les Hespérides. Il possédait de belles brebis, bonnes productrices de laine, d'une espèce qui existe encore de nos jours à Milet. C'est pourquoi on les qualifiait "d'or". L'or est en effet très beau, et elles également étaient très belles. Les brebis étaient appelées mêla(7). Ayant aperçu les animaux, qui paissaient le long de la mer, Héraclès les regroupa et les fit monter sur son navire ; il tua leur berger qui se nommait Dragon ; puis il les conduisit chez lui. C'était à une époque où Hespéros était mort, mais pas ses filles. Les gens disaient alors  : "Nous avons vu les pommes [brebis] d'or qu'Héraclès a dérobées aux Hespérides, après avoir tué leur gardien, Dragon."

D'où le mythe.


7. Le mot grec mêla signifie à la fois "brebis" et "pomme".

XIX. Cottos et Briarée

N'est-il pas stupide de soutenir que Cottos et Briarée, tout en étant des hommes, avaient cent bras ? La vérité est celle-ci.

La ville où ils habitaient s'appelait Hécatonchiria ; elle se trouvait en Chaonie, et de nos jours elle se nomme Orestiade. J'en veux pour preuve qu'ils combattirent aux côtés des Olympiens dans leur guerre contre les Titans : ce territoire a des frontières communes avec l'Olympe. On avait donc coutume de dire : "Cottos, Briarée et Gygès, alliés des Olympiens, ont chassé les Titans de l'Olympe."

XX. Scylla

Scylla, dit-on, vivait en Tyrrhénie ; c'était une créature, femme jusqu'au ventre d'où sortaient plusieurs têtes de chiens ; quant au reste de son corps, il était celui d'un serpent. Croire qu'une telle nature ait pu exister, c'est faire preuve d'une grande sottise. La vérité est celle-ci.

Des navires tyrrhéniens mettaient à sac les terres voisines de la Sicile et du golfe ionien. Parmi eux se trouvait une trirème rapide, nommée Scylla, dont la proue était peinte. Cette trirème, en capturant les autres bateaux, donnait l'impression de les dévorer ; elle était très célèbre. Ulysse parvint à lui échapper, en mettant à profit un vent favorable et puissant. Ensuite, à Corcyre, il raconta à Alcinoos comment il avait été pourchassé, et il décrivit la forme du navire.

Voilà comment s'est formé le mythe.

XXI. Dédale

On raconte de Dédale qu'il avait sculpté des statues qui marchaient toutes seules. Cela me paraît impossible, qu'une statue se déplace seule. La vérité est celle-ci.

Autrefois, les statuaires et les sculpteurs représentaient les pieds joints ensemble, et les bras alignés le long du corps. Dédale, le premier, représenta un pied décalé par rapport à l'autre afin de donner l'impression de mouvement. C'est pour cette raison que les gens disaient : "Dédale a fait une statue qui marche, non qui reste à sa place", comme aujourd'hui nous disons aussi  : "Des hommes sont représentés en train de combattre", et "Des chevaux qui courent", et "Un navire dans la tempête".

C'est ainsi qu'on disait de Dédale qu'il faisait des statues en mouvement.

XXII. Phinée

On raconte de Phinée que les Harpyies lui enlevaient son bien, et quelques-uns croient que c'étaient des créatures ailées qui dérobaient la nourriture sur sa table. La vérité est celle-ci.

Phinée régnait en Péonie. Avec l'âge, il perdit la vue, et ses fils moururent. Il avait deux filles, Érasia et Arpuria, qui dilapidèrent ses richesses. Ses concitoyens disaient alors  : "Malheureux Phinée, les Harpyies dissipent son patrimoine." Deux voisins, fils de Borée (un homme, pas un vent), Zéthès et Calaïs, le prirent en pitié et lui apportèrent leur aide. Ils chassèrent ses filles de la ville puis, ayant réuni des fonds, ils en confièrent la gestion à un Thrace.

XXIII. Mestra

On raconte de Mestra, la fille d'Érysichthon, qu'elle changeait d'aspect comme elle le voulait. Le récit a quelque chose de risible. Est-il en effet vraisemblable qu'une jeune fille devienne boeuf, puis chien ou oiseau ? La vérité est celle-ci.

Le Thessalien Érysichthon se trouvait dans la misère, pour avoir gaspillé ses biens. Il avait une fille, jolie et dans la fleur de l'âge, prénommée Mestra. Qui la voyait tombait amoureux d'elle. En ce temps-là, les prétendants au mariage ne proposaient pas de l'argent, mais qui un cheval, qui un boeuf, qui des brebis, ou tout ce que Mestra eût désiré. Considérant les biens rassemblés par Érysichthon, les Thessaliens disaient  : "De Mestra il a eu un cheval, un boeuf, et tout le reste ;"

Voilà d'où s'est formé le mythe.

XXIV. Géryon

On dit de Géryon qu'il avait trois têtes. Il est impossible qu'un unique corps ait trois têtes. Voici ce qu'il en était.

Il y avait une cité dans le Pont-Euxin nommée Tricarénie(8). Renommé parmi ses contemporains, Géryon se distinguait entre autres par sa fortune. Il possédait aussi un remarquable troupeau de boeufs ; pour s'en emparer, Héraclès tua Géryon qui voulait l'en empêcher. Ceux qui voyaient les boeufs ainsi emmenés s'étonnaient : ils étaient en effet petits, allongés de la tête aux flancs, voûtés, sans cornes, et leurs os étaient larges et aplatis. A celui qui voulait en savoir davantage, certains répondaient  : "Héraclès a emmené ces bêtes qui appartenaient à Géryon le Tricarénien."

C'est ainsi que d'aucuns supposèrent que Géryon avait trois têtes.


8. Karenos a le sens de tête et de cime ou de point culminant. Tricarénie pourrait faire allusion à une citadelle à trois sommets.

XXV. Glaucos de Sisyphe

De lui également(9) on dit qu'il fut dévoré par ses chevaux, car on ignore que, pour les élever, il dépensa énormément d'argent, n'épargna rien de ses biens et se ruina ; et la vie le quitta.


9. Référence à Diomède.

XXVI. Glaucos de Minos

Cette légende aussi est parfaitement ridicule : que Glaucos meure dans une jarre de miel et que Minos place dans sa tombe, près de son cadavre, le fils de Coéranos, l'Argien Polyidos ; ce dernier, voyant qu'un serpent disposait une herbe sur un autre serpent et le ressuscitait, fit la même chose avec Glaucos qui revint à la vie.

Il n'est pas possible à un homme, une fois mort, de ressusciter, pas plus pour un serpent que pour tout être vivant. Il a dû arriver quelque chose comme ça :

Glaucos, ayant absorbé du miel, eut terriblement mal au ventre et, à cause d'un excès de bile, perdit connaissance. Plusieurs médecins se pressèrent à son chevet, dans l'intention d'amasser beaucoup d'argent, et en particulier Polyidos. Lorsqu'il arriva, Glaucos avait déjà perdu conscience ; il connaissait une herbe curative, que lui avait fait signalée un médecin nommé Serpent. Il se servit de cette herbe et guérit Glaucos. Les gens disaient donc  : "Polyidos a ressuscité Glaucos, mort à cause du miel, grâce à une herbe que lui a fait connaître Serpent."

C'est de cette histoire que les mythographes ont forgé le mythe.

XXVII. Glaucos de la mer

On dit aussi à propos de ce Glaucos qu'ayant mangé une fois une herbe, il devint immortel et qu'à présent il vit dans la mer.

Le fait que seul Glaucos ait trouvé cette herbe est par trop stupide, et stupide également qu'un homme, ou qu'un être terrestre vive dans la mer, quand une créature qui vit dans les fleuves ne le pourrait même pas ; le contraire non plus n'est pas possible : les animaux marins ne peuvent survivre en eau douce. Ce récit tient donc du délire. La vérité est celle-ci.

Glaucos était un pêcheur d'Anthédon ; il savait nager et plonger, et, en ce domaine, nul ne l'égalait. Un jour il plongea dans le port, sous les yeux de ses concitoyens, nagea et disparut à leur vue, le temps qu'il lui fallait pour atteindre son but. Lorsqu'il revint, on le vit à nouveau. Quand on lui demanda  : "Où as tu passé tous ces jours ?", il répondit  : "Dans la mer."

Glaucos avait enfermé des poissons dans une cuve. Les jours de tempête, alors qu'aucun autre pêcheur ne pouvait prendre du poisson, il demandait aux citoyens quels poissons ils désiraient qu'il leur rapporte ; et comme Glaucos leur procurait tout ce qu'ils voulaient, il fut appelé Glaucos "de la mer" ; de même, si quelqu'un habite dans la montagne, et s'il est un bon chasseur, on l'appelle "homme des montagnes". Ainsi, Glaucos également, qui passait le plus clair de son temps dans la mer, fut dit "de la mer".

Il périt pour être tombé sur un monstre marin. Comme il ne revenait pas, les gens se mirent à raconter qu'il habitait dans la mer et qu'il y vivait pour le reste de son existence.

XXVIII. Bellérophon

On raconte qu'un cheval ailé, nommé Pégase, transportait Bellérophon. Il ne me semble pas qu'un cheval puisse voler, quand bien même prendrait-il les ailes de tous les volatiles. De plus, si tel animal autrefois existait, il devrait exister aussi de nos jours.

On ajoute que Bellérophon tua la Chimère d'Amisodaros ; c'était la Chimère

Lion devant, serpent derrière et chèvre en son milieu(10).

Certains croient qu'une telle créature a pu exister, avec trois têtes et un seul corps.

Mais il est impossible qu'un serpent, un lion et une chèvre mangent la même nourriture. Stupide de penser qu'une créature mortelle puisse cracher du feu. Et à laquelle des trois têtes le corps obéirait-il ? La vérité est celle-ci.

D'origine corinthienne, Bellérophon était un exilé, noble et courageux. Ayant équipé une nef rapide, il mettait à sac les villages côtiers, et les dévastait. Son navire s'appelait Pégase ; aujourd'hui aussi chaque bateau porte un nom ; (il me semble que le nom de Pégase convient mieux à un navire qu'à un cheval.)

Le roi Amisodaros habitait sur une haute montagne, non loin du fleuve Xanthos, au pied de laquelle s'étend la forêt de Telmissa. Deux routes conduisent vers la montagne : l'une se trouve devant la cité des Xanthiens, l'autre derrière, par la Carie. Le reste n'est que hauts escarpements. Au milieu, d'un vaste ravin de la terre jaillissent des flammes. Cette montagne s'appelle Chimère.

Il y avait en ce temps-là, ainsi que le racontent les habitants des lieux voisins, un lion qui vivait près de l'accès principal, et un serpent non loin de l'autre. Tous deux dévoraient les bûcherons et les bergers. Arrivé dans la montagne, Bellérophon y mit le feu, et la forêt de Telmissa brûla ; les deux bêtes féroces périrent. Les gens des parages disaient alors  : "Bellérophon, arrivé avec Pégase, a détruit la Chimère d'Amisodaros."

Voilà l'événement qui a donné naissance à la légende.


10. Homère, Iliade, (VI, 181), traduction Frédéric Mugler

XXIX. Les chevaux de Pélops

On dit de Pélops qu'il arriva à Pise(11) sur des chevaux ailés pour demander la main d'Hippodamie, la fille d'Oenomaos.

Mais je répète ce que j'ai dit au sujet de Pégase. Car Oenomaos, s'il avait su que les chevaux de Pélops avaient des ailes, n'aurait sûrement pas autorisé sa fille à monter sur son char.
Il est préférable d'admettre que Pélops arriva sur un navire et que, sur la tente de la cabine, il était écrit "Chevaux ailés". Il enleva la jeune fille et s'enfuit. Les gens disaient qu'il s'était enfui sur les "Chevaux ailés", après avoir ravi la fille d'Oenomaos.

Le mythe s'est formé à partir de cette histoire.


11. En Élide.

XXX. Phrixos et Hellê

On raconte qu'un bélier avertit Phrixos que son père s'apprêtait à les sacrifier. Emmenant sa soeur avec lui, il grimpa sur le dos d'un bélier et, ayant traversé la mer, ils arrivèrent dans le Pont-Euxin, après un voyage de trois ou quatre jours.

Il n'est pas crédible qu'un bélier franchisse l'océan plus vite qu'un navire, de surcroît en transportant deux personnes, sans compter aussi les vivres pour lui-même et ses passagers, car assurément ils ne pouvaient tenir longtemps sans se nourrir. Ensuite Phrixos aurait égorgé le bélier à qui il devait la vie ; il l'aurait écorché, il en aurait offert la peau, comme cadeau de mariage à Éétès (qui régnait alors là-bas) pour sa fille. Sans doute les peaux étaient-elles rares en ce temps-là, pour qu'un roi accepte cette toison comme cadeau de mariage en échange de sa propre fille ! Mais peut-être estimait-il que sa fille n'était pas digne de plus ? Alors, pour éviter ce ridicule, d'aucuns prétendent  : "La toison était en or." Mais si elle était en or, il n'était pas convenable pour un roi de l'accepter des mains d'un étranger.

On ajoute que Jason, pour posséder cette toison, équipa le navire Argo, secondés par les plus braves des Grecs. Mais ni Phrixos n'était ingrat au point de tuer son bienfaiteur, ni, même si la toison avait été d'émeraudes, l'Argo n'aurait navigué pour elle. La vérité est celle-ci.

Athamas, fils d'Éole et petit-fils d'Hellen, régnait sur Phthie. Il avait un administrateur qui gérait son patrimoine et son royaume ; il avait confiance en lui et l'estimait très digne ; il s'appelait Bélier. Après la mort de sa mère, il donna à Phrixos, qui était l'aîné, le pouvoir... [Une lacune].

Entendant cela, Bélier ne dit rien à Athamas, mais il en parle à Phrixos, et l'exhorte à quitter le pays. Lui-même équipa un navire ; il y regroupa ce qu'Athamas avait de précieux, le remplit de biens et de richesses ; il mit également la statue qu'une femme, nommée Toison, mère de Mérops et fille d'Hélios, s'était fait faire à ses propres frais, en or et grandeur nature (l'or était abondant et c'est de cet or qu'on a tant parlé). Bélier plaça donc ces choses dans le navire, installa Phrixos et Hellê, et s'enfuit. Hellê, affaiblie, mourut au cours du voyage (elle donna son nom à l'Hellespont). Les autres, arrivés au fleuve Phase, s'y établissent, et Phrixos épouse la fille d'Éétès, roi des Colques, ayant offert comme cadeau de noces la statue d'or de Toison. Plus tard, après la mort d'Athamas, Jason navigue sur l'Argo pour s'emparer de l'or de Toison, et non d'une peau de bélier.
Voilà la vérité.

XXXI. Les filles de Phorcys

D'elles aussi on rapporte une histoire parfaitement ridicule : Phorcys avait trois filles : elles ne possédaient qu'un oeil et s'en servaient à tour de rôle. Celle qui utilisait l'oeil le plaçait dans sa tête et ainsi elle pouvait voir. De cette manière, en se passant l'oeil, toutes voyaient. Persée arriva dans leur dos à pas de velours et, s'étant emparé de l'oeil, il déclara qu'il ne le leur rendrait pas tant qu'elles ne lui auraient pas révélé où se trouvait la Gorgone. Aussi le lui dirent-elles. Après avoir coupé la tête de la Gorgone, Persée gagna Sériphos et la montra à Polydectès, le pétrifiant.

Cela aussi est complètement ridicule, qu'un être vivant se transforme en pierre en regardant la tête d'un cadavre. Quel est donc en effet le pouvoir d'un cadavre ? Voici donc ce qu'il arriva.

Phorcys vivait à Cernée ; les Cernéens sont Éthiopiens de souche et habitent l'île de Cernée, au-delà des Colonnes d'Héraclès. Ils cultivent les terres de Libye, près du fleuve Annon, voisin de Carthage, et ils sont très riches. Ce Phorcys régnait sur les îles au large des Colonnes d'Héraclès (il y en a trois), et fit faire une statue en or d'Athéna, haute de quatre coudées. Les Cernéens appellent Athéna la Gorgone, de même que les Thraces appellent Artémis Bendis, les Crétois Dictynna, les Spartiates Upis. Phorcys mourut avant que la statue ne soit placé dans le sanctuaire ; il laissa trois filles : Sthéno, Euryalé et Méduse(12). Elles ne voulurent épouser personne. S'étant partagé le patrimoine, chacune gouvernait une île. Pour ce qui concerne la Gorgone, il ne leur parut pas opportun de la consacrer à quelque sanctuaire, ni de se la partager ; chacune, à tour de rôle, la conservait comme un trésor qui lui appartenait.

Phorcys avait un ami, un homme noble et courageux, que les filles de Phorcys utilisaient comme un oeil pour veiller sur leurs affaires. Persée, exilé d'Argos, s'adonnait à la piraterie contre les villages côtiers, avec ses navires et ses troupes. Apprenant que dans les parages existait un royaume tenu par trois femmes, très riche et où les hommes étaient rares, il mit le cap dessus. La première chose qu'il fit, alors qu'il mouillait dans le détroit entre Cernée et Sarpédonia, fut de capturer l'Oeil comme il naviguait d'une île à l'autre.

Ce dernier lui déclara qu'il n'existait aucun butin digne de ce nom chez elles, hormis la Gorgone, et il lui révéla la quantité d'or dont elle était faite. Constatant que l'Oeil(13) n'arrivait pas au jour fixé suivant les accords établis, les filles s'assemblèrent dans le même lieu, s'accusant les unes les autres. Comme chacune niait de l'avoir gardé, elles commencèrent à s'interroger sur ce qui avait pu se passer. Alors qu'elles étaient réunies, arrive Persée. Il leur annonce qu'il retient l'Oeil prisonnier, ajoutant qu'il ne ne leur rendra qu'à la condition qu'elles lui révèlent où se trouve la Gorgone ; il menaçait même de les tuer si elles gardaient le silence. Et tandis que Méduse se refuse à parler, Sthéno et Euryalé, elles, le lui apprennent. Persée tue alors Méduse et rend l'Oeil aux deux autres. Il s'empare de la Gorgone et la met en morceaux. Ayant équipé sa trirème, il y place la Gorgone et l'appelle Gorgone. En parcourant la mer avec ce navire, il soutirait de l'argent aux habitants des îles et tuait ceux qui refusaient de lui en donner. Ainsi navigua-t-il pour réclamer de l'argent aussi aux habitants de Sériphos. Les Sériphiens lui demandèrent quelques jours, afin d'avoir le temps de réunir la somme. Ayant rassemblé des pierres hautes comme des hommes, ils les placèrent dans l'agora et, ayant abandonné Sériphos, ils s'enfuirent. Persée revint pour percevoir l'argent ; arrivé dans l'agora, il ne rencontra aucun homme, seulement des pierres hautes comme des hommes. Aux autres habitants des îles, qui ne voulaient pas le payer, Persée disait donc  : "Prenez garde qu'il ne vous arrive pas à vous aussi ce qui est arrivé aux habitants de Sériphos ; pour avoir regardé la tête de la Gorgone, ils sont devenus des pierres."


12. Dans ce texte, Palaiphatos fait une confusion entre les Gorgones, dont il cite les noms, et les Grées ; ce sont ces dernières qui ne possèdent qu'un oeil à elles trois.
13. Voyez Hérodote : "Le garçon chargea les uns de bâtir ses palais, les autres d'être ses gardes du corps, quelque autre d'être l'"oeil du Roi". Le titre d'Oeil ou Oreille du Roi désigne, en Perse, un fonctionnaire chargé d'une mission d'inspection ou de surveillance. (L'Enquête, I, 114, note n°116 page 479, trad. Andrée Barguet, Collection Folio Gallimard, 1964).

XXXII. Les Amazones

Je dis aussi des Amazones qu'elles n'étaient pas des femmes guerrières, mais des hommes barbares ; qu'ils portaient des chitons longs jusqu'aux pieds, comme les femmes Thraces, se nouaient les cheveux à l'aide de rubans, comme... [Une lacune]. Voilà pourquoi elles passaient pour des femmes aux yeux de leurs ennemis. Les Amazones étaient une race experte au combat. Il n'est pas vraisemblable qu'il ait jamais existé une armée de femmes. D'ailleurs, même aujourd'hui, on n'en voit nulle part.

XXXIII. Orphée

La légende d'Orphée est également fausse, suivant laquelle, au son de sa lyre, des quadrupèdes, des serpents et des arbres lui emboîtaient le pas. Voilà, me semble-t-il, ce qui s'est passé.

Les Bacchantes en délire mettaient en pièces les troupeaux de Piérie, et commettaient de nombreux actes de violence ; puis, s'en retournant dans les montagnes, elles y restaient pendant des jours. Comme elles demeuraient dans les montagnes, les habitants, craignant pour leurs femmes et leurs filles, firent appel à Orphée ; ils le prièrent d'imaginer quelque chose qui les ferait revenir à la maison. Orphée, après avoir sacrifié à Dionysos, fit descendre les Bacchantes des montagnes en jouant de la lyre. La première fois, tenant à la main le thyrse, elles arrivaient de la montagne, couvertes par des feuillages d'arbres de toute espèce. Ces bois semblaient extraordinaires aux hommes qui regardaient ; ils disaient  : "Orphée, en jouant de la lyre, fait descendre de la montagne même la forêt."

Ainsi le mythe se forma-t-il.

XXXIV. Pandore

Tout ce que l'on raconte sur Pandore est indéfendable, qu'elle fut conçue à partir de la terre, et qu'elle donna forme à d'autres. Cela ne me paraît pas vraisemblable.

Pandore fut une grecque très riche ; quand elle sortait, elle se faisait belle, et se maquillait avec des cosmétiques tirés de la terre. La première, en effet, Pandore découvrit qu'on pouvait se maquiller avec beaucoup de terre pour donner de la couleur (de nombreuses femmes le font aujourd'hui aussi ; aucune n'en a pour autant acquis de la réputation, car le procédé est courant).
Voilà le fait ; ensuite l'histoire fut poussée jusqu'à l'absurde.

XXXV. La race des frênes

Parmi les choses fausses, on raconte aussi que la première race des hommes naquit des frênes. Il me paraît impossible que des êtres humains proviennent du bois.

Il y avait toutefois un certain Frêne, et ses descendants furent appelés Frênes, comme on appela Hellènes les descendants d'Hellen, Ioniens ceux de Ion. Mais la race périt entièrement, et leur nom s'éteignit aussi. Il n'y a jamais eu de races de fer et de bronze ; ce sont des récits stupides.

XXXVI. Héraclès

Il arriva également la même chose à Héraclès. On dit que son corps était recouvert de feuilles [lacune]. Philoétès [lacune]... soit qu'il fût inexpérimenté, en croyant le brûler le guérit.

D'où le mythe.

XXXVII. Céto

De Céto, on raconte la chose suivante : que de la mer il venait chez les Troyens ; si ces derniers lui offraient des jeunes filles en pâture, il repartait, sinon, il dévastait leur pays. Qui ignore combien il est absurde de croire que les hommes font des pactes avec les poissons ? Il arriva ceci.

Un grand roi, très puissant, possédait une flotte imposante et soumit toutes les régions côtières de l'Asie : les peuples assujettis payaient un tribut, qu'on appelle aussi dasmos. En ce temps-là, les hommes ne se servaient pas d'argent, mais de biens en nature. Le roi ordonnait à quelques-unes des cités de lui remettre des chevaux, à d'autres des boeufs, à d'autres des jeunes filles. Ce roi se nommait Céton, et les barbares l'appelaient Céto. Il naviguait donc, périodiquement, pour percevoir son tribut. Quand les habitants ne le lui donnaient pas, leur pays était saccagé. Il arriva à Troie à l'époque où également Héraclès s'y trouvait avec une armée de Grecs. Le roi Laomédon engagea Héraclès afin qu'il aide les Troyens. Ayant fait débarquer ses soldats, Céton marchait contre la cité ; Héraclès et Laomédon le combattirent, chacun avec ses propres guerriers, et ils le tuèrent.

C'est de cet événement que le mythe s'est formé.

XXXVIII. L'Hydre

On dit aussi de l'Hydre de Lerne que c'était un serpent pourvu de cinquante têtes sur un seul corps ; quand Héraclès tranchait l'une de ses têtes, deux surgissaient. Un crabe vint au secours de l'Hydre. Et puisque le crabe avait aidé l'Hydre, Iolaos aida Héraclès.

Il est fou, celui qui croit que l'une de ces choses est arrivée. L'aspect même de ce monstre est ridicule. Et comment se fait-il qu'Héraclès, alors qu'il sectionnait une tête, n'était pas dévoré ou harcelé par les autres ? Voici donc comment cela se passa.

Lerne régnait sur un territoire qui portait son nom. En ce temps-là, tous les hommes vivaient dans des villages ; à présent, ce territoire est habité par les Argiens. Les cités d'alors s'appelaient Argos, Mycènes, Tyrrhènes(14), Lerne, et chacune d'elle était gouvernée par un roi. Les autres souverains étaient soumis à Eurysthée, fils de Sthénélos et petit-fils de Persée. Le royaume de Mycènes était le plus étendu et le plus peuplé. Mais Lerne refusait de lui être assujetti. C'est donc pour ce motif qu'il lui faisait la guerre.

Il y avait à Lerne, à l'entrée du pays, une citadelle fortifiée, gardée par cinquante courageux archers ; ils se tenaient sur la tour, nuit et jour sans interruption. La citadelle se nommait Hydre. Eurysthée envoya Héraclès pour détruire cette citadelle. Les sujets d'Héraclès assaillaient les archers de la tour avec des projectiles enflammés. Quand l'un d'eux, touché, tombait, deux autres prenaient sa place, car le mort était brave.

Tourmenté par la guerre à cause d'Héraclès, Lerne engagea des mercenaires Cariens. Un homme nommé Crabe, puissant et belliqueux, arriva à la tête d'une armée. Et avec son aide, ils attaquaient Héraclès. Par la suite, Iolaos, fils d'Iphiclès et neveu d'Héraclès, vint de Thèbes lui prêter main-forte avec une armée. S'étant approché de l'Hydre, il mit le feu à la tour qui se dressait sur la forteresse. Grâce à cette tactique, Héraclès les vainquit ; il tua l'Hydre et anéantit l'armée.

De cet événement on a écrit que l'Hydre était un serpent, et on a formé le mythe.


14. Peut-être Tyrinthe ou Trézène ?

XXXIX. Cerbère

On dit de Cerbère que c'était un chien doté de trois têtes. Il est évident que lui aussi fut appelé Tricarénus à partir du nom de la ville, comme Géryon(15). Les gens disaient  ; "Il est beau et grand, le chien Tricarénus." On raconte qu'Héraclès le remonta de l'Hadès : sornettes. Voilà ce qui arriva.

Géryon possédait des chiens grands et vifs pour garder ses boeufs ; l'un s'appelait Cerbère, et l'autre Orthos. Orthos fut tué par Héraclès en Tricarénie, avant qu'il ne s'en aille avec le troupeau. Un homme de Mycènes, qui voulait ce chien, demanda tout d'abord à Eurysthée de le lui vendre ; comme Eurysthée refusa, il corrompit les bouviers et enferma le chien dans une caverne en Laconie, non loin du Ténare(16) ; dans un but de reproduction, il lui livrait des femelles avec lesquelles il pouvait s'accoupler.

Eurysthée envoya Héraclès à la recherche du chien. Le héros parcourut tout le Péloponnèse ; il arriva là où on lui dit que se trouvait le chien ; il descendit et le fit sortir de la caverne. Les gens disaient alors  : "Descendu dans la caverne jusqu'au royaume d'Hadès, Héraclès a remonté le chien."


15. Voyez Géryon.
16. Le Ténare passe pour l'une des entrées des enfers.

XL. Alceste

On rapporte sur Alceste une légende tragique : autrefois Admète était sur le point de mourir, et, de sa propre volonté, elle choisit de mourir à sa place ; Héraclès, par compassion, l'arracha à la mort, la remonta de l'Hadès et la rendit à Admète.

Quand quelqu'un est mort, personne, me semble-t-il, ne peut le faire revivre. Il arriva quelque chose de ce genre.

Comme Pélias était mort à cause de ses filles, Acaste, son fils, les pourchassait afin de les tuer et de venger son père. Il parvint à les capturer, excepté Alceste qui se réfugia à Phérès auprès d'Admète, son cousin. Elle s'assit en suppliante près du foyer, si bien qu'Admète ne pouvait plus la remettre à Acaste qui la réclamait. Ayant cerné la ville avec une puissante armée, Acaste l'assaillait au moyen de projectiles enflammés. Lors d'une sortie nocturne, Admète tomba sur des généraux ennemis et fut pris vivant. Acaste menaça de le tuer s'il ne lui remettait pas Alceste, quand bien même elle était suppliante. Ayant appris qu'Admète allait être tué par sa faute, Alceste sortit de la maison et se rendit. Acaste alors relâche Admète et s'empare d'Alceste. Les gens disaient alors  : "Courageuse Alceste, d'elle-même elle est allée au-devant de la mort à la place d'Admète." Toutefois, cela n'arriva pas comme le mythe le raconte. A ce moment, en effet, Héraclès arriva, venant d'on ne sait où, flanqués des chevaux de Diomède. Comme il passait dans le coin, Admète lui offrit l'hospitalité. Admète se plaignait de la mésaventure d'Alceste ; Héraclès, pour la reprendre, attaque Acaste et détruit son armée. Il laisse le butin à ses soldats, mais rend Alceste à Admète. On disait donc qu'Héraclès, arrivé là par hasard, avait arraché Alceste à la mort.

Le mythe s'est formé à partir de ces événements.

XLI. Zéthos et Amphion

De Zéthos et d'Amphion d'autres racontent, et même Hésiode, qu'ils construisirent les murailles de Thèbes avec une lyre. Certains croient qu'ils jouaient de cet instrument et que les pierres d'elles-mêmes venaient se poser sur les murs. La vérité est celle-ci.

Tous deux étaient d'excellents joueurs de lyre, qui faisaient payer leur spectacle. A cette époque, les gens n'avaient pas d'argent. Amphion et son frère demandaient, à ceux qui voulaient les entendre, de travailler à l'édification des remparts ; ce n'étaient sûrement pas les pierres qui les suivaient pour les écouter. On disait donc avec raison que les murs furent construits au son de la lyre.

XLII. Io

On dit de Io que de femme elle devint une vache ; que, saisie de furie, d'Argos elle arriva en Égypte par la mer. Chose incroyable [Une lacune] résister tant de jours sans s'alimenter. La vérité est celle-ci.

Io était la fille du roi d'Argos. Ses concitoyens lui confièrent la charge d'être la prêtresse d'Héra argienne. Une fois enceinte, craignant son père et ses concitoyens, elle s'enfuit de la cité. Les Argiens, qui étaient partis à sa recherche, quand ils la trouvèrent, la capturèrent et l'enchaînèrent. On disait donc  : "Elle s'est enfuie comme une vache furieuse [une lacune]". Finalement, elle se donna à des marchands étrangers, et elle les supplia de la conduire en Egypte ; là-bas, elle accoucha.

C'est ainsi que le mythe s'est créé.

XLIII. Médée

On raconte de Médée qu'en faisant bouillir les hommes, elle rendait leur jeunesse aux vieillards ; il semble pourtant qu'elle n'ait jamais rajeuni personne, que celui qu'elle fit réellement cuire, elle le tua. Il arriva quelque chose de ce genre.

Médée, la première, découvrit dans une fleur la teinture rouge et noire. Ainsi les vieux, de blancs qu'ils étaient, elle les faisait redevenir noirs et bronzés. En teignant leurs cheveux blancs elle les changeait en effet en noirs et roux [Une lacune]. Médée, la première, découvrit les bienfaits que le bain de vapeur pouvait apporter aux hommes. Elle immergeait dans un bain de vapeur ceux qui le désiraient, en cachette, afin qu'aucun médecin ne l'apprenne, et quand elle y soumettait quelqu'un, elle lui faisait jurer de n'en rien révéler à quiconque. Ce bain de vapeur s'appelait "sudatorium"(17). De cette façon, les hommes exposés à la vapeur et à la chaleur devenaient plus minces et plus sains. A partir de là, en voyant auprès d'elle un lébès(18) et du feu, les gens croyaient qu'elle faisait cuire les hommes. Pélias, qui était un homme vieux et faible, mourut en prenant un bain de vapeur.

D'où le mythe.


17. Le terme employé par Palaiphatos est "parepsêsis", qui semble être une création personnelle. J'ai traduit par "sudatorium", afin de garder l'idée de chaleur et de minceur.
18. Le lébès est un récipient, en métal le plus souvent, suspendu à un trépied. On l'utilise pour chauffer l'eau ou les aliments, et pour les abblutions.

XLIV. Omphale

On raconte d'Omphale qu'Héraclès était son esclave. C'est un récit stupide. Il était possible en effet à Héraclès d'être son maître, maître aussi de ses biens. Il arriva donc quelque chose de ce genre.

Omphale était la fille de Iardanos, le roi des Lydiens. Elle avait entendu parler de la force d'Héraclès et feignit d'être amoureuse de lui. Quand il fut en sa présence, Héraclès tomba amoureux ; elle lui donna un enfant. Pris de passion pour elle, il faisait ce qu'Omphale lui commandait.

Les gens stupides supposèrent qu'Héraclès était son esclave.

XLV. La corne d'Amalthée

On raconte qu'Héraclès, où qu'il se rendît, avait avec lui la corne d'Amalthée, ainsi qu'on l'appelle, qui lui donnait, à sa demande, tout ce qu'il désirait. La vérité est la suivante.

Héraclès, qui voyageait en Béotie en compagnie de son neveu Iolaos, fit une halte dans une auberge ; là travaillait une serveuse nommée Amalthée, jeune et très belle. Héraclès, pris de passion pour elle, s'éternisait dans l'auberge. Iolaos, qui le supportait mal, eut l'idée de dérober les gains d'Amalthée, qui se trouvaient dans une corne ; grâce à ces recettes, il achetait ce qu'il voulait, et pour lui-même, et pour Héraclès. Leurs compagnons de voyage disaient alors  : "Héraclès eut la corne d'Amalthée, grâce à laquelle il s'achetait tout ce qu'il voulait."

C'est de cette histoire que la légende a pris naissance, et, lorsqu'ils représentent Héraclès, les artistes le peignent près de la corne d'Amalthée.

XLVI. L'histoire de Hyacinthos

Hyacinthos était un beau jeune homme d'Amyclas. Apollon avait des visées sur lui, mais aussi Zéphyre. Tous deux étaient charmés par sa beauté, et chacun tentait de le séduire par ses propres qualités. Apollon lançait des flèches, et Zéphyre soufflait : du premier chants et plaisir, du deuxième peur et agitation. Le jeune homme préféra le dieu et Zéphyre, par jalousie, se prépara à la guerre. Plus tard, le garçon s'entraînait au gymnase : ce fut pour Zéphyre l'occasion de se venger : un disque servit au meurtre de Hyacinthos, lancé par Apollon, dévié par Zéphyr. Le jeune homme mourut, mais la terre ne put se résoudre à laisser son malheur privé de souvenir : là où il était mort naquit une fleur qui prit même son nom. On ajoute que le début de son nom est écrit sur les feuilles.

XLVII. L'histoire de Marsyas

Marsyas était un paysan, qui devint musicien de la façon suivante. Athéna prit en haine la flûte : en effet, cet instrument fait du tort à la beauté. La fontaine, qui lui renvoya son image, le lui apprit(19). Ainsi Marsyas ramassa-t-il les tuyaux de la flûte, que la déesse avait jetés. Le berger les porta donc à ses lèvres, en les dirigeant vers le ciel : c'est par la volonté divine qu'ils émettaient une mélodie, et indépendamment de celui qui soufflait dedans. Mais Marsyas crut à sa propre virtuosité : il défia les Muses, il défia Apollon, déclarant qu'il souhaitait même mourir s'il ne parvenait pas à battre le dieu. La compétition eut lieu, il fut vaincu, et écorché après sa défaite. J'ai vu un fleuve en Phrygie, nommé Marsyas. Les Phrygiens racontent que ses eaux sont le sang de Marsyas.


19. Parce que jouer de la flûte déforme les joues.

XLVIII. Phaon

L'existence de Phaon se passait sur un bateau et sur la mer ; la mer, près de laquelle il vivait, était un détroit. Nul ne se plaignait de lui, car c'était un homme simple, qui n'acceptait de se faire payer que de ceux qui avaient de l'argent. Les Lesbiens admiraient son comportement. Une déesse honora cet homme, et on dit que c'était Aphrodite. Sous une apparence humaine, d'une femme déjà vieille, elle demanda à Phaon de lui faire traverser le bras de mer. Rapidement il la transporte et ne demande pas à être payé. Que fait donc la déesse, devant cela ? On dit qu'elle transforma cet homme, changea sa vieillesse en jeunesse et beauté. Ce Phaon est celui pour lequel Sapho éprouvait de l'amour, et qu'elle a souvent chanté.

XLIX. L'histoire de Ladon

Gaia décida de s'unir avec le fleuve Ladon. Une fois l'union consommée, Gaia fut enceinte et mit au monde Daphné. Apollon Pythien tomba amoureux de la jeune fille, et lui parla d'amour. Mais Daphné préférait rester chaste. Il fallait donc la poursuivre, et elle fut poursuivie. Avant d'épuiser toutes ses forces dans la fuite, elle supplia sa mère de la reprendre en elle, et de la garder telle qu'elle l'avait fait naître. Sa mère agissait ainsi, elle tenait Daphné à l'intérieur d'elle-même. Et là une plante surgit aussitôt. Dans le paroxysme de l'amour, le dieu se jeta sur la plante, et il ne savait plus comment s'en détacher. Alors il la cueillit et, dès lors, sa tête en fut parée. On dit que le laurier entra même dans la construction du trépied du dieu en Béotie, qui se trouve non loin de l'antre.

L. Héra

Les Argiens tiennent Héra pour leur protectrice ; c'est pourquoi ils célèbrent aussi régulièrement des fêtes instituées en son honneur. La cérémonie se déroule de la manière suivante : un char, sur lequel doit se trouver la prêtresse, est tiré par des boeufs blancs jusqu'au temple ; le sanctuaire est situé en dehors de la ville.

Un jour, à l'époque de la fête, il n'y avait pas de boeufs : le rituel ne pouvait pas s'accomplir. La prêtresse, toutefois, imagina une solution au problème. Elle était la mère de deux garçons : ils prirent la place des boeufs sous le joug.

Près de la statue de la déesse, puisque la tâche des animaux avait été remplie par ses enfants, elle demanda une récompense pour la peine qu'ils avaient endurée. Et on dit que la déesse l'accorda : leur sommeil lui-même fut également la fin de leur vie(20).


20.Autrement dit, il s'endormirent et ne se réveillèrent pas. Les deux frères sont Cléobis et Biton.

LI. Orion

Fils de Zeus, de Poséidon et d'Hermès. Fils de Poséidon et de l'Atlantide Alcyonée, Hyriée habitait Tanagra, en Béotie. Comme il était très hospitalier, il accueillit un jour les dieux. Zeus, Poséidon et Hermès, qui avaient bénéficié de son hospitalité, désirèrent se montrer reconnaissants à son égard : ils l'encouragèrent à leur demander ce qu'il voulait. Lui qui n'avait pas d'enfant souhaita un bébé. Les dieux prirent la peau du boeuf qui leur avait été consacré, et y déposèrent leur semence. Ils commandèrent à Hyriée de l'enfouir sous terre et de l'en retirer au bout de dix mois. Ce temps écoulé, naquit Urion, qu'on appela ainsi car les dieux avaient uriné, puis, par euphémisme, Orion. Orion chercha à violer Artémis, comme il chassait en sa compagnie. Irritée, la déesse fit surgir de la terre un scorpion, qui le tua en le piquant à la cheville. Par compassion, Zeus le transforma en étoile.

LII. Phaéton

Phaéton, fils d'Hélios, brûlait du stupide désir de monter sur le char de son père. A force de demandes incessantes et de pleurs, il le convainquit. Quand il monta sur le char, et commença de fouetter les chevaux (comme il ne savait pas bien manier les rênes et qu'il était incapable de diriger fermement les chevaux, sans provoquer de soubresauts), il fut traîné par les bêtes animées d'orgueil et d'une grande impétuosité. Il passa trop près de la terre ; il fut projeté hors du char, dans le fleuve Éridan ; il se noya, après avoir incendié la plus grande partie des terres voisines.