Perse

Les satires

Notice, notes et traduction de Henri Clouard (1934)

Satire I

O soucis des hommes, ô néant de la vie! - " Qui lira cela ? " - Tu t'adresses à moi ? Personne, par Hercule. - " Personne ? " - Deux personnes ou pas une. - " Quelle pitié ! Quelle misère ! " - Pourquoi ? Par peur que Polydamas et les Troyennes ne mettent Labéon au-dessus de moi ? Et puis après ? Si Rome perd le nord et rabaisse une oeuvre, il n'est pas question de l'approuver ni de redresser cette balance faussée en se cherchant hors de soi. Car dans Rome, qui donc n'est pas atteint... ? si ce n'est un sacrilège de le dire... Mais non ; alors que je considère notre décrépitude, la tristesse de notre destinée et tout ce que nous avons fait depuis qu'est passé l'âge de jouer aux noix, maintenant que nous faisons les oncles graves, alors, alors, pardonnez-moi : - " Non ". - Tant pis ! Mais j'aime à rire : j'éclate.
On s'enferme pour écrire, soit en vers, soit en prose, quelque chose de grand, fait pour un déclamateur au poumon généreux. On récite cela au public, bien coiffé, en toge neuve, toute blanche, avec une sardoine qui est un cadeau d'anniversaire, et juché sur une haute chaire.
Et puis, quand on s'est gargarisé agilement de mielleuses inflexions, l'oeil mourant de plaisir, on voit ces grands niais de Romains s'agiter indécents et la voix pâmée, tandis que les poèmes leur entrent dans les reins et que tel vers est comme une main qui les chatouille au bon endroit. C'est toi, pauvre vieux, qui donnes leur pâture aux oreilles de l'auditoire ? et quel auditoire ! Harassé, tu vas crier : " Assez ! " - " A quoi bon avoir fait des études, si ce levain ne lève pas, si ce figuier sauvage, une fois qu'il a pris racine en nous, ne perce pas au dehors en nous rompant le foie ? " - Et voilà pourquoi l'on se ferait du mauvais sang, des cheveux blancs ? O moeurs ! Être savant, ce n'est donc rien, du moment que les autres ne savent pas que tu l'es ? - " Mais ce qui est beau, c'est d'être montré au doigt et qu'on dise : c'est lui ! Avoir été donné en dictée à cent jeunes têtes bouclées, cela ne compte pas à tes yeux ? " Oui, je vois nos descendants de Romulus, bien repus, qui veulent entendre parmi les coupes de divins poèmes nouveaux ; alors un homme se lève, drapé dans un manteau couleur d'hyacinthe, il se met à réciter du nez je ne sais quoi d'un peu rance, laisse couler de ses lèvres des Phyllés et des Hypsipylès ou quelque autre ineptie larmoyante, en escamotant des mots au passage dans son palais ramolli. Et la table d'applaudir : n'est-ce pas le bonheur pour la noble cendre du poète ? La colonne funéraire n'en va-t-elle pas être plus légère à ses ossements ? Tout convive donne sa louange : alors de ces mânes illustres, alors du tombeau et de la cendre heureuse, n'allons-nous pas voir naître des violettes ? - " Tu railles, tu te complais à froncer les narines. Connais-tu quelqu'un qui se refuse à ce qu'on parle de lui et qui ne veuille laisser des vers dignes de l'immortalité, capables de défier les sardines de l'épicier et sa résine ?
Qui que tu sois, toi que je viens de prendre pour interlocuteur, s'il m'arrive quand j'écris, quelque heureuse inspiration, - quand cela ? c'est l'oiseau rare - si elle m'arrive cependant, je ne redoute pas la louange, car je ne suis pas de pierre ; mais ce que je repousse, c'est l'idée que la mesure et la règle du beau soient dans ton très bien, dans ton à merveille ; car cet à merveille, fouille-le à fond : que n'y trouve-t-on pas ? N'y vois-je pas l'Iliade d'Accius ivre d'ellébore, les petites élégies dictées par de grands patrons faisant leur digestion, enfin tout ce qu'on écrit couché sur un lit de citronnier ? Tu sais offrir à table une tétine de truie bien chaude, tu sais faire cadeau d'un vieux manteau à quelqu'un de tes clients transis, et tu proclames : " J'aime la vérité, dites-moi la vérité sur moi-même. " Le peuvent-ils ? Tu veux que je te la dise, moi ? Tu es un homme qui fait des grâces avec un crâne chauve et une bedaine, une véritable auge à pourceau qui pend à un pied et demi en avant de toi. O Janus, jamais dans ton dos une main n'a imité les coups de bec de la cigogne ni contrefait des oreilles d'âne ou tiré une langue aussi longue que la chienne d'Apulée quand elle a soif. Mais vous, qui êtes de sang patricien, vous à qui ont été refusés des yeux derrière la tête, retournez-vous brusquement et vous verrez les grimaces !
Que dit le public ? " Que peut-il dire, sinon qu'il entend couler pour la première fois des vers harmonieux : l'ongle a beau insister, il ne trouve pas de joint, il glisse sur une surface lisse. La poésie est à l'alignement, on la dirait tirée au cordeau. Est-il besoin de déclamer contre les moeurs, le luxe, les festins de rois ? La Muse donne à notre poète des idées grandioses. " Voici donc que nous instruisons à faire parler les héros des écoliers qui sortent de leurs exercices grecs, qui ne savent ni évoquer un bois sacré ni traiter le lieu commun de la belle campagne, avec corbeilles et foyer, avec cochons et meules fumant aux fêtes de Palès ; ni celui de Rémus ou le tien, Quintius, surpris à tracer durement ton sillon quand ta femme dans tous ses états vint te passer devant tes boeufs la robe dictatoriale et que ta charrue fut ramenée chez toi par un licteur. - " Très bien, poète ; est-il encore quelqu'un de nos jours que retienne le livre desséché du bachique Accius ou la raboteuse Antiope de Pacuvius, cette Antiope dont le coeur plein de deuil repose sur la douleur ? " Voilà ce que des pères gâteux donnent comme modèles à leurs fils ; et dans ces conditions, tu demandes d'où est venu encombrer notre langue ce pot-pourri de paroles, d'où ces turpitudes qui font bondir d'aise le long des bancs les petits-maîtres épilés ? N'est-ce pas une honte qu'on ne puisse tirer du danger une tête blanchie sans souhaiter ce fade éloge : " Que de grâce ! " " Tu es un voleur, " dit-on à Pédius. Que fait Pédius ? Il balance l'accusation dans des antithèses bien limées, et on le complimente d'être si habile à tourner la figure : " Joli, cela ! " Cela joli ? O Romulus, en es-tu réduit à flatter comme un chien ? Ce poète me toucherait ? Alors, même s'il chantait après un naufrage, il m'extorquerait un as ? Est-ce qu'on chante, quand on porte sur sa poitrine l'écriteau de naufragé ? J'attends des accents sincères et non des lamentations étudiées sous la lampe, de celui qui voudra m'ébranler de sa plainte.
" Mais les mètres ont perdu leur rudesse, ils ont gagné en élégance et en harmonie. J'ai appris cette chute de vers " Atys de Phrygie, et ce tour : le Dauphin qui fendait l'azur de Nérée, ceci encore : nous ravîmes une côte aux longs Apennins. Mais Je chante les combats des héros, n'est-ce pas trop ronflant, et d'écorce épaisse ? On dirait un vieux rameau desséché, envahi par le liège. " Eh bien, cite-moi donc quelque chose de délicat, des vers à réciter sans avoir à raidir la nuque. - " Voici : ils emplirent les farouches trompettes du souffle des Ménades et la Bacchante qui emportera la tête arrachée au veau orgueilleux, et la prêtresse qui de ses guirlandes de lierre dirigera le lynx, appellent Evius-Bacchus ; l'écho sonore leur répond. " Entendrait-on pareils vers, si nous gardions encore quelque chose de la virilité de nos pères ? Cela est mou, cela flotte sur les lèvres avec la salive ; la prêtresse et Atys n'ont pas les pieds sur la terre ferme, cela ne fait pas sentir l'auteur martelant son pupitre et rongeant ses ongles.
- " Voyons, pourquoi écorcher par de mordantes vérités des oreilles encore tendres ? Prends garde que l'accueil des grands ne te devienne de glace ; là gronde la gueule des chiens. " - Oh, moi ! je veux bien que tout soit blanc comme neige ; je ne fais plus d'objection ; je dis très bien à tous, parfait à tous, vous serez tous autant de merveilles, je suis dans l'enchantement. - " Ici, dis-tu, je défends qu'on dépose des ordures. " - Fais peindre deux serpents : " Enfants, l'endroit est sacré, allez pisser plus loin. " Je m'écarte, Lucilius a déchiré la ville ; sur toi, Lupus, sur toi, Mucius, il s'est cassé une dent ; Flaccus ne passe pas un défaut à ses amis, mais il les fait rire ; pénétrant dans le coeur, il s'y joue, car il a l'art d'accrocher le public à son nez railleur. Pour moi, ne pourrai-je dire un mot sans sacrilège ? Même en secret, même au bord d'un trou pour l'y enfouir, nulle part ? Ici pourtant, j'enterrerai quelque chose, - car je les ai vues, vues de mes yeux, oui, mon petit livre. - " Qui n'a pas des oreilles d'âne ? " Ce secret, ce rire qui m'appartient, si peu qu'il vaille, je ne le donnerais pas pour une Iliade, vous tous qui avez ressenti les transports de l'audacieux Cratinus, qui avez pâli aux colères d'Eupolis et à celles du sublime vieillard, tournez-vous aussi de mon côté, et peut-être entendrez-vous quelque chose d'assez substantiel. Je veux enflammer le lecteur qui s'est échauffé l'oreille chez ces maîtres ; non pas l'illettré qui trouve plaisir à plaisanter les Grecs sur leurs sandales, qui sait tout juste dire borgne ! à un borgne, qui se croit quelqu'un parce qu'il a fait l'important dans une magistrature édilitaire de province, étant chargé de vérifier à Arretium les poids et mesures ; et pas davantage le farceur qui sait blaguer un calcul au tableau noir ou des figures géométriques dans le sable, tout prêt à s'amuser follement s'il voit une pierreuse tirer la barbe à un cynique. Pour ceux-là, un édit du prince le matin, et Callirhoé après le déjeuner, voilà ce que je t'offre.