Perse

Les satires

Notice, notes et traduction de Henri Clouard (1934)

Satire III

" - Toujours la même chose ? Déjà le clair matin entre par les fenêtres et élargit de sa lumière les fentes des volets ; or nous ronflons, assez fort pour cuver l'indomptable falerne, tandis que l'ombre atteint la cinquième ligne sur le cadran ! Allons, que fais-tu ? La folle canicule cuit depuis longtemps les moissons desséchées, et les troupeaux sont tous dans l'ombre fraîche des ormes. " - C'est un camarade qui parle. - " Vraiment ? c'est comme cela ? Vite là quelqu'un ! Personne ? Ma bile est un verre qui chauffe, qui éclate, et l'on dirait... " On dirait qu'on entend braire les roussins d'Arcadie. Enfin le voilà avec son livre et le beau parchemin bien préparé, avec cahiers et roseaux : nous nous plaignons encore, car l'encre trop épaisse ne se détache pas de la plume ; mais l'encre délayée d'un peu d'eau pâlit-elle ? nous nous plaignons cette fois que la plume laisse couler double goutte. O malheureux, de jour en jour plus malheureux, nous en sommes donc là ? Que ne fais-tu comme le tendre tourtereau et les enfants de rois ? Exige de manger à petites bouchées et, furieux, envoie promener ta nourrice avec ses berceuses. - " Puis-je travailler avec cette plume ? " Qui prétends-tu tromper ? Que nous chantes-tu là ? C'est ton affaire. Tu te vides, insensé, tu te prépares une vie lamentable. Le vase défectueux rend un son de mauvais aloi ; l'argile mal cuite et restée verte répond chichement au doigt qui la frappe. Tu es une terre humide et molle, ce n'est pas le moment de lanterner, il est urgent de te façonner : je te conseille de rester sans arrêt sur le tour. Le domaine paternel te rapporte moyenne récolte de blé ; tu gardes une salière propre et sans tache, - qu'as-tu à craindre ? - avec une modeste patène pour le culte du foyer. C'est assez. Faut-il que ta poitrine se gonfle de vent parce que tu es le millième à commander une branche sur un arbre généalogique de Toscane ou parce que vêtu de la trabée, à cheval, tu salues un censeur qui est de tes parents ? C'est là de la poudre aux yeux du peuple. Moi je te connais à fond et dans la peau : tu n'as pas honte de vivre à la manière d'un vil Natta ! Encore lui, le vice l'abrutit-il, le pauvre ne sent plus rien sous l'épaisse graisse formée autour de ses fibres ; innocent, il ne sait pas ce qu'il gaspille, il est tellement au fond de l'eau qu'il n'envoie plus de bulles d'air à la surface. Puissant père des dieux, veuille ne pas châtier autrement les tyrans cruels, quand la terrible passion aura fait fermenter en eux un poison brûlant : qu'ils voient la vertu et, de l'avoir abandonnée, se consument décomposés. Le bronze du taureau de Sicile a-t-il gémi plus fort, l'épée suspendue menaçante aux lambris dorés a-t-elle donné plus d'effroi à la nuque ornée de pourpre, que ne tremble le coupable qui se dit : " L'abîme, l'abîme est là ! " angoissé de ce qu'à ses côtés l'épouse ignore.
Souvent dans mon enfance, je m'en souviens, je m'humectais les yeux d'huile quand je ne voulais pas composer ma déclamation à Caton mourant, un de ces exercices grandiloquents promis aux éloges d'un maître privé de bon sens et à l'admiration d'un père en émoi venu l'écouter avec des amis. J'avais bien raison, car tout mon idéal alors consistait à savoir ce que rapportait au jeu de dés l'heureux six et combien raflait l'as ruineux ; je ne pensais qu'à ne pas manquer mon coup au jeu de tonneau, et qu'à fouetter mieux que les autres ma toupie. Mais toi, tu es assez expérimenté pour observer les moeurs et te rendre compte de leur décadence, fort de la doctrine enseignée par le sage Portique, sous la fresque des Mèdes porteurs de braies, à une jeunesse aux cheveux ras qui donne ses veilles à l'étude et qui se nourrit d'une bouillie de pois et d'orge ; le symbole pythagoricien t'a désigné le chemin qui grimpe, le meilleur chemin.
Or te voilà encore à ronfler, tu ne peux tenir ta tête droite, tu trahis tes excès d'hier en bâillant à te décrocher la mâchoire. As-tu un but auquel tendre ton arc ou vas-tu au hasard poursuivant les corbeaux à coups de cailloux et de mottes de terre, insouciant de la direction de tes pas, vivant au gré des circonstances ?
Des malades qui réclameront en vain l'ellébore quand déjà se gonfle leur peau, il n'en manque pas ; hâtez-vous de prévenir le mal et vous n'aurez pas besoin de promettre à Cratérus des monceaux d'or. Instruisez-vous et connaissez, ô malheureux, les lois de la nature : ce que nous sommes et pourquoi nous venons au monde, quel point de départ nous a été assigné et suivant quelle méthode il faut parcourir la carrière, quelle règle nous imposer quant à l'argent, quels vieux les dieux nous autorisent à former, quel emploi donner aux pièces neuves, quelles largesses faire à la patrie et aux chers parents, quel homme la divinité a voulu que tu fusses et quelle fonction remplis-tu dans la société humaine ? Voilà ce qu'il faut apprendre, afin de ne pas envier tant de jarres qui se gâtent dans un opulent cellier, paiement de plaidoiries pour de gras Ombriens, avec le poivre et les jambons, hommage d'un client Marse, et ces tonneaux d'anchois dont pas un n'est encore vide.
Ici, un vieux bouc de centurion va dire : " Ce que j'ai de savoir me suffit bien ; je ne me soucie point de devenir un Arcésilas, un de ces Solons moroses qui vont tête basse, les yeux rivés au sol ; ruminant grognements et rages muettes, pesant les mots sur leur lippe allongée, méditant les rêveries d'un vieux cerveau malade : que rien ne s'engendre de rien, que rien ne peut retourner à rien. C'est là-dessus que tu pâlis ? " A ces mots, le public de s'amuser et la jeunesse bien musclée de froncer les narines en précipitant ses cascades de gros rire.
" Examine-moi, je ne sais d'où me viennent ces battements de coeur ni quel mal fait exhaler de ma gorge une haleine fétide ; examine-moi, s'il te plaît. " Le médecin ainsi prié ordonne le repos. Mais la troisième nuit ramène-t-elle un pouls régulier ? le malade fera demander dans quelque riche maison, pour son bain, du vin doux de Sorrente dans une menue cruche. - " Eh, mon cher, tu es pâle. - Ce n'est rien. - Fais attention à ce rien ; tu enfles insensiblement et tu as le teint livide. - Mais le tien est pire ; ne fais pas le tuteur avec moi ; j'en avais un que j'ai depuis longtemps enterré ; méfie-toi. - Va, va, je me tais. " Notre homme, gonflé de nourriture, se baigne avec son ventre blême et les lents miasmes empoisonnés de son gosier ; mais un tremblement le prend en train de boire, lui fait tomber des mains la coupe chaude ; sa bouche se relâche, ses dents claquent, les morceaux de coupe brisée tombent de ses lèvres sans force. En conséquence, la trompette funèbre et les flambeaux ; enfin le pauvre bienheureux posé sur un lit de parade, embaumé de grasses essences, fait face à la porte les pieds devant. Cependant des esclaves affranchis de la veille viennent, la tête couverte, et enlèvent le corps.
Tâte-toi le pouls, malheureux, et mets-toi la main sur la poitrine : rien de fiévreux ; touche tes extrémités : pas de glace. Mais si par aventure tu vois de l'or ou si la blanche maîtresse du voisin t'adresse un doux sourire, est-ce que le coeur te bat régulièrement ? On t'a servi un plat refroidi de coriaces légumes avec un pain de farine mal criblée ; examine ton gosier, ta bouche délicate cache un ulcère qu'il ne faudrait pas écorcher avec de la bette de plébéien. Tu as froid, quand la peur livide te dresse les poils sur le corps ; à d'autres moments, tu brûles, ton sang bout et la colère étincelle dans tes yeux ; alors tu parles et tu agis en homme insensé, l'insensé Oreste en jurerait.