Perse

Les satires

Notice, notes et traduction de Henri Clouard (1934)

Satire V

Les poètes ont un singulier usage, ils réclament cent voix, ils souhaitent cent bouches et cent langues pour leurs vers, qu'il s'agisse de déclamer une lugubre tragédie ou bien le poème épique du Parthe blessé qui se retire un fer de l'aîne... " Ah ! vraiment ? quelle masse poétique as-tu donc à nous asséner, pour qu'il te faille l'effort de cent gosiers ? Que les faiseurs de sublime recueillent du brouillard sur l'Hélicon, eux qui font bouillir la marmite de Procné ou celle de Thyeste, dont soupera souvent l'odieux Glycon : mais ce n'est pas toi qui, tandis que le minerai chauffe dans le brasier, comprimes les vents dans un soufflet haletant, ni qui imites sottement par des murmures le cri rauque de la corneille, ni qui gonfles stupidement les joues pour en chasser l'air avec un éclat bruyant : tu parles le langage de la toge, tu sais les fortes alliances de mots et possèdes l'harmonieuse modération du style, tu es habile à flageller les moeurs des épuisés et à percer le vice des traits d'un élégant badinage. Voilà ta matière ; laisse à Mycènes ses festins de têtes et de pieds coupés et tiens-t'en à notre régime romain. " - Je ne prétends certes pas enfler mes pages avec des riens en longs habits de deuil, je ne veux point donner du poids à la fumée ! Nous, causons en intimes. Pour toi aujourd'hui nous suivons le conseil de la Muse, nous te donnons notre coeur à fouiller : tu vas voir quelle grande part de notre âme t'appartient, Cornutus, mon doux ami, et c'est ma joie de te le montrer ; pince des cordes de l'instrument, habile que tu es à distinguer entre un style qui rend un son plein et le plâtrage d'un style vide. J'ose réclamer cent gosiers, parce que grande est l'image que j'ai de toi au plus profond du coeur et que d'une voix sincère je veux développer dans les mots toute l'étendue de ce que mes fibres secrètes cachent d'ineffable.
Aussitôt qu'effrayé je perdis la protection de la pourpre et que je vis pendre ma bulle au cippe de mes Lares à la toge retroussée, lorsque j'eus des camarades complaisants et qu'il me fut permis, grâce à ma toge blanche, de promener impunément mes regards dans tout Suburre, à la croisée des chemins, à ce carrefour où l'inexpérience de la vie laisse les esprits désemparés, moi je me suis réservé pour toi ; tu as recueilli mes jeunes années sur ton sein socratique, Cornutus. Dès lors, ma vie morale corrompue se redresse sous une règle qui sait rendre sa présence invisible, mon âme sent le poids de la raison, travaille à se laisser vaincre et prend sous ton pouce figure d'oeuvre d'art. Ensemble, je m'en souviens, ce sont de longues journées que nous passions ; ensemble, nous attendions jusqu'à la nuit pour prendre notre commun repas ; car partageant travail et repos, nous trouvions notre récréation dans un modeste diner. Ah ! tu ne peux en douter, des rapports constants accordent nos jours à tous deux, une seule constellation les guide : ou la Parque dévouée à la philosophie a placé le temps de nos existences sous le signe égal de la Balance, ou l'heure qui préside à la fidélité fut l'heure natale qui a partagé entre les Gémeaux nos destins accordés, en sorte que nous brisons ensemble, par la faveur de Jupiter, l'inclémence de Saturne : oui, je ne sais quel astre, mais il en est un, me lie à toi.
L'humanité offre mille aspects, l'expérience prend mille couleurs. A chacun son ambition, il n'est pas qu'un voeu pour toute vie. Tel homme va sous le soleil levant échanger des produits d'Italie contre les grains du poivre rugueux et du pâle cumin, tel autre préfère faire bonne chère et se gonfler de sommeil ; celui-ci a le goût du Champ de Mars, celui-là se ruine au jeu, un troisième s'épuise dans les plaisirs ; mais quand la goutte noueuse a mué leurs articulations en branches de vieux hêtre, alors ils considèrent tant de jours passés dans un air obscurci et dans une lumière fangeuse ; ils gémissent, mais trop tard, de leur vie perdue. Mais toi, tu aimes pâlir sur les lectures de tes nuits : car tu cultives les jeunes gens et tu sèmes dans leurs oreilles bien nettes le blé de Cléanthe. Venez, enfants et vieillards, venez tous chercher là un but certain pour votre âme et un viatique pour le temps des tristes cheveux blancs. " Remettons à demain. " Demain comme aujourd'hui. " Eh quoi ! un jour, quel beau cadeau ! " Mais quand vient le jour suivant, déjà le demain d'hier est épuisé, le tour arrivera d'un autre demain qui rongera les années et toujours l'on sera en retard ; car il est vain de poursuivre la roue voisine qui tourne sous le même timon, du moment que tu es roue de derrière, tournant sous le second essieu.
La liberté est un besoin : mais non pas celle qui naît de ce décret : " Tout Publius faisant partie de la Vélinaet ayant accompli son service militaire a droit, avec son bulletin de vote, à une mesure de blé moisi. " Hélas ! quelle vérité planter en ceux qui s'imaginent qu'avec une pirouette on devient un Romain libre.
Voici un Dama, gueux de palefrenier qui ne vaut pas trois as, ivrogne aux yeux malades, et capable de tromper sur une poignée d'avoine ; mais que son maître le fasse pirouetter : en un clin d'oeil nous voyons Marcus Dama. Oh ! peste ! vraiment ? Marcus est caution et tu refuses de prêter ton argent ? Marcus est juge et tu te fais du mauvais sang ? Marcus a dit quelque chose, c'est une vérité. Scelle, Marcus, mes tablettes. - " Telle est la liberté intégrale, tels sont les privilèges que nous octroie le bonnet de l'affranchissement. Est-il autre homme libre que celui à qui il est permis de mener vie à sa guise ? Il m'est permis de vivre comme je veux : est-ce que cela ne saurait me faire plus libre que Brutus ?" - Conclusion fausse ! rétorque mon Stoïcien qui a l'air d'avoir des oreilles curées au vinaigre mordant. J'accorde tout le reste ; mais ton " il m'est permis " et ton " comme je veux ", supprime-les. - " Je suis sorti de chez le préteur, maître de ma personne, pourquoi cet affranchissement ne m'autoriserait-il pas à faire tout ce que décide ma volonté, sauf ce que défendent les lois de Masurius ? " - Tu vas le savoir, mais ne te mets pas en colère et que ton nez ne fasse pas de grimaces, tandis que je t'arracherai de la poitrine des préjugés de grands-mères.
Le préteur n'a pas le moyen de donner aux insensés le sens des obligations délicates du monde ni de laisser à leur fantaisie l'usage d'une vie dévorante ; on aurait plutôt fait d'apprendre la harpe à quelque grand gaillard de valet d'écurie. La raison dit non, elle nous glisse tout bas à l'oreille qu'il y a faute à tenter ce qu'on ne saurait réussir. La commune loi des hommes et la nature s'accordent pour ce décret divin : que l'ignorance impuissante recule devant les actes qui lui sont interdits ! Tu veux dissoudre de l'ellébore sans savoir en mesurer la dose à la balance : la médecine te le défend essentiellement. Qu'un laboureur avec ses grosses guêtres de peau demande à diriger un navire, lui qui ignore les étoiles, Mélicerte s'écriera qu'il n'y a plus de pudeur. Possèdes-tu l'art de marcher sans faux-pas, sais-tu discerner du vrai sa vaine apparence et reconnaître le faux son d'or que rend le cuivre doré ? As-tu marqué de craie ce qu'il convient d'imiter, de charbon ce qu'il convient de fuir ? As-tu voeux modestes et étroit logis, es-tu doux aux amis, serais-tu capable de fermer et d'ouvrir à temps tes greniers, de passer sur un denier collé au sol boueux sans avaler l'eau que le dieu du gain te met à la bouche ? - " Voilà mes qualités, elles sont miennes. " - Ah ! quand tu pourras le dire sans mensonge, alors sois libre et sage avec ta faveur des préteurs et de Jupiter. Mais si, toi qui étais tout à l'heure de la même pâte que nous, tu n'as pas dépouillé le vieil homme, et si d'extérieur honnête tu gardes dans ton âme gâtée la ruse du renard, je rétracte ce que j'ai dit, je ramène à moi la corde ; la raison ne t'a rien accordé ; un mouvement de ton petit doigt, c'est une faute. Et ce n'est rien pourtant ; mais tu as beau sacrifier aux dieux, impossible d'obtenir qu'il entre dans l'insanité le moindre grain de bon sens. Confondre ces contraires est sacrilège, et si tu es par ailleurs terrassier, renonce à danser seulement trois pas de Bathylle, le mime bachique.
" Je suis libre, moi ! " - D'où t'est venu ce privilège, à toi qui dépends de tant de choses ? Ne connais-tu d'autres maîtres que celui dont la baguette t'affranchit. " Va, esclave, porte mes strigiles au bain de Crispinus. " Le maître crie, et tu ne bouges ; tu ne sens plus le poids du dur esclavage, aucun aiguillon extérieur ne t'émeut plus les nerfs. Mais si ton foie malade te suscite des tyrans intérieurs, vivras-tu plus à ta guise que le malheureux qui court aux strigiles sous la menace des étrivières et avec la crainte de son maître ?
Le matin, paresseux, tu dors et ronfles. " Debout ", dit la Cupidité, " Allons debout ". Tu dis non ; elle insiste : " Debout", dit-elle. - Je ne puis. - Debout !- Et pourquoi faire ? - Il le demande ? Eh bien, pour aller chercher au Pont : anchois, castoreum, chanvre, ébène, encens, Cos lubrifiant ; sois le premier à enlever le poivre sans laisser aux chameaux le temps de boire ; traite des affaires, fais des serments. - Mais Jupiter peut entendre. - Hélas, imbécile, tu passeras ta vie à danser devant le buffet, si tu prétends vivre d'accord avec Jupiter. Mais déjà prêt à partir, tu charges sur les épaules des esclaves le sac de cuir et l'amphore à vin. Vite au navire ! Rien n'empêche que sur un fort navire tu dévores la mer Egée, à moins que l'astucieuse Mollesse auparavant ne te retienne en te disant : " Et alors, insensé, où te précipites-tu ? Où ? que vas-tu faire ? Dans ta poitrine en feu une ardeur s'est-elle gonflée, qu'un vase de ciguë ne refroidirait pas ? Toi, tu passerais la mer ? Soutenu par un câble, tu prendrais ton repas sur un banc de rameur devant une carafe de vin rosé de Véies gâté par de la poix éventée ? Quel est ton but ? Tu veux que l'argent dont tu tires ici un modeste cinq pour cent peine dur et produise pour ta gloutonnerie jusqu'à du onze ? Sois complaisant à ton génie, cueillons les douceurs, tu ne vis que par nous ; un jour tu deviendras cendre, mânes, légende : vis en te souvenant que tu es mortel, l'heure fuit, le moment où je parle n'est déjà plus. " Eh bien, que fais-tu ? Tu te déchires à deux hameçons contraires. Est-ce à celui-ci, est-ce à celui-là que tu vas rester accroché ? Il te faut partager ton obéissance et te soumettre alternativement à deux maîtres, sans pouvoir choisir.
Te serais-tu rebiffé une fois, aurais-tu refusé d'obéir à l'ordre impérieux, ne dis pas pour cela : " Maintenant j'ai rompu mes liens. " Car une chienne a beau, à force de tirer, se détacher, elle ne peut fuir sans traîner un long bout de chaîne. - " Dave, je veux que tu me croies, je médite de mettre fin à mes tourments d'antan. " C'est Chérestrate qui parle en se mangeant les ongles jusqu'au sang. " Dave, ferais-je soudain le déshonneur d'une honnête famille ! Mettrais-je en lambeaux mon patrimoine et ma réputation sur un seuil mal famé ? Irais-je, ivre, souiller la porte de Chrysis, ma torche éteinte, et chantant ? - Très bien, mon garçon ; montre-toi sage, sacrifie aux dieux protecteurs une jeune brebis. - Mais crois-tu, Dave, qu'elle pleurera si je la quitte ? - Bêtises ! mon garçon, tu te feras fustiger à coups de sandale rouge. Veille à ne pas t'agiter, ne ronge pas le filet qui t'emprisonne, ne sois pas farouche et violent en ce moment pour dire tout à l'heure, si elle t'appelle : " Ah ! que faire ? Puisque maintenant elle me redemande et qu'elle va jusqu'à me supplier, est-ce que je ne dois pas aller chez elle ? - Non, même maintenant, tu ne le devrais pas, si tu avais sauvé ton coeur de ses mains. " Là, là seulement est la liberté que nous cherchons, oui là, et non dans la baguette que manie un propre à rien de licteur.
Dispose-t-il de lui-même, le candidat qui fait ses proclamations et que la flatterie populaire soulève de terre ? " Veille et jette abondamment des pois chiches au peuple qui se les dispute, afin qu'un jour les vieillards se rappellent nos fêtes de Flore en se chauffant au soleil. " Quoi de plus beau ? Mais quand c'est le tour des fêtes d'Hérode et quand, rangées sur les fenêtres qu'elles graissent, des lanternes enguirlandées de violettes condensent leur fumée en un brouillard épais, quand la queue d'un thon fait en nageant le tour d'un plat rouge et que la blanche jatte semble gonflée de vin, alors tu marmottes des prières et le sabbat des circoncis te rend pâle. Il y a aussi les noirs fantômes et les périls que présage un veuf brisé ; ensuite le miracle des grands Galles et de la prêtresse borgne qui tient le sistre : dans des corps d'hommes ils introduisent des dieux qui les font enfler, à moins que par trois fois le matin l'on ne goûte à la tête d'ail qu'ils ont prescrite.
Tiens ces propos dans un cercle de vieux centurions pleins de varices : aussitôt l'immense Pulfénius, éclatant d'un gros rire, dira : - De cent Grecs je ne donne pas cent as !