Perse

Les satires

Notice, notes et traduction de Henri Clouard (1934)

Satire VI

Le solstice d'hiver t'a-t-il déjà fait regagner, Bassus, ton foyer sabin ? Ta lyre et ses cordes sévères revivent-elles déjà sous ton plectre, merveilleux artiste, chantre des lointaines origines du monde, qui arraches de mâles accords au luth latin et qui presque aussitôt fais retentir la gaieté de la jeunesse, mais d'un pouce toujours vertueux, en vieillard de génie ? Moi, en cette saison, la côte ligure me fait jouir de sa tiédeur et la mer que j'aime prend avec moi ses quartiers d'hiver, dans la retraite que lui fait la haute paroi des rochers, dans les nombreuses petites baies où se creuse le rivage. Le port de Luna vaut la peine que vous le connaissiez, citoyens : tel est le conseil d'Ennius en sa sagesse, réveillé du rêve où il se voyait Homère, Quintus sorti du paon pythagoricien. C'est là que je vis insouciant du vulgaire et de ce que prépare l'Auster funeste aux troupeaux, sans me demander si le voisin a un champ plus fertile que le mien ; et la richesse aurait beau venir aux gens nés au-dessous de mon rang, ce n'est pas pour cela que j'irais prendre des rides, me voûter, que je voudrais dîner sans confort et flairer avec méfiance le cachet d'une mauvaise gourde.
Un autre vivra autrement. Horoscope, à deux jumeaux tu donnes génie opposé ; l'un ne se permettra qu'à ses anniversaires d'arroser ses légumes secs de saumure achetée comme par fraude dans un pot, et lui-même saupoudrera la casserole d'un poivre manié religieusement ; l'autre, jeune homme magnifique, dévorera à belles dents une immense fortune. Je jouirai de mon bien, moi aussi, j'en jouirai ; mais je ne serai ni assez fastueux pour faire servir des turbots à mes affranchis, ni assez gourmet pour reconnaître à leur fin fumet des grives femelles. Vis sans dépenser au delà de ta récolte et fais moudre, c'est permis par les dieux, le contenu de tes greniers. Que peux-tu craindre ? Un tour de herse, et tu as un regain.
Mais un devoir t'appelle ; un de tes amis, son navire brisé, s'accroche aux rochers du Bruttium ; il n'a plus rien à lui : ses biens ont sombré avec ses voeux aux dieux sourds dans la mer ionienne ; son corps est étendu sur la grève ; avec lui, les grandes images de dieux qui décoraient la poupe et la carcasse du bâtiment fracassé s'offrent aux plongeons. A cette occasion, tranche un peu dans le vif de la terre, sois généreux pour l'infortuné, ne le laisse pas devenir un mendiant avec la pancarte représentant un naufragé sur un fond vert de mer. Mais à ta mort, ton héritier négligera le dîner de funérailles, furieux de ce que tu aies écorné le patrimoine ; il mettra dans l'urne tes os non parfumés, tout prêt à ne guère s'inquiéter que le cinname soit éventé ou que la casie soit frelatée avec de la gomme de cerisier : - " Tu rognerais ta fortune, toi que le malheur a épargné ? " Et là-dessus Bestius s'en prend aux maîtres de Grèce : " Voilà ! dit-il, depuis que cette philosophie est entrée dans Rome avec le poivre et les dattes, alors que la nôtre ne devait rien à la mer, il n'y a plus même de faucheuses de foin qui n'aient empoisonné leur bouillie. "
De telles craintes te poursuivraient-elles au-delà de ta cendre ? Allons, toi, mon héritier, qui que tu sois, sors de la foule et écoute un peu : mon cher, tu ne sais pas la nouvelle ? César a envoyé une branche de laurier pour annoncer une éclatante victoire sur les jeunes troupes des Germains ; on enlève des autels la cendre froide et déjà Césonie commande des décorations d'armes pour les portes, des chlamydes royales, des casaques jaunes pour les prisonniers, des chariots et des géants d'Outre-Rhin. A cette occasion, j'offre aux Dieux et au Génie du général cent paires de gladiateurs, en gratitude de si remarquables exploits. Qui s'y opposerait ? Ose donc. Malheur à toi, si tu ne m'approuves d'un clignement d'yeux. De l'huile et des pâtés vont être distribués au peuple par mes soins. Est-ce que tu me le défends ? Parle clairement. - " Pas du tout, dis-tu, je ne veux pas de tes champs épierrés. " - Soit ! Eh bien, si du côté paternel il ne me reste plus de tante, plus de cousine, plus de petite-nièce et si la soeur de ma mère est morte sans enfants, enfin si ma grand-mère n'a laissé personne derrière elle, je m'en vais à Boville, sur les pentes de Virbie ; là m'attend un héritier tout prêt, Manius. - " Un homme sorti de la terre ! " - Demande-moi quel est mon trisaieul paternel : ce ne sera pas commode, je te le dirai pourtant ; mais va jusqu'au quatrième aïeul, jusqu'au cinquième ; ce sera bien un fils de la terre et la généalogie me donne Manius à peu près pour grand-oncle. De quel droit serais-tu le premier à me demander le flambeau pour la course ? Je suis Mercure pour toi, je viens ici tel qu'on représente ce dieu. Est-ce que tu refuses ? Veux-tu te contenter de ce qui reste ? - " Le capital est entamé. " - Pour moi il y a diminution, mais pour toi le capital, quel qu'il soit, reste intégral. Ne va pas exiger le compte de ce que jadis me légua Tadius, et ne me récite pas : " Pose le patrimoine, ajoute le produit des intérêts et retranche les dépenses : Que reste-t-il ? " - Ce qu'il reste ? Maintenant, maintenant, mets plus de beurre, mets plus de beurre, esclave, sur mes épinards Comment ! aux jours de fête, on me ferait cuire de l'ortie et une demi-tête de porc fumé à l'oreille fendue, pour qu'un jour ton vaurien de petit-fils se gorge de foie gras et que, dégoûté de promener ses désirs au hasard des rencontres, il couche avec une patricienne ! Moi, j'aurais ma personne réduite au squelette, et lui son ventre de sacrificateur tremblerait de graisse !
Vends ton âme, fais du commerce et sache remuer le monde entier ; n'aie pas ton pareil pour faire claquer la chair de gras Cappadociens sur l'estrade cruelle où des esclaves sont à vendre ; enfin double ta fortune : - " C'est fait, la voilà déjà au triple, déjà au quadruple, déjà elle est décuplée ; marque la limite où je dois m'arrêter. " Mais est-il trouvé, Chrysippe, celui qui fixera ton tas de blé ?