Perse

Les satires

Notice, notes et traduction de Henri Clouard (1934)

Notice sur Perse

Aulus Persius Flaccus est né en 34 après Jésus-Christ ; à Volterra en Étrurie, d'une famille de l'ordre équestre et très riche. Ami fraternel de Lucain, élève et admirateur affectueux du philosophe stoïcien Cornutus, il mena une vie vertueuse et austère, se garda le coeur pur. A tous il inspirait estime et respect ; Thraséas, son parent par alliance, lui donna sa tendresse.
Malade, il mourut en pleine jeunesse à vingt-huit ans. Perse n'avait guère bougé d'auprès de sa mère et de ses soeurs, ne les quittant que pour fréquenter l'école des rhéteurs. On peut dire avec certitude qu'il ignora la vie et les hommes. Mais il entendait ses maîtres et ses amis. Il avait vingt ans quand Néron fut empereur. Il n'ignora pas grand chose des turpitudes de la Cour.
Aussi son oeuvre contient-elle une part de réelle satire, mais par écho et sans l'accent que l'expérience donne à l'indignation. Toutes sortes d'allusions, d'ironies, de demi-mots font entrevoir, seulement entrevoir et presque deviner une cour impériale qui est celle de Tacite : bassesses et indignités, orgies et sacrilèges, crimes d'Agrippine et de Néron. Au delà de la Cour, la ville : manie du bel esprit, profusion des prétentions littéraires, superstitions et dévotions intéressées, cupidité, cruauté à l'égard des esclaves...
Mais il est évident que la satire morale domine. Un beau stoïcisme l'inspire, un stoïcisme reçu par enseignement mais que le poète vivifie par sa noblesse d'âme. Les Satires sont, pour ainsi dire, des sermons stoïciens (sauf la première, qui est une déclaration de principes littéraires). Perse célèbre vertu et simplicité antiques, chaste culte de la philosophie, nécessité pour chacun de s'examiner en conscience et de connaître ses faiblesses, au lieu de juger le voisin et de se fier aux compliments d'autrui, conquête de la véritable liberté sur les passions, sur la cupidité et le goût du plaisir, sur l'ambition et la volupté.
Les six satires de Perse apparaissent composées avec une fermeté un peu rigide, mais elles ont de l'ardeur ; elles saisissent et pressent le lecteur, elles se précipitent en dialogues vifs et même dramatiques. Elles ont la force du sentiment singulièrement élevé qui ne cesse de les animer.
Que penser du style ? D'une part il est recherché et obscur, lourd, mal dégagé de la prose, grossier en ses plaisanteries, sans aucun charme ; mais d'autre part il a concision, précision, densité.
Le succès de Perse fut considérable. Les satires, publiées après sa mort et sans doute adoucies par endroits, furent célèbres aussitôt. Puis leur renommée n'a fait que grandir. C'est Bayle qui amorce une réaction. Nous considérons Perse aujourd'hui comme un satirique fort platonique et comme un poète sans poésie. Mais nous continuons d'admirer son énergie de style et la hauteur de son caractère.

Satire I

O soucis des hommes, ô néant de la vie! - " Qui lira cela ? " - Tu t'adresses à moi ? Personne, par Hercule. - " Personne ? " - Deux personnes ou pas une. - " Quelle pitié ! Quelle misère ! " - Pourquoi ? Par peur que Polydamas et les Troyennes ne mettent Labéon au-dessus de moi ? Et puis après ? Si Rome perd le nord et rabaisse une oeuvre, il n'est pas question de l'approuver ni de redresser cette balance faussée en se cherchant hors de soi. Car dans Rome, qui donc n'est pas atteint... ? si ce n'est un sacrilège de le dire... Mais non ; alors que je considère notre décrépitude, la tristesse de notre destinée et tout ce que nous avons fait depuis qu'est passé l'âge de jouer aux noix, maintenant que nous faisons les oncles graves, alors, alors, pardonnez-moi : - " Non ". - Tant pis ! Mais j'aime à rire : j'éclate.
On s'enferme pour écrire, soit en vers, soit en prose, quelque chose de grand, fait pour un déclamateur au poumon généreux. On récite cela au public, bien coiffé, en toge neuve, toute blanche, avec une sardoine qui est un cadeau d'anniversaire, et juché sur une haute chaire.
Et puis, quand on s'est gargarisé agilement de mielleuses inflexions, l'oeil mourant de plaisir, on voit ces grands niais de Romains s'agiter indécents et la voix pâmée, tandis que les poèmes leur entrent dans les reins et que tel vers est comme une main qui les chatouille au bon endroit. C'est toi, pauvre vieux, qui donnes leur pâture aux oreilles de l'auditoire ? et quel auditoire ! Harassé, tu vas crier : " Assez ! " - " A quoi bon avoir fait des études, si ce levain ne lève pas, si ce figuier sauvage, une fois qu'il a pris racine en nous, ne perce pas au dehors en nous rompant le foie ? " - Et voilà pourquoi l'on se ferait du mauvais sang, des cheveux blancs ? O moeurs ! Être savant, ce n'est donc rien, du moment que les autres ne savent pas que tu l'es ? - " Mais ce qui est beau, c'est d'être montré au doigt et qu'on dise : c'est lui ! Avoir été donné en dictée à cent jeunes têtes bouclées, cela ne compte pas à tes yeux ? " Oui, je vois nos descendants de Romulus, bien repus, qui veulent entendre parmi les coupes de divins poèmes nouveaux ; alors un homme se lève, drapé dans un manteau couleur d'hyacinthe, il se met à réciter du nez je ne sais quoi d'un peu rance, laisse couler de ses lèvres des Phyllés et des Hypsipylès ou quelque autre ineptie larmoyante, en escamotant des mots au passage dans son palais ramolli. Et la table d'applaudir : n'est-ce pas le bonheur pour la noble cendre du poète ? La colonne funéraire n'en va-t-elle pas être plus légère à ses ossements ? Tout convive donne sa louange : alors de ces mânes illustres, alors du tombeau et de la cendre heureuse, n'allons-nous pas voir naître des violettes ? - " Tu railles, tu te complais à froncer les narines. Connais-tu quelqu'un qui se refuse à ce qu'on parle de lui et qui ne veuille laisser des vers dignes de l'immortalité, capables de défier les sardines de l'épicier et sa résine ?
Qui que tu sois, toi que je viens de prendre pour interlocuteur, s'il m'arrive quand j'écris, quelque heureuse inspiration, - quand cela ? c'est l'oiseau rare - si elle m'arrive cependant, je ne redoute pas la louange, car je ne suis pas de pierre ; mais ce que je repousse, c'est l'idée que la mesure et la règle du beau soient dans ton très bien, dans ton à merveille ; car cet à merveille, fouille-le à fond : que n'y trouve-t-on pas ? N'y vois-je pas l'Iliade d'Accius ivre d'ellébore, les petites élégies dictées par de grands patrons faisant leur digestion, enfin tout ce qu'on écrit couché sur un lit de citronnier ? Tu sais offrir à table une tétine de truie bien chaude, tu sais faire cadeau d'un vieux manteau à quelqu'un de tes clients transis, et tu proclames : " J'aime la vérité, dites-moi la vérité sur moi-même. " Le peuvent-ils ? Tu veux que je te la dise, moi ? Tu es un homme qui fait des grâces avec un crâne chauve et une bedaine, une véritable auge à pourceau qui pend à un pied et demi en avant de toi. O Janus, jamais dans ton dos une main n'a imité les coups de bec de la cigogne ni contrefait des oreilles d'âne ou tiré une langue aussi longue que la chienne d'Apulée quand elle a soif. Mais vous, qui êtes de sang patricien, vous à qui ont été refusés des yeux derrière la tête, retournez-vous brusquement et vous verrez les grimaces !
Que dit le public ? " Que peut-il dire, sinon qu'il entend couler pour la première fois des vers harmonieux : l'ongle a beau insister, il ne trouve pas de joint, il glisse sur une surface lisse. La poésie est à l'alignement, on la dirait tirée au cordeau. Est-il besoin de déclamer contre les moeurs, le luxe, les festins de rois ? La Muse donne à notre poète des idées grandioses. " Voici donc que nous instruisons à faire parler les héros des écoliers qui sortent de leurs exercices grecs, qui ne savent ni évoquer un bois sacré ni traiter le lieu commun de la belle campagne, avec corbeilles et foyer, avec cochons et meules fumant aux fêtes de Palès ; ni celui de Rémus ou le tien, Quintius, surpris à tracer durement ton sillon quand ta femme dans tous ses états vint te passer devant tes boeufs la robe dictatoriale et que ta charrue fut ramenée chez toi par un licteur. - " Très bien, poète ; est-il encore quelqu'un de nos jours que retienne le livre desséché du bachique Accius ou la raboteuse Antiope de Pacuvius, cette Antiope dont le coeur plein de deuil repose sur la douleur ? " Voilà ce que des pères gâteux donnent comme modèles à leurs fils ; et dans ces conditions, tu demandes d'où est venu encombrer notre langue ce pot-pourri de paroles, d'où ces turpitudes qui font bondir d'aise le long des bancs les petits-maîtres épilés ? N'est-ce pas une honte qu'on ne puisse tirer du danger une tête blanchie sans souhaiter ce fade éloge : " Que de grâce ! " " Tu es un voleur, " dit-on à Pédius. Que fait Pédius ? Il balance l'accusation dans des antithèses bien limées, et on le complimente d'être si habile à tourner la figure : " Joli, cela ! " Cela joli ? O Romulus, en es-tu réduit à flatter comme un chien ? Ce poète me toucherait ? Alors, même s'il chantait après un naufrage, il m'extorquerait un as ? Est-ce qu'on chante, quand on porte sur sa poitrine l'écriteau de naufragé ? J'attends des accents sincères et non des lamentations étudiées sous la lampe, de celui qui voudra m'ébranler de sa plainte.
" Mais les mètres ont perdu leur rudesse, ils ont gagné en élégance et en harmonie. J'ai appris cette chute de vers " Atys de Phrygie, et ce tour : le Dauphin qui fendait l'azur de Nérée, ceci encore : nous ravîmes une côte aux longs Apennins. Mais Je chante les combats des héros, n'est-ce pas trop ronflant, et d'écorce épaisse ? On dirait un vieux rameau desséché, envahi par le liège. " Eh bien, cite-moi donc quelque chose de délicat, des vers à réciter sans avoir à raidir la nuque. - " Voici : ils emplirent les farouches trompettes du souffle des Ménades et la Bacchante qui emportera la tête arrachée au veau orgueilleux, et la prêtresse qui de ses guirlandes de lierre dirigera le lynx, appellent Evius-Bacchus ; l'écho sonore leur répond. " Entendrait-on pareils vers, si nous gardions encore quelque chose de la virilité de nos pères ? Cela est mou, cela flotte sur les lèvres avec la salive ; la prêtresse et Atys n'ont pas les pieds sur la terre ferme, cela ne fait pas sentir l'auteur martelant son pupitre et rongeant ses ongles.
- " Voyons, pourquoi écorcher par de mordantes vérités des oreilles encore tendres ? Prends garde que l'accueil des grands ne te devienne de glace ; là gronde la gueule des chiens. " - Oh, moi ! je veux bien que tout soit blanc comme neige ; je ne fais plus d'objection ; je dis très bien à tous, parfait à tous, vous serez tous autant de merveilles, je suis dans l'enchantement. - " Ici, dis-tu, je défends qu'on dépose des ordures. " - Fais peindre deux serpents : " Enfants, l'endroit est sacré, allez pisser plus loin. " Je m'écarte, Lucilius a déchiré la ville ; sur toi, Lupus, sur toi, Mucius, il s'est cassé une dent ; Flaccus ne passe pas un défaut à ses amis, mais il les fait rire ; pénétrant dans le coeur, il s'y joue, car il a l'art d'accrocher le public à son nez railleur. Pour moi, ne pourrai-je dire un mot sans sacrilège ? Même en secret, même au bord d'un trou pour l'y enfouir, nulle part ? Ici pourtant, j'enterrerai quelque chose, - car je les ai vues, vues de mes yeux, oui, mon petit livre. - " Qui n'a pas des oreilles d'âne ? " Ce secret, ce rire qui m'appartient, si peu qu'il vaille, je ne le donnerais pas pour une Iliade, vous tous qui avez ressenti les transports de l'audacieux Cratinus, qui avez pâli aux colères d'Eupolis et à celles du sublime vieillard, tournez-vous aussi de mon côté, et peut-être entendrez-vous quelque chose d'assez substantiel. Je veux enflammer le lecteur qui s'est échauffé l'oreille chez ces maîtres ; non pas l'illettré qui trouve plaisir à plaisanter les Grecs sur leurs sandales, qui sait tout juste dire borgne ! à un borgne, qui se croit quelqu'un parce qu'il a fait l'important dans une magistrature édilitaire de province, étant chargé de vérifier à Arretium les poids et mesures ; et pas davantage le farceur qui sait blaguer un calcul au tableau noir ou des figures géométriques dans le sable, tout prêt à s'amuser follement s'il voit une pierreuse tirer la barbe à un cynique. Pour ceux-là, un édit du prince le matin, et Callirhoé après le déjeuner, voilà ce que je t'offre.

Satire II

Marque ce jour, Macrin, d'un caillou favorable, ce jour qui te signifie, toujours blanc, le retour de l'année ; verse du vin pour ton Génie. Toi, tu ne fais pas de la prière un marché, tu n'adresses pas des voeux aux dieux en essayant de les corrompre. Les grands, eux, pour la plupart, font brûler l'encens et se taisent ; et ce n'est pas le premier venu qui peut s'abstenir au temple du bourdonnement et des chuchotements à voix basse pour respirer à voeu découvert. " Une tête saine, une bonne réputation, une vie honorable ", voilà ce qu'on devrait clamer, de façon que les passants entendent. Mais voici ce qu'on murmure pour soi-même, sous la langue. " Puisse-t-il rendre l'âme, mon oncle paternel, quel bel enterrement ! " ou : " O vase rempli d'argent ! s'il allait en tinter un sous ma pioche, par la grâce d'Hercule ! " ou encore : " Plaise aux dieux que je voie disparaître ce pupille, après qui je suis le premier héritier ! Il a la lèpre, sa bile l'étouffe et le ronge. C'est déjà sa troisième femme que Nérius enterre . " Pour exprimer dévotement de tels voeux, tu vas le matin te plonger deux ou trois fois la tête dans les gouffres du Tibre, pour que le fleuve emporte les souillures de la nuit. Or çà, réponds-moi, - c'est un rien que je veux savoir, - que penses-tu de Jupiter ? As-tu des raisons de le préférer à... - " A qui ? " A Staïus, veux-tu ? Hésiterais-tu ? Quel juge est plus intègre et plus sûr protecteur des enfants orphelins ? La prière dont tu cherches à frapper l'oreille de Jupiter, va l'adresser à Staïus. " O Jupiter ! ô bon Jupiter ! " invoquera-t-il. Et Jupiter ne s'invoquerait pas lui-même ? Tu te crois pardonné, parce que la foudre, tandis qu'il tonne, abat une yeuse et t'épargne avec ta maison ! Si tu ne gis point dans les bois sacrés, en un lieu funeste que le sang des brebis et la voix de la prêtresse auraient consacré après ta mort, est-ce une raison pour que tu te permettes de croire Jupiter stupide et de lui tirer la barbe ? Ou dis-moi quel prix tu payes l'accès aux oreilles divines : est-ce avec un poumon et de gros boyaux ?
Voici qu'une grand-mère ou une tante maternelle vivant dans la crainte des dieux prend un enfant dans son berceau ; avec le doigt pour signe magique, avec la salive pour eau lustrale, elle purifie le front et les lèvres humides, car elle est habile à conjurer la brûlure des mauvais regards ; cela fait, elle fait sauter dans ses mains le petit bout d'espérance, et des voeux dévots l'envoient en possession des domaines de Licinius ou des palais de Crassus : " Que le roi et la reine le veuillent pour gendre, que les jeunes filles se l'arrachent, que de tout ce qu'il foulera aux pieds naisse une rose. " Moi, je ne veux pas d'une nourrice pour porter des voeux ; dis non, Jupiter, se serait-elle mise en blanc pour te supplier.
Tu demandes la force des muscles et un corps qui ne trahisse pas la vieillesse. Allons, soit ! Mais les plats énormes et les grasses saucisses de la table interdisent aux dieux de t'exaucer et paralysent la bonne volonté de Jupiter. Tu immoles un boeuf avec l'espoir de faire ta fortune et, fort de tes sacrifices, tu invoques Mercure : " Accorde-moi foyer prospère, donne-moi bétail et petits pour mes troupeaux. " Vraiment ? misérable, toi qui fais fondre dans les flammes les tripes de tant de génisses ? Il s'acharne à vaincre le dieu, par ses largesses en entrailles de victimes et en gâteaux magnifiques. " Déjà s'accroît mon domaine, déjà s'accroît ma bergerie, déjà va m'être donné, déjà, déjà... " jusqu'à ce que déçu et désespéré, au fond de sa bourse, le dernier denier pousse un vain soupir.
Si je te faisais don de cratères en argent et d'objets d'or ciselé, tu en suerais de joie ; ton coeur sous la mamelle gauche battrait à faire jaillir des gouttes de sang. C'est ce qui explique ta grande idée de faire dorer les figures sacrées avec l'or des triomphes : oui, parmi les frères de bronze, ceux qui envoient les songes les moins troublés d'humeur pituitaire doivent être privilégiés : qu'ils aient une barbe d'or. " L'or a vaincu les vases de Numa et les bronzes de Saturne, il a chassé les urnes de Vesta et la poterie des Toscans. O âmes courbées sur le sol et vides de pensées célestes, pourquoi introduire la bassesse de nos moeurs dans les temples et juger de ce qui plaît aux dieux sur notre pauvre chair criminelle ? Elle fait dissoudre, cette chair, pour son usage, les aromates dans l'huile sacrifiée, elle fait bouillir la laine de Calabre avec le nurex qui la teint ; elle veut que l'on gratte la perle du coquillage et que l'on fasse couler en veines métalliques une masse de minerai en fusion. Tout cela est coupable, oui, coupable ; mais au moins, s'il y a vice, la chair en profite ; tandis que de l'or, - dites-le nous, pontifes, - que peut faire la sainteté ? Sans doute ce que fait Vénus des poupées que lui consacrent les jeunes filles.
Que ne donnons-nous aux dieux ce que serait bien empêchée de leur offrir sur de grands plats la progéniture dégoûtante du grand Messala : une âme harmonieusement partagée entre la justice de la terre et celle du ciel, un esprit pur jusqu'en ses dernières retraites, un coeur trempé dans la générosité et l'honneur ? Puissé-je apporter cette offrande dans les temples ! Alors un peu de froment me suffira pour apaiser les dieux.

Satire III

" - Toujours la même chose ? Déjà le clair matin entre par les fenêtres et élargit de sa lumière les fentes des volets ; or nous ronflons, assez fort pour cuver l'indomptable falerne, tandis que l'ombre atteint la cinquième ligne sur le cadran ! Allons, que fais-tu ? La folle canicule cuit depuis longtemps les moissons desséchées, et les troupeaux sont tous dans l'ombre fraîche des ormes. " - C'est un camarade qui parle. - " Vraiment ? c'est comme cela ? Vite là quelqu'un ! Personne ? Ma bile est un verre qui chauffe, qui éclate, et l'on dirait... " On dirait qu'on entend braire les roussins d'Arcadie. Enfin le voilà avec son livre et le beau parchemin bien préparé, avec cahiers et roseaux : nous nous plaignons encore, car l'encre trop épaisse ne se détache pas de la plume ; mais l'encre délayée d'un peu d'eau pâlit-elle ? nous nous plaignons cette fois que la plume laisse couler double goutte. O malheureux, de jour en jour plus malheureux, nous en sommes donc là ? Que ne fais-tu comme le tendre tourtereau et les enfants de rois ? Exige de manger à petites bouchées et, furieux, envoie promener ta nourrice avec ses berceuses. - " Puis-je travailler avec cette plume ? " Qui prétends-tu tromper ? Que nous chantes-tu là ? C'est ton affaire. Tu te vides, insensé, tu te prépares une vie lamentable. Le vase défectueux rend un son de mauvais aloi ; l'argile mal cuite et restée verte répond chichement au doigt qui la frappe. Tu es une terre humide et molle, ce n'est pas le moment de lanterner, il est urgent de te façonner : je te conseille de rester sans arrêt sur le tour. Le domaine paternel te rapporte moyenne récolte de blé ; tu gardes une salière propre et sans tache, - qu'as-tu à craindre ? - avec une modeste patène pour le culte du foyer. C'est assez. Faut-il que ta poitrine se gonfle de vent parce que tu es le millième à commander une branche sur un arbre généalogique de Toscane ou parce que vêtu de la trabée, à cheval, tu salues un censeur qui est de tes parents ? C'est là de la poudre aux yeux du peuple. Moi je te connais à fond et dans la peau : tu n'as pas honte de vivre à la manière d'un vil Natta ! Encore lui, le vice l'abrutit-il, le pauvre ne sent plus rien sous l'épaisse graisse formée autour de ses fibres ; innocent, il ne sait pas ce qu'il gaspille, il est tellement au fond de l'eau qu'il n'envoie plus de bulles d'air à la surface. Puissant père des dieux, veuille ne pas châtier autrement les tyrans cruels, quand la terrible passion aura fait fermenter en eux un poison brûlant : qu'ils voient la vertu et, de l'avoir abandonnée, se consument décomposés. Le bronze du taureau de Sicile a-t-il gémi plus fort, l'épée suspendue menaçante aux lambris dorés a-t-elle donné plus d'effroi à la nuque ornée de pourpre, que ne tremble le coupable qui se dit : " L'abîme, l'abîme est là ! " angoissé de ce qu'à ses côtés l'épouse ignore.
Souvent dans mon enfance, je m'en souviens, je m'humectais les yeux d'huile quand je ne voulais pas composer ma déclamation à Caton mourant, un de ces exercices grandiloquents promis aux éloges d'un maître privé de bon sens et à l'admiration d'un père en émoi venu l'écouter avec des amis. J'avais bien raison, car tout mon idéal alors consistait à savoir ce que rapportait au jeu de dés l'heureux six et combien raflait l'as ruineux ; je ne pensais qu'à ne pas manquer mon coup au jeu de tonneau, et qu'à fouetter mieux que les autres ma toupie. Mais toi, tu es assez expérimenté pour observer les moeurs et te rendre compte de leur décadence, fort de la doctrine enseignée par le sage Portique, sous la fresque des Mèdes porteurs de braies, à une jeunesse aux cheveux ras qui donne ses veilles à l'étude et qui se nourrit d'une bouillie de pois et d'orge ; le symbole pythagoricien t'a désigné le chemin qui grimpe, le meilleur chemin.
Or te voilà encore à ronfler, tu ne peux tenir ta tête droite, tu trahis tes excès d'hier en bâillant à te décrocher la mâchoire. As-tu un but auquel tendre ton arc ou vas-tu au hasard poursuivant les corbeaux à coups de cailloux et de mottes de terre, insouciant de la direction de tes pas, vivant au gré des circonstances ?
Des malades qui réclameront en vain l'ellébore quand déjà se gonfle leur peau, il n'en manque pas ; hâtez-vous de prévenir le mal et vous n'aurez pas besoin de promettre à Cratérus des monceaux d'or. Instruisez-vous et connaissez, ô malheureux, les lois de la nature : ce que nous sommes et pourquoi nous venons au monde, quel point de départ nous a été assigné et suivant quelle méthode il faut parcourir la carrière, quelle règle nous imposer quant à l'argent, quels vieux les dieux nous autorisent à former, quel emploi donner aux pièces neuves, quelles largesses faire à la patrie et aux chers parents, quel homme la divinité a voulu que tu fusses et quelle fonction remplis-tu dans la société humaine ? Voilà ce qu'il faut apprendre, afin de ne pas envier tant de jarres qui se gâtent dans un opulent cellier, paiement de plaidoiries pour de gras Ombriens, avec le poivre et les jambons, hommage d'un client Marse, et ces tonneaux d'anchois dont pas un n'est encore vide.
Ici, un vieux bouc de centurion va dire : " Ce que j'ai de savoir me suffit bien ; je ne me soucie point de devenir un Arcésilas, un de ces Solons moroses qui vont tête basse, les yeux rivés au sol ; ruminant grognements et rages muettes, pesant les mots sur leur lippe allongée, méditant les rêveries d'un vieux cerveau malade : que rien ne s'engendre de rien, que rien ne peut retourner à rien. C'est là-dessus que tu pâlis ? " A ces mots, le public de s'amuser et la jeunesse bien musclée de froncer les narines en précipitant ses cascades de gros rire.
" Examine-moi, je ne sais d'où me viennent ces battements de coeur ni quel mal fait exhaler de ma gorge une haleine fétide ; examine-moi, s'il te plaît. " Le médecin ainsi prié ordonne le repos. Mais la troisième nuit ramène-t-elle un pouls régulier ? le malade fera demander dans quelque riche maison, pour son bain, du vin doux de Sorrente dans une menue cruche. - " Eh, mon cher, tu es pâle. - Ce n'est rien. - Fais attention à ce rien ; tu enfles insensiblement et tu as le teint livide. - Mais le tien est pire ; ne fais pas le tuteur avec moi ; j'en avais un que j'ai depuis longtemps enterré ; méfie-toi. - Va, va, je me tais. " Notre homme, gonflé de nourriture, se baigne avec son ventre blême et les lents miasmes empoisonnés de son gosier ; mais un tremblement le prend en train de boire, lui fait tomber des mains la coupe chaude ; sa bouche se relâche, ses dents claquent, les morceaux de coupe brisée tombent de ses lèvres sans force. En conséquence, la trompette funèbre et les flambeaux ; enfin le pauvre bienheureux posé sur un lit de parade, embaumé de grasses essences, fait face à la porte les pieds devant. Cependant des esclaves affranchis de la veille viennent, la tête couverte, et enlèvent le corps.
Tâte-toi le pouls, malheureux, et mets-toi la main sur la poitrine : rien de fiévreux ; touche tes extrémités : pas de glace. Mais si par aventure tu vois de l'or ou si la blanche maîtresse du voisin t'adresse un doux sourire, est-ce que le coeur te bat régulièrement ? On t'a servi un plat refroidi de coriaces légumes avec un pain de farine mal criblée ; examine ton gosier, ta bouche délicate cache un ulcère qu'il ne faudrait pas écorcher avec de la bette de plébéien. Tu as froid, quand la peur livide te dresse les poils sur le corps ; à d'autres moments, tu brûles, ton sang bout et la colère étincelle dans tes yeux ; alors tu parles et tu agis en homme insensé, l'insensé Oreste en jurerait.

Satire IV

" Te voilà aux affaires publiques - je fais parler le maître philosophe qu'emporta la terrible ciguë - d'où te vient cette présomption ? Dis-le moi, pupille du grand Périclès. Apparemment, le talent et l'expérience te sont venus dare-dare avant la barbe ; tu sais ce qu'il y a à dire, ce qu'il y a à taire ; et quand la fureur populaire fermente et se soulève, tu oses imposer silence à la foule échauffée, d'un geste majestueux. Ensuite, que comptes-tu lui dire ? - " Romains, ceci n'est pas juste, cela est malhonnête, voici le meilleur. " Sais-tu bien en effet tenir sans erreur la balance de la justice, discerner le droit même quand il est mêlé à son contraire ou caché par la règle trompeuse ? Te sens-tu capable d'infliger au vice la noire lettre de mort ? Donc, puisque tu n'as que la vaine beauté extérieure, cesse de faire prématurément le chien flatteur en t'offrant aux caresses du bas peuple : tu ferais mieux d'avaler des Anticyres pures.
Quel est le souverain bien, selon toi ? vivre toujours grassement et prendre assidûment tes bains de soleil ? Attends, cette vieille que tu vois là ne serait pas d'un autre avis. Va maintenant, gonfle-toi pour crier : " Je suis fils de Dinomaque, j'ai blanche peau... " Soit ! pourvu qu'on ne reconnaisse pas moins de sagesse à la Baucis en haillons qui aura fait la belle pour un mauvais plaisant d'esclave débraillé.
Ah ! personne ne veut descendre en soi-même, personne ; on n'a d'yeux que pour la besace au dos qui nous précède ! Demande : " Connais-tu les domaines de Vettidius ? - Qui est-ce ? - Un richard de Cures qui fait labourer plus de terres que n'en peut survoler un milan. - Ah, tu parles de cet homme-là, qui a contre lui la colère des dieux et la malveillance de son Génie. Chaque fois qu'il consacre un joug aux chapelles des carrefours, redoutant de gratter la poussière d'une vieille jarre, il gémit : " Que ceci me profite ! " mord dans un oignon assaisonné de sel et, tandis que les esclaves tapent bruyamment sur une marmite de bouillie, il absorbe la lie gâtée d'un fond de piquette. Mais toi, si tu paresses et, frotté d'huile, accroches le soleil à ta peau, tu as tout près de toi un inconnu qui te touche du coude et te jette aigrement sa bile " Quelles moeurs ! Sarcler ses parties secrètes pour offrir aux chalands des repaires flétris ! Tu peignes sur tes lèvres une toison parfumée, pourquoi exhibes-tu à ton bas-ventre une sorte de bête tondue ? Mais cinq garçons de palestre perdent leur temps à arracher cette plantation et à ébranler de leur pince crochue tes fesses amollies d'eau chaude, car tu as là un chiendent qui défie la charrue ! "
Chacun son tour : nous frappons et les flèches nous blessent aux jambes ; ainsi va le monde et l'on sait à quoi s'en tenir. Tu as au ventre une blessure secrète, mais un large baudrier d'or la cache. A ton aise, fais-nous des contes et puis trompe tes nerfs, si tu peux. - " Homme remarquable ! c'est le compliment que me font mes voisins ; et je ne les croirais pas ? " Si tu deviens tout pâle, coquin, à la vue de l'argent, si tu te passes toutes tes fantaisies érotiques, si tu as maille à partir avec les banques du Forum, c'est en vain que tu abandonneras au public tes oreilles avides. Rejette ce que tu n'es pas, et que le savetier remporte ses bons offices ; habite avec toi-même ; tu connaîtras à quoi se réduit ton mobilier.

Satire V

Les poètes ont un singulier usage, ils réclament cent voix, ils souhaitent cent bouches et cent langues pour leurs vers, qu'il s'agisse de déclamer une lugubre tragédie ou bien le poème épique du Parthe blessé qui se retire un fer de l'aîne... " Ah ! vraiment ? quelle masse poétique as-tu donc à nous asséner, pour qu'il te faille l'effort de cent gosiers ? Que les faiseurs de sublime recueillent du brouillard sur l'Hélicon, eux qui font bouillir la marmite de Procné ou celle de Thyeste, dont soupera souvent l'odieux Glycon : mais ce n'est pas toi qui, tandis que le minerai chauffe dans le brasier, comprimes les vents dans un soufflet haletant, ni qui imites sottement par des murmures le cri rauque de la corneille, ni qui gonfles stupidement les joues pour en chasser l'air avec un éclat bruyant : tu parles le langage de la toge, tu sais les fortes alliances de mots et possèdes l'harmonieuse modération du style, tu es habile à flageller les moeurs des épuisés et à percer le vice des traits d'un élégant badinage. Voilà ta matière ; laisse à Mycènes ses festins de têtes et de pieds coupés et tiens-t'en à notre régime romain. " - Je ne prétends certes pas enfler mes pages avec des riens en longs habits de deuil, je ne veux point donner du poids à la fumée ! Nous, causons en intimes. Pour toi aujourd'hui nous suivons le conseil de la Muse, nous te donnons notre coeur à fouiller : tu vas voir quelle grande part de notre âme t'appartient, Cornutus, mon doux ami, et c'est ma joie de te le montrer ; pince des cordes de l'instrument, habile que tu es à distinguer entre un style qui rend un son plein et le plâtrage d'un style vide. J'ose réclamer cent gosiers, parce que grande est l'image que j'ai de toi au plus profond du coeur et que d'une voix sincère je veux développer dans les mots toute l'étendue de ce que mes fibres secrètes cachent d'ineffable.
Aussitôt qu'effrayé je perdis la protection de la pourpre et que je vis pendre ma bulle au cippe de mes Lares à la toge retroussée, lorsque j'eus des camarades complaisants et qu'il me fut permis, grâce à ma toge blanche, de promener impunément mes regards dans tout Suburre, à la croisée des chemins, à ce carrefour où l'inexpérience de la vie laisse les esprits désemparés, moi je me suis réservé pour toi ; tu as recueilli mes jeunes années sur ton sein socratique, Cornutus. Dès lors, ma vie morale corrompue se redresse sous une règle qui sait rendre sa présence invisible, mon âme sent le poids de la raison, travaille à se laisser vaincre et prend sous ton pouce figure d'oeuvre d'art. Ensemble, je m'en souviens, ce sont de longues journées que nous passions ; ensemble, nous attendions jusqu'à la nuit pour prendre notre commun repas ; car partageant travail et repos, nous trouvions notre récréation dans un modeste diner. Ah ! tu ne peux en douter, des rapports constants accordent nos jours à tous deux, une seule constellation les guide : ou la Parque dévouée à la philosophie a placé le temps de nos existences sous le signe égal de la Balance, ou l'heure qui préside à la fidélité fut l'heure natale qui a partagé entre les Gémeaux nos destins accordés, en sorte que nous brisons ensemble, par la faveur de Jupiter, l'inclémence de Saturne : oui, je ne sais quel astre, mais il en est un, me lie à toi.
L'humanité offre mille aspects, l'expérience prend mille couleurs. A chacun son ambition, il n'est pas qu'un voeu pour toute vie. Tel homme va sous le soleil levant échanger des produits d'Italie contre les grains du poivre rugueux et du pâle cumin, tel autre préfère faire bonne chère et se gonfler de sommeil ; celui-ci a le goût du Champ de Mars, celui-là se ruine au jeu, un troisième s'épuise dans les plaisirs ; mais quand la goutte noueuse a mué leurs articulations en branches de vieux hêtre, alors ils considèrent tant de jours passés dans un air obscurci et dans une lumière fangeuse ; ils gémissent, mais trop tard, de leur vie perdue. Mais toi, tu aimes pâlir sur les lectures de tes nuits : car tu cultives les jeunes gens et tu sèmes dans leurs oreilles bien nettes le blé de Cléanthe. Venez, enfants et vieillards, venez tous chercher là un but certain pour votre âme et un viatique pour le temps des tristes cheveux blancs. " Remettons à demain. " Demain comme aujourd'hui. " Eh quoi ! un jour, quel beau cadeau ! " Mais quand vient le jour suivant, déjà le demain d'hier est épuisé, le tour arrivera d'un autre demain qui rongera les années et toujours l'on sera en retard ; car il est vain de poursuivre la roue voisine qui tourne sous le même timon, du moment que tu es roue de derrière, tournant sous le second essieu.
La liberté est un besoin : mais non pas celle qui naît de ce décret : " Tout Publius faisant partie de la Vélinaet ayant accompli son service militaire a droit, avec son bulletin de vote, à une mesure de blé moisi. " Hélas ! quelle vérité planter en ceux qui s'imaginent qu'avec une pirouette on devient un Romain libre.
Voici un Dama, gueux de palefrenier qui ne vaut pas trois as, ivrogne aux yeux malades, et capable de tromper sur une poignée d'avoine ; mais que son maître le fasse pirouetter : en un clin d'oeil nous voyons Marcus Dama. Oh ! peste ! vraiment ? Marcus est caution et tu refuses de prêter ton argent ? Marcus est juge et tu te fais du mauvais sang ? Marcus a dit quelque chose, c'est une vérité. Scelle, Marcus, mes tablettes. - " Telle est la liberté intégrale, tels sont les privilèges que nous octroie le bonnet de l'affranchissement. Est-il autre homme libre que celui à qui il est permis de mener vie à sa guise ? Il m'est permis de vivre comme je veux : est-ce que cela ne saurait me faire plus libre que Brutus ?" - Conclusion fausse ! rétorque mon Stoïcien qui a l'air d'avoir des oreilles curées au vinaigre mordant. J'accorde tout le reste ; mais ton " il m'est permis " et ton " comme je veux ", supprime-les. - " Je suis sorti de chez le préteur, maître de ma personne, pourquoi cet affranchissement ne m'autoriserait-il pas à faire tout ce que décide ma volonté, sauf ce que défendent les lois de Masurius ? " - Tu vas le savoir, mais ne te mets pas en colère et que ton nez ne fasse pas de grimaces, tandis que je t'arracherai de la poitrine des préjugés de grands-mères.
Le préteur n'a pas le moyen de donner aux insensés le sens des obligations délicates du monde ni de laisser à leur fantaisie l'usage d'une vie dévorante ; on aurait plutôt fait d'apprendre la harpe à quelque grand gaillard de valet d'écurie. La raison dit non, elle nous glisse tout bas à l'oreille qu'il y a faute à tenter ce qu'on ne saurait réussir. La commune loi des hommes et la nature s'accordent pour ce décret divin : que l'ignorance impuissante recule devant les actes qui lui sont interdits ! Tu veux dissoudre de l'ellébore sans savoir en mesurer la dose à la balance : la médecine te le défend essentiellement. Qu'un laboureur avec ses grosses guêtres de peau demande à diriger un navire, lui qui ignore les étoiles, Mélicerte s'écriera qu'il n'y a plus de pudeur. Possèdes-tu l'art de marcher sans faux-pas, sais-tu discerner du vrai sa vaine apparence et reconnaître le faux son d'or que rend le cuivre doré ? As-tu marqué de craie ce qu'il convient d'imiter, de charbon ce qu'il convient de fuir ? As-tu voeux modestes et étroit logis, es-tu doux aux amis, serais-tu capable de fermer et d'ouvrir à temps tes greniers, de passer sur un denier collé au sol boueux sans avaler l'eau que le dieu du gain te met à la bouche ? - " Voilà mes qualités, elles sont miennes. " - Ah ! quand tu pourras le dire sans mensonge, alors sois libre et sage avec ta faveur des préteurs et de Jupiter. Mais si, toi qui étais tout à l'heure de la même pâte que nous, tu n'as pas dépouillé le vieil homme, et si d'extérieur honnête tu gardes dans ton âme gâtée la ruse du renard, je rétracte ce que j'ai dit, je ramène à moi la corde ; la raison ne t'a rien accordé ; un mouvement de ton petit doigt, c'est une faute. Et ce n'est rien pourtant ; mais tu as beau sacrifier aux dieux, impossible d'obtenir qu'il entre dans l'insanité le moindre grain de bon sens. Confondre ces contraires est sacrilège, et si tu es par ailleurs terrassier, renonce à danser seulement trois pas de Bathylle, le mime bachique.
" Je suis libre, moi ! " - D'où t'est venu ce privilège, à toi qui dépends de tant de choses ? Ne connais-tu d'autres maîtres que celui dont la baguette t'affranchit. " Va, esclave, porte mes strigiles au bain de Crispinus. " Le maître crie, et tu ne bouges ; tu ne sens plus le poids du dur esclavage, aucun aiguillon extérieur ne t'émeut plus les nerfs. Mais si ton foie malade te suscite des tyrans intérieurs, vivras-tu plus à ta guise que le malheureux qui court aux strigiles sous la menace des étrivières et avec la crainte de son maître ?
Le matin, paresseux, tu dors et ronfles. " Debout ", dit la Cupidité, " Allons debout ". Tu dis non ; elle insiste : " Debout", dit-elle. - Je ne puis. - Debout !- Et pourquoi faire ? - Il le demande ? Eh bien, pour aller chercher au Pont : anchois, castoreum, chanvre, ébène, encens, Cos lubrifiant ; sois le premier à enlever le poivre sans laisser aux chameaux le temps de boire ; traite des affaires, fais des serments. - Mais Jupiter peut entendre. - Hélas, imbécile, tu passeras ta vie à danser devant le buffet, si tu prétends vivre d'accord avec Jupiter. Mais déjà prêt à partir, tu charges sur les épaules des esclaves le sac de cuir et l'amphore à vin. Vite au navire ! Rien n'empêche que sur un fort navire tu dévores la mer Egée, à moins que l'astucieuse Mollesse auparavant ne te retienne en te disant : " Et alors, insensé, où te précipites-tu ? Où ? que vas-tu faire ? Dans ta poitrine en feu une ardeur s'est-elle gonflée, qu'un vase de ciguë ne refroidirait pas ? Toi, tu passerais la mer ? Soutenu par un câble, tu prendrais ton repas sur un banc de rameur devant une carafe de vin rosé de Véies gâté par de la poix éventée ? Quel est ton but ? Tu veux que l'argent dont tu tires ici un modeste cinq pour cent peine dur et produise pour ta gloutonnerie jusqu'à du onze ? Sois complaisant à ton génie, cueillons les douceurs, tu ne vis que par nous ; un jour tu deviendras cendre, mânes, légende : vis en te souvenant que tu es mortel, l'heure fuit, le moment où je parle n'est déjà plus. " Eh bien, que fais-tu ? Tu te déchires à deux hameçons contraires. Est-ce à celui-ci, est-ce à celui-là que tu vas rester accroché ? Il te faut partager ton obéissance et te soumettre alternativement à deux maîtres, sans pouvoir choisir.
Te serais-tu rebiffé une fois, aurais-tu refusé d'obéir à l'ordre impérieux, ne dis pas pour cela : " Maintenant j'ai rompu mes liens. " Car une chienne a beau, à force de tirer, se détacher, elle ne peut fuir sans traîner un long bout de chaîne. - " Dave, je veux que tu me croies, je médite de mettre fin à mes tourments d'antan. " C'est Chérestrate qui parle en se mangeant les ongles jusqu'au sang. " Dave, ferais-je soudain le déshonneur d'une honnête famille ! Mettrais-je en lambeaux mon patrimoine et ma réputation sur un seuil mal famé ? Irais-je, ivre, souiller la porte de Chrysis, ma torche éteinte, et chantant ? - Très bien, mon garçon ; montre-toi sage, sacrifie aux dieux protecteurs une jeune brebis. - Mais crois-tu, Dave, qu'elle pleurera si je la quitte ? - Bêtises ! mon garçon, tu te feras fustiger à coups de sandale rouge. Veille à ne pas t'agiter, ne ronge pas le filet qui t'emprisonne, ne sois pas farouche et violent en ce moment pour dire tout à l'heure, si elle t'appelle : " Ah ! que faire ? Puisque maintenant elle me redemande et qu'elle va jusqu'à me supplier, est-ce que je ne dois pas aller chez elle ? - Non, même maintenant, tu ne le devrais pas, si tu avais sauvé ton coeur de ses mains. " Là, là seulement est la liberté que nous cherchons, oui là, et non dans la baguette que manie un propre à rien de licteur.
Dispose-t-il de lui-même, le candidat qui fait ses proclamations et que la flatterie populaire soulève de terre ? " Veille et jette abondamment des pois chiches au peuple qui se les dispute, afin qu'un jour les vieillards se rappellent nos fêtes de Flore en se chauffant au soleil. " Quoi de plus beau ? Mais quand c'est le tour des fêtes d'Hérode et quand, rangées sur les fenêtres qu'elles graissent, des lanternes enguirlandées de violettes condensent leur fumée en un brouillard épais, quand la queue d'un thon fait en nageant le tour d'un plat rouge et que la blanche jatte semble gonflée de vin, alors tu marmottes des prières et le sabbat des circoncis te rend pâle. Il y a aussi les noirs fantômes et les périls que présage un veuf brisé ; ensuite le miracle des grands Galles et de la prêtresse borgne qui tient le sistre : dans des corps d'hommes ils introduisent des dieux qui les font enfler, à moins que par trois fois le matin l'on ne goûte à la tête d'ail qu'ils ont prescrite.
Tiens ces propos dans un cercle de vieux centurions pleins de varices : aussitôt l'immense Pulfénius, éclatant d'un gros rire, dira : - De cent Grecs je ne donne pas cent as !

Satire VI

Le solstice d'hiver t'a-t-il déjà fait regagner, Bassus, ton foyer sabin ? Ta lyre et ses cordes sévères revivent-elles déjà sous ton plectre, merveilleux artiste, chantre des lointaines origines du monde, qui arraches de mâles accords au luth latin et qui presque aussitôt fais retentir la gaieté de la jeunesse, mais d'un pouce toujours vertueux, en vieillard de génie ? Moi, en cette saison, la côte ligure me fait jouir de sa tiédeur et la mer que j'aime prend avec moi ses quartiers d'hiver, dans la retraite que lui fait la haute paroi des rochers, dans les nombreuses petites baies où se creuse le rivage. Le port de Luna vaut la peine que vous le connaissiez, citoyens : tel est le conseil d'Ennius en sa sagesse, réveillé du rêve où il se voyait Homère, Quintus sorti du paon pythagoricien. C'est là que je vis insouciant du vulgaire et de ce que prépare l'Auster funeste aux troupeaux, sans me demander si le voisin a un champ plus fertile que le mien ; et la richesse aurait beau venir aux gens nés au-dessous de mon rang, ce n'est pas pour cela que j'irais prendre des rides, me voûter, que je voudrais dîner sans confort et flairer avec méfiance le cachet d'une mauvaise gourde.
Un autre vivra autrement. Horoscope, à deux jumeaux tu donnes génie opposé ; l'un ne se permettra qu'à ses anniversaires d'arroser ses légumes secs de saumure achetée comme par fraude dans un pot, et lui-même saupoudrera la casserole d'un poivre manié religieusement ; l'autre, jeune homme magnifique, dévorera à belles dents une immense fortune. Je jouirai de mon bien, moi aussi, j'en jouirai ; mais je ne serai ni assez fastueux pour faire servir des turbots à mes affranchis, ni assez gourmet pour reconnaître à leur fin fumet des grives femelles. Vis sans dépenser au delà de ta récolte et fais moudre, c'est permis par les dieux, le contenu de tes greniers. Que peux-tu craindre ? Un tour de herse, et tu as un regain.
Mais un devoir t'appelle ; un de tes amis, son navire brisé, s'accroche aux rochers du Bruttium ; il n'a plus rien à lui : ses biens ont sombré avec ses voeux aux dieux sourds dans la mer ionienne ; son corps est étendu sur la grève ; avec lui, les grandes images de dieux qui décoraient la poupe et la carcasse du bâtiment fracassé s'offrent aux plongeons. A cette occasion, tranche un peu dans le vif de la terre, sois généreux pour l'infortuné, ne le laisse pas devenir un mendiant avec la pancarte représentant un naufragé sur un fond vert de mer. Mais à ta mort, ton héritier négligera le dîner de funérailles, furieux de ce que tu aies écorné le patrimoine ; il mettra dans l'urne tes os non parfumés, tout prêt à ne guère s'inquiéter que le cinname soit éventé ou que la casie soit frelatée avec de la gomme de cerisier : - " Tu rognerais ta fortune, toi que le malheur a épargné ? " Et là-dessus Bestius s'en prend aux maîtres de Grèce : " Voilà ! dit-il, depuis que cette philosophie est entrée dans Rome avec le poivre et les dattes, alors que la nôtre ne devait rien à la mer, il n'y a plus même de faucheuses de foin qui n'aient empoisonné leur bouillie. "
De telles craintes te poursuivraient-elles au-delà de ta cendre ? Allons, toi, mon héritier, qui que tu sois, sors de la foule et écoute un peu : mon cher, tu ne sais pas la nouvelle ? César a envoyé une branche de laurier pour annoncer une éclatante victoire sur les jeunes troupes des Germains ; on enlève des autels la cendre froide et déjà Césonie commande des décorations d'armes pour les portes, des chlamydes royales, des casaques jaunes pour les prisonniers, des chariots et des géants d'Outre-Rhin. A cette occasion, j'offre aux Dieux et au Génie du général cent paires de gladiateurs, en gratitude de si remarquables exploits. Qui s'y opposerait ? Ose donc. Malheur à toi, si tu ne m'approuves d'un clignement d'yeux. De l'huile et des pâtés vont être distribués au peuple par mes soins. Est-ce que tu me le défends ? Parle clairement. - " Pas du tout, dis-tu, je ne veux pas de tes champs épierrés. " - Soit ! Eh bien, si du côté paternel il ne me reste plus de tante, plus de cousine, plus de petite-nièce et si la soeur de ma mère est morte sans enfants, enfin si ma grand-mère n'a laissé personne derrière elle, je m'en vais à Boville, sur les pentes de Virbie ; là m'attend un héritier tout prêt, Manius. - " Un homme sorti de la terre ! " - Demande-moi quel est mon trisaieul paternel : ce ne sera pas commode, je te le dirai pourtant ; mais va jusqu'au quatrième aïeul, jusqu'au cinquième ; ce sera bien un fils de la terre et la généalogie me donne Manius à peu près pour grand-oncle. De quel droit serais-tu le premier à me demander le flambeau pour la course ? Je suis Mercure pour toi, je viens ici tel qu'on représente ce dieu. Est-ce que tu refuses ? Veux-tu te contenter de ce qui reste ? - " Le capital est entamé. " - Pour moi il y a diminution, mais pour toi le capital, quel qu'il soit, reste intégral. Ne va pas exiger le compte de ce que jadis me légua Tadius, et ne me récite pas : " Pose le patrimoine, ajoute le produit des intérêts et retranche les dépenses : Que reste-t-il ? " - Ce qu'il reste ? Maintenant, maintenant, mets plus de beurre, mets plus de beurre, esclave, sur mes épinards Comment ! aux jours de fête, on me ferait cuire de l'ortie et une demi-tête de porc fumé à l'oreille fendue, pour qu'un jour ton vaurien de petit-fils se gorge de foie gras et que, dégoûté de promener ses désirs au hasard des rencontres, il couche avec une patricienne ! Moi, j'aurais ma personne réduite au squelette, et lui son ventre de sacrificateur tremblerait de graisse !
Vends ton âme, fais du commerce et sache remuer le monde entier ; n'aie pas ton pareil pour faire claquer la chair de gras Cappadociens sur l'estrade cruelle où des esclaves sont à vendre ; enfin double ta fortune : - " C'est fait, la voilà déjà au triple, déjà au quadruple, déjà elle est décuplée ; marque la limite où je dois m'arrêter. " Mais est-il trouvé, Chrysippe, celui qui fixera ton tas de blé ?

Choliambes sans titre

Ni je n'ai trempé mes lèvres à la source du Cheval, ni je n'ai rêvé, autant qu'il m'en souvienne, sur le Parnasse à la double cime, pour devenir par miracle le poète que je suis ; je laisse les déesses de l'Hélicon et la pâle Pirène à ceux dont le lierre acharné enlace les statues. Moi, c'est en rustre, ou presque, que j'apporte mes vers aux autels des Chantres inspirés. Qui a soufflé au perroquet son Bonjour ? qui enseigna aux pies à essayer notre langage ? Le maître de l'art, le distributeur de talent, c'est le ventre, incomparable dans la chasse aux voix que la nature a refusées. Que luise l'espoir d'un or trompeur : aussitôt les poètes feront les corbeaux, les poétesses feront les pies, et l'on croirait entendre un chant digne du nectar et de Pégase.