PLATON

Charmide (sur la Sagesse)

Traduction Émile Chambry

PERSONNAGES : SOCRATE, KHAIRÉPHON, CRITIAS, CHARMIDE, SOCRATE

I. — J’étais revenu la veille au soir de l’armée de Potidée, et, comme j’arrivais après une longue absence, je pris plaisir à revoir les endroits que j’avais l’habitude de fréquenter, entre autres la palestre de Tauréas, en face du sanctuaire de Basilè. J’entrai et j’y trouvai beaucoup de gens, les uns inconnus, mais la plupart de ma connaissance. En me voyant entrer, ils furent surpris et aussitôt me saluèrent de tous les points de la salle. Khairéphon, toujours exalté, bondit même du milieu des autres et, courant à moi, me prit la main et dit « O Socrate, comment t’es-tu tiré de la bataille ? » Peu de temps avant notre départ, nous avions en effet livré une bataille, et la nouvelle venait d’en arriver à Athènes.

— Comme tu vois, lui dis-je.

— On nous a rapporté ici, ajouta-t-il, que l’affaire a été chaude et qu’elle a coûté la vie à beaucoup de gens de notre connaissance.

— Le rapport est assez juste, dis-je.

— Tu as pris part à la bataille ? demanda-t-il.

— J’y ai pris part.

— Viens t’asseoir ici, dit-il, et raconte-nous la chose ; car nous n’avons pas encore de renseignements exacts. »

En disant cela, il m’entraîne et me fait asseoir près de Critias, fils de Callaischros. Je m’assis donc en saluant Critias et les autres ; puis je donnai des nouvelles de l’armée, en réponse aux questions qui me venaient de tous côtés.

II. — Quand nous en eûmes assez de parler de la guerre, je les questionnai à mon tour sur ce qui se passait à Athènes : où en était à présent la philosophie ? et parmi les jeunes gens, y en avait-il qui se distinguaient par leur savoir ou leur beauté ou par les deux à la fois ? Alors Critias, tournant les yeux vers la porte et voyant entrer quelques jeunes gens qui se disputaient et derrière eux une autre bande : « Quant aux beaux garçons, Socrate, me dit-il, je crois que tu vas être renseigné tout de suite ; car ceux qui entrent sont les précurseurs et les amants de celui qui, à présent du moins, passe pour le plus beau, et je suis sûr que lui-même n’est pas loin et qu’il vient ici.

— Qui est-ce, demandai-je, et de qui est-il fils ?

— Tu le connais, dit-il ; mais ce n’était encore qu’un enfant avant ton départ ; c’est Charmide, fils de mon oncle Glaucon, et mon cousin.

— Oui, par Zeus, je le connais, repris-je ; il n’était déjà pas mal en ce temps-là, bien qu’il ne fût encore qu’un enfant ; mais ce doit être aujourd’hui un jeune homme tout à fait formé.

— Tu vas t’assurer tout de suite, reprit-il, de sa taille et de son air. »

Et comme il disait cela, Charmide fit son entrée.

III. — Pour moi, camarade, je ne sais rien mesurer ; en cela j’ai tout juste la valeur d’un cordeau blanc (sur une pierre blanche). Presque tous ceux qui sont à la fleur de l’âge me paraissent beaux. Cependant, cette fois, le jeune homme me parut d’une taille et d’une beauté admirables et tous les autres me semblèrent épris de lui, tant ils furent saisis et troublés quand il entra ; et il avait encore beaucoup d’amoureux dans le groupe qui le suivait. Qu’il fît sur nous autres, hommes faits, une telle impression, il n’y avait pas lieu de s’en étonner ; mais je regardai les enfants : ils n’avaient tous d’yeux que pour lui, même les plus petits, et ils le contemplaient comme une statue.

Alors Khairéphon s’adressant à moi :

« Que penses-tu de ce garçon, Socrate ? me demanda-t-il. N’a-t-il pas une belle figure ?

— Une figure merveilleuse, répondis-je.

— Eh bien, reprit-il, s’il consentait à se dévêtir, tu ne ferais plus attention à sa figure, tant ses formes sont parfaites. »

Et comme les autres confirmaient les éloges de Khairéphon :

« Par Héraclès, m’écriai-je, comment résister à un pareil homme, s’il possède encore une seule petite chose ?

— Laquelle ? demanda Critias.

— S’il est bien doué du côté de l’âme, et l’on doit s’y attendre, Critias, puisqu’il est de votre maison.

— Il est, dit-il, également bel et bon de ce côté-là.

— En ce cas, dis-je, pourquoi ne déshabillerions-nous pas son âme pour la regarder, avant de contempler la beauté de son corps ? A l’âge où il est, il doit déjà être disposé à discuter.

— Assurément, dit Critias ; car il a du goût pour la philosophie, et, s’il en faut croire les autres et lui-même, il est doué pour la poésie.

— C’est là, repris-je, un don qui vous vient de loin ; car c’est un legs de votre parent Solon. Mais ne veux-tu pas appeler le jeune homme et nous le faire voir ? Fût-il encore plus jeune qu’il ne l’est, il ne ferait rien d’inconvenant en s’entretenant avec nous devant toi, qui es à la fois son tuteur et son cousin.

— Tu as raison, dit-il ; appelons-le. »

En même temps, s’adressant à l’esclave qui l’accompagnait, il lui dit :

« Garçon, appelle Charmide ; dis-lui que je veux le présenter à un médecin, à cause du mal dont il se plaignait à moi ces jours-ci. »

Puis, se tournant vers moi, Critias me dit :

« Tout dernièrement, en effet, il s’est plaint d’avoir la tête lourde le matin, en se levant. Cela étant, qu’est-ce qui t’empêche de feindre à ses yeux que tu connais un remède pour le mal de tête ?

— Rien, dis-je ; qu’il vienne seulement.

— Eh bien, il va venir », dit-il.

IV. — Il vint en effet, et son arrivée donna lieu à une scène plaisante. Chacun de nous qui étions assis poussa précipitamment son voisin, pour faire une place, dans l’espoir que le jeune homme viendrait s’asseoir à ses côtés, tant et si bien que, des deux hommes assis à chaque bout, l’un fut contraint de se lever et que l’autre fut culbuté de côté. Lui vint s’asseoir entre Critias et moi. A ce moment, mon ami, je me sentis embarrassé et je perdis l’assurance que j’avais jusqu’alors de m’entretenir avec lui tout à mon aise. Mais lorsque, Critias lui ayant dit que j’étais l’homme qui connaissait le remède, il tourna vers moi un regard d’une expression indicible et se disposa à me questionner, tandis que tous ceux qui étaient dans la palestre formaient autour de nous un cercle complet, alors, mon noble ami, j’aperçus ses formes sous son manteau, je me sentis brûler, transporter hors de moi et je songeai que Cydias était un maître en amour, lorsqu’à propos d’un bel enfant il donnait ce conseil :

« Garde-toi de devenir comme un faon devant le lion : il te saisirait et tu serais sa provende »,

car je me sentais au pouvoir d’un fauve de cette espèce.

Cependant quand il me demanda si je connaissais le remède contre le mal de tête, je lui répondis, bien qu’avec peine, que je le connaissais :

« Quel est-il donc ? » fit-il.

Je lui répondis que c’était une feuille, mais qu’il fallait ajouter au remède une incantation ; que, si on la prononçait en même temps qu’on prenait le remède, on recouvrait entièrement la santé, mais que sans l’incantation la feuille n’avait aucun effet.

Alors lui : « Je vais donc, dit-il, copier la formule sous ta dictée.

— Est-ce de gré, lui dis-je, ou de force que tu veux l’avoir ?

Il se mit à rire et répondit :

— De gré, Socrate.

— Soit, repris-je. Mais tu sais donc mon nom ?

— Je serais inexcusable de ne pas le savoir, dit-il ; car on parle souvent de toi parmi les jeunes gens de mon âge, et je me souviens que, quand j’étais enfant, tu fréquentais Critias ici présent.

— C’est très bien, cela, dis-je. J’en serai d’autant plus franc avec toi pour t’expliquer en quoi consiste l’incantation ; car tout à l’heure encore je me demandais de quelle manière je t’en montrerais la vertu. Elle est en effet, Charmide, de telle nature qu’elle ne peut pas guérir la tête toute seule. Peut-être as-tu déjà entendu dire à de bons médecins, quand on vient les trouver pour un mal d’yeux, qu’il leur est impossible d’entreprendre une cure exclusivement pour les yeux et qu’il faut soigner la tête en même temps, si l’on veut remettre les yeux en bon état, et que de même imaginer qu’on puisse soigner la tête seule, indépendamment de tout le corps, est une pure folie. Et sur ce principe, ils appliquent un régime au corps entier et ils essayent de traiter et de guérir la partie avec le tout. Ne sais-tu pas que c’est là leur doctrine et qu’il en est réellement ainsi ?

— Assurément, dit-il.

— Ne trouves-tu pas qu’ils ont raison et n’approuves-tu pas leur principe ?

— Je l’approuve absolument », dit-il.

V. — Et moi, voyant qu’il était de mon avis, je repris courage ; peu à peu mon audace se réveilla, ma verve se ralluma et je poursuivis :

« Telle est aussi, Charmide, la nature de l’incantation. Je l’ai apprise là-bas, à l’armée, d’un médecin thrace, un de ces disciples de Zalmoxis dont la science va, dit-on, jusqu’à rendre les gens immortels. Ce Thrace disait que les médecins grecs avaient raison de professer la doctrine que je viens de rapporter ; mais, ajouta-t-il, Zalmoxis, notre roi, qui est un dieu, affirme que, s’il ne faut pas essayer de guérir les yeux sans la tête, ni la tête sans les yeux, il ne faut pas non plus traiter la tête sans l’âme et que, si la plupart des maladies échappent aux médecins grecs, la raison en est qu’ils méconnaissent le tout dont ils devraient prendre soin ; car, quand le tout est en mauvais état, il est impossible que la partie se porte bien. En effet, disait-il, c’est de l’âme que viennent pour le corps et pour l’homme tout entier tous les maux et tous les biens ; ils en découlent comme ils découlent de la tête dans les yeux. C’est donc l’âme qu’il faut tout d’abord et avant tout soigner, si l’on veut que la tête et tout le corps soient en bon état. Or l’âme se soigne, disait-il, par des incantations, et ces incantations, cher ami, ce sont les beaux discours. Ces discours engendrent la sagesse dans les âmes, et une fois qu’elle est formée et présente, il est facile de procurer la santé à la tête et au reste du corps.

Et lorsqu’il m’enseigna le remède et les incantations, il me dit : « Garde-toi bien de te laisser engager par qui que ce soit à soigner sa tête avec ce remède, s’il ne t’a d’abord livré son âme pour que tu la soignes par l’incantation. C’est aujourd’hui, disait-il, l’erreur répandue parmi les hommes de vouloir guérir séparément l’âme ou le corps. Et il me recommanda instamment de ne céder à personne, si riche, si noble, si beau qu’il fût, qui voudrait me persuader d’agir autrement. J’en ai fait le serment, je dois le tenir et je le tiendrai. Si donc tu veux, conformément aux recommandations de cet étranger, livrer d’abord ton âme aux incantations du Thrace, j’appliquerai mon remède à ta tête ; sinon, je ne puis rien faire pour toi, mon cher Charmide. »

VI. — Critias, ayant entendu ces paroles, s’écria :

« Quel coup de fortune pour notre jeune homme, Socrate, si, à cause de sa tête, il est contraint d’améliorer aussi son esprit ! Cependant je dois te dire que Charmide paraît être supérieur à ceux de son âge, non seulement par sa beauté, mais encore par cela même que tu prétends produire par ton incantation ; car c’est la sagesse que tu veux dire, n’est-ce pas ?

— C’est cela même, répondis-je.

— Sache donc, poursuivit-il, qu’il est réputé sans conteste comme le plus sage des jeunes gens d’aujourd’hui et que pour tout le reste, compte tenu de son âge, il ne le cède à personne.

— En effet, repris-je, il faut bien, Charmide, que tu l’emportes sur les autres en tous ces points ; car je ne vois personne ici qui puisse facilement montrer deux maisons alliées ensemble à Athènes, qui soient vraisemblablement capables de produire des rejetons plus beaux et meilleurs que les parents dont tu descends. Du côté de ton père, votre maison, celle de Critias, fils de Dropidès, a été, nous le savons, célébrée par Anacréon, par Solon et par beaucoup d’autres poètes, comme une maison supérieure aux autres par la beauté, la vertu et tous les avantages qui composent ce qu’on appelle le bonheur. Du côté de ta mère, il en est de même ; car Pyrilampe, ton oncle, a passé pour l’homme le plus beau et le plus grand du continent, chaque fois qu’il est allé en ambassade chez le grand Roi ou chez quelque autre en Asie, et sa maison, dans son ensemble, ne le cède en rien à l’autre. Etant né de tels parents, il est naturel que tu sois le premier en tout. Pour ce qui est de la beauté visible, cher enfant de Glaucon, je suis sûr que tu n’es inférieur en rien à aucun de ceux qui t’ont précédé, et s’il est vrai, comme le dit Critias, que tu sois bien partagé aussi du côté de la sagesse et du reste, ta mère, mon cher Charmide, a mis au monde un heureux mortel.

Voici donc l’état de la question. Si tu es déjà, comme le dit Critias, en possession de la sagesse et si tu en as une provision suffisante, tu n’as plus besoin des incantations de Zalmoxis ni de celle d’Abaris l’hyperboréen, et je puis te donner tout de suite sans incantation le remède contre le mal de tête ; mais si tu crois encore avoir besoin de ces incantations, il faut les faire avant de te donner le remède. Dis-moi donc toi-même si tu es de l’avis de Critias et si tu crois avoir maintenant assez de sagesse ou en manquer encore. »

Charmide rougit et n’en parut d’abord que plus beau ; car la modestie convenait à son âge ; puis il me fit une réponse qui ne manquait pas de noblesse. Il me dit qu’il n’était pas facile, dans le cas où il se trouvait, ni de dire oui, ni de dire non.

« Si, en effet, dit-il, je dis que je ne suis pas sage, outre qu’il n’est pas naturel de porter un tel témoignage contre soi-même, je donnerai un démenti à Critias et à beaucoup d’autres, aux yeux desquels je passe pour sage, à ce qu’il dit. D’un autre côté, si je dis oui et me loue moi-même, peut-être cela paraîtra-t-il choquant, de sorte que je ne sais comment te répondre. »

Alors moi, je lui dis : « M’est avis, Charmide, que tu as répondu comme il fallait, et je crois, ajoutai-je, que nous devons rechercher ensemble si tu as ou si tu n’as pas ce que je demande. De cette façon, tu ne seras pas forcé de dire ce que tu ne veux pas dire, et moi, de mon côté, je n’entreprendrai pas ma cure sans examen préalable. Si cela te plaît, je suis prêt à faire cette enquête avec toi, sinon je te laisse tranquille.

— Cela me plaît plus que tout au monde, dit-il, et s’il ne tient qu’à cela, mène l’enquête suivant la méthode qui te paraîtra à toi-même la meilleure.

VII. — Eh bien, repris-je, voici celle qui me semble être la meilleure pour cette enquête. Il est clair que, si tu possèdes la sagesse, tu es à même de t’en former une opinion. Résidant en toi, si en effet elle y réside, elle doit forcément y faire naître quelque sentiment, d’après lequel tu peux te faire une idée de ce qu’elle est et de son véritable caractère. Ne le penses-tu pas ?

— Je le pense, dit-il.

— Eh bien, repris-je, ce que tu penses, tu peux, puisque tu sais parler grec, nous l’exprimer comme ton esprit le conçoit.

— Peut-être, dit-il.

— Afin donc que nous puissions juger si elle est en toi ou non, dis-nous, repris-je, ce qu’est la sagesse, à ton opinion. »

Il hésita d’abord, peu disposé à répondre. Il finit cependant par dire qu’à son avis la sagesse consistait à faire toutes choses avec modération et avec calme, qu’il s’agît de marcher dans les rues, de converser ou de toute autre chose. « Il me semble, dit-il, qu’en somme ce que tu me demandes est une sorte de calme. »

— Peut-être as-tu raison, repris-je. Il est certain, Charmide, qu’on dit souvent des gens calmes qu’ils sont des sages ; mais voyons si on a raison de le dire. Dis-moi donc : tu mets certainement la sagesse au nombre des belles choses ?

— Certainement, dit-il.

— Et maintenant quel est le plus beau, quand on est à l’école, d’écrire les mêmes lettres vite ou doucement ?

— De les écrire vite.

— Et s’il s’agit de lire, vaut-il mieux lire vite ou lentement ?

— Vite.

— Et de même, au jeu de la cithare, la vitesse, et à la lutte, la vivacité, ne sont-ce pas des qualités beaucoup plus belles que le calme et la lenteur ?

— Si.

— Et au pugilat et au pancrace, n’en est-il pas de même ?

— Sans doute.

— Et dans la course et dans le saut et dans tous les exercices du corps, les mouvements vifs et rapides ne sont-ils pas ceux qu’on trouve beaux, et les mouvements lents et calmes ceux qu’on trouve laids ?

— C’est évident.

— Il est donc évident pour nous, repris-je, que, pour le corps au moins, ce ne sont pas les mouvements les plus calmes, ce sont les mouvements les plus rapides et les plus vifs qui sont les plus beaux ; n’est-ce pas vrai ?

— Sans doute.

— Mais la sagesse, avons-nous dit, est une belle chose ?

— Oui.

— Donc, tout au moins en ce qui regarde le corps, ce n’est pas le calme, c’est la vitesse qui est sage, puisque la sagesse est belle.

— Il y a apparence, dit-il.

— Et maintenant, continuai-je, lequel est le plus beau, apprendre facilement ou apprendre difficilement ?

— Apprendre facilement.

— Mais, dis-je, apprendre facilement, c’est apprendre vite, et apprendre difficilement, c’est apprendre doucement et lentement ?

— Oui.

— Et instruire un autre vite et vivement n’est-il pas plus beau que doucement et lentement ?

— Si.

— Et si l’on nous rappelle quelque chose ou si nous voulons nous en souvenir nous-mêmes, lequel est le plus beau, du calme et de la lenteur, ou de la vivacité et de la vitesse ?

— La vivacité, dit-il, et la vitesse.

— Et la finesse d’esprit ne relève-t-elle pas de la vivacité, et non du calme de l’âme ?

— C’est vrai.

— De même, s’il s’agit de comprendre ce qu’on dit, chez le maître d’école ou le maître de cithare, ou partout ailleurs, ce n’est pas la lenteur, c’est la rapidité qui est la plus belle.

— Oui.

— De même encore dans les recherches intellectuelles et dans les délibérations, ce n’est pas, j’imagine, le plus lent, celui qui a de la peine à prendre un parti et à faire une découverte qui paraît digne de louange, c’est celui qui s’en tire avec le plus de facilité et de promptitude.

— C’est exact, dit-il.

— Ainsi donc, Charmide, repris-je, en toutes choses, qu’elles regardent l’âme, ou qu’elles regardent le corps, nous voyons que la vitesse et la vivacité sont plus belles que le lenteur et le calme.

— Il semble bien, dit-il.

— Dès lors la sagesse ne saurait être le calme, et la vie sage n’est pas la vie calme, du moins d’après notre raisonnement, puisqu’elle doit être belle, si elle est sage. Car entre les deux sortes d’actions, jamais ou presque jamais nous n’avons vu dans la vie que les actions calmes fussent plus belles que les actions rapides et fortes. En admettant même, cher ami, que les actions calmes soient aussi souvent belles que les actions violentes et rapides, la sagesse ne consisterait pas pour cela dans le calme plutôt que dans la force et la vitesse, qu’il s’agisse de marcher, de parler ou de toute autre chose, et la vie calme ne serait pas plus sage que l’autre, puisque nous avons posé en principe au cours de notre discussion que la sagesse fait partie des belles choses et que la rapidité ne nous a pas paru moins belle que la lenteur.

— Ton opinion, Socrate, dit-il, me paraît juste. »

VIII. — Je repris alors : « Il faut maintenant, Charmide, que tu recommences à regarder en toi-même avec un redoublement d’attention ; puis, quand tu auras observé l’effet que la sagesse produit en toi par sa présence et ce qu’elle doit être pour te faire ce que tu es, et que tu te seras bien rendu compte de tout cela, tu nous diras nettement et bravement ce que tu crois qu’elle est. »

Il garda un moment le silence, et après s’être examiné avec une attention vraiment virile : « Il me semble, dit-il, que la sagesse fait rougir de certaines choses, qu’elle rend l’homme sensible à la honte et qu’ainsi la sagesse n’est autre chose que la pudeur.

— Bien, dis-je ; mais n’as-tu pas reconnu tout à l’heure que la sagesse était une belle chose ?

— Si fait, dit-il.

— Et les hommes sages ne sont-ils pas bons en même temps que sages ?

— Si.

— Peut-on appeler bonne une chose qui ne rend pas bon ?

— Non, certes.

— Par conséquent, la sagesse n’est pas seulement belle ; elle est bonne aussi.

— C’est mon avis.

— Mais quoi ? repris-je, ne crois-tu pas qu’Homère a raison de dire :

« La pudeur n’est pas une bonne compagne pour un homme dans le besoin ».

— Si, répliqua-t-il.

— A ce compte, la pudeur est donc à la fois mauvaise et bonne.

— Il paraît.

— Mais la sagesse est bonne, puisqu’elle rend bons ceux chez qui elle se trouve, et ne les rend jamais mauvais.

— Je ne puis qu’approuver ce que tu dis.

— J’en conclus que la sagesse n’est pas la pudeur, puisque l’une est un bien et que la pudeur n’est pas plus un bien qu’un mal.

IX. — Voilà qui est bien dit, Socrate, à ce qu’il me semble. Mais vois un peu ce que tu penses de cette autre définition de la sagesse. Je viens en effet de me rappeler une chose que j’ai entendu dire à quelqu’un, c’est que la sagesse est pour chacun de nous de faire ce qui le regarde. Examine donc si l’auteur de cette définition te paraît avoir touché juste.

— Coquin, m’écriai-je, c’est de Critias que tu tiens cela, ou de quelque autre habile homme.

— De quelque autre sans doute, dit Critias, car ce n’est certainement pas de moi.

— Mais qu’importe, Socrate, dit Charmide, de qui je le tiens ?

— Il n’importe en rien, dis-je ; car nous n’avons pas du tout à examiner qui l’a dit, mais si c’est vrai ou non.

— En ceci tu as raison, dit-il.

— Oui, par Zeus, repris-je ; mais si nous en découvrons le sens exact, j’en serai bien surpris ; car cela ressemble à une énigme.

— Et en quoi ? demanda-t-il.

— En ce que probablement, dis-je, l’auteur de la définition : « La sagesse consiste à faire ce qui nous regarde » pensait autrement qu’il ne parlait. Ou bien crois-tu que le maître d’école ne fait rien, lorsqu’il écrit ou qu’il lit ?

— Je crois au contraire qu’il fait quelque chose, répondit-il.

— Crois-tu que le maître d’école n’écrit et ne lit que son nom et ne vous enseigne à lire et à écrire que les vôtres, et n’écriviez-vous pas les noms de vos ennemis tout aussi bien que les vôtres et ceux de vos amis ?

— Tout aussi bien.

— Et en faisant cela, est-ce que vous vous mêliez de ce qui ne vous regardait pas et manquiez-vous de sagesse ?

— Nullement.

— Et cependant ce n’est pas vos propres affaires que vous faisiez, s’il est vrai qu’écrire et lire, c’est faire quelque chose.

— Assurément, c’est faire quelque chose.

— Et guérir, mon ami, et bâtir, et tisser, et exécuter n’importe quel ouvrage dans un métier quelconque, c’est sûrement faire quelque chose.

— Sûrement.

— Mais alors, dis-je, crois-tu qu’une ville serait bien gouvernée, si la loi ordonnait à chacun de tisser et de laver son vêtement, de fabriquer ses chaussures, sa burette à huile, son étrille et tout le reste de même, sans mettre la main aux affaires d’autrui, sans que chacun confectionnât et fît autre chose que ses propres affaires ?

— Non, je ne le crois pas, dit-il.

— Cependant, repris-je, un État serait bien gouverné s’il l’était sagement.

— Sans doute, dit-il.

— Alors, repris-je, en agir ainsi et faire ainsi ses propres affaires, ce n’est pas la sagesse.

— Evidemment non.

— Il parlait donc apparemment d’une manière énigmatique, comme je le disais tout à l’heure, celui qui prétendait que la sagesse consistait à faire ses propres affaires ; autrement il serait vraiment trop sot. Mais peut-être est-ce un nigaud qui t’a donné cette définition, Charmide ?

— Pas du tout, dit-il ; il passait même pour un très habile homme.

— Il ne fait donc pas de doute, à mon avis, qu’il ne t’ait proposé une énigme, dans la persuasion qu’il était difficile de savoir ce que ce peut être que de faire ses propres affaires.

— C’est possible, dit-il.

— Qu’est-ce donc que cela pourrait bien être, de faire ses propres affaires ? Pourrais-tu le dire ?

— Moi, dit-il. Je n’en sais rien, par Zeus, mais il est bien possible que même celui qui l’a dit n’ait pas su ce qu’il voulait dire. »

Et tout en disant cela, il riait malicieusement et lançait un regard à Critias.

X. — Il était visible que Critias s’agitait depuis un moment et brûlait de se distinguer devant Charmide et la compagnie. Il avait eu jusqu’alors de la peine à se contenir ; à partir de ce moment il n’en fut plus le maître. Je crois que le soupçon que j’avais eu était parfaitement fondé, que c’était de Critias que Charmide tenait cette définition de la sagesse. Alors Charmide, qui n’avait pas envie d’en donner lui-même l’explication et voulait s’en décharger sur son cousin, cherchait à l’exciter et se donnait l’air d’un homme battu. Critias n’y tint plus, et je le vis s’emporter contre lui comme un poète contre un acteur qui a mal joué sa pièce. Il darda un regard sur lui et dit :

« Ainsi, tu crois, Charmide, parce que tu ne comprends pas la pensée de celui qui a dit que la sagesse consistait à faire ses propres affaires, qu’il ne la comprend pas non plus, lui ?

— Eh ! excellent Critias, dis-je, il n’y a rien d’étonnant à ce que ce garçon, à l’âge qu’il a, ne la comprenne pas ; mais toi, il est à présumer que tu la comprends, étant donné ton âge et tes études. Si donc tu admets que la sagesse est ce qu’il dit et si tu veux bien prendre sa place dans la discussion, il me sera beaucoup plus agréable de rechercher avec toi si la définition donnée est juste ou non.

— Oui, dit Critias, j’admets la définition et je prends la place de Charmide.

— Tant mieux, dis-je. Maintenant dis-moi, admets-tu aussi ce que je demandais tout à l’heure, que tous les artisans font quelque chose ?

— Oui.

— Crois-tu qu’ils se bornent à faire leurs propres affaires ou qu’ils fassent aussi celles des autres ?

— Celles des autres aussi.

— Et sont-ils sages, alors qu’ils ne se bornent pas à leurs propres affaires ?

— Quel empêchement y vois-tu ? demanda-t-il.

— Moi ? aucun, dis-je ; mais vois s’il n’y en a pas pour celui qui, ayant admis qu’être sage, c’est faire ses propres affaires, prétend ensuite que rien n’empêche ceux qui font les affaires d’autrui d’être sages.

— Mais qui sont ceux que j’ai reconnus pour sages, ceux qui font les affaires d’autrui ou ceux qui fabriquent pour autrui ?

— Mais, dis-moi, répliquai-je, tu ne juges pas que c’est la même chose, fabriquer et faire ?

— Non certes, répondit-il, non plus que travailler et fabriquer. J’ai appris cela d’Hésiode, qui dit que le travail n’est jamais une honte. Crois-tu que, s’il eût appliqué les termes de travailler et faire à des ouvrages comme ceux dont tu parlais tout à l’heure, il aurait dit qu’il n’y a pas de honte pour personne à fabriquer des chaussures ou à vendre des salaisons ou à se prostituer ? Ne crois pas cela, Socrate. Hésiode, selon moi, pensait que la fabrication est distincte de l’action et du travail et que la fabrication peut entraîner parfois la honte, lorsqu’elle est sans beauté, tandis que le travail ne comporte jamais de honte. Fabriquer des choses belles et utiles, voilà ce qu’il appelait travailler et c’est les fabrications de cette sorte qui étaient pour lui des travaux et des actions. Il faut affirmer que les affaires propres à chacun, c’étaient pour lui celles-là seulement, et que tout ce qui est nuisible lui paraissait étranger. Aussi faut-il penser qu’Hésiode, comme tous les hommes sensés, appelait sage celui qui fait ses propres affaires.

XI. — Ah ! Critias, dis-je, dès tes premiers mots je crois avoir saisi ta pensée et que tu appelais bonnes les choses qui nous sont propres et qui nous regardent et que par action tu entendais la création des choses bonnes ; car j’ai entendu Prodicos faire mille distinctions entre les mots. Quant à moi, je te laisse libre de prendre les mots au sens que tu voudras ; montre-moi seulement à quoi tu appliques ceux que tu emploies. Maintenant reviens en arrière et donne-moi une définition plus nette ; est-ce de faire les choses bonnes ou de les fabriquer, ou quel que soit le terme qui te plaira, est-ce cela que tu appelles la sagesse ?

— Oui, dit-il.

— Donc celui qui fait le mal n’est pas sage, mais celui qui fait le bien.

— Et toi, mon excellent ami, dit Critias, n’es-tu pas de cet avis ?

— Ne t’inquiète pas de cela, dis-je ; nous n’avons pas à examiner ce que je pense, mais ce que tu dis, toi, à présent.

— Eh bien, moi, dit-il, je soutiens que celui qui ne fait pas le bien, mais le mal, n’est pas sage et que celui qui fait le bien, et non le mal, est sage, et pour définir nettement la sagesse, je dis qu’elle consiste à faire le bien.

— Il est bien possible que tu aies raison ; mais il y a, dis-je, une chose qui m’étonne, c’est que tu crois que des gens sages puissent ne pas savoir qu’ils sont sages.

— Mais je ne le crois pas du tout, dit-il.

— Tout à l’heure, repris-je, ne disais-tu pas que rien n’empêchait les artisans d’être sages, même en faisant les affaires des autres ?

— Je l’ai dit en effet ; mais quelle conclusion en tires-tu ?

— Aucune. Mais dis-moi : crois-tu qu’un médecin qui rend la santé à quelqu’un fasse une chose utile à lui-même et à celui qu’il soigne ?

— Oui.

— Et celui qui fait cela ne fait-il pas son devoir ?

— Si.

— Et celui qui fait son devoir n’est-il pas sage ?

— Il l’est au contraire.

— Or le médecin est-il forcé de savoir quand ses remèdes sont utiles et quand ils ne le sont pas ? et de même chaque artisan, s’il tirera ou non profit du travail qu’il exécute ?

— Il est possible que non.

— Il arrive donc, repris-je, que le médecin qui a opéré une cure, soit utile, soit nuisible, ne sache pas ce qu’il a fait. Cependant, selon toi, s’il agit utilement, il agit avec sagesse. N’est-ce pas ce que tu disais ?

— Si.

— Il arrive donc, comme tu vois, qu’agissant utilement, il agisse avec sagesse et qu’il soit sage, mais qu’il ne sache pas qu’il est sage.

XII. — Cela, Socrate, me dit-il, c’est impossible. Mais si tu crois que mes déclarations précédentes conduisent nécessairement à cette conclusion, je préférerais en rétracter une partie, sans rougir d’avouer que je me suis mal exprimé, plutôt que d’accorder qu’on puisse être sage, si l’on ne se connaît pas. J’irais même jusqu’à dire que c’est précisément à se connaître soi-même que consiste la sagesse, d’accord en cela avec l’auteur de l’inscription de Delphes. Je m’imagine que cette inscription a été placée au fronton comme un salut du dieu aux arrivants, au lieu du salut ordinaire « réjouis-toi », comme si cette dernière formule n’était pas bonne et qu’on dût s’exhorter les uns les autres, non pas à se réjouir, mais à être sages. C’est ainsi que le dieu s’adresse à ceux qui entrent dans son temple, en des termes différents de ceux des hommes, et c’est ce que pensait, je crois, l’auteur de l’inscription à tout homme qui entre il dit en réalité : « Sois sage. » Mais il le dit, comme un devin, d’une façon un peu énigmatique ; car « Connais-toi toi-même » et « Sois sage », c’est la même chose, au dire de l’inscription et au mien. Mais on peut s’y tromper : c’est le cas, je crois de ceux, qui ont fait graver les inscriptions postérieures : « Rien de trop » et « Cautionner, c’est se ruiner. » Ils ont pris le « Connais-toi toi-même » pour un conseil et non pour le salut du dieu aux arrivants, puis, voulant offrir eux-mêmes des conseils non moins salutaires, ils les ont consacrés dans ces inscriptions. Pour quelle raison je te dis tout cela, Socrate, le voici tout ce qui a été dit précédemment, je te l’abandonne.

 Peut-être était-ce toi qui as vu le plus juste, peut-être était-ce moi ; en tout cas nous n’avons rien dit de bien clair. Mais à présent, je suis prêt à m’expliquer avec toi, si tu n’admets pas qu’être sage, c’est se connaître soi-même.

XIII. — Eh mais ! Critias, tu me parles comme si je prétendais connaître les choses sur lesquelles je pose des questions et comme s’il ne tenait qu’à moi d’être de ton avis. Il n’en est rien : j’examine avec toi les problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentent, parce que je n’en connais pas la solution. Quand je les aurai examinés, je te dirai volontiers si je suis d’accord avec toi ou non, mais attends que j’aie terminé mon enquête.

— Commence-la donc, dit-il.

— Je commence, dis-je. Si la sagesse consiste à connaître quelque chose, nul doute qu’elle ne soit une science, la science de quelque chose, n’est-ce pas ?

— C’est, dit-il, la science de soi-même.

— Et la médecine, repris-je, est la science de la santé ?

— Oui.

— Et maintenant, dis-je, si tu demandais : la médecine, qui est la science de la santé, à quoi sert-elle et que produit-elle ? je te répondrais qu’elle n’est pas de mince utilité, puisqu’elle produit la santé, ce qui est un beau résultat. M’accordes-tu cela ?

— Je te l’accorde.

— Et si à propos de l’architecture, qui est la science de bâtir, tu me demandais quelle oeuvre je prétends qu’elle produit, je te répondrais : des maisons, et de même pour les autres arts. A ton tour maintenant de t’expliquer sur la sagesse. Puisque tu affirmes qu’elle est la science de soi-même, tu dois pouvoir répondre à cette question, Critias : qu’est-ce que la sagesse, science de soi-même, produit pour nous de beau et de digne de son nom ? Allons, parle.

— Tu conduis mal ton enquête, Socrate. Cette science est par nature bien différente des autres, qui elles-mêmes ne se ressemblent pas entre elles, et tu raisonnes comme si elles se ressemblaient. Dis-moi, par exemple, poursuivit-il, si le calcul et la géométrie produisent quelque oeuvre du même genre que les maisons bâties par l’architecture ou les habits produits par le tissage ou beaucoup d’autres produits de beaucoup d’arts qu’on pourrait citer. Peux-tu, toi, montrer de tels produits de ces deux sciences ? Mais non, tu ne le peux pas.

Je lui répondis : « Tu as raison ; mais il y a une chose que je puis te montrer : c’est l’objet particulier de chacune de ces sciences, lequel est distinct de la science elle-même. Ainsi le calcul a pour objet le pair et l’impair, la qualité numérique qui leur est propre et les rapports qu’ils ont entre eux. N’est-ce pas vrai ?

— Très vrai, dit-il.

— Et tu accordes que le pair et l’impair sont différents de la science même du calcul ?

— Sans doute.

— Et de même la statique est la science du plus lourd et du plus léger, et le lourd et le léger sont différents de la statique même. L’accordes-tu ?

— Oui.

— Dis-moi donc aussi quel est l’objet dont la sagesse est la science et qui diffère de la sagesse elle-même.

XIV. — T’y voilà, Socrate ; tu es tombé dans ta recherche sur le point capital, sur la différence de la sagesse par rapport aux autres sciences, tandis que tu t’obstines à chercher une ressemblance de la sagesse aux autres sciences. Cette ressemblance n’existe pas : toutes les autres sciences sont des sciences de quelque autre chose qu’elles-mêmes, au lieu que la sagesse est la science des autres sciences et d’elle-même en même temps. Tu ne l’ignores pas, tant s’en faut ; mais en réalité tu fais, je crois, ce dont tu te défendais tout à l’heure : tu ne cherches qu’à me réfuter, sans te préoccuper de l’objet de la discussion.

— Quelle idée te fais-tu là ? m’écriai-je. Tu t’imagines que, si je mets tant d’application à te réfuter, c’est en vue d’un autre but que de m’examiner moi-même pour me rendre compte de ce que je dis, de peur de croire aveuglément que je sais une chose que je ne sais pas. Et c’est ce qu’en ce moment même je fais encore, tu peux m’en croire : si je fais cette enquête, c’est avant tout dans mon propre intérêt, et peut-être aussi dans l’intérêt de mes amis. N’est-ce pas en effet un bien qu’on peut dire commun à tout le monde de connaître clairement la nature de chaque chose ?

— J’en suis persuadé, Socrate, dit-il.

— Rassure-toi donc, bienheureux Critias, repris-je, et réponds à mes questions selon ce qui te paraît être la vérité, sans t’inquiéter si c’est Critias ou Socrate qui a le dessus. Applique ton attention à la question même et ne considère que le résultat auquel aboutira notre examen.

— C’est ce que je vais faire, dit-il, car ce que tu dis me paraît juste.

— Dis-moi donc, repris-je, ce que tu penses de la sagesse.

XV. — Eh bien, je pense, reprit-il, que seule de toutes les sciences, la sagesse est la science d’elle-même et des autres sciences.

— Donc, repris-je, elle serait aussi la science de l’ignorance, si elle l’est de la science.

— Assurément, dit-il.

— En ce cas, le sage seul se connaîtra lui-même et sera seul capable de juger et ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, et il sera de même capable d’examiner les autres et de voir ce qu’ils savent et croient savoir, le sachant réellement, et ce qu’ils croient savoir, alors qu’ils ne le savent pas, tandis qu’aucun autre n’en sera capable. En réalité, donc, être sage, la sagesse et la connaissance de soi-même, c’est savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. Est-ce bien là ta pensée ?

— Oui, dit-il.

— Revenons maintenant en arrière, dis-je, et, faisant notre troisième libation à Zeus Sauveur, examinons, comme si nous commencions, s’il est possible, oui ou non, de savoir qu’on a ou qu’on n’a pas la connaissance de ce qu’on sait et de ce qu’on ne sait pas, et, ensuite, à supposer qu’à la rigueur cela soit possible, à quoi il nous servirait de le savoir.

— Eh bien, examinons, dit-il.

— Allons, Critias, dis-je, vois si tu as en ces matières des clartés que je n’ai pas. je suis en effet embarrassé. Veux-tu en savoir la cause ?

— Oui, dit-il.

— Si tout ce que tu viens de dire est exact, est-ce que cela ne revient pas à dire qu’il existe une science qui n’a d’autre objet qu’elle-même et les autres sciences et qui est en même temps la science de l’ignorance ?

— Si, dit-il.

— Vois donc, camarade, quelle étrange théorie nous nous chargeons de soutenir. Essaye de l’appliquer à d’autres objets et tu verras, je pense, qu’elle est insoutenable.

— Comment cela, et à quels objets ?

— Voici. Demande-toi si tu peux concevoir une vue qui ne soit pas la vue des choses qu’aperçoivent les autres vues, mais qui serait la vue d’elle-même et des autres vues et aussi de ce qui n’est pas vue, qui ne verrait aucune couleur, bien qu’elle soit une vue, mais qui se percevrait elle-même et les autres vues. Crois-tu qu’une pareille vue puisse exister ?

— Non, par Zeus.

— Conçois-tu aussi une ouïe qui n’entendrait aucune voix, mais s’entendrait elle-même et les autres ouïes et ce qui n’est pas ouïe ?

— Pas davantage.

— En un mot, prends toutes les sensations et cherche si tu en trouves une qui soit la sensation d’elle-même et des autres sensations et qui ne perçoive rien de ce que les autres perçoivent.

— Je ne crois pas qu’il y en ait.

— Et parmi les désirs, en vois-tu un qui ne soit le désir d’aucun plaisir, mais de lui-même et des autres désirs ?

— Non, certes.

— Pas plus, je crois, qu’une volonté qui ne voudrait aucun bien, mais se voudrait elle-même et les autres volontés ?

— Non, en effet.

— Et pourrais-tu citer un amour qui ne serait l’amour d’aucune beauté, mais de lui-même et des autres amours ?

— Non, dit-il.

— As-tu déjà vu une crainte qui se craigne elle-même et les autres craintes, mais ne craint aucun danger ?

— Non, je n’en ai pas vu, dit-il.

— Ou une opinion qui soit l’opinion des opinions et d’elle-même et qui n’ait aucune opinion des objets dont opinent les autres ?

— Pas du tout.

— Mais à propos de science, nous affirmons, à ce qu’il paraît, qu’il en est une qui n’est la science d’aucune connaissance, mais la science d’elle-même et des autres sciences.

— Nous l’affirmons, en effet.

— N’est-ce pas une chose étrange, si réellement elle existe ? car il ne faut pas encore affirmer qu’elle n’existe pas, mais rechercher si elle existe.

— Tu as raison.

XVI. — Voyons donc : cette science est science de quelque chose et elle a la propriété de se rapporter à quelque chose, n’est-ce pas ?

— Assurément.

— Et en effet, nous disons que ce qui est plus grand a la propriété d’être plus grand que quelque chose ?

— Il l’a, en effet.

— Que quelque chose de plus petit, s’il est vrai qu’il soit plus grand ?

— Nécessairement.

— Si donc nous trouvions une grandeur plus grande, qui fût plus grande que les autres grandeurs et qu’elle-même, mais pas plus grande qu’aucune des grandeurs en comparaison desquelles les autres sont plus grandes, elle aurait à coup sûr cette particularité, étant plus grande qu’elle-même, d’être en même temps plus petite qu’elle-même, n’est-ce pas ?

— De toute nécessité, Socrate.

— Et si une chose était le double des autres doubles et d’elle-même, elle serait, n’est-ce pas ? le double de la moitié qui la constitue et des autres doubles ; car il ne saurait y avoir de double que d’une moitié.

— C’est juste.

— Mais étant plus grande qu’elle-même, elle serait moindre en même temps, le plus lourd que soi-même serait plus léger ; le plus vieux serait plus jeune et de même pour le reste. Tout ce qui aurait la propriété de se rapporter à soi-même n’aurait-il pas aussi l’essence à laquelle sa propriété se rapporte ? Je m’explique par un exemple : nous avons dit que l’ouïe ne pouvait être l’ouïe d’autre chose que de la voix, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Si donc elle doit s’entendre elle-même, il faudra qu’elle ait une voix pour cela ; autrement elle ne s’entendra pas.

— C’est de toute nécessité.

— Et la vue, excellent Critias, si elle doit se voir elle-même, aura nécessairement une couleur, car la vue ne saurait rien voir d’incolore.

— Non, en effet.

— Tu vois donc, Critias, que, parmi les choses que nous avons énumérées, il nous apparaît, pour les unes, qu’il est impossible, pour les autres, fort douteux qu’elles exercent leur vertu propre sur elles-mêmes. En effet, pour les grandeurs, les nombres et les choses du même genre, c’est absolument impossible, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Quant à la vue, à l’ouïe et aussi au mouvement qui se mouvrait lui-même, à la chaleur qui se brûlerait et à toutes les hypothèses de ce genre, elles semblent généralement insoutenables ; mais peut-être y a-t-il des gens qui croient le contraire. Il faudrait un homme de génie, mon ami, pour distinguer nettement, dans tous les cas, si la nature a voulu qu’aucun être n’exerçât sur lui-même sa vertu propre, mais sur un autre, ou si les uns en sont capables et les autres non, et, au cas où il y en aurait qui l’exerçassent sur eux-mêmes, s’il faut y ranger la science que nous déclarons être la sagesse. Pour moi, je ne me crois pas capable de faire ces distinctions. Aussi, je ne puis ni affirmer s’il est possible qu’il existe une science de la science, ni, en supposant qu’elle existe bien réellement, admettre que ce soit la sagesse, avant d’avoir examiné si, ainsi comprise, elle nous est, ou non, de quelque utilité. Car je présume que la sagesse est une chose utile et bonne. C’est donc à toi, fils de Callaischros, puisque tu admets que la sagesse est la science de la science et aussi de l’ignorance, c’est à toi de démontrer d’abord que ce que tu disais tout à l’heure est possible, ensuite qu’à la possibilité se joint l’utilité. Il se peut alors que je me déclare satisfait et reconnaisse que tu définis exactement la nature de la sagesse. »

XVII. — Critias, ayant entendu ces paroles et me voyant embarrassé, fit comme ceux qui, voyant bâiller des gens en face d’eux, se mettent à bâiller aussi : il me parut en proie au même embarras que moi. Mais, en homme toujours applaudi, il craignait de se déconsidérer devant l’assistance et ne voulait pas avouer qu’il était incapable de trancher les questions que je lui proposais. Aussi il parla, pour dissimuler son embarras, mais sans rien dire de clair. Alors, pour faire avancer la discussion, je lui dis :

« Eh bien, Critias, admettons pour le moment, si tu veux, qu’il puisse y avoir une science de la science ; nous examinerons une autre fois s’il en est ainsi ou non. Supposé donc que cela soit parfaitement possible, dis-moi en quoi il devient plus facile de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. Car c’est bien en cela que nous avons fait consister la connaissance de soi-même et la sagesse, n’est-ce pas ?

— Sans doute, dit-il, et c’est une conséquence naturelle, Socrate. Car si un homme possède la science qui se connaît elle-même, il sera lui-même tel que ce qu’il possède. A-t-il par exemple de la vitesse, il est rapide ; de la beauté, il est beau ; de la science, il est savant. Et s’il a la science qui se connaît elle-même, alors il doit se connaître lui-même.

— Je ne conteste pas, répliquai-je, que celui qui possède ce qui se connaît soi-même ne se connaisse aussi lui-même, mais si, quand on possède cette science, on connaît nécessairement ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas.

— Oui, Socrate, parce que les deux sciences n’en font qu’une.

— C’est possible, dis-je ; mais moi, j’ai bien peur d’être toujours le même ; car je ne comprends pas non plus comment se connaître soi-même est la même chose que savoir ce qu’on sait et savoir ce qu’on ne sait pas.

— Que veux-tu dire ? demanda-t-il.

— Voici, répondis-je : s’il y a une science de la science, est-elle capable d’aller plus loin que cette distinction de ces deux choses, celle-ci est science, celle-là ignorance ?

— Non, elle ne peut aller au-delà.

— Maintenant, la science et l’ignorance de la santé, et la science et l’ignorance du juste, est-ce la même chose ?

— Nullement.

— La première est, je pense, la médecine ; la seconde la politique ; l’autre est tout simplement la science.

— Sans doute.

— Donc, si un homme ne connaît que la science et qu’il n’y joigne pas la connaissance de ce qui est sain et de ce qui est juste, parce qu’il n’a la science que d’une chose, à savoir qu’il sait quelque chose et qu’il possède une science particulière, il est naturel qu’il ait cette connaissance sur soi et sur les autres, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Mais ce qu’il sait, comment cette science le lui apprendrait-elle ? Il connaît en effet ce qui est sain par la médecine, et non par la sagesse, l’harmonie par la musique, et non par la sagesse, l’art de bâtir par l’architecture, et non par la sagesse, et tout le reste de même ; n’est-ce pas vrai ?

— Evidemment si.

— Mais par la sagesse, si elle n’est que la science des sciences, comment saura-t-il qu’il connaît ce qui est sain et ce qui concerne la bâtisse ?

— Il ne le saura pas du tout.

— Celui qui ignore ces sciences ne connaît donc pas ce qu’il sait, mais seulement qu’il sait ?

— Il y a apparence.

XVIII. — Par conséquent la sagesse et être sage ne serait pas de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, mais seulement, à ce qu’il paraît, qu’on sait et qu’on ne sait pas.

— C’est vraisemblable.

— Et si un autre prétend savoir quelque chose, le sage sera tout aussi impuissant à reconnaître si cet homme sait ce qu’il prétend savoir ou s’il ne le sait pas. Tout ce qu’il saura, semble-t-il, c’est que cet homme possède une science, mais de quoi, la sagesse ne saurait le lui apprendre.

— Il ne semble pas.

— Ainsi donc, si un homme se donne pour médecin, sans l’être, le sage ne sera pas capable de le distinguer de celui qui l’est effectivement, ni en général les savants des ignorants. Examinons ce point de la manière que voici. Si le sage ou tout autre homme veut distinguer le vrai médecin du faux, ne s’y prendra-t-il pas ainsi ? A coup sûr, il ne lui parlera pas sur la science médicale ; car le médecin, nous l’avons dit, ne connaît rien en dehors de ce qui est sain ou malade, n’est-il pas vrai ?

— Si, c’est vrai.

— Mais il n’entend rien à la science, car nous l’avons attribuée uniquement à la sagesse ?

— Oui.

— Donc la médecine non plus n’est pas connue du médecin, puisque la médecine est une science.

— C’est vrai.

— Que le médecin ait une science, le sage le reconnaîtra bien ; mais, s’il faut essayer de connaître quelle est cette science, ne devra-t-il pas chercher de quoi elle est la science ? N’est-il pas vrai que l’on définit chaque science, en disant non seulement qu’elle est une science, mais une science particulière avec un objet particulier ?

— C’est exact.

— Ainsi la définition que nous avons donnée de la médecine, distinguée des autres sciences, c’est qu’elle est la science du sain et du malade.

— Oui.

— Donc, si l’on veut examiner la valeur de la médecine, il faut le faire sur les objets qui lui sont propres, et non pas, n’est-ce pas, sur ceux qui lui sont étrangers et ne la concernent pas ?

 — Certainement.

— C’est donc sur le sain et le malade qu’on interrogera le médecin, en tant que médecin, si l’on veut l’examiner comme il convient.

— Il me le semble.

— C’est donc ce qu’il dit ou fait à ce titre qu’il faut examiner, pour voir si ses paroles sont vraies et ses actes convenables ?

— Nécessairement.

— Mais peut-on, si l’on ne connaît pas la médecine, observer les unes ou les autres ?

— Non, certes.

— Ni personne autre qu’un médecin, semble-t-il, ni le sage lui-même, à moins qu’il ne soit médecin, en même temps que sage.

— C’est exact.

— Il est donc absolument certain que si la sagesse est uniquement la science de la science et de l’ignorance, le sage sera également incapable de distinguer le médecin qui connaît son art de celui qui l’ignore et qui en impose aux autres ou à lui-même, comme il sera incapable de reconnaître tout autre homme qui sait quelque chose, à moins qu’il ne soit lui-même du métier, comme les autres artisans.

— C’est évident, dit-il.

XIX. — Dès lors, Critias, dis-je, quel fruit pouvons-nous encore attendre de la sagesse, si telle est sa nature ? Si, comme nous le supposions en commençant, le sage savait ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, qu’il sait telle chose, qu’il ignore telle autre, et s’il était capable de reconnaître la même science en d’autres hommes, alors, je le déclare, nous aurions un immense avantage à être sages ; car nous passerions notre vie sans faire de fautes, nous, les sages, et tous ceux qui seraient sous notre autorité. Nous nous garderions nous-mêmes d’entreprendre ce que nous ne saurions pas faire ; nous nous mettrions en quête de ceux qui le sauraient et nous leur en laisserions le soin, et nous ne laisserions faire à nos subordonnés que ce qu’ils seraient à même de bien faire, c’est-à-dire ce dont ils auraient la science. Ainsi, sous le régime de la sagesse, on pourrait s’attendre qu’une maison fût bien administrée, un État bien gouverné, et il en serait de même de toute entreprise où la sagesse présiderait ; car, l’erreur étant supprimée, les hommes suivraient la droite raison et, dans ces conditions, réussiraient nécessairement toutes leurs entreprises, et la réussite leur assurerait le bonheur. N’est-ce pas là, Critias, dis-je, ce que nous disions de la sagesse pour montrer quel avantage il y avait à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas ?

— C’est bien cela en effet, dit-il.

— Mais à présent, repris-je, tu vois que nous n’avons trouvé nulle part aucune science de cette nature.

— Je le vois, dit-il.

— Mais alors, repris-je, voici peut-être un avantage que nous offrirait la sagesse telle que nous la concevons à présent, c’est-à-dire comme la connaissance de la science et de l’ignorance : c’est que celui qui la posséderait, quoi qu’il étudiât, l’apprendrait plus facilement et que tout lui paraîtrait plus clair parce qu’il l’étudierait toujours à la lumière de la science, et qu’il jugerait mieux les autres sur les choses qu’il aurait apprises lui-même, tandis que ceux qui en jugeraient sans la sagesse en porteraient des jugements moins fermes et moins fondés. Est-ce là, mon ami, le genre d’avantages que la sagesse nous procurera ? ou avons-nous d’elle une vue trop haute et lui cherchons-nous une valeur qu’elle n’a pas réellement ?

— Il se pourrait, dit-il.

XX. — Peut-être, repris-je ; mais peut-être aussi avons-nous fait une recherche totalement inutile. Ce qui me le fait croire, ce sont certaines conséquences qui m’apparaissent et qui seraient bien étranges, si la sagesse est ce que nous avons dit. Examinons-les, si tu veux. Supposons qu’il puisse exister une science de la science, et, ce que nous avons admis au début, que la sagesse consiste à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, ne l’en dépouillons pas, accordons-le-lui, et, après lui avoir accordé tout cela, examinons avec une attention redoublée si elle peut, dans ces conditions, nous servir à quelque chose. Nous disions tout à l’heure que la sagesse, telle que nous l’avons définie, serait un grand bien si elle dirigeait l’administration d’une maison ou d’un État ; or il me semble à présent, Critias, que nous avons eu tort d’en convenir.

— Comment donc ? dit-il.

— C’est que, répondis-je, nous avons trop facilement accordé que ce serait un grand bien pour l’humanité, si chacun de nous faisait les choses qu’il sait et s’en remettait, pour,-ce qu’il ne sait pas, à ceux qui savent.

— Eh bien, dit-il, n’avions-nous pas raison ?

— Il me semble que non, dis-je.

— Ce que tu dis là, Socrate, reprit-il, est véritablement étrange.

— Par le chien, m’écriai-je, je suis bien de ton avis, et c’est en considérant cela tout à l’heure que je disais que certaines conséquences étranges m’apparaissaient et que j’avais peur d’avoir mal conduit notre enquête. Car, en vérité, quand même la sagesse serait ce que nous avons dit, je ne vois pas du tout quel bien elle nous fait.

— Que veux-tu dire ? demanda-t-il. Parle, que nous sachions ce que tu penses.

— Je pense, répondis-je, que j’extravague. Néanmoins, quand une idée se présente, il faut l’examiner et ne pas la lâcher légèrement, si l’on a quelque souci de soi-même.

— Tu as raison, dit-il.

XXI. — Ecoute donc mon songe, dis-je, qu’il soit venu par la porte de corne ou par la porte d’ivoire. En supposant que la sagesse, telle que nous la définissons à présent, exerce sur nous un empire absolu, qu’en résulterait-il ? Que tous nos actes seraient conformes aux sciences, qu’aucun homme, se donnant pour pilote sans l’être, ne pourrait nous tromper, qu’aucun médecin, en général, ni personne autre, simulant un savoir qu’il n’a pas, ne pourrait nous abuser. Si les choses en allaient ainsi, qu’en résulterait-il pour nous, sinon d’être mieux portants qu’à présent, d’échapper plus sûrement aux dangers de la mer et de la guerre, d’avoir toujours des ustensiles, des vêtements, des chaussures, bref toutes nos affaires, et beaucoup d’autres choses encore, artistement fabriquées, parce que nous n’emploierions que de vrais artisans ? Si tu veux même, accordons encore que la divination est la science de l’avenir et que, si la sagesse la guidait, elle écarterait les charlatans et donnerait place aux vrais devins pour annoncer l’avenir. Que, dans ces conditions, le genre humain se conduisît et vécût selon la science, je le conçois ; car la sagesse, toujours en éveil, ne laisserait pas l’ignorance se glisser parmi nous et collaborer à nos travaux. Mais que vivre suivant la science soit vivre bien et être heureux, c’est ce que je ne peux pas encore savoir, mon cher Critias.

XXII. — Cependant, reprit-il, tu auras de la peine à trouver un, autre moyen d’atteindre le bonheur, si tu rejettes la science.

— Encore un mot d’explication, repris-je. Quel est l’objet de cette science ? Est-ce le découpage du cuir ?

— Non, par Zeus.

— Est-ce le travail de l’airain ?

— Pas du tout.

— Est-ce le travail de la laine, du bois ou de quelque autre matière du même genre ?

— Non, certes.

— Alors, nous nous écartons de notre principe qu’être heureux c’est vivre selon la science, puisque tu ne veux pas convenir que ces artisans qui vivent selon la science soient heureux, et que tu ne reconnais pour tel que celui qui vit selon certaines sciences. Peut-être as-tu en vue celui dont je parlais tout à l’heure, celui qui sait tout ce qui doit arriver, le devin. Est-ce de lui ou d’un autre que tu veux parler ?

— De celui-là et d’un autre, dit-il.

— Lequel ? demandai-je. Ne serait-ce pas d’un homme qui, outre l’avenir, connaîtrait tout le passé et le présent et à qui rien n’échapperait ? Supposons qu’un tel homme existe. Je ne crois pas que tu puisses en citer un autre qui vive plus conformément à la science.

— Non, assurément.

— Il y a une chose que je voudrais savoir encore : quelle est, parmi les sciences, celle qui le rend heureux ? ou bien y contribuent-elles toutes également ?

— Non, pas également, dit-il.

— Alors quelle est celle qui y contribue le plus ? et que sait-elle, parmi les choses présentes, passées et futures ? Est-ce la science du trictrac ?

— Que parles-tu de trictrac ?

— Ou le calcul ?

— Pas du tout.

— Ou la science de la santé ?

— Plutôt, dit-il.

— Mais cette science que je cherche, qui contribue le plus au bonheur, quelle est-elle ?

— C’est celle du bien et du mal, répliqua-t-il.

— Malheureux ! m’écriai-je, voilà longtemps que tu me fais tourner dans un cercle, sans vouloir me dire que ce n’est pas de vivre selon la science qui fait qu’on agit bien et qu’on est heureux, ni selon toutes les sciences ensemble, mais selon celle-là seule qui a pour objet le bien et le mal. Et en effet, Critias, si tu veux retirer cette science du nombre des autres, la médecine réussira-t-elle moins à nous donner la santé, l’art du cordonnier, des chaussures, le tissage, des habits, le pilotage, à nous empêcher de mourir en mer et la science du général, de mourir à la guerre ?

— Ces sciences n’y réussiront pas moins bien, dit-il.

— Mais, mon cher Critias, il nous faut renoncer à voir exécuter chacune de ces choses d’une manière convenable et utile, si cette science du bien et du mal nous fait défaut.

— C’est vrai.

— Or cette science-là, qui a pour tâche de nous être utile, n’est pas, ce semble, la sagesse ; car ce n’est pas la science des sciences et de l’ignorance, mais la science du bien et du mal, en sorte que, si c’est cette dernière qui nous est utile, la sagesse est pour nous autre chose.

— Comment ? s’écria-t-il ; la sagesse ne nous serait pas utile ! Si la sagesse est la science des sciences et si elle préside à toutes les autres, il est certain qu’elle commande aussi à la science du bien, et par là, nous est utile.

— Est-ce donc elle, repris-je, qui nous procure la santé, et non pas la médecine ? Est-ce elle qui peut exécuter les travaux des différents arts et ceux-ci n’ont-ils pas tous leur besogne propre ? N’avons-nous pas depuis longtemps attesté qu’elle est simplement la science de la science et de l’ignorance et rien de plus ? N’est-ce pas vrai ?

— Il semble bien.

— Elle ne saurait donc nous procurer la santé ?

— Non, assurément.

— Car la santé relève d’un autre art, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Elle est donc incapable aussi de nous être utile, camarade, puisque c’est à un autre art que nous venons d’attribuer cet office. Est-ce vrai ?

— Sans doute.

— Comment donc la sagesse nous serait-elle utile, si elle ne nous procure aucune utilité ?

— Elle ne saurait l’être, Socrate, à ce qu’il me semble.

XXIII. — Vois-tu maintenant, Critias, combien j’avais raison de craindre depuis un bon moment et combien j’étais fondé à m’accuser moi-même de ne rien tirer de bon de mon enquête sur la sagesse ? Autrement nous n’aurions pas trouvé que la plus belle des choses, de l’aveu de tous, nous est inutile, si j’étais tant soit peu habile à conduire une enquête. A présent, nous voilà battus sur toute la ligne et nous sommes hors d’état de découvrir à quelle réalité le créateur du langage a appliqué ce mot de sagesse. Et cependant nous avons fait plusieurs concessions qui ne devaient pas trouver place dans notre argumentation. Nous avons admis que la sagesse était la science de la science, bien que la raison nous le défendît et en niât la possibilité. Et à cette science nous avons de plus accordé le pouvoir de connaître les opérations des autres sciences, bien que la raison ne le permît pas davantage, afin que notre sage pût connaître qu’il sait ce qu’il sait et qu’il ne sait pas ce qu’il ne sait pas. Cette concession, nous l’avons faite avec une libéralité sans réserve et sans considérer qu’il est impossible d’avoir la moindre connaissance d’une chose qu’on ignore absolument ; car notre concession affirme qu’on sait ce qu’on ne sait pas, ce qui, à mon avis, est la chose la plus absurde du monde. Mais, en dépit de notre complaisance et de notre facilité, l’enquête n’est pas arrivée davantage à trouver la vérité ; au contraire, elle s’est si bien moquée de la vérité que, quoi que nous ayons admis ensemble et imaginé pour définir la sagesse, elle nous en a fait voir l’inutilité avec une ostentation insultante. Pour ce qui est de moi, je n’en suis pas trop dépité ; mais je le suis extrêmement pour toi, Charmide, en voyant qu’avec une telle figure et un esprit si sage, tu ne tireras aucun fruit de cette sagesse et que tu ne gagneras rien dans la vie à la posséder. Mais ce qui me donne encore plus de dépit, c’est l’incantation que j’ai apprise du Thrace, à la pensée que j’ai mis tant d’application à retenir une chose qui n’a aucune valeur. Mais non, je ne puis croire qu’il en soit ainsi ; c’est moi qui suis un piètre chercheur ; car la sagesse est un grand bien, et, si tu la possèdes, tu es un homme heureux. Vois donc si tu la possèdes et si tu n’as aucun besoin de l’incantation. En ce cas, je te conseille plutôt de me considérer comme un radoteur, incapable de rien trouver par le raisonnement, et pour toi, de t’estimer d’autant plus heureux que tu es plus sage. »

XXIV. — Charmide me répondit alors : « Par Zeus, Socrate, je ne sais pas, moi, si je possède la sagesse ou si je ne la possède pas. Car comment le saurais-je, quand vous-mêmes n’êtes pas capables, dis-tu, de découvrir ce qu’elle est. Mais moi, je ne te crois guère et je suis convaincu, Socrate, que j’ai besoin de l’incantation ; aussi ne tiendra-t-il pas à moi que je ne m’y soumette tous les jours, jusqu’à ce que tu dises que c’est assez.

— Bien, s’écria Critias ; fais-le, Charmide. Ce sera pour moi la preuve que tu es sage, si tu te livres aux incantations de Socrate et ne le quittes pas d’un pas.

— Tu’ peux compter que je le suivrai et ne le quitterai pas. Ce serait bien mal à moi de ne pas t’obéir à toi, qui es mon tuteur, et de ne pas faire ce que tu m’ordonnes.

— Oui, certes, dit-il, je te l’ordonne.

— Je le ferai donc, répondit-il, et je commencerai aujourd’hui même.

— Eh ! vous autres, dis-je, que projetez-vous donc ?

— Rien, dit Charmide, c’est tout projeté.

— Veux-tu donc, dis-je, user de contrainte, sans m’accorder le temps de réfléchir ?

— Oui, de contrainte, dit-il, Critias le commande. A toi de voir quel parti tu dois prendre.

— Mais, dis-je, il n’y a plus de place pour la réflexion ; car si tu te mets en tête de faire une chose et d’employer la violence, personne au monde ne sera capable de te résister.

— Alors, dit-il, ne résiste pas, toi non plus.

— Eh bien, dis-je, je ne résisterai pas.