Platon

LE POLITIQUE (ou De la royauté)

Traduction Emile Chambry

PERSONNAGES DU DIALOGUE : SOCRATE, THÉODORE, L’ÉTRANGER,
SOCRATE LE JEUNE

SOCRATE

I. — Quelle reconnaissance je te dois, Théodore, de m’avoir fait faire la connaissance de Théétète, ainsi que celle de l’étranger !

THÉODORE

Tu m’en devras bientôt le triple, Socrate, quand ils t’auront défini le politique et le philosophe.

SOCRATE

J’entends ; mais est-ce bien là, cher Théodore, le mot que nous dirons avoir entendu dans la bouche du grand maître du calcul et de la géométrie ?

THÉODORE

Que veux-tu dire, Socrate ?

SOCRATE

Que tu attribues la même valeur à chacun de ces hommes, alors qu’ils diffèrent en mérite au-delà de toutes les proportions de votre art.

THÉODORE

Par notre dieu Ammon [1] , voilà qui est bien parler, Socrate, et justement, et tu as vraiment de la présence d’esprit de me reprocher cette faute de calcul. Je te revaudrai cela une autre fois. Pour toi, étranger, ne te lasse pas de nous obliger, continue [2] et choisis d’abord entre le politique et le philosophe, et, ton choix fait, développe ton idée.

L’ÉTRANGER

C’est ce qu’il faut faire, Théodore, du moment que nous avons tenté l’entreprise, et il ne faut pas y renoncer que nous ne soyons arrivés au terme de nos recherches. Mais à l’égard de Théétète, que faut-il que je fasse ?

THÉODORE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Le laisserons-nous reposer et mettrons-nous à sa place son compagnon d’exercices, le Socrate que voici ? sinon que conseilles-tu ?

THÉODORE

Prends-le à sa place, comme tu l’as dit ; car ils sont jeunes tous les deux et ils supporteront plus aisément la fatigue jusqu’au bout, si on leur donne du répit.

SOCRATE

Il me semble d’ailleurs, étranger, qu’ils ont tous les deux avec moi une sorte de lien de famille. En tout cas, l’un me ressemble, dites-vous, par les traits du visage ; l’autre est mon homonyme et cette communauté de nom nous donne un air de parenté. Or on doit toujours être jaloux d’apprendre à connaître ses parents en conversant ensemble. Avec Théétète, j’ai moi-même, hier, noué connaissance en m’entretenant avec lui, et je viens de l’entendre te répondre ; mais avec Socrate, je n’ai fait ni l’un ni l’autre. Il faut pourtant l’examiner, lui aussi. Une autre fois, c’est à moi qu’il donnera la réplique ; aujourd’hui c’est à toi.

L’ÉTRANGER

C’est cela. Eh bien, Socrate, entends-tu ce que dit Socrate ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et tu consens à ce qu’il propose ?

SOCRATE LE JEUNE

Très volontiers.

L’ÉTRANGER

De ton côté, pas d’obstacle, à ce que je vois ; il siérait encore moins, je crois, qu’il y en eût du mien. Maintenant il faut, ce me semble, après le sophiste, étudier à nous deux le politique. Or dis-moi : devons-nous le ranger, lui aussi, parmi ceux qui savent, ou que faut-il en penser ?

SOCRATE LE JEUNE

Qu’il est de ceux qui savent.

L’ÉTRANGER

II. — Il faut donc diviser les sciences comme nous avons fait en examinant le sujet précédent.

SOCRATE LE JEUNE

Peut-être bien.

L’ÉTRANGER

Mais ici, Socrate, la division, ce me semble, ne se fera pas de la même manière.

SOCRATE LE JEUNE

Comment donc ?

L’ÉTRANGER

D’une manière différente.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Comment donc trouvera-t-on le sentier de la science politique ? car il faut le découvrir, et, après l’avoir séparé des autres, le marquer d’un caractère unique, puis, appliquant une autre marque unique à tous les sentiers qui s’en écartent, amener notre esprit à se représenter toutes les sciences comme formant deux espèces.

SOCRATE LE JEUNE

A présent, étranger, c’est ton affaire, j’imagine, et non la mienne.

L’ÉTRANGER

Il faut pourtant, Socrate, que ce soit aussi la tienne, quand nous serons parvenus à y voir clair.

SOCRATE LE JEUNE

Tu as raison.

L’ÉTRANGER

Eh bien, l’arithmétique et certains autres arts apparentés avec elle ne sont-ils pas indépendants de l’action et ne se bornent-ils pas à fournir une connaissance ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est exact.

L’ÉTRANGER

Au contraire ceux qui ont trait à l’art de bâtir et à tous les travaux manuels ont leur science liée, pour ainsi dire, à l’action et l’aident à produire des corps qui n’existaient pas auparavant.

SOCRATE LE JEUNE

C’est indéniable.

L’ÉTRANGER

Pars donc de là pour diviser l’ensemble des sciences, et donne à une partie le nom de science pratique, à l’autre celui de science purement théorique.

SOCRATE LE JEUNE

Soit : distinguons dans l’unité de la science en général deux espèces.

L’ÉTRANGER

Maintenant admettrons-nous que le politique est en même temps roi, maître et administrateur de ses biens et grouperons-nous tout cela sous un seul titre, ou dirons-nous qu’il y a là autant d’arts que nous avons cité de noms ? Mais suis-moi plutôt par ici.

SOCRATE LE JEUNE

Par où ?

L’ÉTRANGER

Voici. Supposons qu’un homme soit capable de donner des conseils à un médecin public [3] , quoiqu’il ne soit lui-même qu’un simple particulier, ne devra-t-on pas lui donner le même nom professionnel qu’à celui qu’il conseille ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

De même, si quelqu’un a le talent de conseiller le roi d’un pays, quoiqu’il ne soit lui-même qu’un simple particulier, ne dirons-nous pas qu’il possède la science que le souverain lui-même devrait posséder ?

SOCRATE LE JEUNE

Nous le dirons.

L’ÉTRANGER

Mais la science d’un véritable roi, c’est la science royale ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et celui qui la possède, qu’il soit chef ou simple particulier, n’aura-t-il pas, quel que soit son cas, droit au titre royal du fait même de son art ?

SOCRATE LE JEUNE

Il y aura droit certainement.

L’ÉTRANGER

Et il en sera de même de l’administrateur et du maître de maison ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Mais dis-moi : entre l’état d’une grande maison et le volume d’une petite cité, y a-t-il quelque différence au regard du gouvernement ?

SOCRATE LE JEUNE

Aucune.

L’ÉTRANGER

Par conséquent, pour en revenir à la question que nous nous posions tout à l’heure, il est clair qu’il n’y a pour tout cela qu’une seule science ; maintenant, qu’on l’appelle royale, politique, économique, nous ne disputerons pas sur le mot.

SOCRATE LE JEUNE

A quoi bon, en effet ?

L’ÉTRANGER

III. — Mais il est clair aussi qu’un roi fait peu de choses avec ses mains et le reste de son corps pour maintenir son pouvoir, en comparaison de ce qu’il fait par l’intelligence et la force de son âme.

SOCRATE LE JEUNE

C’est clair.

L’ÉTRANGER

Dès lors, veux-tu que nous disions que le roi a plus d’affinité avec la science théorique qu’avec les arts manuels et avec les arts pratiques en général ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans difficulté.

L’ÉTRANGER

Donc la science politique et le politique, la science royale et l’homme royal, tout cela, nous le réunirons ensemble, comme une seule et même chose ?

SOCRATE LE JEUNE

Evidemment.

L’ÉTRANGER

Maintenant ne procéderions-nous pas avec ordre, si après cela, nous divisions la science théorique ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement si.

L’ÉTRANGER

Applique-toi donc pour voir si nous n’y découvrirons pas une division naturelle.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle division ? Explique-toi.

L’ÉTRANGER

Celle-ci. Nous avons dit qu’il y a un art du calcul.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Il rentre absolument, je crois, dans les arts théoriques.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

L’ÉTRANGER

Le calcul connaît la différence des nombres. Lui attribuerons-nous encore une autre fonction que de juger ce qu’il connaît ?

SOCRATE LE JEUNE

Quelle autre pourrions-nous lui attribuer ?

L’ÉTRANGER

De même aucun architecte n’est lui-même ouvrier, il commande seulement les ouvriers.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Il ne fournit, j’imagine, que son savoir, mais pas de travail manuel.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Il serait donc juste de dire qu’il participe à la science théorique.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Cependant il ne doit pas, je pense, une fois qu’il a porté son jugement, s’en tenir là et se retirer, comme faisait le calculateur, mais bien commander à chacun de ses ouvriers ce qu’il a à faire, jusqu’à ce qu’ils aient achevé ce qu’on leur a commandé.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Ainsi toutes les sciences de cette sorte et toutes celles qui se rattachent au calcul sont des sciences théoriques, mais il n’y en a pas moins là deux espèces qui diffèrent en ce que les unes jugent et les autres commandent. Est-ce vrai ?

SOCRATE LE JEUNE

Il semble.

L’ÉTRANGER

Si donc nous divisions la totalité de la science théorique en deux parties et que nous appelions l’une science du commandement, et l’autre science du jugement, nous pourrions dire que notre division serait juste.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, selon moi.

L’ÉTRANGER

Mais lorsqu’on fait quelque chose en commun, on doit se trouver heureux d’être d’accord ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Donc, aussi longtemps que nous resterons d’accord, ne nous préoccupons pas des opinions des autres.

SOCRATE LE JEUNE

A quoi bon, en effet ?

L’ÉTRANGER

IV. — Voyons maintenant : dans lequel de ces deux arts devons-nous placer l’homme royal ? Le placerons-nous dans l’art de juger, comme une sorte de spectateur ? Ne tiendrons-nous pas plutôt qu’il appartient à l’art du commandement, puisque c’est un maître ?

SOCRATE LE JEUNE

Plutôt, certainement.

L’ÉTRANGER

Revenons à l’art du commandement et voyons s’il comporte quelque division. Il me semble qu’on peut le diviser ainsi : comme nous avons distingué l’art des détaillants de l’art des marchands fabricants, ainsi le genre royal se distingue, semble-t-il, du genre des hérauts.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Les détaillants achètent d’abord les produits des autres et, quand ils les ont reçus, ils les revendent.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

De même la tribu des hérauts reçoit les pensées d’autrui sous forme d’ordres et les retransmet à son tour à d’autres.

SOCRATE LE JEUNE

C’est très vrai.

L’ÉTRANGER

Eh bien, confondrons-nous la science du roi avec celle de l’interprète, du chef des rameurs, du devin, du héraut et de beaucoup d’autres arts de la même famille qui sont tous en possession du commandement ? Ou bien veux-tu que, poursuivant notre comparaison de tout à l’heure, nous forgions aussi un nom par comparaison, puisque le genre de ceux qui commandent de leur propre autorité est à peu près sans nom, et que nous fassions notre division en mettant le genre royal dans la classe des autocrates et que nous laissions de côté tout le reste et passions à d’autres le soin de lui donner un nom ? car c’est le chef qui est l’objet de notre recherche, et non pas son contraire.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

V. — Maintenant que nous avons bien séparé ce dernier genre des autres, en distinguant le pouvoir personnel du pouvoir emprunté, ne faut-il pas le diviser lui-même à son tour, si nous trouvons encore en lui quelque sectionnement qui s’y prête ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Et il paraît bien que nous le tenons. Mais suis-moi bien et divise avec moi.

SOCRATE LE JEUNE

Par où ?

L’ÉTRANGER

Imaginons tous les chefs qu’il nous plaira dans l’exercice du commandement : ne trouverons-nous pas que leurs ordres ont en vue quelque production ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Or il n’est pas du tout difficile de partager en deux l’ensemble des productions.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Dans cet ensemble, les unes, j’imagine, sont inanimées, les autres animées.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

C’est d’après cela même que nous partagerons, si nous voulons la partager, la partie de la science théorique qui a trait au commandement.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

En préposant une de ses parties à la production des êtres inanimés, et l’autre à celle des êtres animés, et ainsi le tout se trouvera dès lors partagé en deux.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

Maintenant, de ces parties, laissons l’une de côté et reprenons l’autre, puis partageons en deux ce nouveau tout.

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle des deux dis-tu qu’il faut reprendre ?

L’ÉTRANGER

Il n’y a pas de doute, je pense : c’est celle qui commande aux êtres vivants ; car la science royale ne préside pas, comme l’architecture, aux choses sans vie ; elle est plus relevée ; c’est parmi les êtres vivants et relativement à eux seuls qu’elle exerce toujours son autorité.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Quant à la production et à l’élevage des êtres vivants, on peut y distinguer, d’une part, l’élevage individuel, et, de l’autre, les soins donnés en commun aux nourrissons dans les troupeaux.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Mais nous ne trouverons pas le politique occupé à l’élevage d’un seul individu, comme celui qui n’a qu’un boeuf ou un cheval à soigner ; il a plus de ressemblance avec celui qui fait paître des troupeaux de chevaux ou de boeufs.

SOCRATE LE JEUNE

Je le vois, à présent que tu viens de le dire.

L’ÉTRANGER

Maintenant cette partie de l’élevage des êtres vivants qui en nourrit en commun des groupes nombreux, l’appellerons-nous élevage de troupeaux ou élevage collectif ?

SOCRATE LE JEUNE

L’un ou l’autre, au hasard du discours.

L’ÉTRANGER

VI. — Bravo, Socrate ! Si tu te gardes toujours d’attacher de l’importance aux mots, tu deviendras plus riche en sagesse sur tes vieux jours. Pour le moment, nous n’avons qu’à suivre ton conseil. Revenons à l’élevage en troupeaux : conçois-tu comment, après avoir montré qu’il comprend deux parties, on peut faire en sorte que ce qu’on cherchait tout à l’heure dans les deux moitiés confondues on ne le cherche désormais que dans une ?

SOCRATE LE JEUNE

Je m’y applique. Il me semble à moi qu’il y a d’un côté l’élevage des hommes et de l’autre celui des bêtes.

L’ÉTRANGER

Voilà qui est promptement et hardiment divisé ; mais tâchons, autant que possible, de ne plus recommencer.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Ne détachons pas une petite partie pour l’opposer à beaucoup d’autres grandes, sans tenir compte de l’espèce ; que chaque partie contienne en même temps une espèce. C’est en effet très bien de séparer sur-le-champ de tout le reste ce que l’on cherche, à condition de tomber juste. Ainsi toi, tout à l’heure, tu as cru tenir ta division, tu as anticipé le raisonnement, en voyant qu’il allait vers les hommes. Mais, en réalité, mon ami, il n’est pas sûr de faire de petites coupures ; il l’est davantage de procéder en divisant par moitiés ; on trouve mieux ainsi les espèces. Or c’est là ce qui importe par-dessus tout pour nos recherches.

SOCRATE LE JEUNE

Comment dis-tu cela, étranger ?

L’ÉTRANGER

Il faut essayer de parler encore plus clairement par égard pour une nature comme la tienne. Pour le moment, il est sans doute impossible d’exposer la question sans rien omettre ; mais il faut essayer de pousser encore un peu plus avant pour l’éclaircir.

SOCRATE LE JEUNE

Qu’y a-t-il donc d’inexact, selon toi, dans la division que nous venons de faire ?

L’ÉTRANGER

Voici. Nous avons fait comme si, voulant diviser en deux le genre humain, on en faisait le partage à la manière de la plupart des gens d’ici, qui séparent la race hellénique de tout le reste, comme formant une unité distincte, et, réunissant toutes les autres sous la dénomination unique de barbares, bien qu’elles soient innombrables, qu’elles ne se mêlent pas entre elles et ne parlent pas la même langue, se fondent sur cette appellation unique pour les regarder comme une seule espèce. C’est encore comme si l’on croyait diviser les nombres en deux espèces en coupant une myriade sur le tout, dans l’idée qu’on en fait une espèce à part, et qu’on prétendît, en donnant à tout le reste un nom unique, que cette appellation suffit pour en faire aussi un genre unique, différent du premier. Mais on ferait plus sagement et on diviserait mieux par espèces et par moitiés, si l’on partageait les nombres en pairs et impairs et le genre humain en mâles et femelles, et si l’on n’en venait à séparer et opposer les Lydiens, ou les Phrygiens, ou quelque autre peuple à tous les autres que lorsqu’il n’y aurait plus moyen de trouver une division dont chaque terme fût à la fois espèce et partie.

SOCRATE LE JEUNE

VII. — Ce que tu dis est très juste. Mais cette espèce même et cette partie, étranger, comment peut-on reconnaître qu’elles ne sont pas une même chose, mais qu’elles diffèrent l’une de l’autre ?

L’ÉTRANGER

O le meilleur des hommes, ce n’est pas une mince tâche que tu m’imposes là, Socrate. Nous ne nous sommes déjà que trop écartés de notre sujet, et toi, tu demandes que nous nous en éloignions encore davantage. Pour le moment, revenons sur nos pas, comme il convient ; quant à la piste que tu voudrais suivre, nous la reprendrons plus tard, quand nous aurons le temps. En attendant, garde-toi bien d’aller jamais t’imaginer que tu m’as entendu expliquer ceci clairement.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Que l’espèce et la partie sont différentes l’une de l’autre.

SOCRATE LE JEUNE

En quoi ?

L’ÉTRANGER

C’est que, là où il y a espèce, elle est forcément partie de la chose dont elle est dite être une espèce ; mais il n’est pas du tout forcé que la partie soit espèce. C’est cette explication plutôt que l’autre, Socrate, que tu devras toujours donner comme mienne.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce que je ferai.

L’ÉTRANGER

Dis-moi maintenant.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

De quel point notre digression nous a entraînés jusqu’ici. Je pense que c’est précisément de l’endroit où, t’ayant demandé comment il fallait diviser l’art d’élever les troupeaux, tu m’as répondu avec tant d’empressement qu’il y a deux genres d’êtres animés, d’un côté, le genre humain, et de l’autre, l’ensemble des bêtes formant un genre unique.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Il m’a paru alors que, détachant une partie, tu t’imaginais que toutes celles que tu laissais ne formaient qu’un seul genre, parce que tu pouvais leur donner à toutes le même nom, celui de bêtes.

SOCRATE LE JEUNE

C’est encore vrai.

L’ÉTRANGER

Mais, ô le plus intrépide des hommes, si, parmi les autres animaux, il en est un qui soit doué d’intelligence, comme paraît être la grue ou quelque bête du même genre, et que la grue par exemple distribue les noms comme tu viens de le faire, elle opposerait sans doute les grues comme une espèce à part aux autres animaux, se faisant ainsi honneur à elle-même, et, groupant tout le reste, y compris les hommes, en une même classe, elle ne leur donnerait sans doute pas d’autre nom que celui de bêtes. Tâchons donc, nous, de nous tenir en garde contre toutes les fautes de ce genre.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

En ne divisant pas le genre animal tout entier, afin d’être moins exposés à ces erreurs.

SOCRATE LE JEUNE

Il ne faut pas, en effet, le diviser tout entier.

L’ÉTRANGER

Car c’est cela qui nous a fait tomber dans l’erreur.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER

Toute la partie de la science théorique qui a trait au commandement, nous l’avons rangée dans le genre élevage des animaux, des animaux qui vivent en troupeaux, n’est-ce pas ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Dès ce moment-là tout le genre animal se divisait en animaux apprivoisés et en sauvages ; car si leur nature admet la domestication, on les appelle paisibles, et si elle ne l’admet pas, sauvages.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

Or la science que nous poursuivons s’est toujours rapportée et se rapporte encore aux animaux paisibles, et c’est du côté de ceux qui vivent en troupeaux qu’il faut la chercher.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Ne divisons donc pas, comme nous l’avons fait alors, en envisageant le tout et en nous pressant pour arriver vite à la politique ; car c’est pour cela que nous avons éprouvé tout à l’heure la déception dont parle le proverbe.

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle ?

L’ÉTRANGER

Celle d’avoir avancé plus lentement, pour n’avoir pas pris tranquillement le temps de bien diviser.

SOCRATE LE JEUNE

Cela a été une bonne leçon pour nous, étranger.

L’ÉTRANGER

VIII. — Je ne le nie pas ; mais reprenons au commencement et essayons de nouveau de diviser l’élevage en commun. Peut-être le cours même de l’entretien t’apportera-t-il plus de lumière sur la recherche qui te tient à coeur. Dis-moi donc.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Ceci, dont tu as dû entendre parler souvent ; car je ne sache pas que tu aies assisté toi-même à l’élevage des poissons dans le Nil [4] ou dans les étangs royaux ; mais peut-être l’as-tu vu pratiquer dans les fontaines.

SOCRATE LE JEUNE

Dans les fontaines, oui, je l’ai vu ; pour les autres, j’en ai entendu parler plus d’une fois.

L’ÉTRANGER

De même, pour les troupeaux d’oies et de grues, sans avoir parcouru les plaines de Thessalie, tu sais certainement et tu crois qu’on en élève.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

L’ÉTRANGER

Si je t’ai posé toutes ces questions, c’est que, parmi les animaux qu’on élève en troupeaux, il y a, d’un côté, ceux qui vivent dans l’eau, et, de l’autre, ceux qui marchent sur la terre ferme.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, en effet.

L’ÉTRANGER

Alors n’es-tu pas d’avis avec moi qu’il faut diviser la science de l’élevage en commun de cette manière : appliquer à chacune de ces deux classes la partie de cette science qui la concerne et nommer l’une élevage aquatique, et l’autre élevage en terre ferme ?

SOCRATE LE JEUNE

J’en suis d’avis.

L’ÉTRANGER

Alors nous ne chercherons pas auquel de ces deux arts appartient le métier de roi ; c’est évident pour tout le monde.

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Tout le monde aussi est à même de diviser la tribu terrestre des animaux qu’on élève en troupes.

SOCRATE LE JEUNE

De quelle façon ?

L’ÉTRANGER

En distinguant ceux qui volent et ceux qui marchent.

SOCRATE LE JEUNE

C’est très vrai.

L’ÉTRANGER

Mais quoi ? est-il besoin de se demander si la science politique a pour objet les animaux qui marchent ? Ne crois-tu pas que l’homme le plus borné, si je puis dire, en jugerait ainsi ?

SOCRATE LE JEUNE

Je le crois.

L’ÉTRANGER

Mais l’élevage des animaux qui marchent, il faut montrer que, comme le nombre tout à l’heure, il se divise aussi en deux parties.

SOCRATE LE JEUNE

Evidemment.

L’ÉTRANGER

Or, pour la partie vers laquelle se dirige notre recherche, je crois apercevoir deux routes qui y mènent, l’une, plus rapide, qui sépare une petite partie qu’elle oppose à une plus grande, et l’autre, plus en accord avec la règle que nous avons énoncée précédemment, de couper, autant que possible, par moitiés, mais en revanche plus longue. Nous sommes libres de prendre celle des deux que nous voudrons.

SOCRATE LE JEUNE

Et les deux, est-ce donc impossible ?

L’ÉTRANGER

A la fois, oui, étonnant jeune homme ; mais l’une après l’autre, évidemment, c’est possible.

SOCRATE LE JEUNE

Alors, moi, je choisis les deux, l’une après l’autre.

L’ÉTRANGER

C’est facile, vu que ce qui reste est court. Au commencement et au milieu du parcours, il eût été difficile de satisfaire à ta demande ; mais à présent, puisque tu le juges bon, prenons d’abord la route la plus longue : frais comme nous sommes, nous la parcourrons plus aisément. Maintenant vois comme je divise.

SOCRATE LE JEUNE

Parle.

L’ÉTRANGER

IX. — Ceux des marcheurs apprivoisés qui vivent en troupeaux se divisent naturellement en deux espèces.

SOCRATE LE JEUNE

Sur quoi fondes-tu ta division ?

L’ÉTRANGER

Sur ce fait que les uns naissent sans cornes et les autres avec des cornes.

SOCRATE LE JEUNE

Cela est clair.

L’ÉTRANGER

Maintenant, en divisant l’élevage des marcheurs, désigne chaque partie en la définissant. Car, si tu veux leur donner un nom, ce sera compliquer ta tâche plus qu’il n’est nécessaire.

SOCRATE LE JEUNE

Comment faut-il donc dire ?

L’ÉTRANGER

Comme ceci : l’art de paître les marcheurs étant partagé en deux parties, il faut appliquer l’une à la partie cornue du troupeau et l’autre à la partie dépourvue de cornes.

SOCRATE LE JEUNE

Va pour cette façon de dire ; elle désigne au moins les choses assez clairement.

L’ÉTRANGER

Nous voyons aussi clairement que le roi paît un troupeau dépourvu de cornes.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ne pas le voir ?

L’ÉTRANGER

Maintenant morcelons ce troupeau et tâchons d’assigner au roi la portion qui lui appartient.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, tâchons-y.

L’ÉTRANGER

Alors, veux-tu que nous le divisions selon que le pied est fendu, ou, comme on dit, d’une seule pièce, ou selon qu’il y a croisement de races ou race pure ? Tu comprends, je pense ?

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Que les chevaux et les ânes engendrent naturellement entre eux.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Au lieu que le reste de ce doux troupeau des apprivoisés est incapable de ce croisement de races.

SOCRATE LE JEUNE

Cela est vrai.

L’ÉTRANGER

Eh bien, l’espèce dont le politique s’occupe te paraît-elle être celle dont la nature admet le croisement ou celle qui n’engendre que chez elle ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est évidemment celle qui se refuse au croisement.

L’ÉTRANGER

Or cette espèce, il faut, ce semble, la partager en deux, comme les précédentes.

SOCRATE LE JEUNE

Il le faut effectivement.

L’ÉTRANGER

Voilà donc maintenant tous les animaux apprivoisés qui vivent en troupes à peu près entièrement divisés, hormis deux genres ; car, pour le genre chien, il ne vaut pas la peine qu’on le compte parmi les bêtes qu’on élève en troupeaux.

SOCRATE LE JEUNE

Non, assurément. Mais comment diviser ces deux espèces ?

L’ÉTRANGER

Comme il est juste que vous les divisiez, Théétète et toi, puisque vous vous occupez de géométrie.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Naturellement par la diagonale et puis par la diagonale de la diagonale.

SOCRATE LE JEUNE

Comment l’entends-tu ?

L’ÉTRANGER

Est-ce que la nature de notre race à nous autres hommes n’est pas, en ce qui concerne la marche, entièrement assimilable à la diagonale sur laquelle peut se construire un carré de deux pieds [5] .

SOCRATE LE JEUNE

Elle l’est.

L’ÉTRANGER

Et la nature de l’autre espèce n’est-elle pas, à son tour, considérée, du point de vue de la racine carrée, comme la diagonale du carré de notre racine, puisqu’elle est naturellement de deux fois deux pieds ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment en serait-il autrement ? Je comprends à peu près ce que tu veux démontrer.

L’ÉTRANGER

Ne voyons-nous pas d’ailleurs, Socrate, qu’il nous est arrivé dans notre division quelque chose de bien propre à exciter le rire ?

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Voilà notre race humaine qui va de compagnie et lutte de vitesse avec ce genre d’être le plus noble [6] et aussi le plus indolent.

SOCRATE LE JEUNE

Je le vois : c’est un résultat bien bizarre.

L’ÉTRANGER

Mais quoi ! n’est-il pas naturel que les plus lents arrivent les derniers ?

SOCRATE LE JEUNE

Cela, oui.

L’ÉTRANGER

Ne remarquons-nous pas aussi que le roi apparaît sous un jour plus ridicule encore, lorsqu’il lutte à la course avec son troupeau et fournit la carrière à côté de l’homme le mieux entraîné à cette vie indolente ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est tout à fait vrai.

L’ÉTRANGER

C’est maintenant, en effet, Socrate, que s’éclaire la réflexion que nous avons faite lors de notre enquête sur le sophiste [7] .

SOCRATE LE JEUNE

Quelle réflexion ?

L’ÉTRANGER

Que notre méthode d’argumentation ne s’inquiète pas plus de ce qui est noble que de ce qui ne l’est pas, qu’elle estime autant le plus petit que le plus grand, et qu’elle poursuit toujours son propre chemin vers la vérité la plus parfaite.

SOCRATE LE JEUNE

Il semble bien.

L’ÉTRANGER

Maintenant, sans attendre que tu me demandes quelle était cette route plus courte dont je parlais tout à l’heure pour arriver à la définition du roi, veux-tu que je t’y guide moi-même le premier ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Eh bien, je dis que nous aurions dû diviser tout de suite les animaux marcheurs en opposant les bipèdes aux quadrupèdes, puis voyant l’homme rangé encore dans la même classe que les volatiles seuls, partager le troupeau bipède à son tour en bipèdes nus et en bipèdes emplumés [8] , qu’enfin cette division faite et l’art de paître les humains mis dès lors en pleine lumière, placer à sa tête l’homme politique et royal, l’y installer comme cocher et lui remettre les rênes de l’Etat, comme lui appartenant de droit, en tant que possesseur de cette science.

SOCRATE LE JEUNE

Voilà qui est parfait : tu m’as rendu raison, comme si tu me payais une dette, en ajoutant la digression en guise d’intérêts et pour faire bonne mesure.

L’ÉTRANGER

X. — Allons maintenant, revenons en arrière et enchaînons du commencement à la fin les anneaux de la définition que nous avons donnée de l’art politique.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, faisons-le.

L’ÉTRANGER

Dans la science théorique, nous avons en commençant distingué une partie, celle du commandement, puis dans celle-ci une portion que nous avons appelée par analogie commandement direct. Du commandement direct nous avons détaché à son tour l’art d’élever les êtres animés, qui n’en est pas le genre le moins important ; de l’art d’élever les êtres vivants, l’espèce qui consiste dans l’élevage en troupeaux, et de l’élevage en troupeaux, l’art de paître les animaux qui marchent, dont la section principale a été l’art de nourrir la race dépourvue de cornes. La partie à détacher de cet art n’exige pas moins qu’un triple entrelacement, si on veut la ramener dans un terme unique, en l’appelant l’art de paître des races qui ne se croisent pas. Le segment qui s’en sépare, seule partie qui reste encore après celle des troupeaux bipèdes, est l’art de paître les hommes, et c’est précisément ce que nous cherchions, l’art qui s’appelle à la fois royal et politique [9] .

SOCRATE LE JEUNE

C’est bien cela.

L’ÉTRANGER

Mais est-il bien sûr, Socrate, que ce que tu viens de dire, nous l’ayons réellement fait ?

SOCRATE LE JEUNE

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER

Que nous ayons traité notre sujet d’une manière absolument satisfaisante ? ou n’est-ce pas justement le défaut de notre enquête, qu’elle a bien abouti à une sorte de définition, mais non à une définition complète et définitive ?

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Je vais tâcher, pour moi comme pour toi, d’expliquer encore plus clairement ma pensée.

SOCRATE LE JEUNE

Parle.

L’ÉTRANGER

Nous avons vu tout à l’heure, n’est-ce pas, qu’il y avait plusieurs arts de paître les troupeaux et que l’un d’eux était la politique et le soin d’une sorte particulière de troupeau ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et cet art, notre argumentation l’a distingué de l’élevage des chevaux et d’autres bêtes et nous l’avons défini l’art d’élever en commun des hommes.

SOCRATE LE JEUNE

C’est cela même.

L’ÉTRANGER

XI. — Considérons maintenant la différence qu’il y a entre tous les autres pasteurs et les rois.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle est-elle ?

L’ÉTRANGER

Voyons s’il n’y aurait pas quelqu’un qui, empruntant son nom d’un autre art, affirme et prétende qu’il concourt à nourrir le troupeau en commun avec un des autres pasteurs.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Sais-tu bien, par exemple, que tous les commerçants, laboureurs, boulangers et aussi les maîtres de gymnase et la tribu des médecins, tous ces gens-là pourraient fort bien soutenir, avec force raisons, contre ces pasteurs d’hommes que nous avons appelés des politiques, que ce sont eux qui s’occupent de nourrir les hommes, et non seulement ceux du troupeau, mais aussi leurs chefs ?

SOCRATE LE JEUNE

N’auraient-ils pas raison de le soutenir ?

L’ÉTRANGER

Peut-être : c’est une autre question à examiner. Ce que nous savons, c’est que personne ne contestera au bouvier aucun de ces titres. C’est bien le bouvier, lui seul, qui nourrit le troupeau, lui qui en est le médecin, lui qui en est, si je puis dire, le marieur, lui qui, expert en accouchement, aide à la naissance des petits et à la délivrance des mères. Ajoute que, pour les jeux et la musique, dans la mesure où la nature permet à ses nourrissons d’y prendre part, nul autre ne s’entend mieux à les égayer et à les apprivoiser en les charmant, et, qu’il se serve d’instruments ou seulement de sa bouche, il exécute à merveille les airs qui conviennent à son troupeau. Et il en est de même des autres pasteurs, n’est-il pas vrai ?

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement vrai.

L’ÉTRANGER

Comment donc admettre que nous avons défini le roi d’une manière juste et distincte, quand nous l’avons proclamé seul pasteur et nourricier du troupeau humain et séparé de mille autres qui lui disputent ce titre ?

SOCRATE LE JEUNE

On ne peut l’admettre en aucune façon.

L’ÉTRANGER

Est-ce que nos appréhensions n’étaient pas fondées, quand tout à l’heure le soupçon nous est venu que, si nous pouvions avoir rencontré en discutant quelques traits du caractère royal, nous n’avions pas encore pour cela achevé exactement le portrait de l’homme d’Etat, tant que nous n’aurions pas écarté ceux qui se pressent autour de lui et se prétendent pasteurs comme lui et que nous ne l’aurions pas séparé d’eux, pour le montrer, lui seul, dans toute sa pureté ?

SOCRATE LE JEUNE

Elles étaient très justes.

L’ÉTRANGER

C’est donc là, Socrate, ce que nous avons à faire, si, à la fin de notre discussion, nous ne voulons pas avoir à en rougir.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce qu’il faut éviter à tout prix.

L’ÉTRANGER

XII. — Il faut donc partir d’un autre point de vue et suivre une route différente.

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle ?

L’ÉTRANGER

Mêlons à ce débat une sorte d’amusement. Il nous faut en effet faire usage d’une bonne partie d’une vaste légende, après quoi, séparant toujours, comme nous l’avons fait précédemment, une partie d’une partie précédente, nous arriverons au terme de notre recherche. N’est-ce pas ainsi qu’il faut procéder ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement si.

L’ÉTRANGER

Prête donc à ma fable toute ton attention, comme les enfants. Aussi bien il n’y a pas beaucoup d’années que tu as quitté les jeux de l’enfance.

SOCRATE LE JEUNE

Parle, je te prie.

L’ÉTRANGER

Parmi tant d’autres traditions antiques qui ont eu et qui auront cours encore, je relève le prodige qui marqua la fameuse querelle d’Atrée et de Thyeste. Tu as, je pense, entendu raconter et tu te rappelles ce qu’on dit qui arriva alors ?

SOCRATE LE JEUNE

Tu veux sans doute parler du prodige de la brebis d’or [10] .

L’ÉTRANGER

Non pas, mais du changement du coucher et du lever du soleil et des autres astres, qui se couchaient alors à l’endroit où ils se lèvent aujourd’hui et se levaient du côté opposé. C’est précisément à cette occasion que le dieu, pour témoigner en faveur d’Atrée, changea cet ordre en celui qui existe aujourd’hui.

SOCRATE LE JEUNE

Effectivement, on raconte aussi cela.

L’ÉTRANGER

Il y a aussi le règne de Cronos que nous avons souvent entendu répéter.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, très souvent.

L’ÉTRANGER

Et aussi cette tradition que les hommes d’avant nous naissaient de la terre au lieu de s’engendrer les uns les autres [11] .

SOCRATE LE JEUNE

Oui, c’est aussi là un de nos vieux récits.

L’ÉTRANGER

Eh bien, tous ces prodiges et mille autres encore plus merveilleux ont leur source dans le même événement ; mais la longueur du temps qui s’est écoulé a fait oublier les uns, tandis que les autres se sont fragmentés et ont donné lieu à des récits séparés. Quant à l’événement qui a été cause de tous ces prodiges, personne n’en a parlé, mais c’est le moment de le raconter ; car le récit en servira à définir le roi.

SOCRATE LE JEUNE

XIII. — Voilà qui est fort bien dit. Maintenant parle sans rien omettre.

L’ÉTRANGER

Ecoute. Cet univers où nous sommes, tantôt le dieu lui-même dirige sa marche et le fait tourner, tantôt il le laisse aller, quand ses révolutions ont rempli la mesure du temps qui lui est assigné ; alors il tourne de lui-même en sens inverse, parce qu’il est un être animé et qu’il a été doué d’intelligence par celui qui l’a organisé au début. Quant à cette disposition à la marche rétrograde, elle est nécessairement innée en lui, pour la raison que voici.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle raison ?

L’ÉTRANGER

Etre toujours dans le même état et de la même manière et rester identique n’appartient qu’aux êtres les plus divins de tous ; mais la nature du corps n’est pas de cet ordre. Or cet être que nous avons nommé ciel et monde, bien qu’il ait reçu de son créateur une foule de dons bienheureux, ne laisse pas de participer du corps. Par suite, il lui est impossible d’être entièrement exempt de changement, mais il se meut, autant qu’il en est capable, à la même place, de la même manière et d’un même mouvement. Aussi a-t-il reçu le mouvement circulaire inverse, qui est celui qui l’écarte le moins de son mouvement original.

Mais quant à se faire tourner soi-même éternellement, cela n’est guère possible qu’à celui qui dirige tout ce qui se meut, et à celui-là la loi divine interdit de mouvoir tantôt dans tel sens, tantôt dans un sens opposé. Il résulte de tout cela qu’il ne faut dire ni que le monde se meut lui-même éternellement, ni qu’il reçoit tout entier et toujours de la divinité ces deux rotations contraires, ni enfin qu’il est mû par deux divinités de volontés opposées. Mais, comme je l’ai dit tout à l’heure, et c’est la seule solution qui reste, tantôt il est dirigé par une cause divine étrangère à lui, recouvre une vie nouvelle et reçoit du démiurge une immortalité nouvelle, et tantôt, laissé à lui-même, il se meut de son propre mouvement et il est ainsi abandonné assez longtemps pour marcher à rebours pendant plusieurs myriades de révolutions, parce que sa masse immense et parfaitement équilibrée tourne sur un pivot extrêmement petit [12] .

SOCRATE LE JEUNE

En tout cas, tout ce que tu viens d’exposer paraît fort vraisemblable.

L’ÉTRANGER

XIV. — En nous fondant sur ce qui vient d’être dit, essayons de nous rendre compte de l’événement que nous avons dit être la cause de tous ces prodiges. Or c’est exactement ceci.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Le mouvement de l’univers, qui tantôt le porte dans le sens où il tourne à présent, et tantôt dans le sens contraire.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

On doit croire que ce changement est de toutes les révolutions célestes [13] la plus grande et la plus complète.

SOCRATE LE JEUNE

C’est en tout cas vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Il faut donc penser que c’est alors aussi que se produisent les changements les plus considérables pour nous qui habitons au sein de ce monde.

SOCRATE LE JEUNE

Cela aussi est vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Mais ne savons-nous pas que la nature des animaux supporte difficilement le concours de changements considérables, nombreux et divers ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment ne le saurions-nous pas ?

L’ÉTRANGER

Alors il s’ensuit forcément une grande mortalité parmi les animaux et, dans la race humaine elle-même, il ne reste qu’un petit nombre de vivants, et ceux-ci éprouvent un grand nombre d’accidents étranges et nouveaux, dont le plus grave est celui-ci, qui résulte du mouvement rétrograde de l’univers, lorsqu’il vient à tourner dans une direction contraire à la direction actuelle.

SOCRATE LE JEUNE

Quel est cet accident ?

L’ÉTRANGER

Tout d’abord l’âge de tous les animaux, quel qu’il fût alors, s’arrêta court, et tout ce qui était mortel cessa de s’acheminer vers la vieillesse et d’en avoir l’aspect et, changeant en sens contraire, devint pour ainsi dire plus jeune et plus délicat. Aux vieillards, les cheveux blancs noircissaient ; les joues de ceux qui avaient de la barbe, redevenues lisses, les ramenaient à leur jeunesse passée, et les corps des jeunes gens, devenant de jour en jour et de nuit en nuit plus lisses et plus menus, revenaient à l’état de l’enfant nouveau-né, et leur âme aussi bien que leur corps s’y conformait ; puis, se flétrissant de plus en plus, ils finissaient par disparaître complètement. Quant à ceux qui en ces temps-là périssaient de mort violente, leur cadavre passait par les mêmes transformations avec une telle rapidité qu’en peu de jours il se consumait sans laisser de traces.

SOCRATE LE JEUNE

XV. — Et la génération, étranger, comment se faisait-elle en ce temps-là chez les animaux, et de quelle manière se reproduisaient-ils les uns les autres ?

L’ÉTRANGER

Il est évident, Socrate, que la reproduction des uns par les autres n’était pas dans la nature d’alors. Mais la race née de la terre qui, suivant la tradition, a existé jadis, c’est celle qui ressortit en ce temps-là du sein de la terre et dont le souvenir nous a été transmis par nos premiers ancêtres, qui, nés au commencement de notre cycle, touchaient immédiatement au temps où finit le cycle précédent. Ce sont eux qui furent pour nous les hérauts de ces traditions que beaucoup de gens ont aujourd’hui le tort de révoquer en doute. Il faut, en effet, considérer ce qui devait s’ensuivre. Une conséquence naturelle du retour des vieillards à l’état d’enfants, c’est que les morts, enfouis dans la terre, devaient s’y reconstituer et remonter à la vie, suivant l’inversion de mouvement qui ramenait la génération en sens contraire. C’est ainsi qu’ils naissaient forcément de la terre, et c’est de là que viennent leur nom et la tradition qui les concerne, tous ceux du moins qui ne furent pas emportés par un dieu vers une autre destinée.

SOCRATE LE JEUNE

C’est en effet une conséquence toute naturelle de ce qui s’était produit avant. Mais le genre de vie que tu rapportes au règne de Cronos se place-t-il dans l’autre période de révolution ou dans la nôtre ? car le changement dans le cours des astres et du soleil se produit évidemment dans l’une et dans l’autre des deux périodes.

L’ÉTRANGER

Tu as bien suivi mon raisonnement. Quant au temps dont tu me parles, où tout naissait de soi-même pour l’usage des hommes, il n’appartient pas du tout au cours actuel du monde, mais bien, comme le reste, à celui qui a précédé. Car, en ce temps-là, le dieu commandait et surveillait le mouvement de l’ensemble, et toutes les parties du monde étaient divisées par régions, que les dieux gouvernaient de même. Les animaux aussi avaient été répartis en genres et en troupeaux sous la conduite de démons, sorte de pasteurs divins, dont chacun pourvoyait par lui même à tous les besoins de ses propres ouailles [14] , si bien qu’il n’y en avait point de sauvages, qu’elles ne se mangeaient pas entre elles et qu’il n’y avait parmi elles ni guerre ni querelle d’aucune sorte ; enfin tous les biens qui naissaient d’un tel état de choses seraient infinis à redire. Mais, pour en revenir à ce qu’on raconte de la vie des hommes, pour qui tout naissait de soi-même, elle s’explique comme je vais dire. C’est Dieu lui-même qui veillait sur eux et les faisait paître, de même qu’aujourd’hui les hommes, race différente et plus divine, paissent d’autres races inférieures à eux. Sous sa gouverne, il n’y avait ni Etats ni possession de femmes et d’enfants ; car c’est du sein de la terre que tous remontaient à la vie, sans garder aucun souvenir de leur passé. Ils ne connaissaient donc aucune de ces institutions ; en revanche, ils avaient à profusion des fruits que leur donnaient les arbres et beaucoup d’autres plantes, fruits qui poussaient sans culture et que la terre produisait d’elle-même. Ils vivaient la plupart du temps en plein air sans habit et sans lit ; car les saisons étaient si bien tempérées qu’ils n’en souffraient aucune incommodité et ils trouvaient des lits moelleux dans l’épais gazon qui sortait de la terre. Telle était, Socrate, la vie des hommes sous Cronos. Quant à celle d’aujourd’hui, à laquelle on dit que Zeus préside, tu la connais par expérience. Maintenant, serais-tu capable de décider laquelle des deux est la plus heureuse, et voudrais-tu le dire ?

SOCRATE LE JEUNE

Non, pas du tout.

L’ÉTRANGER

Alors, veux-tu que j’en décide en quelque façon, pour toi ?

SOCRATE LE JEUNE

Très volontiers.

L’ÉTRANGER

XVI. — Eh bien donc, si les nourrissons de Cronos, qui avaient tant de loisir et la facilité de s’entretenir par la parole, non seulement avec les hommes, mais encore avec les animaux, profitaient de tous ces avantages pour cultiver la philosophie, conversant avec les bêtes aussi bien qu’entre eux et questionnant toutes les créatures pour savoir si l’une d’elles, grâce à quelque faculté particulière, n’aurait pas découvert quelque chose de plus que les autres pour accroître la science, il est facile de juger qu’au point de vue du bonheur, les hommes d’autrefois l’emportaient infiniment sur ceux d’aujourd’hui. Mais si, occupés à se gorger de nourriture et de boisson, ils n’échangeaient entre eux et avec les bêtes que des fables comme celles qu’on rapporte encore aujourd’hui à leur sujet, la question, s’il en faut dire mon avis, n’est pas moins facile à trancher. Quoi qu’il en soit, laissons cela de côté, jusqu’à ce que nous trouvions un homme capable de nous révéler de quelle nature étaient les goûts de cette époque au regard de la science et de l’emploi de la parole. Quant à la raison pour laquelle nous avons réveillé cette fable,. c’est le moment de la dire, afin que nous puissions ensuite avancer et finir notre discours.

Lorsque le temps assigné à toutes ces choses fut accompli, que le changement dut se produire et que la race issue de la terre fut entièrement éteinte, chaque âme ayant payé son compte de naissances en tombant dans la terre sous forme de semence autant de fois qu’il lui avait été prescrit, alors le pilote de l’univers, lâchant la barre du gouvernail, se retira dans son poste d’observation, et le monde rebroussa chemin de nouveau, suivant sa destinée et son inclination native. Dès lors tous les dieux qui, dans chaque région, secondaient la divinité suprême dans son commandement, en s’apercevant de ce qui se passait, abandonnèrent à leur tour les parties du monde confiées à leurs soins. Dans ce renversement, le monde se trouva lancé à la fois dans les deux directions contraires du mouvement qui commence et du mouvement qui finit, et, par la violente secousse qu’il produisit en lui-même, il fit périr encore une fois des animaux de toute espèce. Puis, lorsque après un intervalle de temps suffisant il eut mis un terme aux bouleversements, aux troubles, aux secousses qui l’agitaient et fut entré dans le calme, il reprit, d’un mouvement réglé, sa course habituelle, surveillant et gouvernant de sa propre autorité et lui-même et ce qui est en lui et se remémorant de son mieux les instructions de son auteur et père. Au commencement, il les exécutait assez exactement, mais à la fin avec plus de négligence. La cause en était l’élément corporel qui entre dans sa constitution et le défaut inhérent à sa nature primitive, qui était en proie à une grande confusion avant de parvenir à l’ordre actuel. C’est, en effet, de son organisateur que le monde a reçu ce qu’il a de beau ; mais c’est de sa condition antérieure que viennent tous les maux et toutes les injustices qui ont lieu dans le ciel ; c’est d’elle qu’il les tient et les transmet aux animaux. Tant qu’il fut guidé par son pilote dans l’élevage des animaux qui vivent dans son sein, il produisait peu de maux et de grands biens ; mais une fois détaché de lui, pendant chaque période qui suit immédiatement cet abandon, il administre encore tout pour le mieux ; mais à mesure que le temps s’écoule et que l’oubli survient, l’ancien désordre domine en lui davantage et, à la fin, il se développe à tel point que, ne mêlant plus que peu de bien à beaucoup de mal, il en arrive à se mettre en danger de périr lui-même et tout ce qui est en lui. Dès lors le dieu qui l’a organisé, le voyant en détresse, et craignant qu’assailli et dissous par le désordre, il ne sombre dans l’océan infini de la dissemblance, reprend sa place au gouvernail, et relevant les parties chancelantes ou dissoutes pendant la période antérieure où le monde était laissé à lui-même, il l’ordonne, et, en le redressant, il le rend immortel et impérissable.

Ici finit la légende. Mais cela suffit pour définir le roi, si nous le rattachons à ce qui a été dit plus haut. Quand en effet le monde se fut retourné vers la voie que suit aujourd’hui la génération, l’âge s’arrêta de nouveau et prit une marche nouvelle, contraire à la précédente. Les animaux qui, à force de diminuer, avaient été réduits presque à rien, se remirent à croître, et les corps nouvellement nés de la terre se mirent à grisonner, puis moururent et rentrèrent sous terre. Et tout le reste changea de même, imitant et suivant la modification de l’univers, et, en particulier, la conception, l’enfantement et le nourrissage imitèrent et suivirent nécessairement la révolution générale. Il n’était plus possible, en effet, que l’animal naquit dans le sein de la terre d’une combinaison d’éléments étrangers ; mais, de même qu’il avait été prescrit au monde de diriger lui-même sa marche, de même ses parties elles-mêmes durent concevoir, enfanter et nourrir par elles-mêmes, autant qu’elles pourraient, en se soumettant à la même direction.

Nous voici maintenant au point où tendait tout ce discours. En ce qui concerne les autres animaux, il y aurait beaucoup à dire et il serait long d’expliquer quel était l’état de chacun et par quelles causes il s’est modifié ; mais sur les hommes, il y a moins à dire et c’est plus à propos. Privés des soins du démon qui nous avait en sa possession et en sa garde, entourés d’animaux dont la plupart, naturellement sauvages, étaient devenus féroces, tandis qu’eux-mêmes étaient devenus faibles et sans protecteurs, les hommes étaient déchirés par ces bêtes, et, dans les premiers temps, ils n’avaient encore ni industrie ni art ; car la nourriture qui s’offrait d’elle-même étant venue à leur manquer, ils ne savaient pas encore se la procurer, parce qu’aucune nécessité ne les v avait contraints jusqu’alors. Pour toutes ces raisons, ils étaient dans une grande détresse. Et c’est pourquoi ces présents dont parlent les anciennes traditions nous furent apportés par les dieux avec l’instruction et les enseignements nécessaires, le feu par Prométhée, les arts par Héphaïstos et la compagne de ses travaux [15] , et les semences et les plantes par d’autres divinités [16] . De là sont sorties toutes les inventions qui ont contribué à l’organisation de la vie humaine, lorsque la protection divine, comme je l’ai dit tout à l’heure, vint à manquer aux hommes et qu’ils durent se conduire par eux-mêmes et prendre soin d’eux-mêmes, tout comme l’univers entier que nous imitons et suivons, vivant et naissant, tantôt comme nous faisons aujourd’hui, tantôt comme à l’époque précédente. Terminons ici notre récit, et qu’il nous serve à reconnaître à quel point nous nous sommes mépris en définissant le roi et la politique dans notre discours précédent.

SOCRATE LE JEUNE

XVII. — Mépris en quoi, et quelle est la gravité de cette méprise dont tu parles ?

L’ÉTRANGER

Elle est légère en un sens, mais en un autre très grave, et beaucoup plus grande et plus importante que celle de tout à l’heure.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

C’est que, interrogés sur le roi et le politique de la période actuelle du mouvement et de la génération, nous sommes allés chercher dans la période opposée le berger qui paissait le troupeau humain d’alors, un dieu au lieu d’un mortel, en quoi nous nous sommes gravement fourvoyés. D’autre part, en déclarant qu’il est le chef de la cité tout entière, sans expliquer de quelle façon, nous avons bien dit la vérité, mais pas complètement ni clairement, et voilà pourquoi notre erreur est ici moins grave que l’autre.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Ce n’est donc que lorsque nous aurons expliqué la manière dont se gouverne l’Etat que nous pourrons nous flatter d’avoir donné du politique une définition complète.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

C’est pour cela que nous avons introduit notre mythe nous voulions non seulement montrer que tout le monde dispute à celui que nous cherchons en ce moment le titre de nourricier du troupeau, mais aussi voir sous un jour plus clair celui qui se chargeant seul, à l’exemple des bergers et des bouviers, de nourrir le troupeau humain, doit être seul jugé digne de ce titre.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Mais je suis d’avis, Socrate, que cette figure du pasteur divin est encore trop haute pour un roi et que nos politiques d’aujourd’hui sont, par leur nature, beaucoup plus semblables à ceux qu’ils commandent et s’en rapprochent aussi davantage par l’instruction et l’éducation qu’ils reçoivent.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Mais qu’ils soient pareils à leurs sujets ou aux dieux, il n’en faut ni plus ni moins chercher à les définir.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

L’ÉTRANGER

Revenons donc en arrière comme je vais dire. L’art que nous avons dit être l’art de commander soi-même aux animaux et qui prend soin, non des individus, mais de la communauté, nous l’avons appelé sans hésiter l’art de nourrir les troupeaux, tu t’en souviens ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Eh bien, c’est là que nous avons commis quelque erreur. Car nous n’y avons nulle part inclus ni nommé le politique : il a échappé à notre insu à notre nomenclature.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Nourrir leurs troupeaux respectifs est, je pense, un devoir commun à tous les autres pasteurs, mais qui ne regarde pas le politique, à qui nous avons imposé un nom auquel il n’a pas droit, tandis qu’il fallait lui imposer un nom qui fût commun à tous.

SOCRATE LE JEUNE

Tu dis vrai, à supposer qu’il y en eût un.

L’ÉTRANGER

Or le soin des troupeaux, n’est-ce pas une chose commune à tous, si l’on ne spécifie pas le nourrissage ni aucun autre soin particulier ? En l’appelant art de garder les troupeaux, ou de les soigner, ou de veiller sur eux, expression qui s’applique à tous, nous pouvions envelopper le politique avec les autres, puisque l’argument a indiqué que c’est cela qu’il fallait faire.

SOCRATE LE JEUNE

XVIII. — Bien ; mais la division qui vient ensuite, comment se serait-elle faite ?

L’ÉTRANGER

De la même manière que précédemment, quand, divisant l’élevage des troupeaux, nous avons distingué les animaux marcheurs et sans ailes, et les animaux qui ne se reproduisent qu’entre eux et qui ne portent pas de cornes. En appliquant ces mêmes divisions à l’art de soigner les troupeaux, nous aurions également compris dans notre discours et la royauté d’aujourd’hui et celle du temps de Cronos.

SOCRATE LE JEUNE

Apparemment, mais je me demande quelle aurait été la suite.

L’ÉTRANGER

Il est clair que, si nous avions employé ainsi le mot « art de soigner les troupeaux », il ne nous serait jamais arrivé d’entendre certaines gens soutenir qu’il n’y a pas du tout de soin, alors que tout à l’heure on a soutenu à juste titre qu’il n’y a pas parmi nous d’art qui mérite cette appellation de nourricier, et qu’en tout cas, s’il y en avait un, beaucoup de gens y pourraient prétendre avant le roi, et plus justement.

SOCRATE LE JEUNE

C’est exact.

L’ÉTRANGER

Quant au soin de la communauté humaine en son ensemble, aucun art ne saurait prétendre plus tôt et à plus juste titre que l’art royal, que ce soin le regarde et qu’il est l’art de gouverner toute l’humanité.

SOCRATE LE JEUNE

Tu as raison.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, Socrate, ne nous apercevons-nous pas que, sur la fin même, nous avons commis une grosse faute ?

SOCRATE LE JEUNE

Quelle faute ?

L’ÉTRANGER

Celle-ci : si fortement que nous ayons été convaincus qu’il y a un art de nourrir le troupeau bipède, nous ne devions pas plus pour cela lui donner sur-le-champ le nom d’art royal et politique, comme si la définition en était achevée.

SOCRATE LE JEUNE

Qu’aurions-nous dû faire alors ?

L’ÉTRANGER

Il fallait d’abord, comme nous l’avons dit, modifier le nom, en lui donnant un sens plus voisin de « soin » que de « nourrissage », puis diviser ce soin ; car il comporte encore des sections qui ne sont pas sans importance.

SOCRATE LE JEUNE

Lesquelles ?

L’ÉTRANGER

D’abord la section suivant laquelle nous aurions séparé le pasteur divin du simple mortel qui prend soin d’un troupeau.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

Après avoir détaché cet art de soigner, il fallait ensuite le diviser en deux parties.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Selon qu’il s’impose par la force ou qu’il est librement accepté.

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

C’est en ce point que nous nous sommes trompés précédemment, ayant eu l’excessive simplicité de confondre le roi et le tyran, qui sont si différents et en eux-mêmes et dans leurs façons respectives de gouverner.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, pour nous corriger, comme je l’ai dit, ne devons-nous pas diviser en deux  l’art humain du soin, suivant qu’il y a violence ou accord mutuel ?

SOCRATE LE JEUNE

Assurément si.

L’ÉTRANGER

Et si nous appelons tyrannique celui qui s’exerce par la force, et politique celui qui soigne de gré à gré des animaux bipèdes vivant en troupes, ne pouvons-nous pas proclamer que celui qui exerce cet art et ce soin est le véritable roi et le véritable homme d’Etat ?

SOCRATE LE JEUNE

XIX. — Il y a des chances, étranger, que nous ayons ainsi une définition complète du politique.

L’ÉTRANGER

Ce serait parfait, Socrate ; mais il ne suffit pas que tu sois seul de cette opinion, il faut que je la partage avec toi. Or, à mon avis, la figure du roi ne me paraît pas encore achevée. Mais de même que les statuaires parfois trop pressés retardent par des additions trop nombreuses et trop fortes l’achèvement de leurs oeuvres, de même nous, dans notre désir de relever promptement et avec éclat l’erreur de notre précédent exposé, et dans la pensée qu’il convenait de comparer le roi à de grands modèles, nous nous sommes chargés d’une si prodigieuse masse de légende que nous avons été contraints d’en employer plus qu’il ne fallait. Par là nous avons fait notre démonstration trop longue ; en tout cas, nous n’avons pu mener à sa fin notre mythe ; et l’on peut dire que notre discours ressemble à une peinture d’animal dont les contours extérieurs paraîtraient bien dessinés, mais qui n’aurait pas encore reçu la clarté que le peintre y ajoute par le mélange des couleurs. Et ce n’est pas le dessin ni tout autre procédé manuel, c’est la parole et le discours qui conviennent le mieux pour représenter un être vivant devant des gens capables de suivre un argument ; pour les autres, il vaut mieux employer la main.

SOCRATE LE JEUNE

Cela est bien dit ; mais fais-nous voir en quoi tu trouves notre définition encore insuffisante.

L’ÉTRANGER

Il est difficile, excellent jeune homme, d’exposer de grandes choses avec une clarté suffisante, si l’on n’a pas recours à des exemples. Car il semble que chacun de nous connaît tout ce qu’il sait comme en rêve et qu’il ne connaît plus rien à l’état de veille.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire par là ?

L’ÉTRANGER

Il est bien étrange, semble-t-il, que j’aille aujourd’hui remuer la question de la formation de la science en nous.

SOCRATE LE JEUNE

En quoi donc ?

L’ÉTRANGER

C’est que mon exemple lui-même, bienheureux jeune homme, a besoin à son tour d’un exemple.

SOCRATE LE JEUNE

Eh bien, parle sans hésiter à cause de moi.

L’ÉTRANGER

XX. — Je parlerai, puisque, de ton côté, tu es prêt à me suivre. Nous savons, n’est-ce pas ? que les enfants, quand ils commencent à connaître les lettres...

SOCRATE LE JEUNE

Eh bien ?

L’ÉTRANGER

Ils distinguent assez bien chacun des éléments dans les syllabes les plus courtes et les plus faciles et sont capables de les désigner exactement.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

L’ÉTRANGER

Mais s’ils trouvent ces mêmes éléments dans d’autres syllabes, ils ne les reconnaissent plus et en jugent et en parlent d’une manière erronée.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Or le moyen le plus facile et le plus beau de les amener à connaître ce qu’ils ne connaissent pas encore, ne serait-ce pas celui-ci ?

SOCRATE LE JEUNE

Lequel ?

L’ ÉTRANGER

Les ramener d’abord aux groupes où ils avaient des opinions correctes sur ces mêmes lettres, puis, cela fait, les placer devant les groupes qu’ils ne connaissent pas encore et leur faire voir, en les comparant, que les lettres ont la même forme et la même nature dans les deux composés, jusqu’à ce qu’on leur ait montré, en face de tous les groupes qu’ils ignorent, ceux qu’ils reconnaissent exactement, et que ces groupes ainsi montrés deviennent des paradigmes qui leur apprennent, pour chacune des lettres, dans quelque syllabe qu’elle se trouve, à désigner comme autre que les autres celle qui est autre, et comme toujours la même et identique à elle-même celle qui est la même.

SOCRATE LE JEUNE

J’en suis entièrement d’accord.

L’ÉTRANGER

Maintenant nous voyons bien, n’est-ce pas, que ce qui constitue un paradigme, c’est le fait que le même élément est reconnu exactement dans un autre groupe distinct et que sur l’un et l’autre, comme s’ils formaient un seul ensemble, on se forme une opinion vraie unique.

SOCRATE LE JEUNE

Apparemment.

L’ÉTRANGER

Nous étonnerons-nous donc que notre âme, naturellement sujette aux mêmes incertitudes en ce qui concerne les éléments de toutes choses, tantôt se tienne ferme sur la vérité à l’égard de chaque élément dans certains composés, et tantôt se fourvoie sur tous les éléments de certains autres et qu’elle se forme d’une manière ou d’une autre une opinion droite sur certains éléments de ces combinaisons et qu’elle les méconnaisse quand ils sont transposés dans les syllabes longues et difficiles de la réalité ?

SOCRATE LE JEUNE

Il n’y a là rien d’étonnant.

L’ÉTRANGER

Le moyen, en effet, mon ami, quand on part d’une opinion fausse, d’atteindre même la moindre parcelle de vérité et d’acquérir de la sagesse ?

SOCRATE LE JEUNE

Ce n’est guère possible.

L’ÉTRANGER

Si donc il en est ainsi, nous ne ferions certainement pas mal, toi et moi, après avoir d’abord essayé de voir la nature de l’exemple en général dans un petit exemple particulier, d’appliquer ensuite le même procédé, expérimenté sur de petits objets, à l’objet très important qu’est la royauté, pour tenter de nouveau, au moyen de l’exemple, de reconnaître méthodiquement ce que c’est que le soin des choses de l’Etat et de passer ainsi du rêve à la veille. N’est-ce pas juste ?

SOCRATE LE JEUNE

Tout à fait juste.

L’ÉTRANGER

Il faut donc revenir à ce que nous avons dit ci-devant, que, puisque des milliers de gens disputent au genre royal le soin de l’Etat, il faut les écarter tous et ne conserver que le roi, et c’est précisément pour ce faire que nous disions avoir besoin d’un exemple.

SOCRATE LE JEUNE

Il le faut assurément.

L’ÉTRANGER

XXI. — Que pourrions-nous donc prendre comme exemple qui comportât le même genre d’activité que la politique et qui, comparé à elle, nous mettrait à même, en dépit de sa petitesse, de découvrir ce que nous cherchons. Au nom de Zeus, veux-tu, Socrate, si nous n’avons rien d’autre sous la main, que nous choisissions le tissage, et encore, si tu n’as pas d’objections, pas tout le tissage ; car nous aurons peut-être assez du tissage des laines ; il se peut, en effet, que la partie que nous aurons choisie nous donne le témoignage que nous voulons.

SOCRATE LE JEUNE

Pourquoi pas ?

L’ÉTRANGER

Oui, pourquoi, ayant divisé précédemment chaque sujet, en en coupant successivement les parties en parties, ne ferions-nous pas à présent la même chose pour le tissage, et que ne parcourons-nous cet art tout entier le plus brièvement possible, pour revenir vite à ce qui peut servir à notre présente recherche ?

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Ma réponse sera l’exposé même que je vais te faire.

SOCRATE LE JEUNE

C’est fort bien dit.

L’ÉTRANGER

Eh bien donc, toutes les choses que nous fabriquons ou acquérons ont pour but, ou de faire quelque chose, ou de nous préserver de souffrir. Les préservatifs sont ou des antidotes ‘soit divins soit humains, ou des moyens de défense. Les moyens de défense sont, les uns des armures de guerre, les autres des abris. Les abris sont ou des voiles contre la lumière ou des défenses contre le froid et la chaleur. Les défenses sont des toitures ou des étoffes. Les étoffes sont des tapis qu’on met sous soi ou des enveloppes. Les enveloppes sont faites d’une seule pièce ou de plusieurs. Celles qui sont faites de plusieurs pièces sont, les unes piquées, les autres assemblées sans couture. Celles qui sont sans couture sont faites de nerfs de plantes ou de crins. Parmi celles qui sont faites de crins, les unes sont collées avec de l’eau et de la terre, les autres attachées sans matière étrangère. C’est à ces préservatifs et à ces étoffes composés de brins liés entre eux que nous avons donné le nom de vêtements. Quant à l’art qui s’occupe spécialement des vêtements, de même que nous avons tantôt appelé politique celui qui a soin de l’Etat, de même nous appellerons ce nouvel art, d’après son objet même, art vestimentaire. Nous dirons en outre que le tissage, en tant que sa partie la plus importante se rapporte, nous l’avons vu, à la confection des habits, ne diffère que par le nom de cet art vestimentaire, tout comme l’art royal, de l’art politique, ainsi que nous l’avons dit tout à l’heure.

SOCRATE LE JEUNE

Rien de plus juste.

L’ÉTRANGER

Observons maintenant qu’on pourrait croire qu’en parlant ainsi de l’art de tisser les vêtements, nous l’avons suffisamment défini ; mais il faudrait pour cela être incapable de voir qu’il n’a pas encore été distingué des arts voisins qui sont ses auxiliaires, bien qu’il ait été séparé de plusieurs autres qui sont ses parents.

SOCRATE LE JEUNE

Quels sont ces parents ? dis-moi.

L’ÉTRANGER

XXII. — Tu n’as pas suivi ce que j’ai dit, à ce que je vois. Il nous faut donc, ce me semble, revenir sur nos pas et recommencer par la fin. Car si tu conçois bien ce qu’est la parenté, c’est un art qui lui est parent que nous avons détaché tout à l’heure de l’art de tisser, quand nous avons mis à part la fabrication des tapis, en distinguant ce qu’on met autour de soi et ce qu’on met dessous.

SOCRATE LE JEUNE

Je comprends.

L’ÉTRANGER

Et nous avons écarté également toute la fabrication des vêtements faits de lin, de sparte et de tout ce que tout à l’heure nous avons appelé par analogie les nerfs des plantes. Nous avons éliminé aussi l’art de feutrer et celui d’assembler en perçant et en cousant, dont la partie la plus considérable est la cordonnerie.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ ÉTRANGER

Et puis la pelleterie, qui apprête des couvertures faites d’une seule pièce, et la construction des abris qui sont l’objet de l’art de bâtir ou de la charpenterie en général, ou d’autres arts qui nous protègent contre les eaux, nous avons écarté tout cela, ainsi que tous les arts de clôture, qui fournissent des barrières contre les vols et les actes de violence en fabriquant des couvercles et des portes solides, et qui sont des parties spéciales de l’art de clouer. Nous avons retranché aussi la fabrication des armes, qui est une section de la grande et complexe industrie qui prépare des moyens de défense. Nous avons éliminé de même, dès le début, toute la partie de la magie qui a pour objet les antidotes, et nous n’avons conservé, on pourrait du moins le croire, que l’art même que nous cherchons, celui qui nous garantit des intempéries, en fabriquant des défenses de laine, et qui porte le nom de tissage.

SOCRATE LE JEUNE

On peut le croire en effet.

L’ÉTRANGER

Cependant, mon enfant, notre exposition n’est pas encore complète ; car celui qui met le premier la main à la confection des vêtements semble bien faire le contraire d’un tissu.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Un tissu est bien une sorte d’entrelacement ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Mais le premier travail consiste à séparer ce qui est réuni et pressé ensemble.

SOCRATE LE JEUNE

Qu’entends-tu donc par là ?

L’ÉTRANGER

Le travail que fait l’art du cardeur. Ou bien aurons-nous le front d’appeler tissage le cardage et de dire que le cardeur est un tisserand ?

SOCRATE LE JEUNE

Pas du tout.

L’ÉTRANGER

N’en est-il pas de même de la confection de la chaîne et de la trame ? L’appeler tissage, ce serait aller contre l’usage et la vérité.

SOCRATE LE JEUNE

C’est indéniable.

L’ÉTRANGER

Et l’art de fouler en général et l’art de coudre, soutiendrons-nous qu’ils n’ont rien à voir ni à faire avec le vêtement, ou dirons-nous que ce sont là autant d’arts de tisser ?

SOCRATE LE JEUNE

Pas du tout.

L’ÉTRANGER

Il n’en est pas moins certain que tous ces arts disputeront à l’art du tissage le soin et la confection des vêtements, et qu’en lui accordant la plus grosse part, ils s’attribueront à eux-mêmes une part importante.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

Outre ces arts, il faut encore s’attendre à ce que ceux qui fabriquent les outils qui servent à exécuter le travail du tissage revendiquent leur part dans la confection de toute espèce de tissu.

SOCRATE LE JEUNE

C’est très juste.

L’ÉTRANGER

Notre définition du tissage, c’est-à-dire de la portion que nous avons choisie, sera-t-elle suffisamment nette si, de tous les arts qui s’occupent des vêtements de laine, nous disons que c’est le plus beau et le plus important ? ou bien ce que nous en avons dit, quoique, vrai, restera-t-il obscur et imparfait, tant que nous n’en aurons pas écarté tous ces arts ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ ÉTRANGER

XXIII. — N’est-ce pas là ce que nous avons à faire à présent, si nous voulons que notre discussion marche avec suite ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Commençons donc par nous rendre compte qu’il y a deux arts qui embrassent tout ce que nous faisons.

SOCRATE LE JEUNE

Lesquels ?

L’ÉTRANGER

L’un qui est une cause auxiliaire de la production, l’autre qui en est la cause même.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Tous les arts qui ne fabriquent pas la chose elle-même, mais qui procurent à ceux qui la fabriquent les instruments sans lesquels aucun art ne pourrait jamais exécuter ce qu’on lui demande, ces arts-là ne sont que des causes auxiliaires ; ceux qui exécutent la chose elle-même sont des causes.

SOCRATE LE JEUNE

C’est certainement une division logique.

L’ÉTRANGER

Dès lors les arts qui façonnent les fuseaux et les navettes et tous les autres instruments qui concourent à la production des vêtements, nous les appellerons tous auxiliaires, et ceux qui s’appliquent à les fabriquer, nous les nommerons causes ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement juste.

L’ÉTRANGER

Parmi ces derniers, il est tout à fait naturel de considérer le lavage, le ravaudage et toutes les opérations qui se rapportent au vêtement comme une partie de l’art si vaste de l’apprêtage et de les embrasser toutes sous le nom d’art de fouler.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

Et d’un autre côté, l’art de carder, l’art de filer et toutes les opérations relatives à la production même du vêtement, dont nous nous occupons, forment un art unique connu de tout le monde, l’art de travailler la laine.

SOCRATE LE JEUNE

C’est incontestable.

L’ÉTRANGER

Or dans ce travail de la laine il y a deux sections, et chacune de ces sections est une partie de deux arts à la fois.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Le cardage, la moitié du travail de la navette et toutes les opérations qui séparent ce qui était emmêlé, tout cela, pris en bloc, appartient bien au travail même de la laine, et en toutes choses nous avons distingué deux grands arts l’art d’assembler et l’art de séparer.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Or c’est à l’art de séparer qu’appartiennent le cardage et toutes les opérations que nous venons de mentionner ; car, lorsqu’il s’exerce sur la laine ou les fils, soit de telle façon avec la navette, soit de telle autre avec les mains, l’art qui sépare reçoit tous les noms que nous avons énoncés tout à l’heure.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

Maintenant, au contraire, prenons, dans l’art d’assembler, une portion qui appartienne aussi au travail de la laine, et, laissant de côté tout ce qui, dans ce travail, nous a paru relever de l’art de séparer, partageons le travail de la laine en ses deux sections, celle où l’on sépare et celle où l’on assemble.

SOCRATE LE JEUNE

Considérons ce partage comme fait.

L’ÉTRANGER

Maintenant cette portion qui est à la fois assemblage et travail de la laine, il faut, Socrate, que tu la divises à son tour, si nous voulons bien saisir ce qu’est ledit art de tisser.

SOCRATE LE JEUNE

Il le faut, en effet.

L’ÉTRANGER

Oui, il le faut. Disons donc qu’une de ses parties est l’art de tordre, et l’autre, l’art d’entrelacer.

SOCRATE LE JEUNE

Ai-je bien compris ? Il me semble que c’est à la confection du fil de la chaîne que tu rapportes l’art de tordre.

L’ÉTRANGER

Non seulement du fil de la chaîne, mais encore du fil de la trame. Ou bien trouverons-nous un moyen de fabriquer ce dernier sans le tordre ?

SOCRATE LE JEUNE

Nous n’en trouverons pas.

L’ÉTRANGER

Définis maintenant chacune de ces opérations : il se peut, en effet, que tu trouves quelque avantage à cette définition.

SOCRATE LE JEUNE

Comment la faire ?

L’ÉTRANGER

Comme ceci : quand le produit du cardage a longueur et largeur, nous l’appelons filasse.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Eh bien, cette filasse, quand elle à été tordue au fuseau et qu’elle est devenue un fil solide, donne au fil le nom de chaîne et à l’art qui dirige cette opération celui de fabrication de la chaîne.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

D’un autre côté, tous les fils qui n’ont subi qu’une torsion lâche et qui ont juste la mollesse proportionnée à la traction de l’ouvrier qui les courbe en les entrelaçant à la chaîne, appelons-les la trame, et l’art qui préside à ce travail la fabrique de la trame.

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement juste.

L’ÉTRANGER

Ainsi la partie du tissage que nous nous étions proposé d’examiner est, je pense, assez clairement définie pour que tout le monde la comprenne. Lorsqu’en effet la partie de l’art d’assembler qui est comprise dans le travail de la laine a formé un tissu par l’entrelacement régulier de la trame et de la chaîne, nous appelons l’ensemble du tissu vêtement de laine et l’art qui préside à ce travail tissage.

SOCRATE LE JEUNE

C’est très juste.

L’ÉTRANGER

XXIV. — Bon. Mais alors pourquoi donc n’avons-nous pas répondu tout de suite : « Le tissage est l’entrelacement de la trame avec la chaîne », au lieu de tourner en cercle et de faire tant de distinctions inutiles ?

SOCRATE LE JEUNE

Pour moi, étranger, je ne vois rien d’inutile dans ce qui a été dit.

L’ÉTRANGER

Je ne m’en étonne pas ; mais il se peut, bienheureux jeune homme, que tu changes d’avis. Contre une maladie de ce genre, si par hasard elle te prenait par la suite — et il n’y aurait à cela rien d’étonnant —, je vais te soumettre un raisonnement applicable à tous les cas de cette sorte.

SOCRATE LE JEUNE

Tu n’as qu’à parler.

L’ÉTRANGER

Considérons d’abord l’excès et le défaut en général, afin de louer ou de blâmer sur de justes raisons ce qu’on dit de trop long ou de trop court dans des entretiens comme celui-ci.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce qu’il faut faire.

L’ÉTRANGER

Or c’est à ces choses mêmes qu’il convient, à mon avis, d’appliquer notre raisonnement.

SOCRATE LE JEUNE

A quelles choses ?

L’ÉTRANGER

A la longueur et à la brièveté, à l’excès et au défaut en général ; car c’est de tout cela que s’occupe l’art de mesurer.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Divisons-le donc en deux parties : c’est indispensable pour atteindre le but que nous poursuivons.

SOCRATE LE JEUNE

Dis-nous comment il faut faire cette division.

L’ÉTRANGER

De cette manière : une partie se rapporte à la grandeur et à la petitesse considérées dans leur rapport réciproque, l’autre, à ce que doit être nécessairement la chose que l’on fait.

SOCRATE LE JEUNE

Comment dis-tu ?

L’ÉTRANGER

Ne te semble-t-il pas naturel que le plus grand ne doive être dit plus grand que par rapport au plus petit, et le plus petit, plus petit que par rapport au plus grand, à l’exclusion de toute autre chose ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

Mais, d’autre part, ce qui dépasse le juste milieu ou reste en deçà, soit dans les discours, soit dans les actions, ne dirons-nous pas que c’est là réellement ce qui distingue principalement parmi nous les bons et les méchants ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est évident.

L’ÉTRANGER

Il faut donc admettre, pour le grand et le petit, ces deux manières d’exister et de juger ; nous ne devons pas dire, comme tout à l’heure, qu’ils doivent être seulement relatifs l’un à l’autre, mais plutôt, comme nous le disons à présent, qu’ils sont d’une part relatifs l’un à l’autre et, d’autre part, relatifs à la juste mesure. Et voulons-nous savoir pourquoi ?

SOCRATE LE JEUNE

Bien sûr.

L’ÉTRANGER

Si l’on veut que la nature du plus grand n’ait point de relation à autre chose qu’au plus petit, elle n’en aura jamais avec la juste mesure, n’est-il pas vrai ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

Mais n’allons-nous pas avec cette doctrine anéantir les arts et tous leurs ouvrages et abolir en outre la politique, qui est maintenant l’objet de nos recherches, et le tissage dont nous avons parlé ? Car tous ces arts ne considèrent pas ce qui est au-delà ou en deçà de la juste mesure comme inexistant, mais comme une réalité fâcheuse contre laquelle ils sont en garde dans leurs opérations, et c’est en conservant ainsi la mesure qu’ils produisent tous leurs chefs-d’oeuvre.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

Mais si nous abolissons la politique, il nous sera impossible de continuer notre enquête sur la science royale.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Donc, de même que, dans le cas du sophiste, nous avons contraint le non-être à être, parce que cette existence était l’unique refuge de notre raisonnement, de même il nous faut contraindre ici le plus et le moins à devenir commensurables non seulement l’un à l’autre, mais encore à la juste mesure qu’il faut produire ; car il est impossible de soutenir qu’il existe indubitablement des hommes d’Etat ou d’autres hommes entendus à la pratique des affaires, si ce point n’est d’abord accordé.

SOCRATE LE JEUNE

Il faut donc mettre tous nos efforts à en faire autant dans le cas qui nous occupe.

L’ÉTRANGER

XXV. — C’est là, Socrate, une besogne encore plus considérable que l’autre, et pourtant nous n’avons pas oublié combien celle-ci nous a pris de temps. Mais voici, à ce propos, une chose qu’on peut admettre en toute justice.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle chose ?

L’ÉTRANGER

C’est que nous aurons besoin quelque jour de ce que nous venons de dire pour montrer ce qu’est l’exactitude en soi. Pour la question qui nous occupe à présent, notre démonstration est bonne et suffisante, et il me semble qu’elle trouve un magnifique appui dans ce raisonnement qui nous fait juger que tous les arts existent également et que le grand et le petit se mesurent en relation non seulement l’un à l’autre, mais encore à la production de la juste mesure. Car si la juste mesure existe, les arts existent aussi ; et, si les arts existent, elle existe aussi ; mais que l’un des deux n’existe pas, jamais aucun des deux n’existera.

SOCRATE LE JEUNE

Voilà qui est juste ; mais après ?

L’ÉTRANGER

Il est évident que, pour diviser l’art de mesurer comme nous l’avons dit, nous n’avons qu’à le couper en deux parties, mettant dans l’une tous les arts où le nombre, les longueurs, les profondeurs, les largeurs, les épaisseurs se mesurent à leurs contraires, et dans l’autre tous ceux qui se règlent sur la juste mesure, la convenance, l’à-propos, la nécessité et tout ce qui se trouve également éloigné des extrêmes.

SOCRATE LE JEUNE

Tu parles là de deux divisions bien vastes et bien différentes l’une de l’autre.

L’ÉTRANGER

Oui, Socrate ; car ce qu’on entend parfois dire à beaucoup d’habiles gens, persuadés qu’ils énoncent une vérité profonde, à savoir que l’art de mesurer s’étend à tout ce qui devient, c’est justement cela même que nous disons à présent. En effet, tous les ouvrages de l’art participent à la mesure en quelque manière. Mais, parce que les gens ne sont pas habitués à diviser par espèces les choses qu’ils étudient, ils réunissent tout de suite dans la même catégorie des choses aussi différentes que celles-ci, parce qu’ils les jugent semblables, et ils font le contraire pour d’autres choses, parce qu’ils ne les divisent pas en leurs parties, alors qu’il faudrait, quand on a d’abord reconnu dans plusieurs objets des caractères communs, ne pas les abandonner avant d’avoir découvert dans cette communauté les différences qui distinguent les espèces, et, inversement, quand on a vu les différences de toute sorte qui se trouvent dans une multitude, il faudrait ne pas pouvoir s’en détourner et s’arrêter avant d’avoir enclos tous les traits de parenté dans un ensemble unique de ressemblances et de les avoir enveloppés dans l’essence d’un genre. Mais j’en ai dit assez là-dessus, comme aussi sur les défauts et les excès ; prenons seulement garde que nous y avons trouvé deux espèces de l’art de mesurer, et rappelons-nous en quoi nous avons dit qu’elles consistaient.

SOCRATE LE JEUNE

Nous nous le rappellerons.

L’ÉTRANGER

XXVI. — Après ce discours, donnons audience à un autre qui touche à la fois l’objet même de nos recherches et tous les entretiens où l’on discute de telles matières.

SOCRATE LE JEUNE

De quoi s’agit-il ?

L’ÉTRANGER

Supposons qu’on nous pose cette question : quand on demande à un écolier qui apprend à lire de quelles lettres se compose tel ou tel mot, doit-on croire qu’on lui fait faire cette recherche en vue d’un seul mot, le mot en question, ou pour le rendre plus habile à lire tous les mots qu’on peut lui proposer ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est pour tous les mots évidemment.

L’ÉTRANGER

Et notre enquête actuelle sur le politique, est-ce en vue du politique lui-même que nous nous la sommes proposée ? n’est-ce pas plutôt pour devenir meilleurs dialecticiens sur tous les sujets ?

SOCRATE LE JEUNE

Il est évident aussi que c’est pour cela.

L’ÉTRANGER

On peut bien assurer qu’il n’y a pas un homme sensé qui voudrait se mettre en quête d’une définition de la tisseranderie pour la seule tisseranderie. Mais il y a, ce me semble, une chose qui échappe au vulgaire, c’est que, pour certaines réalités, il y a des ressemblances naturelles qui tombent sous les sens et sont faciles à percevoir, et qu’il n’est pas du tout malaisé de les faire voir à ceux qui demandent une explication de quelqu’une de ces réalités, quand on ne veut pas se donner de peine ni recourir au raisonnement pour l’expliquer ; mais qu’au contraire, pour les réalités les plus grandes et les plus précieuses, il n’existe point d’image faite pour en donner aux hommes une idée claire, image qu’il suffirait de présenter à celui qui vous interroge, en l’appropriant à l’un de ses sens, pour satisfaire entièrement son esprit. Aussi faut-il travailler à se rendre capable de donner et de comprendre la raison de chaque chose. Car les réalités immatérielles, qui sont les plus belles et les plus grandes, c’est la raison seule, et rien autre, qui nous les révèle clairement, et c’est à ces réalités que se rapporte tout ce que nous disons en ce moment. Mais il est plus facile, quel que soit le sujet, de s’exercer sur de petites choses que sur des grandes.

SOCRATE LE JEUNE

C’est fort bien dit.

L’ÉTRANGER

N’oublions donc pas pourquoi nous venons de traiter cette matière.

SOCRATE LE JEUNE

Pourquoi ?

L’ÉTRANGER

C’est surtout à cause de cette impatience que nous ont donnée ces longs détails sur le tissage, sur le mouvement rétrograde de l’univers et sur l’existence du non-être à propos du sophiste. Nous sentions, en effet, qu’ils étaient trop longs et, sur tous, nous nous faisions des reproches, dans la crainte qu’ils ne fussent pas seulement prolixes, mais encore superflus. Nous voulons désormais éviter ces ennuis, et c’est pour tous ces motifs, sache-le, que nous avons fait tous deux ces observations.

SOCRATE LE JEUNE

Entendu. Continue seulement.

L’ÉTRANGER

Je dis donc qu’il faut que toi et moi, nous souvenant de ce qui vient d’être dit, nous ne blâmions ou n’approuvions jamais la brièveté ou la longueur de nos propos en comparant leur étendue respective, mais en nous référant à cette partie de l’art de mesurer dont nous disions plus haut qu’il ne fallait pas la perdre de vue, la convenance.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Mais il ne faut pas non plus nous régler uniquement sur elle. Car nous n’aurons nul besoin d’ajuster la longueur de nos discours au désir de plaire, sinon accessoirement, et quant à la manière la plus facile et la plus rapide de chercher la solution d’un problème donné, la raison nous recommande de la tenir pour secondaire et de ne pas lui donner le premier rang, mais d’estimer bien davantage et par-dessus tout la méthode qui enseigne à diviser par espèces, et, si un discours très long rend l’auditeur plus inventif, de le poursuivre résolument, sans s’impatienter de sa longueur ; et sans s’impatienter non plus, s’il se trouve un homme qui blâme les longueurs du discours dans des entretiens comme les nôtres et n’approuve point nos façons de tourner autour du sujet, il ne faut pas le laisser partir en toute hâte et tout de suite après qu’il s’est borné à blâmer la longueur de la discussion ; il lui reste à faire voir qu’il y a des raisons de croire que, si elle eût été plus courte, elle aurait rendu ceux qui y prenaient part plus aptes à la dialectique et plus ingénieux à démontrer la vérité par le raisonnement. Quant aux autres critiques ou éloges qu’on peut faire sur d’autres points, il ne faut aucunement s’en mettre en peine ; il ne faut même pas du tout avoir l’air de les entendre. Mais en voilà assez là-dessus, si tu es de mon avis. Revenons maintenant au politique pour lui appliquer l’exemple du tissage que nous avons exposé.

SOCRATE LE JEUNE

Tu as raison : faisons comme tu dis.

L’ÉTRANGER

XXVII. — Nous avons déjà séparé le roi de la plupart des arts qui lui sont apparentés, ou plutôt de tous ceux qui s’occupent des troupeaux. Mais il reste, disons-nous, ceux qui sont, dans l’Etat même, des arts auxiliaires et des arts producteurs qu’il faut d’abord séparer les uns des autres.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Sais-tu bien qu’il est difficile de les diviser en deux ? Pour quelle raison, c’est ce que nous verrons plus clairement, je pense, en avançant.

SOCRATE LE JEUNE

Eh bien, ne divisons pas en deux.

L’ÉTRANGER

Divisons-les donc par membres, comme on fait les victimes, puisque nous ne pouvons pas les diviser en deux ; car il faut toujours diviser en un nombre aussi rapproché que possible du nombre deux.

SOCRATE LE JEUNE

Comment faut-il nous y prendre ici ?

L’ÉTRANGER

Comme nous l’avons fait précédemment pour tous les arts qui fournissent des instruments au tissage : tu sais que nous les avons mis alors dans la classe des arts auxiliaires.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Il faut faire à présent la même chose : c’est encore plus nécessaire qu’alors. Tous les arts qui fabriquent dans la cité un instrument quelconque, petit ou grand, doivent être classés comme arts auxiliaires ; car, sans eux, il ne pourrait jamais exister ni Etat ni politique, et cependant ils n’ont aucune part dans les opérations de l’art royal, nous pouvons l’affirmer.

SOCRATE LE JEUNE

Non, en effet.

L’ÉTRANGER

A coup sûr, c’est une entreprise difficile que d’essayer de séparer ce genre des autres ; car on pourrait dire qu’il n’est rien qui ne soit l’instrument d’une chose ou d’une autre, et l’assertion paraîtrait plausible. Cependant, parmi les objets que possède l’Etat, il en est d’une nature particulière, dont j’ai quelque chose à dire.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Qu’ils n’ont pas la même propriété que les autres ; car ils ne sont point fabriqués, comme l’instrument, pour produire, mais pour conserver ce qui a été produit.

SOCRATE LE JEUNE

Quels sont-ils ?

L’ÉTRANGER

C’est la classe des objets de toute sorte que l’on fabrique pour contenir les matières sèches et humides, préparées au feu ou sans feu, et que nous désignons par le nom unique de vases, classe très étendue et qui n’a, que je sache, absolument aucun rapport avec la science que nous cherchons.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

Considérons maintenant une troisième classe d’objets différente des précédentes et très compréhensive : terrestre ou aquatique, vagabonde ou fixe, précieuse ou sans prix, elle n’a pourtant qu’un nom, parce qu’elle né produit pas autre chose que des sièges et qu’elle fournit toujours un support à quelque chose.

SOCRATE LE JEUNE

Qu’est-ce ?

L’ÉTRANGER

C’est ce que nous appelons véhicule, et ce n’est pas du tout l’ouvrage de la politique, mais bien plutôt de l’art du charpentier, du potier et du forgeron.

SOCRATE LE JEUNE

Je saisis cela.

L’ÉTRANGER

XXVIII. — Après ces trois espèces, n’en faut-il pas mentionner une quatrième, qui diffère d’elles et qui comprend la plupart des choses dont nous avons déjà parlé, l’habillement en général, la plus grande partie des armes, les murs de tous les abris de terre ou de pierre et mille autres choses ? Comme tout cela est fait pour abriter, on peut très justement l’appeler du nom collectif d’abri et en rapporter la plus grande partie à l’art de bâtir et à l’art de tisser bien plus justement qu’à la politique.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, comme cinquième espèce, ne faut-il pas admettre l’ornementation, la peinture et toutes les imitations qu’on fait au moyen de la peinture et de la musique, oeuvres qui ne visent qu’à notre plaisir et qu’il serait juste de réunir sous une seule dénomination ?

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle ?

L’ÉTRANGER

On dit, je crois, que c’est une sorte de divertissement.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

L’ ÉTRANGER

Et c’est bien de ce nom unique qu’il conviendra de les nommer toutes, puisque aucune d’elles n’est faite dans une intention sérieuse et qu’elles n’ont toutes en vue que l’amusement.

SOCRATE LE JEUNE

Cela aussi, je le comprends assez bien.

L’ÉTRANGER

Mais ce qui fournit les matériaux desquels et dans lesquels tous les arts que nous venons de citer façonnent leurs ouvrages, cette espèce si variée, issue de beaucoup d’autres arts, n’en ferons-nous pas une sixième division ?

SOCRATE LE JEUNE

De quoi parles-tu ?

L’ÉTRANGER

De l’or, de l’argent, de tout ce qu’on extrait des mines, de tout ce que la coupe du bois et l’élagage en général abattent et fournissent à la charpenterie et à la vannerie. Ajoutes-y la décortication des plantes et l’art du corroyeur, qui dépouille de leur peau les corps des animaux, et tous les arts analogues, qui, en préparant du liège, des papyrus et des liens, nous permettent de fabriquer des espèces composées avec des espèces simples. Donnons à tout cela un nom unique, appelons-le la première et simple acquisition de l’homme, et disons qu’elle n’est en aucune manière l’oeuvre de la science royale.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

Enfin l’acquisition des aliments et toutes les choses qui, se mélangeant à notre corps, ont le pouvoir d’en conforter les parties par des parties d’elles-mêmes nous donneront une septième espèce que nous désignerons tout entière par le nom de nourricière, si nous n’en avons pas de plus beau à lui donner. Mais il sera plus exact de ranger tout cela sous l’agriculture, la chasse, la gymnastique, la médecine, la cuisine que de l’attribuer à la politique.

SOCRATE LE JEUNE

C’est incontestable.

L’ÉTRANGER

XXIX. — Ainsi donc, à peu près tout ce qu’on peut posséder, à la réserve des animaux apprivoisés, a été, je crois, énuméré dans ces sept classes. Vois, en effet : j’ai cité la classe des matières premières qui, en bonne justice, aurait dû être placée en tête, puis l’instrument, le vase, le véhicule, l’abri, le divertissement, la nourriture. Nous négligeons ici les objets de peu d’importance que nous avons pu oublier et qui auraient pu rentrer dans quelqu’une de ces classes, par exemple le groupe de la monnaie, des sceaux et des empreintes de toutes sortes. Car ces choses ne forment aucune grande classe analogue aux autres ; mais les unes rentreront dans l’ornementation, les autres dans les instruments, non sans résistance, il est vrai, mais, en les tirant bien, ils s’y accommoderont tout de même. Quant à la possession des animaux apprivoisés, à part les esclaves, il est évident qu’ils rentreront dans l’art d’élever des troupeaux, qui a déjà été divisé en parties.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Reste le groupe des esclaves et des serviteurs, en général, parmi lesquels je prévois que nous allons voir apparaître ceux qui disputent au roi la confection même du tissu, comme tout à l’heure les fileurs, les cardeurs et autres ouvriers dont nous avons parlé le disputaient au tisserand. Pour tous les autres, que nous avons appelés auxiliaires, ils ont été écartés avec les ouvrages que nous venons de dire et séparés de la fonction royale et politique.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble, du moins.

L’ÉTRANGER

Allons maintenant, approchons-nous de ceux qui restent, pour les examiner de près et les connaître plus sûrement.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce qu’il faut faire.

L’ÉTRANGER

Nous trouvons d’abord que les plus grands serviteurs, à en juger d’ici, sont, par leurs occupations et leur condition, le contraire de ce que nous avions soupçonné.

SOCRATE LE JEUNE

Qui sont-ils ?

L’ÉTRANGER

Ce sont ceux qu’on achète et qu’on possède par ce moyen. Nous pouvons, sans crainte d’être contredits, les appeler esclaves et affirmer qu’ils n’ont pas la moindre part à l’art royal.

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Et ceux des hommes libres qui se rangent volontairement dans la classe des serviteurs avec ceux que nous venons de citer, et qui transportent et distribuent également entre les uns et les autres les produits de l’agriculture et des autres arts, les uns dans les marchés, les autres en passant de ville en ville, par terre et par mer, changeant monnaie contre marchandises ou monnaie contre monnaie, qu’on les nomme changeurs, ou négociants, ou patrons de vaisseaux, ou détaillants, est-ce qu’ils ont quelque prétention à la politique ?

SOCRATE LE JEUNE

Peut-être à la politique commerciale.

L’ÉTRANGER

Pour les mercenaires et les hommes à gages que nous voyons tout prêts à se mettre au service du premier venu, il n’y a pas de danger qu’on les trouve prenant part à la fonction royale.

SOCRATE LE JEUNE

Comment le feraient-ils, en effet ?

L’ÉTRANGER

Mais ceux qui, à l’occasion, s’acquittent pour nous de certains offices, qu’en dirons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

De quels offices et de quels hommes veux-tu parler ?

L’ÉTRANGER

De ceux qui forment la classe des hérauts, de ceux qui, à force de servir, deviennent des clercs habiles, et de certains autres qui remplissent en perfection une foule d’autres fonctions relatives aux offices publics. De ceux-là, que dirons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

Ce que tu disais tout à l’heure, qu’ils sont des serviteurs, mais qu’ils ne sont pas eux-mêmes les chefs des cités.

L’ÉTRANGER

Je ne rêvais pourtant pas, que je sache, quand j’ai dit que c’était de ce côté que nous verrions apparaître ceux qui élèvent les plus grandes prétentions à la politique, quoiqu’il puisse paraître fort étrange de les chercher dans un groupe quelconque de serviteurs.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

Approchons donc encore plus près de ceux qui n’ont pas encore été passés à la pierre de touche. Ce sont d’abord ceux qui s’occupent de divination et qui possèdent une partie de la science du service : car ils passent pour être les interprètes des dieux auprès des hommes.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et d’autre part, la race des prêtres qui, selon l’opinion reçue, savent offrir, en sacrifiant aux dieux en notre nom, des présents selon leur coeur et leur demander par des prières de nous octroyer des biens. Or ces deux fonctions sont bien des parties de l’art de servir.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble en tout cas.

L’ÉTRANGER

XXX. — Je crois qu’à présent nous tenons une piste pour atteindre le but que nous poursuivons. Car les prêtres et les devins ont l’air d’avoir une haute idée d’eux-mêmes et sont en grande vénération à cause de la grandeur de leurs fonctions. C’est à tel point qu’en Egypte un roi ne peut régner s’il n’est point prêtre, et, si par hasard il appartenait à une autre classe, avant d’avoir conquis le trône, il est forcé par la suite de se faire recevoir dans la caste sacerdotale. Chez les Grecs aussi, on trouverait qu’en maint Etat ce sont les plus hauts magistrats qui sont chargés d’accomplir les plus importants de ces sacrifices. Et c’est chez vous surtout que se vérifie ce que j’avance ; car on dit que c’est au roi désigné par le sort [17] que l’on confie ici le soin d’offrir les sacrifices les plus solennels et qui remontent à la tradition nationale la plus ancienne.

SOCRATE LE JEUNE

C’est bien cela.

L’ÉTRANGER

Il faut donc examiner à la fois ces rois désignés par le sort et ces prêtres, avec leurs assistants, et aussi certaine troupe très nombreuse, qui vient d’apparaître à nos yeux, à présent que les autres prétendants sont écartés.

SOCRATE LE JEUNE

De qui parles-tu donc ?

L’ÉTRANGER

De gens tout à fait étranges.

SOCRATE LE JEUNE

En quoi donc ?

L’ÉTRANGER

C’est une race formée de toute sorte de tribus, à ce qu’il semble au premier coup d’oeil, — car beaucoup de ces gens ressemblent à des lions, à des centaures et à d’autres êtres pareils, et un très grand nombre à des satyres et à des bêtes sans force, mais pleines de ruse ; en un clin d’oeil, ils changent entre eux de formes et de propriétés. Ah ! Socrate, je crois que je viens de reconnaître ces gens-là.

SOCRATE LE JEUNE

Explique-toi ; tu as l’air de découvrir quelque chose d’étrange.

L’ÉTRANGER

Oui ; car c’est l’ignorance qui fait toujours paraître les choses étranges, et c’est ce qui m’est arrivé à moi-même tout à l’heure ; en apercevant soudain le choeur qui s’agite autour des affaires publiques, je ne l’ai pas reconnu.

SOCRATE LE JEUNE

Quel choeur ?

L’ÉTRANGER

Le plus grand magicien de tous les sophistes et le plus habile dans cet art, et qu’il faut, bien que ce soit très difficile à faire, distinguer des vrais politiques et des vrais rois, si nous voulons voir clairement ce que nous cherchons.

SOCRATE LE JEUNE

Vraiment, c’est à quoi nous ne devons pas renoncer.

L’ÉTRANGER

Nous ne le devons pas, c’est mon avis. Dis-moi donc.

SOCRATE LE JEUNE

XXXI. — Quoi ?

L’ÉTRANGER

La monarchie n’est-elle pas, selon nous, une des formes du pouvoir politique ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

Et après la monarchie, on peut nommer, je crois, le gouvernement du petit nombre.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

Une troisième forme de gouvernement, n’est-ce pas le commandement de la multitude, qui a reçu le nom de démocratie ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Mais ces trois formes ne deviennent-elles pas cinq en quelque manière, en engendrant d’elles-mêmes deux autres dénominations de surcroît ?

SOCRATE LE JEUNE

Lesquelles ?

L’ÉTRANGER

En considérant ce qui prévaut dans ces gouvernements, la violence ou l’obéissance volontaire, la pauvreté ou la richesse, la légalité ou l’illégalité, on divise en deux chacun des deux premiers et, comme la monarchie offre deux formes, on l’appelle de deux noms, tyrannie ou royauté.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

De même tout gouvernement où domine le petit nombre s’appelle soit aristocratie, soit oligarchie.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

Quant à la démocratie, que la multitude commande de gré ou de force à ceux qui possèdent, qu’elle observe exactement les lois ou ne les observe pas, dans aucun cas, on n’a l’habitude de rien changer à ce nom.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Mais dis-moi : pensons-nous que le vrai gouvernement soit un de ceux que nous venons de définir par ces termes un, quelques-uns, beaucoup ; richesse ou pauvreté ; contrainte ou libre consentement, lois écrites ou absence de lois ?

SOCRATE LE JEUNE

Et qu’est-ce qui l’en empêcherait ?

L’ÉTRANGER

Suis-moi par ici pour y voir plus clair.

SOCRATE LE JEUNE

Par où ?

L’ÉTRANGER

Nous en tiendrons-nous à ce que nous avons dit en commençant, ou nous en écarterons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

De quoi parles-tu ?

L’ÉTRANGER

Nous avons dit, je crois, que le commandement royal était une science.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et pas une science quelconque, mais bien une science critique et directive, que nous avons relevée entre les autres.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et dans la science directive nous avons distingué une partie qui s’exerce sur les oeuvres inanimées, et une autre, sur les êtres vivants, et, divisant toujours de cette manière, nous en sommes arrivés ici, sans perdre de vue la science, mais sans pouvoir définir nettement ce qu’elle est.

SOCRATE LE JEUNE

C’est exact.

L’ÉTRANGER

Dès lors, ne comprenons-nous pas que la distinction entre les formes de gouvernement ne doit pas être cherchée dans le petit nombre, ni dans le grand nombre, ni dans l’obéissance volontaire, ni dans l’obéissance forcée, ni dans la pauvreté, ni dans la richesse, mais bien dans la présence d’une science, si nous voulons être conséquents avec nos principes.

SOCRATE LE JEUNE

Quant à cela, nous ne pouvons pas faire autrement.

L’ÉTRANGER

XXXII. — Il est dès lors indispensable d’examiner maintenant dans laquelle de ces formes de gouvernement se rencontre la science de commander aux hommes, la plus difficile peut-être et la plus importante à acquérir. C’est en effet cette science qu’il faut considérer, afin de voir quels hommes nous devons distinguer du roi sage, parmi ceux qui prétendent être des hommes d’Etat et qui le font croire à beaucoup de gens, bien qu’ils ne le soient en aucune façon.

SOCRATE LE JEUNE

C’est, en effet, ce qu’il faut faire, comme la discussion nous l’a déjà indiqué.

L’ÉTRANGER

Or te semble-t-il que dans une cité la multitude soit capable d’acquérir cette science ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment le pourrait-elle ?

L’ÉTRANGER

Mais, dans une cité de mille hommes, est-il possible que cent d’entre eux ou même cinquante la possèdent dans une mesure suffisante ?

SOCRATE LE JEUNE

A ce compte, ce serait le plus facile de tous les arts. Nous savons bien que, sur mille hommes, on ne trouverait jamais un pareil nombre de joueurs de trictrac supérieurs à tous ceux que renferme la Grèce, encore moins un pareil nombre de rois. Car l’homme qui possède la science royale, qu’il règne ou non, a droit, d’après ce que nous avons dit, à être appelé roi.

L’ÉTRANGER

Tu fais bien de me le rappeler. Il suit de là, si je ne me trompe, que le gouvernement véritable, s’il en existe un de tel, doit être cherché dans un seul, ou dans deux, ou dans un tout petit nombre d’hommes.

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Mais ceux-là, qu’ils commandent avec ou sans le consentement de leurs sujets, selon des lois écrites ou sans elles, et qu’ils soient riches ou pauvres, il faut croire, comme nous le pensons maintenant, qu’ils gouvernent suivant un certain art. Il en est absolument de même des médecins : qu’ils nous guérissent avec ou sans notre consentement, en nous taillant, nous brûlant ou nous faisant souffrir de quelque autre manière, qu’ils suivent des règles écrites ou s’en dispensent, qu’ils soient pauvres ou riches, quel que soit le cas, nous ne les en tenons pas moins pour médecins, tant qu’ils nous régentent avec art, qu’ils nous purgent ou nous amaigrissent d’une autre manière, ou nous font engraisser, pourvu que ce soit pour le bien de notre corps et pour le rendre meilleur, de pire qu’il était, et que leur traitement sauve toujours les malades qu’ils soignent. C’est en la définissant de cette manière, j’en suis persuadé, et de cette manière seulement, que nous pourrons affirmer que nous tenons la seule définition juste de la médecine, comme de tout autre art de commander.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

XXXIII. — C’est donc, semble-t-il, une conséquence forcée que, parmi les gouvernements, celui-là soit éminemment et uniquement le véritable gouvernement, où l’on trouve des chefs qui ne paraissent pas seulement savants, mais qui le soient, et qu’ils gouvernent suivant des lois ou sans lois, du consentement ou contre le gré de leurs sujets, qu’ils soient pauvres ou qu’ils soient riches, tout cela doit être compté pour rien, quand il s’agit de la véritable règle en quoi que ce soit.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

Et, soit qu’ils purgent la cité pour son bien en mettant à mort ou bannissant quelques personnes, soit qu’ils l’amoindrissent en envoyant au-dehors des colonies comme des essaims d’abeilles, ou qu’ils l’agrandissent en y amenant du dehors des gens dont ils font des citoyens, tant qu’ils la conservent par la science et la justice et la rendent meilleure, autant qu’il est en eux, c’est alors, c’est à ces traits seuls que nous devons reconnaître le véritable gouvernement. Quant à tous ceux dont nous parlons, il faut dire qu’ils ne sont pas légitimes et qu’ils n’existent même pas : ce ne sont que des imitations du gouvernement véritable, et, si l’on dit qu’ils ont de bonnes lois, c’est qu’ils l’imitent dans le bon sens, tandis que les autres l’imitent dans le mauvais.

SOCRATE LE JEUNE

Sur tout le reste, étranger, ton langage me paraît juste ; mais que l’on doive gouverner sans lois, c’est une assertion un peu pénible à entendre.

L’ÉTRANGER

Tu ne m’as devancé que d’un instant, Socrate, avec ta question ; car j’allais te demander si tu approuves tout ce que j’ai dit, ou si tu y trouves quelque chose de choquant. Mais, à présent, il est clair que ce que nous aurons à coeur de discuter, c’est la légitimité d’un gouvernement sans lois.

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Il est évident que la législation appartient jusqu’à un certain point à la science royale, et cependant l’idéal n’est pas que la force soit aux lois, mais à un roi sage. Sais-tu pourquoi ?

SOCRATE LE JEUNE

Et toi, comment l’entends-tu ?

L’ÉTRANGER

C’est que la loi ne pourra jamais embrasser exactement ce qui est le meilleur et le plus juste pour tout le monde à la fois, pour y conformer ses prescriptions : car les différences qui sont entre les individus et entre les actions et le fait qu’aucune chose humaine, pour ainsi dire, ne reste jamais en repos interdisent à toute science, quelle qu’elle soit, de promulguer en aucune matière une règle simple qui s’applique à tout et à tous les temps. Accordons-nous cela ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment s’y refuser ?

L’ÉTRANGER

Et cependant, nous le voyons, c’est à cette uniformité même que tend la loi, comme un homme buté et ignorant, qui ne permet à personne de rien faire contre son ordre, ni même de lui poser une question, lors même qu’il viendrait à quelqu’un une idée nouvelle, préférable à ce qu’il a prescrit lui-même.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai : la loi agit réellement à l’égard de chacun de nous comme tu viens de le dire.

L’ÉTRANGER

Il est donc impossible que ce qui est toujours simple s’adapte exactement à ce qui ne l’est jamais.

SOCRATE LE JEUNE

J’en ai peur.

L’ÉTRANGER

XXXIV. — Alors, pourquoi donc est-il nécessaire de légiférer, si la loi n’est pas ce qu’il y a de plus juste ? Il faut que nous en découvrions la raison.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

N’y a-t-il pas chez vous, comme dans d’autres Etats, des réunions d’hommes qui s’exercent soit à la course, soit à quelque autre jeu, en vue d’un certain concours ?

SOCRATE LE JEUNE

Si, et même beaucoup.

L’ÉTRANGER

Eh bien, remettons-nous en mémoire les prescriptions des entraîneurs professionnels qui président à ces sortes d’exercices.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Ils pensent qu’il n’est pas possible de faire des prescriptions détaillées pour chaque individu, en ordonnant à chacun ce qui convient à sa constitution. Ils croient, au contraire, qu’il faut prendre les choses plus en gros et ordonner ce qui est utile au corps pour la généralité des cas et la généralité des individus.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

C’est pour cela qu’imposant les mêmes travaux à des groupes entiers, ils leur font commencer en même temps et finir en même temps, soit la course, soit la lutte, ou tous les autres exercices.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Croyons de même que le législateur, qui doit imposer à ses ouailles le respect de la justice et des contrats, ne sera jamais capable, en commandant à tous à la fois, d’assigner exactement à chacun ce qui lui convient.

SOCRATE LE JEUNE

C’est en tout cas vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Mais il prescrira, j’imagine, ce qui convient à la majorité des individus et dans la plupart des cas, et c’est ainsi qu’il légiférera, en gros, pour chaque groupe, soit qu’il promulgue des lois écrites, soit qu’il donne force de loi à des coutumes traditionnelles non écrites.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Oui, c’est juste. Comment, en effet, Socrate, un homme pourrait-il rester toute sa vie aux côtés de chaque individu pour lui prescrire exactement ce qu’il doit faire ? Au reste, j’imagine que, s’il y avait quelqu’un qui en fût capable parmi ceux qui ont réellement reçu la science royale en partage, il ne consentirait guère à se donner des entraves en écrivant ce qu’on appelle des lois.

SOCRATE LE JEUNE

Non, étranger, du moins d’après ce que nous venons de dire.

L’ÉTRANGER

Et plus encore, excellent ami, d’après ce que nous allons dire.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER

Ceci. Il faut nous dire qu’un médecin ou un maître de gymnase qui va partir en voyage et qui pense rester longtemps loin de ceux auxquels il donne ses soins, voudrait, s’il pense que ses élèves ou ses malades ne se souviendront pas de ses prescriptions, les leur laisser par écrit, ou bien que ferait-il ?

SOCRATE LE JEUNE

Ce que tu as dit.

L’ÉTRANGER

Mais si le médecin revenait après être resté en voyage moins longtemps qu’il ne prévoyait, est-ce qu’il n’oserait pas à ces instructions écrites en substituer d autres, si ses malades se trouvaient dans des conditions meilleures par suite des vents ou de tout autre changement inopiné dans le cours ordinaire des saisons ? ou persisterait-il à croire que personne ne doit transgresser ses anciennes prescriptions, ni lui-même en ordonnant autre chose, ni ses malades en osant enfreindre les ordonnances écrites, comme si ces ordonnances étaient seules médicales et salutaires, et tout autre régime insalubre et contraire à la science ? Se conduire de la sorte en matière de science et d’art, n’est-ce pas exposer sa façon de légiférer au ridicule le plus complet ?

SOCRATE LE JEUNE

Sûrement.

L’ÉTRANGER

Et si après avoir édicté des lois écrites ou non écrites sur le juste et l’injuste, le beau et le laid, le bien et le mal, pour les troupeaux d’hommes qui se gouvernent dans leurs cités respectives conformément aux lois écrites, si, dis-je, celui qui a formulé ces lois avec art, ou tout autre pareil à lui se représente un jour, il lui serait interdit de les remplacer par d’autres ! Est-ce qu’une telle interdiction ne paraîtrait pas réellement tout aussi ridicule dans ce cas que dans l’autre ?

SOCRATE LE JEUNE

Si, assurément.

L’ÉTRANGER

XXXV. — Sais-tu ce qu’on dit généralement à ce sujet ?

SOCRATE LE JEUNE

Cela ne me revient pas ainsi sur-le-champ.

L’ÉTRANGER

C’est pourtant bien spécieux. On dit, en effet, que, si un homme connaît des lois meilleures que celles des ancêtres, il ne doit les donner à sa patrie qu’après avoir persuadé chacun de ses concitoyens ; autrement, non.

SOCRATE LE JEUNE

Eh bien, n’est-ce pas juste ?

L’ÉTRANGER

Peut-être. En tout cas, si quelqu’un, au lieu de les persuader, leur impose de force des lois meilleures, réponds, quel nom faudra-t-il donner à son coup de force ? Mais non, pas encore : revenons d’abord à ce que nous disions plus haut.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Si un médecin qui entend bien son métier, au lieu d’user de persuasion, contraint son malade, enfant ou homme fait, ou femme, à suivre un meilleur traitement, en dépit des préceptes écrits, quel nom donnera-t-on à une telle violence ? Tout autre nom, n’est-ce pas ? que celui dont on appelle la faute contre l’art, l’erreur fatale à la santé. Et le patient ainsi traité aurait le droit de tout dire sur son cas, sauf qu’il a été soumis par les médecins qui lui ont fait violence à un traitement nuisible à sa santé et contraire à l’art.

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement vrai.

L’ÉTRANGER

Mais qu’est-ce que nous appelons erreur dans l’art politique ? N’est-ce pas la malhonnêteté, la méchanceté et l’injustice ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est exactement cela.

L’ÉTRANGER

Or, quand on a été contraint de faire contre les lois écrites et l’usage traditionnel des choses plus justes, meilleures et plus belles qu’auparavant, voyons, si l’on blâme cet usage de la force, ne sera-t-on pas toujours, à moins qu’on ne veuille se rendre absolument ridicule, autorisé à tout dire plutôt que de prétendre que les victimes de ces violences ont subi des traitements honteux, injustes, mauvais ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement vrai.

L’ÉTRANGER

Mais faut-il dire que la violence est juste, si son auteur est riche, et injuste s’il est pauvre ? Ne faut-il pas plutôt, lorsqu’un homme, qu’il ait ou n’ait pas persuadé les citoyens, qu’il soit riche ou qu’il soit pauvre, qu’il agisse suivant ou contre les lois écrites, fait des choses utiles, voir en cela le critère le plus sûr d’une juste administration de l’Etat, critère d’après lequel l’homme sage et bon administrera les affaires de ses sujets ? De même que le pilote, toujours attentif au bien du vaisseau et des matelots, sans écrire un code, mais en prenant son art pour loi, sauve ses compagnons de voyage, ainsi et de la même façon des hommes capables de gouverner d’après ce principe pourraient réaliser une constitution droite, en donnant à leur art une force supérieure à celle des lois. Enfin, quoi qu’ils fassent, les chefs sensés ne commettent pas d’erreur, tant qu’ils observent cette grande et unique règle, de dispenser toujours avec intelligence et science aux membres de l’Etat la justice la plus parfaite, et, tant qu’ils sont capables de les sauver et de les rendre, autant que possible, meilleurs qu’ils n’étaient.

SOCRATE LE JEUNE

Il n’y a rien à objecter à ce que tu viens de dire.

L’ÉTRANGER

Et rien non plus à ceci.

SOCRATE LE JEUNE

XXXVI. — De quoi veux-tu parler ?

L’ÉTRANGER

Je veux dire que jamais un grand nombre d’hommes, quels qu’ils soient, n’acquerront jamais une telle science et ne deviendront capables d’administrer un Etat avec intelligence, et que c’est chez un petit nombre, chez quelques-uns, ou un seul, qu’il faut chercher cette science unique du vrai gouvernement, que les autres. gouvernements doivent être considérés comme des imitations de celui-là, imitations tantôt bien, tantôt mal réussies.

SOCRATE LE JEUNE

Comment entends-tu cela ? Car, même tout à l’heure, j’ai mal compris ce que sont ces imitations.

L’ÉTRANGER

Nous nous exposerions à un reproche sérieux si, après avoir soulevé cette question, nous la laissions tomber, sans la traiter à fond et sans montrer l’erreur qu’on commet aujourd’hui en cette matière.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle erreur ?

L’ÉTRANGER

Voici ce que nous avons à chercher. Ce n’est pas du tout ordinaire ni aisé à voir ; essayons pourtant de le saisir. Puisqu’il n’y a pas pour nous d’autre gouvernement parfait que celui que nous avons dit, ne vois-tu pas que les autres ne peuvent subsister qu’en lui empruntant ses lois écrites, en faisant ce qu’on approuve aujourd’hui, bien que ce ne soit pas le plus raisonnable ?

SOCRATE LE JEUNE

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER

C’est que personne dans la cité n’ose rien faire contre les lois et que celui qui l’oserait soit puni de mort et des derniers supplices. Et c’est là le principe le plus juste et le plus beau, en seconde ligne, quand on a écarté le premier, que nous avons exposé tout à l’heure. Comment s’est établi ce principe que nous mettons en seconde ligne, c’est ce qu’il nous faut expliquer, n’est-ce pas ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

XXXVII. — Revenons donc aux images qui s’imposent chaque fois que nous voulons portraire des chefs faits pour la royauté.

SOCRATE LE JEUNE

Quelles images ?

L’ÉTRANGER

Celle de l’excellent pilote et du médecin « qui vaut beaucoup d’autres hommes [18] ». Façonnons une similitude où nous les ferons figurer et observons-les.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle similitude ?

L’ÉTRANGER

Celle-ci. Suppose que nous nous mettions tous en tête que nous souffrons de leur part d’abominables traitements, par exemple, que si l’un ou l’autre veut sauver l’un d’entre nous, l’un comme l’autre le sauve, mais que s’ils veulent le mutiler, ils le mutilent, en le taillant, en le brûlant, en lui enjoignant de leur verser, comme une sorte d’impôt, des sommes dont ils ne dépensent que peu ou rien pour le malade, et détournent le reste pour leur usage ou celui de leur maison. Finalement ils vont jusqu’à se laisser payer par les parents ou les ennemis du malade pour le tuer. De leur côté, les pilotes commettent mille autres méfaits du même genre ; ils vous laissent traîtreusement seuls à terre, quand ils prennent le large ; ils font de fausses manoeuvres en pleine mer et jettent les hommes à l’eau, sans parler des autres méchancetés dont ils se rendent coupables. Suppose qu’avec ces idées en tête, nous décidions, après en avoir délibéré, de ne plus permettre à aucun de ces deux arts de commander en maître absolu ni aux esclaves, ni aux hommes libres, de nous réunir nous-mêmes en assemblées, où l’on admettrait, soit le peuple tout entier, soit seulement les riches, et d’accorder aux ignorants et aux artisans le droit de donner leur avis sur la navigation et sur les maladies, et de décider comment il faut appliquer aux malades les remèdes et les instruments médicaux, comment il faut manoeuvrer les vaisseaux et les engins nautiques, soit pour naviguer, soit pour affronter les dangers du vent et de la mer pendant la navigation, ou les rencontres de pirates, et si, dans un combat naval, il faut opposer aux vaisseaux longs des vaisseaux du même genre ; enfin d’écrire ce que la foule aurait décidé à ce sujet, soit que des médecins et des pilotes ou que des ignorants aient pris part aux délibérations, sur des tables tournantes [19] ou sur des colonnes, ou bien, sans l’écrire, de l’adopter à titre de coutumes ancestrales et de nous régler désormais sur toutes ces décisions pour naviguer et pour soigner les malades.

SOCRATE LE JEUNE

Ce sont des choses bien étranges que tu dis là.

L’ÉTRANGER

Suppose encore que l’on institue chaque année des chefs du peuple, tirés au sort, soit parmi les riches, soit dans le peuple tout entier, et que les chefs ainsi institués se règlent sur les lois écrites pour gouverner les vaisseaux et soigner les malades.

SOCRATE LE JEUNE

Cela est encore plus difficile à admettre.

L’ÉTRANGER

XXXVIII. — Considère maintenant ce qui suit. Lorsque chacun des magistrats aura fini son année, il faudra constituer des tribunaux dont les juges seront choisis parmi les riches ou tirés au sort dans le peuple tout entier, et v faire comparaître les magistrats sortis de charge pour qu’ils rendent leurs comptes. Quiconque le voudra pourra les accuser de n’avoir pas, pendant leur année, gouverné les vaisseaux suivant les lois écrites ou suivant les vieilles coutumes des ancêtres, et l’on pourra de même accuser ceux qui soignent les malades, et les mêmes juges fixeront la peine ou l’amende que les condamnés auront à payer.

SOCRATE LE JEUNE

Alors, si un homme consentait volontairement à commander parmi de tels gens, il mériterait bien toutes les peines et amendes possibles.

L’ÉTRANGER

Il faudra encore après cela établir une loi portant que si l’on surprend quelqu’un à faire des recherches, en dépit des règles écrites, sur l’art du pilotage et la navigation et sur la santé et la vraie science médicale, dans ses rapports avec les vents, le chaud et le froid, et à imaginer quelque nouveauté en ces matières, d’abord, on ne lui donnera pas le nom de médecin, ni de pilote, mais celui de discoureur en l’air et de sophiste bavard [20] , ensuite, que quiconque le voudra, parmi ceux qui en ont le droit, pourra l’accuser et le traduire devant quelque tribunal comme corrompant les jeunes gens et leur persuadant de pratiquer le pilotage et la médecine sans tenir compte des lois, en gouvernant, au contraire, en maîtres absolus les vaisseaux et les malades ; et s’il est avéré qu’il donne, soit aux jeunes gens, soit aux vieillards, des conseils -contraires aux lois et aux règlements écrits, on le punira des derniers supplices ; car il ne doit rien y avoir de plus sage que les lois, vu que personne n’ignore la médecine, l’hygiène, ni le pilotage et la navigation ; car il est loisible à tout le morde d’apprendre les règles écrites et les coutumes reçues dans la nation. S’il en devait être ainsi, Socrate, et de ces sciences, et de la stratégie, et de toute espèce de chasse, et de la peinture ou de toute autre partie de l’imitation en général, de la charpenterie et de la fabrication d’ustensiles de toute espèce, ou de l’agriculture, ou de toute l’horticulture ; si nous devions voir pratiquer suivant des règles écrites l’élevage des chevaux ou l’art en général de soigner les troupeaux, ou la divination, ou toutes les parties qu’embrasse l’art de servir, ou le jeu du trictrac, ou la science des nombres tout entière, soit pure, soit appliquée aux surfaces planes, aux solides, aux mouvements, que deviendraient tous ces arts ainsi traités et réglés sur des lois écrites, au lieu de l’être sur l’art ?

SOCRATE LE JEUNE

Il est évident que c’en serait fait pour nous de tous les arts et qu’ils ne renaîtraient plus jamais, par suite de cette loi qui interdit la recherche ; et la vie, déjà si dure à présent, deviendrait alors absolument insupportable.

L’ÉTRANGER

XXXIX. — Et ceci, qu’en diras-tu ? Si nous exigions que chacun des arts que j’ai nommés fût asservi à des règlements et que le chef désigné par l’élection ou par le sort veillât à leur exécution, mais que ce chef ne tînt aucun compte des règles écrites et que, par amour du gain ou par une complaisance particulière, il essayât d’agir autrement qu’elles ne le prescrivent, bien qu’il ne sût rien, ne serait-ce pas là un mal encore plus grave que le précédent ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est très vrai.

L’ÉTRANGER

Il me semble, en effet, que, si l’on enfreint les lois qui ont été instituées d’après une longue expérience et dont chaque article a été sanctionné par le peuple sur les conseils et les exhortations de conseillers bien intentionnés, celui qui y contrevient commet une faute cent fois plus grande que la première et anéantit toute activité plus sûrement encore que ne le faisaient les règlements.

SOCRATE LE JEUNE

Naturellement.

L’ÉTRANGER

Par conséquent, lorsqu’on institue des lois et des règles écrites en quelque matière que ce soit, il ne reste qu’un second parti à prendre, c’est de ne jamais permettre ni à un seul individu ni à la foule de rien entreprendre qui y soit contraire.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Ces lois, écrites par des hommes qui possèdent la science, autant qu’il est possible, ne seraient-elles pas, en chaque matière, des imitations de la vérité ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Et pourtant nous avons dit, s’il nous en souvient, que l’homme qui sait, le véritable politique, agirait souvent suivant son art, sans s’inquiéter aucunement, pour se conduire, des règlements écrits, lorsqu’une autre manière de faire lui paraîtrait meilleure que les règles qu’il a rédigées lui-même et adressées à des hommes qui sont loin de lui.

SOCRATE LE JEUNE

Nous l’avons dit, en effet.

L’ÉTRANGER

Or, quand un individu quelconque ou une foule quelconque, ayant des lois établies, entreprennent, à l’encontre de ces lois, de faire quelque chose qui leur paraît préférable, ne font-ils pas, autant qu’il est en eux, la même chose que ce politique véritable ?

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

Si ce sont des ignorants qui agissent ainsi, ils essaieront sans doute d’imiter la vérité, mais ils l’imiteront fort mal ; si, au contraire, ce sont des gens savants dans leur art, ce n’est plus là de l’imitation, c’est la parfaite vérité même dont nous avons parlé.

SOCRATE LE JEUNE

A coup sûr.

L’ÉTRANGER

Cependant nous sommes tombés d’accord précédemment qu’aucune foule n’est capable de s’assimiler un art, quel qu’il soit. Notre accord reste acquis ?

SOCRATE LE JEUNE

Il reste acquis.

L’ÉTRANGER

Dès lors, s’il existe un art royal, la foule des riches et le peuple tout entier ne pourront jamais s’assimiler cette science politique.

SOCRATE LE JEUNE

Comment le pourraient-ils ?

L’ÉTRANGER

Il faut donc, à ce qu’il semble, que ces sortes de gouvernements, s’ils veulent imiter le mieux possible le gouvernement véritable, celui de l’homme unique qui gouverne avec art, se gardent bien, une fois qu’ils ont des lois établies, de jamais rien faire contre les règles écrites et les coutumes des ancêtres.

SOCRATE LE JEUNE

C’est fort bien dit.

L’ÉTRANGER

Quand ce sont les riches qui imitent ce gouvernement, nous nommons ce gouvernement-là aristocratie, et, quand ils ne s’inquiètent pas des lois, oligarchie.

SOCRATE LE JEUNE

Il y a apparence.

L’ÉTRANGER

Cependant, quand c’est un seul qui commande conformément aux lois, en imitant le savant politique, nous l’appelons roi, sans distinguer par des noms différents celui qui règne suivant la science de celui qui suit l’opinion.

SOCRATE LE JEUNE

Je le crois.

L’ÉTRANGER

Ainsi, lors même qu’un homme réellement savant règne seul, il n’en reçoit pas moins ce même nom de roi, et on ne lui en donne pas d’autre. Il en résulte que la totalité des noms donnés aux gouvernements que l’on distingue actuellement se réduit au nombre de cinq.

SOCRATE LE JEUNE

A ce qu’il semble du moins.

L’ÉTRANGER

Mais quoi ! lorsque le chef unique n’agit ni suivant les lois, ni suivant les coutumes et qu’il prétend, comme le politique savant, qu’il faut faire passer le meilleur avant les règles écrites, alors que c’est au contraire la passion ou l’ignorance qui inspirent son imitation, est-ce qu’il ne faut pas alors nommer tyrans tous les chefs de cette sorte ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

XL. — Voilà donc, disons-nous, comment sont nés le tyran, le roi, l’oligarchie, l’aristocratie et la démocratie leur origine est la répugnance que les hommes éprouvent pour ce monarque unique que nous avons dépeint. Ils ne croient pas qu’il puisse jamais y avoir un homme qui soit digne d’une telle autorité et qui veuille et puisse gouverner avec vertu et science, dispensant comme il faut la justice et l’équité à tous ses sujets. Ils croient au contraire qu’il outragera, tuera, maltraitera tous ceux de nous qu’il lui plaira. S’il y avait, en effet, un monarque tel que nous disons, il serait aimé et vivrait heureux en administrant le. seul Etat qui soit parfaitement bon.

SOCRATE LE JEUNE

Comment en douter ?

L’ÉTRANGER

Mais, puisqu’en fait, comme nous le disons, il ne naît pas dans les Etats de roi comme il en éclôt dans les ruches, doué dès sa naissance d’un corps et d’un esprit supérieurs, nous sommes, à ce qu’il semble, réduits à nous assembler pour écrire des lois, en suivant les traces de la constitution la plus vraie.

SOCRATE LE JEUNE

Il y a des chances qu’il en soit ainsi.

L’ÉTRANGER

Nous étonnerons-nous donc, Socrate, de tous les maux qui arrivent et ne cesseront pas d’arriver dans de tels gouvernements, lorsqu’ils sont basés sur ce principe qu’il faut conduire les affaires suivant les lois écrites et les coutumes, et non sur la science, alors que chacun peut voir que, dans tout autre art, le même principe ruinerait toutes les oeuvres ainsi produites ? Ce qui doit plutôt nous étonner, n’est-ce pas la stabilité inhérente à la nature de l’Etat ? Car, malgré ces maux qui rongent les Etats depuis un temps infini, quelques-uns d’entre eux ne laissent pas d’être stables et ne sont pas renversés. Mais il y en a beaucoup qui, de temps à autre, comme des vaisseaux qui sombrent, périssent, ont péri et périront par l’incapacité de leurs pilotes et de leur équipage, lesquels témoignent sur les matières les plus importantes la plus grande ignorance et, sans rien connaître à la politique, clac, de toutes les sciences, c’est celle dont ils ont la connaissance la plus nette et la plus détaillée.

SOCRATE LE JEUNE

Rien n’est plus vrai.

L’ÉTRANGER

XLI. — Et maintenant, parmi ces gouvernements imparfaits, où la vie est toujours difficile, quel est le moins incommode, et quel est le plus insupportable ? N’est-ce pas là ce qu’il nous faut voir, bien que cette question ne soit qu’accessoire par rapport à notre objet présent ? Mais, en somme, il y a peut-être toujours un motif accessoire à l’origine de toutes nos actions.

SOCRATE LE JEUNE

Il faut traiter la question, c’est indispensable.

L’ÉTRANGER

Eh bien, tu peux dire que des trois gouvernements, le même est à la fois le plus incommode et le plus aisé à supporter.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Rien autre chose, sinon que le gouvernement d’un seul, celui du petit nombre et celui de la multitude sont les trois dont nous avons parlé au début de ce débat qui nous a submergés.

SOCRATE LE JEUNE

C’est bien cela.

L’ÉTRANGER

Eh bien, divisons-les chacun en deux et faisons-en six, en plaçant à part, comme septième, le gouvernement parfait.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Nous avons dit que le gouvernement d’un seul donnait naissance à la royauté et à la tyrannie, le gouvernement du petit nombre à l’aristocratie avec son nom d’heureux augure et à l’oligarchie, et le gouvernement de la multitude à ce que nous avons appelé du nom unique de démocratie ; mais à présent il nous faut aussi la tenir pour double.

SOCRATE LE JEUNE

Comment donc, et d’après quel principe la diviserons-nous ?

L’ÉTRANGER

D’après le même exactement que les autres, eût-il déjà un double nom [21] . En tout cas, on peut commander selon les lois ou au mépris des lois dans ce gouvernement, comme dans les autres.

SOCRATE LE JEUNE

On le peut, en effet.

L’ÉTRANGER

Au moment où nous étions à la recherche de la vraie constitution, cette division était sans utilité, comme nous l’avons montré précédemment. Mais maintenant que nous avons mis à part cette constitution parfaite et que nous avons admis la nécessité des autres, chacune d’elles se divise en deux, suivant qu’elles méprisent ou respectent la loi.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble, d’après ce qui vient d’être dit.

L’ÉTRANGER

Or la monarchie, liée par de bonnes règles écrites que nous appelons lois, est la meilleure de toutes les six ; mais sans lois, elle est incommode et rend l’existence très pénible.

SOCRATE LE JEUNE

On peut le croire.

L’ÉTRANGER

Quant au gouvernement du petit nombre, de même que peu est un milieu entre un seul et la multitude, regardons-le de même comme un milieu entre les deux autres. Pour celui de la multitude, tout y est faible et il ne peut rien faire de grand, ni en bien, ni en mal, comparativement aux autres, parce que l’autorité y est répartie par petites parcelles entre beaucoup de mains. Aussi, de tous ces gouvernements, quand ils sont soumis aux lois, celui-ci est le pire, mais, quand ils s’y dérobent, c’est le meilleur de tous ; s’ils sont tous déréglés, c’est en démocratie qu’il fait le meilleur vivre ; mais, s’ils sont bien ordonnés, c’est le pire pour y vivre, et c’est celui que nous avons nommé en premier lieu qui, à ce point de vue, tient le premier rang et qui vaut le mieux, à l’exception du septième ; car celui-là doit être mis à part de tous les autres, comme Dieu est à part des hommes.

SOCRATE LE JEUNE

Il semble bien que les choses soient et se passent ainsi, et il faut faire comme tu dis.

L’ÉTRANGER

Alors ceux qui prennent part à tous ces gouvernements, à l’exception du gouvernement scientifique, doivent être éliminés, comme n’étant pas des hommes d’Etat, mais des partisans ; comme ils sont préposés aux plus vains simulacres, ils ne sont eux-mêmes que des simulacres, et, comme ils sont les plus grands imitateurs et les plus grands charlatans, ils sont aussi les plus grands des sophistes.

SOCRATE LE JEUNE

Voilà un mot qui semble être sorti juste à propos à l’adresse des prétendus politiques.

L’ÉTRANGER

Oui ; c’est vraiment pour nous comme un drame, où l’on voit, ainsi que nous l’avons dit tout à l’heure, une bande bruyante de centaures et de satyres, qu’il fallait écarter de la science politique ; et maintenant voilà la séparation faite, bien qu’à grand-peine.

SOCRATE LE JEUNE

Apparemment.

L’ÉTRANGER

Mais il reste une autre troupe encore plus difficile à écarter, parce qu’elle est à la fois plus étroitement apparentée à la race royale et plus malaisée à reconnaître. Et il me semble que nous sommes à peu près dans la situation de ceux qui épurent l’or.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Ces ouvriers-là commencent par écarter la terre, les pierres et beaucoup d’autres choses ; mais, après cette opération, il reste mêlées à l’or les substances précieuses qui lui sont apparentées et que le feu seul peut en séparer : le cuivre, l’argent et parfois aussi l’adamas [22] , qui, séparés, non sans peine, par l’action du feu et diverses épreuves, nous laissent voir ce qu’on appelle l’or pur seul et réduit à lui-même.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, c’est bien ainsi, dit-on, que la chose se passe.

L’ÉTRANGER

XLII. — C’est d’après la même méthode, si je ne me trompe, que nous avons nous-mêmes tout à l’heure séparé de la science politique tout ce qui en diffère, tout ce qui lui est étranger et sans lien d’amitié avec elle, et laissé les sciences précieuses qui lui sont apparentées. Tels sont l’art militaire, la jurisprudence et tout cet art de la parole associé à la science royale, qui persuade le juste, et gouverne de concert avec elle les affaires de l’Etat. Maintenant quel serait le moyen le plus aisé de les éliminer et de faire paraître nu et seul en lui-même celui que nous cherchons ?

SOCRATE LE JEUNE

Il est évident que c’est ce qu’il faut essayer de faire par quelque moyen.

L’ÉTRANGER

S’il ne tient qu’à essayer, nous le découvrirons sûrement. Mais il nous faut recourir à la musique pour le bien faire voir. Dis-moi donc.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Il y a bien, n’est-ce pas, un apprentissage de la musique et en général des sciences qui ont pour objet le travail manuel ?

SOCRATE LE JEUNE

oui.

L’ÉTRANGER

Mais dis-moi encore : décider s’il faut apprendre ou non telle ou telle de ces sciences, ne dirons-nous pas aussi que c’est une science qui se rapporte à ces sciences mêmes ? ou bien que dirons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

Nous dirons que c’est une science qui se rapporte aux autres.

L’ÉTRANGER

Ne conviendrons-nous pas qu’elle en diffère ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

Dirons-nous aussi qu’aucune d’elles ne doit commander à aucune autre, ou que les premières doivent commander à celle-ci, ou que celle-ci doit présider et commander toutes les autres ?

SOCRATE LE JEUNE

Que celle-ci doit commander aux autres.

L’ÉTRANGER

Ainsi tu déclares que c’est à la science qui décide s’il faut ou non apprendre celle qui est apprise et qui enseigne que nous devons attribuer le commandement ?

SOCRATE LE JEUNE

Catégoriquement.

L’ÉTRANGER

Et celle qui décide s’il faut ou non persuader, doit-elle commander à celle qui sait persuader ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, à quelle science attribuerons-nous le pouvoir de persuader la foule et la populace en leur contant des fables au lieu de les instruire ?

SOCRATE LE JEUNE

Il est clair, je pense, qu’il faut l’attribuer à la rhétorique.

L’ÉTRANGER

Et le pouvoir de décider s’il faut faire telle ou telle chose et agir envers certaines personnes, en employant la persuasion ou la violence, ou s’il faut ne rien faire du tout, à quelle science l’attribuerons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

A celle qui commande à l’art de persuader et à l’art de dire.

L’ÉTRANGER

Et celle-là n’est pas autre, je pense, que la capacité du politique.

SOCRATE LE JEUNE

C’est fort bien dit.

L’ÉTRANGER

Nous avons eu vite fait, ce me semble, de séparer de la politique cette fameuse rhétorique, en tant qu’elle est d’une autre espèce, mais subordonnée à elle.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

XLIII. — Et de cette autre faculté, que faut-il en penser ?

SOCRATE LE JEUNE

De quelle faculté ?

L’ÉTRANGER

De celle qui sait comment il faut faire la guerre à ceux à qui nous déciderons de la faire. Dirons-nous qu’elle est étrangère à l’art ou qu’elle relève de l’art ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment croire qu’elle est étrangère à l’art, quand on la voit en action dans la stratégie et dans toutes les opérations de la guerre ?

L’ÉTRANGER

Mais celle qui sait et peut décider s’il faut faire la guerre ou traiter à l’amiable, la regarderons-nous comme différente de la précédente ou comme identique ?

SOCRATE LE JEUNE

D’après ce qui a été dit précédemment, il faut la regarder comme différente.

L’ÉTRANGER

Ne déclarerons-nous pas qu’elle commande à l’autre, si nous voulons rester fidèles à nos affirmations précédentes ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est mon avis.

L’ÉTRANGER

Mais à cet art si savant et si important qu’est l’art de la guerre en son ensemble, quel autre art nous aviserons-nous de lui donner pour maître, sinon le véritable art politique ?

SOCRATE LE JEUNE

Nous ne lui en donnerons pas d’autre.

L’ÉTRANGER

Nous n’admettrons donc pas que la science des généraux soit la science politique, puisqu’elle est à son service ?

SOCRATE LE JEUNE

II n’y a pas d’apparence.

L’ÉTRANGER

Allons maintenant, examinons aussi la puissance des magistrats, quand ils rendent des jugements droits.

SOCRATE LE JEUNE

Très volontiers.

L’ÉTRANGER

Va-t-elle donc plus loin qu’à juger les contrats, d’après toutes les lois existantes qu’elle a reçues du roi législateur, et à déclarer, en se réglant sur elles, ce qui a été classé comme juste ou comme injuste, montrant comme vertu particulière que ni les présents, ni la crainte, ni la pitié, ni non plus la haine, ni l’amitié ne peuvent la gagner et la résoudre à trancher les différends des parties contrairement à l’ordre établi par le législateur ?

SOCRATE LE JEUNE

Non, son action ne va guère au-delà de ce que tu as dit.

L’ÉTRANGER

Nous voyons donc que la force des juges n’est point la force royale, mais la gardienne des lois et la servante de la royauté.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble.

L’ÉTRANGER

Constatons donc, après avoir examiné toutes les sciences précitées, qu’aucune d’elles ne nous est apparue comme étant la science politique ; car la science véritablement royale ne doit pas agir elle-même, mais commander à celles qui sont capables d’agir ; elle connaît les occasions favorables ou défavorables pour commencer et mettre en train les plus grandes entreprises dans les cités ; c’est aux autres à exécuter ce qu’elle prescrit.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Ainsi les sciences que nous avons passées en revue tout à l’heure ne se commandent ni les unes aux autres, ni à elles-mêmes, mais chacune d’elles, ayant sa sphère d’activité particulière, a reçu justement un nom particulier correspondant à sa fonction propre.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble du moins.

L’ÉTRANGER

Mais celle qui commande à toutes ces sciences et qui veille aux lois et à tous les intérêts de l’Etat, en tissant tout ensemble de la manière la plus parfaite, nous avons tout à fait le droit, ce me semble, pour désigner d’un nom compréhensif son pouvoir sur la communauté, de l’appeler politique.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

XLIV. — Or çà, ne voudrions-nous pas expliquer la politique à son tour sur le modèle du tissage, à présent que tous les genres de sciences contenus dans la cité sont devenus clairs pour nous ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui, nous le voulons, et même fortement.

L’ÉTRANGER

Nous avons donc, ce me semble, à expliquer de quelle nature est le tissage royal, comment il entrecroise les fils et quel est le tissu qu’il nous fournit.

SOCRATE LE JEUNE

Evidemment.

L’ÉTRANGER

Certes, c’est une chose difficile que nous sommes obligés d’exposer, à ce que je vois.

SOCRATE LE JEUNE

Il n’en faut pas moins le faire.

L’ÉTRANGER

Qu’une partie de la vertu diffère, en un sens, d’une autre espèce de la vertu, cette assertion donne aisément prise aux disputeurs qui s’appuient sur les opinions de la multitude.

SOCRATE LE JEUNE

je ne comprends pas.

L’ÉTRANGER

Je reprends d’une autre façon. Je suppose que tu regardes le courage comme une partie de la vertu.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Et la tempérance comme différente du courage, mais comme étant pourtant une partie de la vertu aussi bien que lui.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Eh bien, sur ces vertus, il faut oser dire une chose qui surprendra.

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle ?

L’ÉTRANGER

C’est qu’elles sont, en un sens, violemment ennemies l’une de l’autre et forment deux factions contraires dans beaucoup d’êtres où elles se trouvent.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Une chose absolument contraire à ce qu’on dit d’habitude ; car on soutient, n’est-ce pas ? que toutes les parties de la vertu sont amies les unes des autres.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Examinons donc avec une grande attention si la chose est aussi simple qu’on le dit, ou si décidément il n’y a pas quelqu’une d’elles qui soit en désaccord avec ses sueurs.

SOCRATE LE JEUNE

Soit ; mais explique comment il faut conduire cet examen.

L’ÉTRANGER

Il faut chercher en toutes choses ce que nous appelons beau, mais que nous rangeons en deux espèces opposées l’une à l’autre.

SOCRATE LE JEUNE

Explique-toi encore plus clairement.

L’ÉTRANGER

La vivacité et la vitesse, soit dans le corps, soit dans l’esprit, soit dans l’émission de la voix, qu’on les considère en ces objets mêmes ou dans les images qu’en produisent par l’imitation la musique et la peinture, sont-ce là des qualités que tu aies jamais louées toi-même ou que tu aies entendu louer par un autre en ta présence ?

SOCRATE LE JEUNE

Bien certainement.

L’ÉTRANGER

Te rappelles-tu aussi comment on s’y prend pour louer chacune de ces choses ?

SOCRATE LE JEUNE

Pas du tout.

L’ÉTRANGER

Serais-je capable de t’expliquer par des paroles comment je l’entends ?

SOCRATE LE JEUNE

Pourquoi pas ?

L’ÉTRANGER

Tu as l’air de croire que c’est une chose facile. Quoi qu’il en soit, examinons-la dans les genres contraires. Souvent et en beaucoup d’actions, chaque fois que nous admirons la vitesse, la force, la vivacité de la pensée et du corps, et de la voix aussi, nous nous servons pour louer ces qualités d’un seul mot, celui de force.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Nous disons vif et fort, vite et fort, véhément et fort ; et, en tout cas, c’est en appliquant à toutes ces qualités l’épithète commune que je viens d’énoncer, que nous exprimons leur éloge.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Mais quoi ! N’avons-nous pas souvent loué dans beaucoup d’actions l’espèce de tranquillité avec laquelle elles se font ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui, et vivement même.

L’ÉTRANGER

Or n’est-ce pas en nous servant d’expressions contraires aux précédentes que nous exprimons notre éloge ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Toutes les fois que nous appelons calmes et sages les ouvrages de l’esprit qui excitent notre admiration, que nous louons des actions lentes et douces, des sons coulants et graves, et tous les mouvements rythmiques et tous les arts en général qui usent d’une lenteur opportune, ce n’est pas le terme de fort, mais celui de réglé que nous appliquons à tout cela.

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement exact.

L’ÉTRANGER

Par contre, toutes les fois que ces deux genres de qualités se manifestent hors de propos, nous changeons de langage et nous les critiquons, les unes aussi bien que les autres, en leur appliquant des noms opposés.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Quand les choses dont nous parlons deviennent plus vives qu’il ne convient et apparaissent trop rapides et trop dures, nous les appelons violentes et extravagantes ; si elles sont trop graves, trop lentes et trop douces, nous les appelons lâches et indolentes, et presque toujours ces genres opposés, la modération et la force, se montrent à nous comme des idées rangées en deux partis hostiles, et qui ne se mêlent pas dans les actes où elles se réalisent. Enfin nous verrons que ceux qui portent ces qualités dans leurs âmes ne s’accordent pas entre eux, si nous voulons les suivre.

SOCRATE LE JEUNE

XLV. — En quoi sont-ils en désaccord, selon toi ?

L’ÉTRANGER

En tout ce que nous venons de dire et probablement aussi en beaucoup d’autres choses. J’imagine que, suivant leur parenté avec l’une ou l’autre espèce, ils louent certaines choses comme des qualités qui leur sont propres, et blâment les qualités opposées, parce qu’elles leur sont étrangères, et c’est ainsi qu’ils arrivent à se haïr cruellement à propos d’une foule de choses.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce qui me semble.

L’ÉTRANGER

Cependant cette opposition des deux espèces d’esprits n’est qu’un jeu, mais dans les affaires de haute importance, elle devient la plus détestable maladie qui puisse affliger les Etats.

SOCRATE LE JEUNE

De quelles affaires parles-tu ?

L’ÉTRANGER

Naturellement, de celles qui regardent toute la conduite de la vie. Ceux qui sont d’un naturel extrêmement modéré sont disposés à mener une vie toujours paisible ; ils font leurs affaires tout seuls et par eux-mêmes ; ils sont également pacifiques envers tout le monde dans leur propre cité, et à l’égard des cités étrangères ils sont de même prêts à tout pour conserver la paix. En poussant cet amour au-delà des bornes raisonnables, ils deviennent inconsciemment, quand ils peuvent satisfaire leurs goûts, incapables de faire la guerre ; ils inspirent à la jeunesse les mêmes dispositions et sont à la merci du premier agresseur. Aussi en peu d’années eux, leurs enfants et la cité tout entière ont glissé insensiblement de la liberté dans l’esclavage.

SOCRATE LE JEUNE

C’est une dure et terrible expérience.

L’ÉTRANGER

Que dirons-nous de ceux qui inclinent plutôt vers la force ? Ne poussent-ils pas sans cesse leur pays à quelque guerre, par suite de leur passion trop violente pour ce genre de vie, et, à force de lui susciter de puissants ennemis, n’arrivent-ils pas à ruiner totalement leur patrie ou à la rendre esclave et sujette de ses ennemis ?

SOCRATE LE JEUNE

Cela se voit aussi.

L’ÉTRANGER

Comment donc ne pas avouer dans ces conditions que ces deux genres d’esprits sont toujours à l’égard l’un de l’autre en état de haine violente et d’hostilité profonde ?

SOCRATE LE JEUNE

Impossible de ne pas l’avouer.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, n’avons-nous pas trouvé ce que nous cherchions en commençant, que certaines parties importantes de la vertu sont naturellement opposées les unes aux autres et produisent les mêmes oppositions dans ceux où elles se rencontrent ?

SOCRATE LE JEUNE

Il semble bien.

L’ÉTRANGER

Maintenant voyons ceci.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

XLVI. — Si, parmi les sciences qui combinent, il en est une qui, de propos délibéré, compose l’un quelconque de ses ouvrages, si humble qu’il soit, aussi bien de mauvais que de bons éléments, ou si toute science, au contraire, ne rejette pas invariablement, autant qu’elle peut, les éléments mauvais, pour prendre les éléments convenables et bons, et, les réunissant tous ensemble, qu’ils soient ou non semblables, en fabriquer une oeuvre qui ait une propriété et un caractère unique.

SOCRATE LE JEUNE

Le doute n’est pas possible.

L’ÉTRANGER

Il en est de même de la politique, si elle est, comme nous le voulons, conforme à la nature : il n’est pas à craindre qu’elle consente jamais à former un Etat d’hommes indifféremment bons ou mauvais. Il est, au contraire, bien évident qu’elle commencera par les soumettre à l’épreuve du jeu ; puis, l’épreuve terminée, elle les confiera à des hommes capables de les instruire et de servir ses intentions ; mais elle gardera elle-même le commandement et la surveillance, tout comme l’art du tisserand commande et surveille, en les suivant pas à pas, les cardeurs et ceux qui préparent les autres matériaux en vue du tissage, montrant à chacun comment il doit exécuter les besognes qu’il juge propres à son tissage.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

C’est exactement ainsi, ce me semble, que la science royale procédera à l’égard de ceux qui sont chargés par la

loi de l’instruction et de l’éducation. Gardant pour elle-même la fonction de surveillante, elle ne leur permettra aucun exercice qui n’aboutisse à former des caractères propres au mélange qu’elle veut faire et leur recommandera de ne rien enseigner que dans ce but. Et s’il en est qui ne puissent se former comme les autres à des moeurs fortes et sages, et à toutes les autres qualités qui tendent à la vertu, et qu’un naturel fougueux et pervers pousse à l’athéisme, à la violence et à l’injustice, elle s’en débarrasse en les mettant à mort, en les exilant, en leur infligeant les peines les plus infamantes.

SOCRATE LE JEUNE

On dit en effet que c’est ainsi qu’elle procède.

L’ÉTRANGER

Ceux qui se vautrent dans l’ignorance et la bassesse grossière, elle les attache au joug de la servitude.

SOCRATE LE JEUNE

C’est très juste.

L’ÉTRANGER

Pour les autres, ceux dont la nature est capable de se former par l’éducation aux vertus généreuses, et de se prêter à un mélange mutuel combiné avec art, s’ils sont plutôt portés vers la force, elle assimile dans sa pensée leur caractère ferme au fil de la chaîne ; s’ils inclinent vers la modération, elle les assimile, pour reprendre notre image, au fil souple et mou de la trame, et, comme ces natures sont de tendances opposées, elle s’efforce de les lier ensemble et de les entrecroiser de la façon suivante.

SOCRATE LE JEUNE

De quelle façon ?

L’ÉTRANGER

Elle assemble d’abord, suivant leur parenté, la partie éternelle de leur âme avec un fil divin, et, après la partie divine, la partie animale avec des fils humains.

SOCRATE LE JEUNE

Qu’entends-tu encore par là ?

L’ÉTRANGER

XLVII. — Quand l’opinion réellement vraie et ferme sur le beau, le juste, le bien, et leurs contraires, se forme dans les âmes, je dis que c’est quelque chose de divin qui naît dans une race démoniaque.

SOCRATE LE JEUNE

Il convient en effet de le dire.

L’ÉTRANGER

Or ne savons-nous pas qu’il n’appartient qu’au politique et au sage législateur de pouvoir imprimer cette opinion chez ceux qui ont reçu une bonne éducation, ceux dont nous parlions tout à l’heure ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est en tout cas vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Quant à celui qui est incapable de le faire, gardons-nous, Socrate, de lui appliquer jamais les noms que nous cherchons en ce moment à définir.

SOCRATE LE JEUNE

C’est très juste.

L’ÉTRANGER

Mais, si une âme forte saisit ainsi la vérité, ne s’adoucit-elle pas et ne serait-elle pas parfaitement disposée à communier avec la justice, et si elle n’a pas saisi la vérité, n’inclinera-t-elle pas plutôt vers un naturel sauvage ?

SOCRATE LE JEUNE

Il n’en saurait être autrement.

L’ÉTRANGER

Et le caractère modéré ne devient-il pas, en participant à ces opinions vraies, réellement tempéré et sage, autant du moins qu’on peut l’être dans un Etat, tandis que, s’il ne participe point à ces opinions dont nous parlons, il acquiert à très juste titre une honteuse réputation de niaiserie ?

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

Ne faut-il pas affirmer qu’un tissu et un lien qui unit les méchants entre eux, ou les bons avec les méchants, n’est jamais durable, et qu’aucune science ne saurait songer sérieusement à s’en servir pour de tels gens ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment le pourrait-elle ?

L’ÉTRANGER

Que c’est seulement chez les hommes qui sont nés avec un caractère généreux et qui ont reçu une éducation conforme à la nature que les lois font naître ce lien, que c’est pour eux que l’art en fait un remède, et que c’est, comme nous l’avons dit, le lien vraiment divin qui unit ensemble des parties de la vertu qui sont naturellement dissemblables et divergent en sens contraire.

SOCRATE LE JEUNE

C’est exactement vrai.

L’ÉTRANGER

Quant aux autres liens, qui sont purement humains, une fois que ce lien divin existe, il n’est pas bien difficile ni de les concevoir, ni, les ayant conçus, de les réaliser.

SOCRATE LE JEUNE

Comment, et quels sont-ils ?

L’ÉTRANGER

Ceux que l’on forme en se mariant d’un Etat dans un autre, en échangeant des enfants et, entre particuliers, en établissant des filles ou en contractant des mariages. La plupart des gens contractent ces unions dans des conditions défavorables à la procréation des enfants.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Ceux qui, en pareille affaire, cherchent l’argent et la puissance, méritent-ils seulement qu’on prenne la peine de les blâmer ?

SOCRATE LE JEUNE

Pas du tout.

L’ÉTRANGER

XLVIII. — Il vaut mieux parler de ceux qui se préoccupent de la race et voir s’il y a quelque chose à redire à leur conduite.

SOCRATE LE JEUNE

Il semble en effet que cela vaut mieux.

L’ÉTRANGER

Le fait est qu’il n’y a pas une ombre de raison droite dans leur conduite : ils ne cherchent que la commodité immédiate ; ils font beau visage à leurs pareils, et ils n’aiment pas ceux qui ne leur ressemblent pas ; car ils obéissent avant tout à leur antipathie.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Les modérés recherchent des gens de leur humeur, et c’est parmi eux qu’ils prennent femme, s’ils le peuvent, et à eux qu’ils donnent leurs filles en mariage. Ceux de la race énergique font de même : ils recherchent une nature semblable à la leur, alors que l’une et l’autre race devraient faire tout le contraire.

SOCRATE LE JEUNE

Comment et pourquoi ?

L’ÉTRANGER

Parce que la nature du tempérament fort est telle que, lorsqu’il se reproduit pendant plusieurs générations sans se mélanger au tempéré, il finit, après avoir été d’abord éclatant de vigueur, par dégénérer en véritables fureurs.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vraisemblable.

L’ÉTRANGER

D’un autre côté, l’âme qui est trop pleine de réserve et qui ne s’allie pas à une mâle audace, après s’être transmise ainsi pendant plusieurs générations, devient nonchalante à l’excès et finit par devenir entièrement paralysée.

SOCRATE LE JEUNE

Cela encore est vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Voilà les liens dont je disais qu’ils ne sont pas du tout difficiles à former, pourvu que ces deux races aient la même opinion sur le beau et sur le bien. Car toute la tâche du royal tisserand, et il n’en a pas d’autre, c’est de ne pas permettre le divorce entre les caractères tempérés et les caractères énergiques, de les ourdir ensemble, au contraire, par des opinions communes, des honneurs, des renommées, des gages échangés entre eux, pour en composer un tissu lisse et, comme on dit, de belle trame, et de leur conférer toujours en commun les charges de l’Etat.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

En choisissant, là où il ne faut qu’un seul chef, un homme qui réunisse ces deux caractères, et là où il en faut plusieurs, en faisant leur part à chacun d’eux. Les chefs d’humeur tempérée sont, en effet, très circonspects, justes et conservateurs ; mais il leur manque le mordant et l’activité hardie et prompte.

SOCRATE LE JEUNE

Il semble en effet que cela aussi est vrai.

L’ÉTRANGER

Les hommes énergiques, à leur tour, sont inférieurs à ceux-là du côté de la justice et de la circonspection, mais ils leur sont supérieurs par la hardiesse dans l’action. Aussi est-il impossible que tout aille bien dans les cités pour les particuliers et pour l’Etat, si ces deux caractères ne s’y trouvent pas réunis.

SOCRATE LE JEUNE

C’est incontestable.

L’ÉTRANGER

Disons alors que le but de l’action politique, qui est le croisement des caractères forts et des caractères modérés dans un tissu régulier, est atteint, quand l’art royal, les unissant en une vie commune par la concorde et l’amitié, après avoir ainsi formé le plus magnifique et le meilleur des tissus, en enveloppe dans chaque cité tout le peuple, esclaves et hommes libres, et les retient dans sa trame, et commande et dirige, sans jamais rien négliger de ce qui regarde le bonheur de la cité.

SOCRATE

Tu nous as parfaitement défini, à son tour, étranger, l’homme royal et l’homme politique.



[1] Théodore était de Cyrène, en Libye, et c’est dans une oasis de Libye que Jupiter Ammon avait son oracle.

[2] Ainsi le portrait du sophiste est à peine achevé que Théodore prie l’étranger de continuer par celui du politique ou du philosophe. Les deux dialogues sont donc censés avoir été tenus sans interruption le même jour.

[3] Il y avait en effet des médecins publics, choisis par l’assemblée du peuple parmi les hommes libres et appointés par l’Etat.

[4] Pline (H. N., XXX, 3) parle de poissons apprivoisés, mais sans rien dire des Egyptiens ni des Perses.

[5] Il faut se rappeler que les anciens mathématiciens grecs résol­vaient les problèmes d’arithmétique au moyen de figures géométrique.

[6] Ce passage est obscur. On pense que l’être en question est le cochon, et que l’épithète de « noble » est ironique.

[7] Voyez le Sophiste, 227 b.

[8] C’est sans doute ce passage qui a donné lieu à la plaisanterie de Diogène le Cynique, rapportée par Diogène Laërce, dans la notice qu’il lui a consacrée : « Platon ayant défini l’homme un animal à deux pieds sans plumes, et l’auditoire l’ayant approuvé, Diogène apporta dans son école un coq plumé et dit : « Voilà l’homme selon Platon. » (Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, tome deuxième, traduction Genaille.)

[9] La récapitulation est incomplète : Platon a omis la division en animaux sauvages et apprivoisés, et la division en animaux aquatiques et animaux de terre ferme.

[10] Pour venger sur les Pélopides le meurtre de son fils Myrtilos, Hermès fit naître dans les troupeaux d’Atrée un agneau à toison d’or. Se voyant disputer le trône par son frère Thyeste, Atrée promit de montrer cet agneau, comme un signe de la faveur des dieux. Mais Thyeste persuada Aérope, femme d’Atrée, de lui donner l’agneau, et Atrée aurait perdu son royaume, si Zeus, qui était pour lui, n’avait pas manifesté sa faveur par un autre signe, en faisant rétrograder le soleil et les pléiades du couchant à l’orient. Telle est la forme de la légende qu’on trouve dans une scolie de l’Oreste d’Euripide, v. 990 sqq. D’après une autre tradition, c’est après le festin où Atrée servit à Thyeste les corps de ses enfants, que le soleil recula d’horreur.

[11] Voyez Hésiode, Théogonie, 126-187.

[12] P. M. Schuhl pense que Platon songeait à un appareil représentant le mouvement du ciel, bien équilibré et mobile sur un pivot.

[13] Ces autres révolutions sont celles que fait le soleil aux solstices.

[14] Cf. Lois, 713 c-d, où les mêmes idées se retrouvent.

[15] La compagne des travaux d’Héphaïstos est Athéna.

[16] Ces divinités sont Déméter et Dionysos, dont l’une donna aux hommes le blé, l’autre le vin. Platon reprend dans ce paragraphe les idées déjà exprimées par Protagoras dans le dialogue de ce nom (319 c322 b).

[17] Ce roi désigné par le sort est l’archonte-roi, qui avait la charge des cérémonies religieuses et des sacrifices que célébraient anciennement les rois.

[18] Citation d’Homère, Iliade, XI, 514.

[19] Les anciennes lois d’Athènes étaient gravées sur des tables formant une sorte de pyramide à trois côtés et tournant sur un pivot.

[20] Tout ce passage est une allusion claire aux accusations portées contre Socrate par Mélétos, Anytos et Lycon.

[21] Platon semble contredire ici ce qu’il a dit 292 a, que la démocratie n’a qu’un nom. C’est seulement à l’époque de Polybe qu’on la désigne par ochlocratie, quand elle s’exerce au mépris des lois. Mais l’expression employée par Platon : « On n’a pas l’habitude de rien changer à son nom » semble laisser croire que quelques-uns avaient déjà trouvé un second nom pour désigner la démocratie dégénérée en démagogie.

[22] On se demande ce qu’est cet adamas. On a pensé que c’était l’hématite ou le platine.