PLUTARQUE

PARALLÈLE D’AGIS ET CLÉOMÈNE AVEC TIBÉRIUS ET CAIUS GRACCHUS

Traduction Bernard Latzarus, 1950

I. Au moment où ce récit prend fin, il nous reste à donner une vue d’ensemble des vies de nos héros en les comparant. Pour ce qui est des Gracques, même leurs pires diffamateurs et leurs plus grands ennemis n’ont jamais osé dire qu’ils n’étaient pas, de tous les Romains, les mieux doués pour la vertu et qu’ils n’avaient pas reçu une éducation et une culture excellentes. Chez Agis et Cléomène, la nature fut évidemment plus vigoureuse, puisqu’au lieu de participer aux bienfaits d’une éducation sérieuse, ils furent élevés suivant les coutumes et les méthodes qui avaient autrefois corrompu leurs aînés ; ils durent donc se faire leurs propres maîtres en matière de simplicité et de modération. De plus, les uns, venus au temps où Rome, au faîte de sa grandeur éclatante, inspirait à tous une sincère émulation pour les belles actions, auraient rougi de laisser en déshérence le capital de vertu de leurs pères et de leurs aïeux. Les autres, issus de pères dont les principes étaient contraires aux leurs, et prenant en charge une patrie diminuée et malade, ne refrénèrent nullement pour cela leurs aspirations au bien. A un autre point de vue, la plus grande preuve du désintéressement des Gracques et de leur indifférence à l’argent est que, dans l’exercice de leurs charges et de leurs mandats politiques, ils se gardèrent purs de gains injustes ; mais Agis se fût fâché qu’on le louât de ne rien prendre à autrui, lui qui donna sa propre fortune à ses concitoyens : or, sans préjudice des autres biens, elle comprenait six cents talents, en espèces monnayées. Quel crime voyait-il donc dans un gain injuste, lui qui regardait comme un abus même la juste possession d’une fortune supérieure à celle d’un autre !

II. Leurs initiatives et l’audace de leurs innovations différèrent beaucoup en grandeur. L’action des Romains consistait à mettre des routes en état et à fonder des villes ; et la mesure la plus hardie de Tibérius fut de rendre au peuple les terres de l’État ; celle de Caius, de donner aux tribunaux une composition mixte, en associant aux sénateurs trois cents juges pris dans l’ordre équestre ; mais la révolution d’Agis et de Cléomène s’inspira de l’idée que remédier aux petits manquements et y apporter des sanctions partielles, c’était, comme dit Platon [1] , couper une des têtes de l’hydre [2] . Ils firent donc dans la politique une réforme susceptible de détruire tous les maux à la fois et de restaurer l’État. Peut-être serait-il plus juste de dire qu’ils arrêtèrent le bouleversement qui avait causé tout le mal, en ramenant la cité à sa Constitution particulière, qu’ils rétablirent. On pourrait ajouter que, si la politique des Gracques eut pour adversaires les plus grands des Romains, la réforme entreprise par Agis et accomplie par Cléomène avait la plus belle et la plus magnifique des justifications, les saintes lois traditionnelles sur la modération et l’égalité, dont le garant était pour eux Lycurgue, et pour Lycurgue, Apollon. La plus grande différence, c’est que les innovations des Gracques n’augmentèrent nullement la puissance de Rome, alors que, grâce à l’action de Cléomène, la Grèce vit en peu de temps Sparte maîtresse du Péloponnèse et disputant l’hégémonie aux plus grandes puissances d’alors dans un combat dont le but était de délivrer la Grèce des armées illyriennes et gauloises pour la remettre sous l’autorité des Héraclides.

III. Je crois aussi que la mort de ces grands hommes montre quelque différence dans leur vertu. Les Gracques périrent en combattant contre leurs concitoyens et en fuyant après ; quant à Agis, il mourut, peu s’en faut, volontairement, pour ne tuer aucun de ses concitoyens. Cléomène, lui, abreuvé d’outrages et d’injustices, tenta de se défendre, mais, les circonstances ne le permettant pas, il se tua vaillamment. Pour se placer encore à un autre point de vue, Agis n’accomplit aucun exploit en campagne : il mourut trop tôt ; et l’on peut comparer aux nombreuses et belles victoires de Cléomène la prise du rempart de Carthage par Tibérius, qui ne fut pas un médiocre fait d’armes, et sa trêve de Numance, qui sauva la vie à vingt mille soldats romains, dont elle était la seule chance de salut. Caius, lui aussi, donna bien des preuves de courage dans cette campagne, et aussi dans celle de Sardaigne, de façon qu’ils auraient pu rivaliser avec les plus grands des généraux romains, sans leur fin prématurée.

IV. Quant à la politique, Agis paraît s’y être employé trop mollement ; mais son échec eut pour cause Agésilas, par la faute duquel il frustra ses concitoyens du partage des terres. Il manqua complètement à ses promesses et ne put venir à bout des réformes annoncées, à cause d’une timidité que son âge explique. Cléomène, au contraire, accomplit sa révolution avec plus d’audace et de violence : il tua les éphores illégalement, alors qu’ayant sur eux l’avantage des armes il pouvait facilement les gagner ou les exiler, comme il fit à beaucoup d’autres, qu’il chassa de la ville. Car employer le fer en dehors des cas d’extrême nécessité n’est pas d’un médecin, ni d’un homme d’État ; en médecine comme en politique, c’est une preuve d’ignorance. Encore, chez Cléomène, l’injustice se mêle-t-elle à la cruauté. Quant aux Gracques, ni l’un, ni l’autre ne prit l’initiative du massacre de ses concitoyens, et l’on dit que Caius, même attaqué, ne fit pas mine de se défendre : lui, si brillant à la guerre, resta inerte dans la sédition. Et en effet il sortit sans armes ; et, quand on se battait, il se retira ; on voyait qu’il se souciait plus de ne pas faire de mal que de n’en pas subir. Aussi faut-il voir dans la fuite des Gracques un signe, non de poltronnerie, mais de circonspection ; car il fallait céder aux assaillants, ou bien, si on leur tenait tête, faire du mal pour n’en pas subir.

V. Le plus grand des reproches faits à Tibérius est d’avoir dépouillé son collègue du tribunat, tout en briguant cette charge pour la seconde fois. Mais reprocher à Caius le meurtre d’Antyllius, c’était manquer à la justice et à la vérité. Car Antyllius fut tué malgré lui et à son vif regret. Quant à Cléomène, pour laisser de côté le massacre des éphores, il affranchit tous les esclaves sans distinction, et il régna seul de fait, mais avec un collègue de nom, son frère Euclidas, qu’il s’adjoignit. Les deux Rois étaient donc d’une seule maison ! Quant à Archidamos, à qui revenait le droit de régner avec Cléomène, comme issu de l’autre famille royale, il le fit, par persuasion, revenir de Messène. Archidamos étant mort en arrivant, Cléomène n’engagea point de poursuites pour ce meurtre, ce qui fortifia le soupçon qu’il en était responsable. Et pourtant Lycurgue, qu’il affectait d’imiter, avait rendu volontairement le trône à Charillos, le fils de son frère, et, craignant, si cet enfant venait à mourir, même de mort naturelle, d’en être rendu responsable, il resta longtemps à voyager un peu partout, hors du pays, et ne revint pas avant qu’il ne fût né à Charillos un héritier présomptif. Je sais bien qu’il n’y a pas un seul Grec que l’on puisse comparer à Lycurgue ; et que la politique de Cléomène ait comporté des innovations et des illégalités trop grandes, c’est établi. Et cependant ceux qui blâment la façon d’agir des uns et des autres accusent Agis et Cléomène d’avoir eu dès le début un esprit tyrannique et belliqueux ; quant aux Gracques, les envieux n’avaient à reprocher à leur caractère que l’excès d’ambition ; mais, exaspérés par la lutte contre les opposants et sortis de leur naturel par suite de leur irritation, ils avaient suivi les vents qui les portaient, dans leur vie politique, aux pires extrémités, il fallait en convenir. Qu’y aurait-il eu, en effet, de plus beau ou de plus juste que leur premier programme, si les riches, travaillant à faire rejeter la loi agraire par la violence et des abus de pouvoir, ne leur avaient imposé le combat, à l’un parce qu’il craignait pour lui-même, à l’autre parce qu’il voulait venger son frère, tué sans jugement, sans décision officielle et même sans l’intervention d’un magistrat ?

Tu vois donc toi-même [3] , d’après ce que j’ai dit, les différences entre ces deux groupes ; mais, s’il faut aussi s’expliquer sur chaque personnage en particulier, je pose en fait que Tibérius fut, en mérite, le premier des quatre, que le moins souvent pris en faute a été le jeune Agis, et que, pour l’activité et le courage, Caius est resté fort en arrière de Cléomène.



[1] République IV, 426 A.

[2] Chaque fois qu’Hercule coupait une tête de l’hydre de Lerne, il en renaissait deux.

[3] L’auteur s’adresse à Sossius Sénécion.