PLUTARQUE

PARALLÈLE ENTRE DION ET BRUTUS

Traduction Bernard Latzarus (1950)

I. Ces hommes ont eu bien des qualités, mais au premier chef celle d’être devenus très grands en partant de très petits commencements. Cet avantage est surtout éclatant chez Dion. Car il n’avait pas de rival, comme Brutus en trouva un en Cassius, homme qui, sous le rapport du mérite et de la gloire, n’offrait pas les mêmes garanties, mais qui, pour la guerre, n’apportait pas une moindre contribution en audace, en habileté et en activité. Et même quelques historiens attribuent à Cassius l’initiative totale du complot contre César, et prétendent faire de lui l’inspirateur de Brutus, qui serait resté inerte. Mais Dion, de même qu’il s’assura par ses propres moyens, des armes, des vaisseaux et une force militaire, s’acquit aussi évidemment des amis et des collaborateurs pour son entreprise. Cependant Dion ne tira pas même, comme Brutus, des affaires et de la guerre richesse et influence ; au contraire, lui-même consacra sa richesse à la guerre, en dépensant, pour la liberté des citoyens, le viatique de son exil. En outre, Brutus et Cassius, alors qu’il n’était pas sûr, pour des exilés de Rome, de se tenir tranquilles, et, qu’au contraire, ils se trouvaient sous le coup d’une condamnation à mort et poursuivis, furent contraints de recourir à la guerre. S’ils abandonnèrent leurs personnes aux risques des armes, ils s’exposèrent pour eux-mêmes plutôt que pour les citoyens. Mais Dion, qui menait en exil une vie plus affranchie de crainte et pins agréable que le tyran qui l’avait banni, affronta de son plein gré un si grand péril pour sauver la Sicile.

II. Et de plus, ce n’était pas la même chose pour Syracuse d’être débarrassée de Denys que pour Rome de l’être de César. Denys ne niait même pas qu’il fût un tyran, et il avait accablé la Sicile d’une infinité de maux. Mais si la puissance de César, en se constituant, causa bien des embarras à l’opposition, elle se révéla, une fois celle-ci résignée et réduite, comme un titre et une apparence seulement. Il n’en sortit, en fait, aucun acte de cruauté, ni de tyrannie ; et il semble même que, la situation exigeant un pouvoir unique, César ait été donné à Rome malade, comme un médecin très doux, par la divinité elle-même. Aussi, le peuple romain le regretta-t-il tout de suite, de façon à devenir sévère et inflexible pour ses meurtriers. Au contraire, les principaux griefs des citoyens contre Dion furent d’avoir laissé Denys s’échapper de Syracuse et de s’être refusé à laisser saper la tombe du tyran précédent.

III. Dans les actes de guerre pris en eux-mêmes, Dion fut un général irréprochable, appliquant, de façon excellente, ses propres plans et sachant réparer les échecs provenant d’autrui, de façon à redresser la situation.

 Brutus, au contraire, semble avoir manqué de bon sens en affrontant le dernier combat, où il risquait le tout pour le tout. Après la défaite, il ne trouva pas le moyen de rétablir les affaires. Il se dédit et sacrifia ses espérances, sans même s’être raidi contre la Fortune autant que Pompée. Et cela, quand ses forces militaires lui offraient encore beaucoup de chances de succès et que sa flotte lui assurait la maîtrise de la mer. Mais le plus grave des reproches que l’on fasse à Brutus est celui-ci : sauvé par la grâce de César et ayant sauvé tous ceux de ses compagnons de captivité qu’il voulait, considéré par César comme un ami, et préféré par ce grand homme à beaucoup d’autres, il fut l’assassin de son sauveur. On ne saurait faire ce reproche à Dion ; bien au contraire. Étant le parent de Denys et son ami, il l’aidait à rétablir l’ordre et à sauvegarder l’État ; il attendit d’être exilé de sa patrie, lésé dans sa foi conjugale, et dépouillé de sa fortune, pour se jeter dans une guerre légale et juste, ce qu’il fit ouvertement. Mais peut-être cet avantage est-il le premier à se retourner contre lui. Car ce qui fait le principal titre de ces deux héros à l’estime, je veux dire la haine de la tyrannie et des méchants, est pur et sans mélange chez Brutus, puisque, sans avoir aucun grief personnel contre César, il a risqué sa vie pour la liberté commune. L’autre, s’il n’avait pas été lui-même victime d’injustices, n’eût pas fait la guerre, et on voit bien par les lettres de Platon [1] que, s’il a renversé Denys, c’est pour avoir été chassé de la cour, loin de l’abandonner volontairement. De plus, ce qui a fait de Brutus l’ami de Pompée, dont il était auparavant l’adversaire, et l’ennemi de César, c’est l’intérêt général il n’avait qu’une seule règle de la haine et de l’amitié : la justice. Quant à Dion, il fit plaisir à Denys et répara ses fautes en bien des occasions, tant que la faveur du tyran lui fut assurée ; mais, ayant perdu sa confiance, il se mit en colère et lui fit la guerre. Aussi même ses amis n’étaient ils pas absolument tranquilles sur ses intentions ; ne s’emparerait-il pas du pouvoir absolu en séduisant les  citoyens par un titre plus engageant que celui de tyran ? Au contraire on pouvait entendre même les ennemis de Brutus dire que, seul des meurtriers ligués contre César, il ne se proposa, du commencement à la fin, qu’un seul but : rendre aux Romains leur Constitution traditionnelle.

IV. Il est vrai qu’en dehors même de ces considérations, la lutte contre Denys n’était sans doute pas analogue à la lutte contre César. Il n’y avait aucun des familiers de Denys qui ne méprisât ce tyran, dont les passe-temps ordinaires étaient le vin, les dés et les femmes. Mais se mettre dans l’esprit la chute de César, sans redouter le génie, le pouvoir et le bonheur d’un homme dont le nom seul empêchait de dormir les Rois des Parthes et de l’Inde, était d’une âme supérieure, à qui la crainte ne pouvait rien ôter de sa fierté. Aussi suffit-il de voir Dion en Sicile pour que, par dizaines de milliers, les révoltés se réunissent contre Denys. Mais la gloire de César, même tombé, soutenait encore le courage de ses amis, et son nom suffit à celui qui le prit pour faire aussitôt d’un enfant malhabile le premier des Romains : on eût dit un talisman suspendu à son cou comme préservatif contre la haine toute-puissante d’Antoine. On m’objectera que, si Dion chassa le tyran après de grands combats, Brutus tua César quand celui-ci était nu et sans défense. Mais c’était précisément un chef-d’oeuvre d’habileté et de stratégie que de surprendre sans garde et nu un homme entouré d’ordinaire de si grandes forces armées. Car Brutus ne le tua pas à l’improviste, ni seul, ni en tombant sur lui avec peu de monde. Il avait dès longtemps arrêté son plan, et il attaqua César avec beaucoup de complices, dont aucun ne le trahit. C’est donc que tout de suite il avait discerné les meilleurs, ou bien que le seul fait d’être choisis par lui donnait du courage aux Romains honorés de sa confiance. Mais pour Dion, soit qu’un faux jugement l’eût fait se confier à des méchants, soit qu’en se servant d’eux il les eût rendus méchants, de bons qu’ils étalent, l’un et l’autre cas donnent une médiocre idée de son bon sens. Et Platon lui reproche [2] d’avoir choisi des amis tels qu’ils causèrent sa perte.

V. Quand Dion eut succombé, il ne surgit pas de vengeur pour lui. Brutus eut des ennemis pour lui faire des obsèques honorables, comme Antoine, et lui garder ses honneurs, comme César. Il avait une statue de bronze à Milan, ville de la Gaule Cisalpine. Par la suite, César la vit. Elle était ressemblante et artistement travaillée. Il passa outre ; puis il s’arrêta, et, au bout d’un moment, devant beaucoup de monde, il appela les magistrats pour leur dire : « Je prends votre ville en flagrant délit de rupture d’armistice, puisqu’elle garde mon ennemi chez elle. » Au début, comme de juste, ils se récriaient et se regardaient entre eux en se demandant de qui donc il voulait parler. Mais César se retourna vers la statue, et dit en fronçant le sourcil : « Et celui-là, qui était notre ennemi, ne trône-t-il pas ici ? » Plus interdits encore, ils gardaient le silence. Mais il sourit, félicita les Gaulois de rester fidèles à leurs amis même dans le malheur, et ordonna de laisser la statue en place.



[1] Notamment la lettre VII.

[2] Dans une lettre perdue.