PLUTARQUE

PARALÈLLE ENTRE LYCURGUE ET NUMA

Traduction Bernard Latzarus, 1950

I. Mais, puisque nous avons parcouru jusqu’au bout la vie de Numa et celle de Lycurgue, et que nous les avons ainsi l’un et l’autre sous les yeux, il ne faut pas hésiter, bien que ce soit une tâche pénible, à recueillir leurs différences. Car leurs points communs sont mis en évidence par leurs actions. Ce sont, par exemple, leur sage modération, leur piété, leur esprit politique, leur aptitude à élever le peuple, leur heureuse idée à tous deux, de faire remonter aux dieux l’unique origine de leur législation. Quant à leurs avantages particuliers, le premier est, pour Numa, l’acceptation, et pour Lycurgue la cession de la royauté. Car l’un l’a reçue sans la demander, et l’autre, qui l’avait, l’a transmise. L’un a été établi par d’autres leur maître, quand il était un simple particulier et un étranger ; l’autre s’est fait simple particulier, de Roi qu’il était. Il est beau, sans doute, d’acquérir, la royauté par sa justice ; mais il est plus beau de faire passer la justice avant la royauté. Car la vertu a rendu l’un de ces Princes si glorieux qu’on le jugea digne de la royauté, et a fait l’autre si grand qu’il méprisa la royauté. En second lieu, si l’on compare un homme d’État au musicien qui accorde une lyre, l’un tendit les cordes, relâchées à l’excès, de Sparte, l’autre relâcha celles de Rome, trop fortement tendues. A cet égard, la difficulté du travail est à l’avantage de Lycurgue. Car il ne décidait pas les citoyens à dépouiller leurs cuirasses et à mettre bas leurs épées, mais à se priver d’or et d’argent, à rejeter les riches couvertures et les tables ; il ne leur conseillait pas de renoncer à la guerre pour célébrer des fêtes et des sacrifices, mais d’abandonner festins et parties de boisson pour s’exercer péniblement au maniement des armes et à la lutte. Aussi l’un, grâce à l’affection et à l’estime du peuple, vint-il à bout de toutes ses réformes par la persuasion ; alors que l’autre, risquant sa vie et se faisant même blesser, eut de la peine à triompher. Cependant la Muse inspiratrice de Numa était douce et humaine ; il sut plier à la paix et à la justice, en les adoucissant, les caractères violents et les âmes de feu des citoyens romains. Et si l’on nous force de compter parmi les institutions de Lycurgue le statut des Ilotes, chef-d’oeuvre de cruauté et d’arbitraire, nous affirmerons que Numa ressemblait bien davantage à un législateur grec, puisqu’il fit goûter, même aux esclaves reconnus tels, l’honneur de la liberté, en établissant l’usage de les faire dîner, pêle-mêle avec leurs maîtres, aux Saturnales. Et en effet, c’est là, dit-on, une des traditions laissées par Numa il voulut faire partager les prémices des récoltes à ceux qui avaient partagé la peine de les préparer [1] . Quelques historiens y voient un souvenir de l’ancienne égalité du temps de Saturne, où il n’y avait ni esclave, ni maître, tous les hommes étant reconnus frères et égaux en droits.

II. En somme, de toute évidence, tous deux conduisaient, de même, leurs peuples à la tempérance et à la modération ; mais, quant aux autres vertus, l’un aimait davantage la vaillance ; et l’autre, la justice ; à moins, assurément, que la nature ou la coutume des deux nations, étant différente, n’exigeât un traitement différent. Car ce n’est point par lâcheté que Numa fit cesser les guerres, mais pour ne pas faire tort aux autres peuples ; et, si Lycurgue rendit ses concitoyens belliqueux, ce n’était point pour les mettre en état de commettre l’injustice, mais pour les préserver de la subir. L’un et l’autre, pour retrancher les excès de leurs peuples et en combler les lacunes, étaient donc contraints à de grands changements. Cependant pour l’organisation ou la répartition des corps de l’État, celle de Numa fut absolument favorable aux masses et démocratique, puisqu’il tira de batteurs d’or, de joueurs de flûte et de cordonniers un peuple composite et bigarré ; mais celle de Lycurgue fut austère et aristocratique, remettant dédaigneusement les arts mécaniques aux mains des esclaves et des étrangers domiciliés, et consacrant au port du bouclier et de la lance les citoyens eux-mêmes, dont elle fit des artisans de guerre et des serviteurs d’Arès, sans les laisser rien savoir, ni s’exercer à rien d’autre que d’obéir à leurs chefs et de dominer leurs ennemis. Car il n’était même pas permis aux citoyens libres de s’occuper d’affaires ; le maniement de l’argent était réservé aux esclaves et aux ilotes, comme le service de la table et la cuisine. Numa ne fit aucune distinction de ce genre : s’il mit fin à l’enrichissement par les armes, il n’empêcha point les autres trafics, et n’aplanit nullement l’inégalité qui en résultait ; il laissa même la richesse s’accroître indéfiniment ; et, bien qu’une grande pauvreté, toujours croissante, envahît la Ville, il ne s’en soucia pas. Il fallait pourtant agir dès le début, quand l’inégalité n’était pas encore répandue, ni grande, et que le genre de vie, pour tous, était à peu près au même niveau, s’opposer à l’accroissement des richesses, comme Lycurgue, et en prévenir les inconvénients, qui, loin d’être médiocres, furent pour la société le germe et le principe des maux les plus nombreux et les plus grands. Quant au partage de la terre, il me semble qu’on ne doit blâmer, ni Lycurgue de l’avoir fait, ni le Roi Numa de ne l’avoir point fait. Car cette répartition égale fournissait à l’un l’assiette et la base de son État ; mais pour l’autre, le lotissement de Romulus étant encore tout récent, rien ne le pressait de faire un second partage, ni de changer le premier, qui, selon toute vraisemblance, était encore en vigueur [2] .

III. Quant à la communauté des femmes et des enfants, tous deux ont voulu, avec raison et en véritables hommes d’État, ôter aux maris la jalousie ; mais leurs procédés, pour y parvenir, n’ont pas été tout à fait semblables. Le mari romain, s’il avait assez d’enfants à élever, pouvait se laisser persuader par un autre, qui en manquait, de se séparer de sa femme, étant maître de la céder pour toujours ou pour un temps. Quant au Lacédémonien, sa femme restant à la maison près de lui et le mariage subsistant aux mêmes conditions qu’à l’origine, il la partageait avec le solliciteur pour en avoir des enfants [3] . Plusieurs maris même, comme nous l’avons dit [4] , introduisaient d’eux-mêmes dans leur foyer des hommes dont, à leurs yeux, pourraient naître des enfants bien faits et de bonne nature. Quelle était donc la différence des coutumes ? On voyait d’un côté une grande et totale indifférence pour l’épouse et ce qui, dans sa conduite, trouble la plupart des hommes et enflamme leur jalousie ; de l’autre, une modestie, qui, par pudeur, tire devant soi le voile du mariage et confesse qu’elle se résigne difficilement à la communauté des femmes. En outre, la surveillance des jeunes filles, établie par Numa, est plus conforme à leur sexe et aux convenances. Celle de Lycurgue est tout à fait relâchée et n’a rien de féminin ; aussi a-t-elle bien donné à parler aux poètes. Ibycos [5] inflige aux Lacédémoniennes l’épithète outrageante de montre-cuisses et Euripide les croit folles de leur corps quand il dit :

elles qui, avec des jeunes gens, désertent leurs maisons, les cuisses nues et les robes volantes [6] ,

Car, en fait, les franges de la tunique des jeunes filles, n’étant pas cousues en bas, flottaient et laissaient les cuisses à nu pendant la marche. Sophocle dit très clairement ce qui se passait dans ces vers :

et la nouvelle épouse dont la tunique (ce n’est pas encore une robe !) autour de la cuisse à jour

se plisse, Hermione [7] ,

Aussi dit-on qu’elles étaient plus hardies et viriles en premier lieu à l’égard de leurs maris eux-mêmes, exerçant à la maison un pouvoir absolu, et, dans les affaires publiques, ayant le droit d’exprimer un avis, en toute liberté, sur les plus grands intérêts. Numa, lui, garda bien aux femmes mariées la dignité et la considération où, depuis Romulus, les tenaient leurs maris, qui, à force d’attentions, faisaient oublier l’enlèvement primitif [des Sabines] ; mais il leur imposa une grande retenue, leur ôta toute indiscrétion, leur apprit la sobriété et les accoutuma au silence, car elles s’abstenaient complètement de vin et ne prenaient pas la parole en l’absence de leur maris, même quand il l’aurait fallu. En tout cas on dit qu’une femme ayant autrefois plaidé sa propre cause sur le Forum, le Sénat envoya consulter l’oracle d’Apollon, pour savoir ce qu’annonçait à l’État un tel événement. Quant à leur soumission et à leur douceur habituelles, une grande preuve en est la mention faite, par l’histoire, des moins bonnes. Car de même que, chez nous, les historiens rapportent les noms de ceux qui, les premiers, ont versé le sang de leurs concitoyens, fait la guerre à leurs frères, assassiné père ou mère, les Romains font mémoire que le premier, chez eux, à répudier sa femme fut Spurius Carvilius, cinq cent trente ans après la fondation de Rome [8]  : rien de tel ne s’était encore produit. En outre Thaléa, femme de Pinarius, fut la première à être en conflit avec sa belle-mère, qui avait nom Gégania. (Ce fut sous le règne de Tarquin le Superbe [9] ). Si moral et si sage était le statut du mariage, réglé par Numa !

IV. La façon de donner les jeunes filles en mariage est, chez les deux peuples, conforme à l’éducation qu’elles ont reçue. Lycurgue voulut qu’on les mariât déjà formées et mûres pour la vie conjugale, afin que leur union, contractée au moment où la nature le demande, fût le début d’une période de tendresse et d’affection plutôt que de crainte et de haine, comme il eût été à craindre si on leur avait imposé une cohabitation prématurée. Il fallait aussi que le corps eût assez de force pour supporter la douleur des couches et celle de l’enfantement, le mariage n’étant à d’autre fin que la naissance des enfants. Les Romains, au contraire, mariaient leurs filles à douze ans, ou même plus tôt ; car, de cette façon, elles apporteraient sûrement à leurs époux un corps et un coeur purs et intacts. Il est donc visible que le comportement des Spartiates avait un but matériel : favoriser les naissances, et celui des Romains, un but moral : faciliter aux époux la vie commune. Mais, par ailleurs, pour ce qui est de la surveillance des enfants, de leur répartition en groupes, de leur éducation, de leur vie en commun, de l’ordonnance et du contrôle de leurs repas, de leurs exercices et de leurs jeux, Numa n’a aucun avantage sur le premier législateur venu, comme l’établit l’exemple de Lycurgue. Il remit à la discrétion des pères, suivant leurs désirs ou leurs besoins, l’orientation des jeunes gens, que l’on voulût faire de son fils un travailleur de terre, ou lui apprendre le métier de calfat, de forgeron, de musicien. Comme si l’on ne devait pas, dès le début, diriger les enfants vers une seule et même fin et les y faire tendre ensemble de toute leur âme ! On dirait, au contraire, que Numa voyait en eux les passagers d’un même navire, venus chacun dans un intérêt et pour un motif particulier, et qui, dans les périls communs, sont réunis seulement par la crainte qu’inspire à chacun son risque personnel, mais autrement n’ont en vue que leur intérêt privé. Il ne vaudrait pas la peine de reprocher aux autres législateurs une lacune qui résulte de leur ignorance ou de leur faiblesse ; mais quand un sage [comme Numa] avait accepté de régner sur un peuple nouvellement constitué et qui ne lui opposait aucune résistance, à quoi devait-il s’appliquer d’abord, sinon à l’éducation des enfants et à la formation des jeunes gens ? Ne fallait-il pas les empêcher d’être opposés les uns aux autres et turbulents par suite de leurs différences de caractère, et les dresser, dès le début, à prendre le même chemin, et à se modeler, d’un commun accord, sur le même type de vertu ? C’est là, entre autres choses, ce qui favorisa la conservation des lois de Lycurgue. Car la crainte de violer les serments [prêtés à la Constitution] n’aurait pesé que bien peu, si, par l’éducation et la direction morale des enfants, il n’eût, en quelque sorte, imprégné leur esprit du respect des lois en leur inculquant un tel enthousiasme pour le régime établi, que, pendant plus de cinq cents ans, l’essentiel et le principal de sa législation subsista, comme une teinture de bonne qualité imbibe toute l’étoffe. Mais quant à Numa, le but de sa politique, c’est-à-dire le maintien de la paix et de l’amitié entre Rome et les autres nations, s’évanouit avec lui ; et après sa mort les deux portes du temple [de Janus], qu’il tenait clos, comme s’il y eût réellement tenu la guerre en cage, s’ouvrirent toutes grandes de chaque côté, remplissant l’Italie de sang et de morts. Ainsi le plus beau, le plus juste des régimes, ne dura même pas un peu de temps, faute d’avoir pour ciment l’éducation des enfants. « Comment donc ? dira quelqu’un ; les progrès de Rome ne sont-ils pas dus à la guerre ? » Cette question exigerait une longue réponse ; et comment convaincre ceux qui mettent le progrès dans la richesse, le luxe, la prééminence, plutôt que dans la conservation, la douceur, l’indépendance jointe à l’esprit de justice ? Cependant voici encore une constatation qui plaidera pour Lycurgue. Les Romains durent un si grand accroissement de puissance à l’abandon du régime de Numa ; les Lacédémoniens, dès qu’ils eurent désavoué l’organisation de Lycurgue, tombèrent du premier rang au plus bas ; et, après avoir perdu l’hégémonie en Grèce, coururent le risque d’une ruine complète. Voici cependant un grand et vraiment divin privilège de Numa. Ce n’était qu’un étranger ; on alla le chercher pour régner ; il changea tout par la persuasion et domina une ville, encore bien loin de l’unanimité, sans avoir besoin d’armes, ni d’aucune forme de contrainte, comme Lycurgue, qui dressa l’aristocratie contre le peuple, mais en gagnant et en mettant d’accord tous les citoyens par sa sagesse et sa justice.


[1] Les Saturnales se célébraient le 17 décembre. A partir de César, elles se prolongèrent les deux jours suivants. On en attri­buait généralement l’institution à Tullus Hostilius ou à Tarquin le Superbe.

[2] Depuis Romulus, suppose Plutarque, les parts n’avaient pas dû changer de mains, et les fortunes terriennes étaient donc égales.

[3] Ces enfants étaient considérés comme ceux du mari.

[4] Cf. Vie de Lycurgue, XV.

[5] Ibycos, poète lyrique grec, vécut à la cour du tyran de Samos, Polycrate, vers le milieu du VIe siècle.

[6] Euripide, Andromaque, 597-598.

[7] Sophocle, fragment d’une tragédie perdue.

[8] En chiffres ronds. La date de ce divorce est de 231 av. J.-C. Il faudrait donc lire : cinq cent vingt-trois ans après la fondation. Spurius Carvillus répudia sa femme pour stérilité.

[9] Entre 533 et 509 av. J.-C.