PLUTARQUE

PARALLÈLE ENTRE LYSANDRE ET SYLLA

Traduction Bernard Latzarus, 1950

I. Et puisque nous avons fini de parcourir la vie de Sylla, elle aussi, passons maintenant au parallèle. Sans doute, que nos héros soient devenus grands en tirant d’eux-mêmes le principe de leur élévation, c’est leur caractère commun ; mais le propre de Lysandre, c’est qu’il reçut de la volonté ferme et saine des citoyens toutes les charges qu’il remplit, sans leur infliger aucune contrainte, et que sa puissance ne dut rien à l’illégalité.

Mais, dans la division, même l’homme le plus pervers obtient les honneurs [1] . C’était alors le cas à Rome, avec un peuple corrompu et un régime malade, qui faisaient surgir partout de nouveaux tyrans. Rien d’étonnant que Sylla eût le pouvoir quand des Glaucia et des Saturninus chassaient des Métellus de la Ville, que les fils des consuls étaient égorgés dans les assemblées du peuple, que l’on s’adjugeait les forces armées à prix d’or et d’argent, que l’on achetait les combattants, que l’on établissait les lois par le fer et par le feu, en faisant violence à l’opposition. Sans doute je n’accuse pas celui qui parvint, en de telles circonstances, à s’assurer le pouvoir suprême ; mais qu’il ait été le premier, dans une ville aussi dépravée, n’est pas, à mes yeux, la preuve qu’il ait été le meilleur. Au contraire, si Lysandre, au moment où Sparte avait les lois les plus sages et les appliquait avec le plus de modération, fut choisi pour exercer les plus grands commandements et les plus grandes charges, c’est qu’on l’estimait, peu s’en faut, le meilleur des meilleurs et le premier des premiers. Il s’ensuit qu’après avoir, à différentes reprises, remis son autorité à ses concitoyens, il la recouvra chaque fois, car la supériorité du mérite lui assurait la permanence de l’honneur. L’autre, élu général d’armée une seule fois, resta dix ans de suite sous les armes, en se créant tour à tour lui-même consul, proconsul, dictateur, sans être jamais autre chose qu’un tyran.

II. Il est vrai, Lysandre entreprit de changer la Constitution, comme on l’a dit, mais d’une façon plus douce et plus régulière que Sylla ; car il agit par la persuasion et non par les armes, et sans tout détruire d’un seul coup, comme lui. Il réformait seulement la désignation des Rois et dans un esprit qui paraissait naturel et juste, le meilleur entre les meilleurs devant exercer le pouvoir dans une ville qui commandait à la Grèce en raison de sa vertu, et non de sa noblesse. Car de même qu’un chasseur ne recherche pas le petit d’un chien, mais un chien, et qu’un cavalier recherche un cheval, et non le rejeton d’un cheval, qui pourrait être un mulet, l’homme d’État se trompera du tout au tout, s’il ne s’inquiète pas des qualités du prétendant, mais de sa naissance. En tout cas les Spartiates eux-mêmes ont ôté quelquefois le pouvoir à leurs Rois, parce qu’ils ne les jugeaient pas d’âme royale, mais vils et nuls. Or si la médiocrité, même jointe à une naissance illustre, est déshonorante, le mérite n’est pas honorable en raison de la naissance qui pourrait l’accompagner, mais en lui-même.

Lysandre et Sylla commirent tous deux des injustices, l’un en faveur de ses amis, et l’autre même aux dépens des siens. La plupart des fautes de Lysandre, on en convient, furent faites pour ses amis ; et la plupart de ses meurtres avaient pour but de leur assurer la souveraineté et la tyrannie. Sylla, au contraire, ôta, par jalousie, à Pompée son armée, et essaya de reprendre à Dolabella le commandement naval qu’il lui avait donné. Il fit égorger sous ses yeux Lucrétius Ofella, qui, pour prix de beaucoup de grands services, briguait le consulat ; il communiquait de la sorte un frisson d’épouvante à tout le monde, en exécutant ses meilleurs amis.

III. Quant à la recherche des plaisirs et de l’argent, leur conduite montre encore mieux que l’un avait les goûts d’un chef, et l’autre, ceux d’un tyran. Car il est évident que l’un, disposant d’une autorité et d’une puissance si grandes, n’a jamais été coupable d’un dérèglement ni d’un enfantillage scabreux ; plus que tout autre, il échappe à l’application de ce proverbe courant :

lions au dedans, en plein air renards [2]

tant il montrait partout une vie sage, lacédémonienne et réglée ! L’autre ne modérait ses passions, ni, dans sa jeunesse, à cause de la pauvreté, ni dans sa vieillesse, à cause de l’âge ; au contraire, tout en imposant aux citoyens des lois relatives au mariage et à la bonne conduite, il pratiquait lui-même l’amour et la débauche, comme l’affirme Salluste [3] . Aussi réduisit-il la Ville à la mendicité et en épuisa-t-il tellement les ressources qu’il dut vendre, à prix d’argent, aux cités amies et alliées la liberté et l’indépendance, tout en confisquant et en mettant à l’encan chaque jour les biens des familles les plus riches et les plus grandes. Mais il n’y avait pas de borne à ses dilapidations, ni à ses prodigalités envers ses flatteurs. Quel calcul ou quelle économie peut, en effet, avoir restreint ses libéralités après boire, quand, à la vue de tout le peuple, ayant à vendre une grande fortune, il la fit adjuger, sur la première offre venue, à l’un de ses amis ? Quelqu’un enchérit ; mais, quand le crieur public annonça le montant de l’enchère, Sylla se montra fort mécontent et déclara : « Oui, chers concitoyens, on me persécute et on me tyrannise en m’empêchant de disposer, à mon gré, des dépouilles qui m’appartiennent ! » Lysandre, lui, en renvoyant à ses concitoyens le butin fait sur les ennemis, y ajouta même sa part personnelle. Je ne loue pas son acte ; car peut-être a-t-il fait plus de mal à Sparte en lui faisant acquérir de l’argent que l’autre à Rome en lui en ôtant ; mais j’y vois un témoignage de son désintéressement. De plus, chacun des deux eut envers sa patrie une conduite bien personnelle. Sylla, intempérant et opulent, assagissait ses concitoyens ; Lysandre remplit la ville des passions dont il s’abstenait ; ainsi la faute de l’un fut d’être inférieur à ses propres lois, et celle de l’autre, de rendre ses concitoyens inférieurs à lui ; car il apprit à Sparte à ressentir le besoin de ce dont lui-même savait se passer. Voilà pour leur politique intérieure.

IV. Quant à leurs faits de guerre et à leur activité de généraux, le nombre des trophées et la grandeur des périls mettent Sylla hors de pair. Lysandre a bien remporté deux victoires navales, et j’ajouterai même à son actif la prise d’Athènes, succès peu important en soi, mais d’un grand retentissement. Quant à ses revers de Béotie et d’Haliarte, la mauvaise chance peut y être pour quelque chose ; mais il semble avoir été mal inspiré de s’être laissé entraîner inopportunément, par sa fougue et son ambition contre les murailles d’une ville, sans attendre la grande armée du Roi, qui était sur le point d’arriver de Platées. Il suffit donc des premiers soldats venus pour lui infliger, à leur première sortie, une défaite sans gloire. Car il ne succomba point au coup mortel comme Cléombrote [4] à Leuctres, en opposant une vive résistance aux ennemis qui le pressaient, ni comme Cyrus [l’Ancien], ni comme Épaminondas en retenant dans le devoir ses soldats qui fléchissaient et en assurant la victoire. Ceux-là moururent en Rois et en capitaines ; Lysandre eut la fin obscure d’un simple fantassin et d’un éclaireur, justifiant ainsi les anciens Spartiates, qui évitaient avec raison de se laisser acculer à des murs, genre de combat où il peut arriver au meilleur de mourir sous les coups non pas même du premier homme venu, mais, pis encore, d’un enfant ou d’une femme : ne dit-on pas qu’Achille fut tué par Pâris aux portes de Troie [5]  ? Quant à Sylla, combien de victoires a-t-il remportées en bataille rangée ? Combien d’ennemis a-t-il fait périr par dizaines de milliers ? Il ne serait pas facile d’en chiffrer le total. Rome elle-même, il l’a prise deux fois ; et il s’est emparé d’Athènes et du Pirée, non par la famine, comme Lysandre, mais à la suite de plusieurs grands combats, qui lui permirent de couper Archélaos de la terre ferme et de le rejeter à la mer. Il faut aussi apprécier à sa valeur la différence de leurs adversaires. Car ce n’était, je crois, qu’un enfantillage et un jeu de vaincre en combat naval Antiochos, le pilote d’Alcibiade, et de duper Philoclès, le démagogue athénien :

homme obscur, à la langue affilée [6] ,

gens que Mithridate n’eût pas daigné comparer à un de ses palefreniers, ni Marius à un de ses licteurs. Mais à qui Sylla eut-il à faire la guerre ? Entre tant de souverains, de consuls, de généraux, de chefs populaires, quel Romain, pour ne rien dire des autres, fut plus redoutable que Marius ? Quel Roi plus puissant que Mithridate ? Quel Italien plus guerrier que Lamponius et Télésinus ? Or de tous ces ennemis il chassa l’un, soumit l’autre et tua les derniers.

V. Mais, à ce que je crois, moi, voici, dans ce que j’ai avancé, la distinction la plus importante. Lysandre a dû tous ses succès à l’appui de ses concitoyens ; Sylla, exilé et persécuté par ses ennemis politiques, a su, dans le temps même où l’on chassait sa femme, où l’on rasait sa maison, où l’on faisait mourir ses amis, tenir tête en Béotie lui-même à d’innombrables dizaines de milliers d’ennemis, exposer sa vie pour la patrie, et lui dresser finalement un trophée. Mithridate eut beau lui offrir une alliance et un appui militaire contre ses ennemis ; Sylla ne fit aucune concession ; loin de fléchir ou de se résigner à la moindre politesse, il ne lui adressa même pas la parole et ne lui tendit pas la main avant d’avoir reçu de sa bouche l’assurance qu’il évacuait l’Asie, livrait ses vaisseaux, s’inclinait devant les Rois légitimes de Bithynie et de Cappadoce. Sylla n’a fait, me semble-t-il, absolument rien de plus beau, ni donné un plus grand témoignage de sa grandeur d’âme : il a préféré le bien public à son intérêt personnel ; et, comme les chiens généreux qui ne suspendent pas leur morsure et ne lâchent pas prise avant que l’adversaire ne s’affaisse, il a vengé Rome avant de courir à sa revanche privée.

Ce qui, par-dessus tout, peut faire pencher la balance en sa faveur, est sa conduite à l’égard d’Athènes. Cette ville lui avait fait la guerre pour soutenir la puissance et l’hégémonie de Mithridate ; quant il l’eut prise, il la laissa pourtant libre et indépendante [7] . Lysandre, après l’avoir fait déchoir d’une suprématie et d’un empire si considérables, n’éprouva aucune pitié pour elle ; il lui ôta même ses institutions démocratiques et lui imposa des tyrans cruels et déréglés au plus haut point.

Il est donc temps, croyons-nous, de conclure que nous ne nous écartons pas beaucoup de la vérité en reconnaissant que Sylla a remporté plus de succès et Lysandre commis moins de fautes, et en accordant à l’un le prix de la tempérance et de la modération, à l’autre, celui de l’art militaire et du courage.



[1] Hexamètre dactylique cité déjà dans la Vie de Nicias, XI, sous une forme un peu différente, et dans la Vie d’Alexandre, LIII.

[2] Aristophane, Paix, 1189-1190. La citation n’est pas absolument exacte.

[3] Salluste, Histoires I.

[4] Cléombrote, Roi de Sparte de 380 à 371 av. J.-C.

[5] Le héros mort de la main d’une femme est Pyrrhus. Pâris est regardé comme le type de l’homme de plaisir et du lâche efféminé.

[6] Trimètre iambique, emprunté, pense-t-on, à une tragédie d’Euripide.

[7] Il n’y a là qu’une fiction oratoire ou diplomatique.