XXVIII [I]. Voilà ce que l’histoire nous a transmis de la vie de ces deux hommes célèbres. Mais comme ils ont laissé l’un et l’autre de grands exemples de vertus militaires et politiques, commençons à les comparer entre eux sous le premier rapport. Quand Périclès vint à la tête des affaires, le peuple d’Athènes était au comble de la prospérité, et ne devait qu’à lui-même sa grandeur et sa puissance : il semble donc que ce soit à la force et à la félicité publiques que Périclès a dû la gloire de maintenir sa patrie dans cet état florissant, et de la garantir de tout revers. Fabius, au contraire, ayant pris la conduite du gouvernement dans les temps les plus désastreux et les plus humiliants pour Rome, ne pouvait, par ses grands exploits, la soutenir dans la prospérité ; mais d’un état presque désespéré il la fit passer aune situation meilleure. D’ailleurs Périclès, après les victoires de Cimon, les trophées de Myronides et de Léocrates, les grands et nombreux exploits de Tolmidas, eut plutôt à entretenir Athènes dans les jeux et dans les fêtes,qu’à la reconquérir ou à la conserver par les armes. Fabius, qui avait devant les yeux tant de défaites et de déroutes, tant de massacres de préteurs et de généraux ; qui voyait les lacs, les plaines et les bois de l’Italie remplis des cadavres des soldats romains, et les neuves, rougis de sang, rouler jusqu’à la mer des milliers de morts ; Fabius, qui avait à soutenir, à étayer, pour ainsi dire, une république sur le point de s’écrouler, en devint seul l’appui, et empêcha que les fautes des généraux qui l’avaient précédé n’entraînent sa ruine totale. A la vérité, il paraît moins difficile de gouverner une ville abattue par ses malheurs, et que la nécessité rend docile aux conseils de la raison, que de mettre un frein à la fierté et à la licence d’un peuple qui, enflé de ses prospérités, s’abandonne à toute sa fougue[1] ; et c’est dans cette dernière situation que Périclès sut maîtriser les Athéniens. Cependant le nombre et la grandeur des maux dont les Romains étaient accablés firent éclater la constance et la magnanimité de Fabius, que tant de calamités ne purent jamais ébranler, ni entraîner hors de ses principes.
XXIX [II]. On peut opposer à la prise de Samos par Périclès la reprise de Tarente par Fabius[2], et à la conquête de l’Eubée celle des villes de la Campanie. Pour Capoue, elle fut reprise par les consuls Fulvius et Appius. Fabius ne gagna qu’une seule bataille rangée, celle qui lui mérita son premier triomphe ; Périclès érigea neuf trophées pour autant de victoires qu’il avait remportées sur terre et sur mer. Mais on n’a pas à citer de lui une action comparable à celle de Fabius lorsqu’il arracha Minucius des mains d’Hannibal, et qu’il sauva une armée entière ; action vraiment grande, où éclatent à la fois la valeur, la prudence et la bonté. Il est vrai aussi qu’on ne peut pas reprocher à Périclès une faute pareille à celle de Fabius quand il se laissa tromper par le stratagème des boeufs, et que, la fortune lui livrant son ennemi, qui de lui-même était venu s’enfermer dans des gorges de montagnes, non seulement il lui donna, par ses lenteurs et son imprévoyance, le temps de sortir la nuit de ce mauvais pas, mais il se laissa même prévenir le lendemain, et fut battu par celui qu’il tenait prisonnier.
S’il est du devoir d’un bon général non seulement de bien user du présent, mais encore de juger sainement de l’avenir, Périclès eut le mérite de prévoir et d’annoncer aux Athéniens la manière dont la guerre finirait. Il leur arriva, comme il l’avait prédit, qu’en voulant trop entreprendre, ils perdirent leur puissance. Ce fut, au contraire, en envoyant Scipion à Carthage, contre l’avis de Fabius, que les Romains reprirent le dessus et vainquirent les Carthaginois, non par la faveur de la fortune, mais par la sagesse et la valeur de leur général. Ainsi les malheurs d’Athènes justifièrent la sage prévoyance de l’un, et les succès des armes romaines démentirent pleinement les conjectures de l’autre. Or c’est une égale faute pour un général de tomber dans un malheur qu’il n’a pas prévu ou de manquer par trop de défiance l’occasion d’un grand succès : l’inexpérience inspire à la fois la témérité et ôte le courage[3]. Voilà pour leurs exploits militaires.
XXX [III]. Dans sa conduite politique, Périclès mérite un grand reproche, celui d’avoir allumé la guerre : car on assure qu’il en fut seul la cause par son obstination à résister aux Lacédémoniens. Je crois aussi que Fabius Maximus n’aurait jamais rien cédé aux Carthaginois, et que, pour soutenir la dignité de l’empire, il aurait bravé les plus grands dangers. Mais la douceur et la générosité dont il usa envers Minucius sont la condamnation des intrigues de Périclès contre Cimon et Thucydide, deux hommes vertueux, partisans zélés de l’aristocratie, et qu’il fit bannir par l’ostracisme. Périclès eut plus de puissance et d’autorité que Fabius, et il s’en servit pour empêcher qu’aucun général ne formât des desseins funestes à sa patrie. Tolmidas, qui seul lui échappa, et qui malgré lui attaqua les Béotiens, trouva sa perte dans sa témérité. Tous les autres cédèrent à son autorité, et se soumirent avec respect à ses ordres. Fabius, qui, naturellement sage et prudent, ne fit jamais de faute en ce qui dépendait de lui, paraît inférieur à Périclès en ce qu’il ne put empêcher les fautes des autres : car les Romains n’auraient pas éprouvé de si grands désastres si Fabius eût eu à Rome autant de pouvoir que Périclès en avait à Athènes[4].
V. Ils montrèrent tous deux cette grandeur d’âme qui fait mépriser les richesses, l’un en ne recevant rien de ce qu’on lui offrait, l’autre en donnant son bien à ceux qui étaient dans le besoin, et surtout en rachetant de ses deniers les prisonniers romains. Il est vrai que la somme qu’il y employa n’était pas considérable : elle ne monta qu’à six talents[5]. Mais on ne saurait dire combien de richesses Périclès eût pu recevoir des alliés d’Athènes et de plusieurs rois, qui, voyant la grandeur de sa puissance, cherchaient à gagner ses bonnes grâces. Cependant il se conserva toujours pur, et n’accepta jamais aucun présent. Ce serait faire injure aux vastes édifices que Périclès fit construire, à ces temples magnifiques qu’il éleva, à tous les autres ouvrages dont il embellit Athènes, que de les comparer avec tout ce que Rome put avoir d’ornements avant les Césars[6]. Les premiers l’emportent infiniment et pour la grandeur et pour la beauté du travail.