PLUTARQUE

Comparaison de Solon et de Publicola

Traduction Ricard

24(1). Le parallèle de ces deux grands hommes offre une particularité qui ne se rencontre dans aucun de ceux dont nous avons écrit la vie : c’est que l’un est l’imitateur et l’autre le témoin de celui avec qui il est comparé. En effet, cette maxime sur le bonheur que Solon proféra en présence de Crésus convient mieux à Publicola qu’à Tellus. Ce Tellus que Solon regardait comme le plus heureux des hommes à cause de sa mort paisible, de sa vie vertueuse, et des enfants estimables qu’il laissa après lui, n’est pas même cité comme un homme de bien dans les poésies de ce législateur ; ses enfants n’ont pas été connus, et lui-même n’a exercé aucune magistrature. Au contraire. Publicola fut, pendant sa vie, le premier des Romains par sa puissance, par l’éclat de ses vertus ; et encore de nos jours, six cents ans après sa mort, les plus illustres familles de Rome, les Publicola, les Messala et tous les Valérius, lui rapportent la gloire de leur noblesse. Tellus fut tué par les ennemis et mourut à son poste en combattant avec courage. Publicola, après avoir taillé en pièces ses ennemis, ce qui est bien plus heureux que de tomber sous leurs coups, après avoir fait remporter à sa patrie la victoire la plus glorieuse, après avoir reçu les triomphes et les autres honneurs qu’il avait mérités, termine sa vie par la mort que Solon désirait le plus, et qu’il regardait comme la plus heureuse. D’ailleurs le souhait que Solon exprime dans sa réponse à Mimnerme [1] , sur la durée de la vie :

Qu’à ma mort, mes amis, plongés dans la tristesse,

Versent sur mon tombeau des larmes de tendresse,

ce souhait [2] prouve le bonheur de Publicola. Sa mort fut pleurée non seulement de ses parents et de ses amis, mais de la ville entière ; des milliers de personnes en portèrent le deuil ; les femmes romaines le regrettèrent comme un fils, un frère ou un mari. Solon disait :

Oui, sans honte mon coeur désire la richesse ;

Mais je veux qu’elle soit le fruit de ma sagesse :

Une fortune injuste est pour moi sans appas.

En effet, elle attire tôt ou tard la vengeance céleste. Publicola ne s’enrichit point par des injustices, et il eut de plus la gloire de faire un bon usage de sa fortune en secourant les malheureux. Si Solon a été le plus sage des hommes, Publicola a été le plus heureux [3] . Car tous les biens que le premier a désirés comme les plus grands et les plus estimables dont les hommes puissent jouir, Publicola les a possédés et conservés jusqu’à sa mort.

25(2). Solon a donc honoré Publicola en représentant d’avance son bonheur, et Publicola a fait honneur à Solon en se le proposant comme le plus parfait modèle que puisse imiter le fondateur d’un état populaire [4] . Il diminua le faste du consulat et le rendit doux et aimable pour tous les citoyens. Il emprunta plusieurs lois de Solon, entre autres celles qui donnaient au peuple le droit d’élire ses magistrats, et qui permettaient d’appeler à sa décision des jugements des tribunaux, comme Solon avait établi l’appel aux juges d’Athènes, qui étaient pris parmi le peuple. Si Publicola ne créa point, comme Solon, un nouveau sénat, il augmenta presque de moitié celui de Rome [5] . En établissant des questeurs pour la garde du trésor public, il voulut qu’un consul homme de bien pût se livrer à des soins plus importants, et qu’un consul pervers n’eût pas un moyen de plus d’être injuste, quand il se verrait tout à la fois maître des affaires et des revenus publics. La haine des tyrans fut plus forte dans Publicola que dans Solon : celui-ci avait ordonné qu’un citoyen qui aurait aspiré à la tyrannie ne fût puni qu’après sa conviction ; Publicola permit de le tuer avant même qu’il fût mis en jugement. Solon se glorifiait avec justice d’avoir refusé la royauté quand les affaires semblaient l’y appeler, et que ses concitoyens l’y portaient eux-mêmes ; il n’est pas moins glorieux à Publicola d’avoir rendu plus populaire l’autorité presque tyrannique du consulat, et de n’avoir pas usé de toute la puissance qu’il lui donnait. C’est cette modération dans le gouvernement que Solon avait en vue lorsqu’il disait :

S’il n’est ni trop foulé, ni trop dans la licence,

Le peuple de ses chefs respecte la puissance.

26(3). Une ordonnance particulière à Solon, c’est l’abolition des dettes, qui contribua plus qu’aucune autre à affermir la liberté. En vain les lois établissent l’égalité, si les dettes en privent les citoyens pauvres ; si, lors même qu’ils paraissent jouir le plus de leur liberté, soit en jugeant, soit en exerçant quelque magistrature ou en donnant leur suffrage, ils sont encore plus esclaves des riches, et ne font que suivre les ordres de leurs créanciers. Mais une chose remarquable ajoute encore au mérite de cette ordonnance : presque toujours une abolition de dettes entraîne à sa suite des troubles et des dissensions ; Solon, en employant à propos cette mesure, comme un remède violent, à la vérité, mais efficace, parvint à apaiser la sédition qui s’était élevée dans Athènes, et par le seul ascendant de sa vertu il fit taire les reproches et les murmures que cette loi aurait pu exciter.

Si l’on considère l’ensemble de leur administration, on voit que Solon débuta d’une manière plus brillante ; il ne suivit point les sentiers battus, il se fraya lui-même la route ; et seul, sans le secours de personne, il termina heureusement les plus grandes entreprises. Publicola eut une fin plus heureuse et plus digne d’envie : car Solon vit renverser la république qu’il avait établie, et celle de Publicola maintint l’ordre dans Rome jusqu’au temps des guerres civiles. C’est que Solon, après avoir publié ses lois, les abandonna à leurs tables et à leurs rouleaux ; et en quittant Athènes, il leur ôta le seul appui qui pouvait les conserver [6] . Publicola, en restant à Rome, où il commandait et gouvernait les affaires, affermit ses établissements et en assura la durée. Solon connut les intrigues de Pisistrate ; et, après des efforts inutiles pour les arrêter, il fut obligé de céder à la tyrannie qu’il vit s’établir sous ses yeux. Publicola abattit pour toujours la royauté, depuis longtemps affermie et dominante dans Rome. Son courage ne fut pas au-dessous de son entreprise ; et sa puissance, secondée par la fortune, couronna sa vertu du succès le plus heureux.

27(4). La gloire militaire met entre eux une grande différence. Solon, s’il faut en croire Dimachos de Platées [7] , n’est point l’auteur de l’expédition contre les Mégariens que nous avons racontée dans sa vie. Publicola gagna plusieurs batailles, où il remplit également le devoir de général et celui de soldat. Dans l’administration civile, Solon, pour conseiller aux Athéniens de reprendre Salamine, a recours à une sorte de jeu, et contrefait l’insensé. Publicola, dès son entrée dans les affaires, s’expose aux plus grands périls, se déclare contre Tarquin, et dévoile la conjuration qui se tramait en faveur de ce prince. Seul, il empêche que les conjurés n’échappent au supplice ; et, non content d’avoir chassé les tyrans de la ville, il ruine pour jamais toutes leurs espérances. S’il sut déployer cette fermeté dans les affaires qui demandaient de la force et de la vigueur, et qui devaient être décidées par la voie des armes, il fit paraître encore plus de sagesse dans celles qui, pendant la paix, exigeaient de l’adresse et de la persuasion. Il sut si bien gagner Porsenna, que d’un ennemi redoutable qu’il n’eût peut-être jamais vaincu il en fit un ami fidèle des Romains.

On pourra m’objecter que Solon recouvra l’île de Salamine, que les Athéniens s’étaient laissé enlever, et que Publicola rendit les terres que les Romains avaient conquises dans la Toscane ; mais il faut juger des actions par les circonstances. Un bon politique sait varier sa conduite suivant les occasions ; il prend chaque affaire du côté le plus accessible qu’elle présente. Souvent, par le sacrifice d’une partie, il sauve tout le reste, et, en cédant peu, il gagne beaucoup [8] . Ainsi, dans la circonstance dont il s’agit, Publicola, par la cession de quelques terres étrangères, assura la conservation de tout son pays ; et, tandis que les Romains auraient regardé comme un grand bonheur de conserver leur ville, il leur acquit toutes les richesses qui étaient dans le camp même des assiégeants. En prenant son ennemi pour juge, il triompha de son adversaire, et il obtint avec la victoire tout ce qu’il aurait donné sans peine pour se la procurer : car Porsenna, en faisant la paix, laissa aux Romains toutes les provisions qu’il avait accumulées pour continuer la guerre, tant la conduite du consul lui avait donné une opinion favorable de la vertu et de la magnanimité de tous les Romains !



[1] Mimnerme, poète musicien, originaire de Colophon, vivait, selon Suidas, dans la trente-cinquième olympiade, et était plus ancien que les sept sages ; mais par cet endroit de Plutarque il paraît qu’il fut contemporain de Solon. Il inventa le vers pentamètre, au rapport d’Hermésianax, cité par Athénée, liv. XIII, c. VIII. Il se distingua surtout par l’excellence de ses élégies, dont il ne nous reste que des fragments. Horace, Ep., liv. II, ép. II, v. 101, le met au-dessus de Callimaque. Il décrivit en vers de cette espèce, au rapport de Pausanias, liv. IX, c. XXIX, le combat des Smyrnéens contre Gygès, roi de Lydie. Deux vers d’Horace, dans l’épître sixième du deuxième livre, prouvent que Mimnerme faisait consister tout son bonheur dans les plaisirs et dans les jeux.
[2] Cicéron, dans ses Tusculanes, liv. I, c. XLIX, et dans son traité de la vieillesse, c. XX, n’approuve pas ce souhait, qu’il trouve indigne d’un homme sage tel que Solon.
[3] Plutarque, en donnant la sagesse à Solon, ne l’exclut pas du bonheur de Publicola : car y aurait-il de vrai bonheur sans la sagesse ? Il veut dire seulement que Publicola, avec autant de vertu que Solon, eut de plus tous les avantages que celui-ci souhaitait, et qui contribuaient à la félicité humaine.
[4] Aristote, dans ses Politiques, liv. Il, c. xIi, dit « que quelques-uns regardent Solon comme un bon législateur pour avoir détruit une oligarchie devenue insupportable, brisé le joug sous lequel le peuple gémissait, et rétabli l’ancienne démocratie, mais plus sagement tempérée par le mélange des trois espèces de gouvernement. Cependant d’autres lui reprochent d’avoir donné trop de pouvoir au peuple, en prenant les juges parmi tous les citoyens. Par cet établissement, il ôta à sa république ce qu’elle avait d’aristocratique, en attribuant la connaissance des plus grandes affaires à des juges choisis par le sort dans la classe du peuple. Au reste, c’est moins à Solon qu’il faut l’imputer qu’aux événements. Dans les guerres contre les Perses, le peuple, sentant bien la part qu’il avait eue à ces grandes victoires qu’on avait remportées sur mer, en conçut la plus grande fierté, et se donna, malgré la réclamation des bons citoyens, des chefs corrompus qui favorisèrent toutes ses prétentions. Il semble que Solon sentait lui-même le vice de ses lois, et qu’il n’avait cédé qu’aux circonstances, puisqu’il disait qu’il avait donné aux Athéniens, non pas les lois les meilleures en elles-mêmes, mais les meilleures qu’ils pussent recevoir. Si Publicola en fit quelques-unes qui favorisaient un peu trop la multitude, on peut l’excuser aussi sur les circonstances. Tant que Tarquin vécut, les magistrats et la noblesse eurent besoin de ménager le peuple, de peur que, s’il avait eu à se plaindre de ses chefs, il n’eût favorisé le rétablissement des rois.
[5] On a vu que Plutarque attribue à Solon l’établissement de l’aréopage. Cicéron est du même sentiment ; il dit, dans le Ier livre de ses Offices, c. XXII, que Thémistocle ne fit pas tant de bien aux Athéniens par la victoire de Salamine que Solon par l’institution de ce sénat. Il est vrai que Fabricius, un de ses commentateurs, prétend que le mot constituit, dont s’est servi Cicéron, ne signifie pas instituer, établir, mais rétablir, donner une nouvelle forme ; et c’est en effet ce que Solon fit, de l’aveu de tout le monde.
[6] Il est vraisemblable que, si Solon fût resté à Athènes, il aurait donné à ses nouvelles lois le temps de s’affermir, et qu’il aurait pu prévenir ou arrêter les effets de l’ambition de Pisistrate. Son absence laissa un libre cours aux factions ; et le serment qu’il avait exigé de tous les magistrats fut sans force pour maintenir l’observation des lois. Lycurgue, il est vrai, avait fait de même, et son absence n’empêcha pas que les Spartiates fussent fidèles à leur serment. Cette différence de succès dans une démarche semblable ne peut venir que de la différence du caractère des deux peuples.
[7] Strabon, liv. II, dit que ce Dimachos [Daimachos] fut envoyé en ambassade vers un roi des Indes nommé Allitrochadès, fils d’Androcottos, et qu’il écrivit une histoire de ce pays, mêlée de tant de mensonges et de fables, que, de tous les historiens qui ont parlé des Indes, il n’y en a pas un qu’on doive moins croire que Dimachos et Mégasthène.
[8] Ce portrait d’un bon politique mérite d’être remarqué. Ce n’est pas en voulant forcer l’opinion des hommes qu’on parvient à les gagner : ils se roidissent contre une autorité qui veut tout subjuguer par la violence. C’est par de sages ménagements, c’est par des sacrifices faits à propos, qu’on assure bien mieux sa puissance que par des voies impérieuses. Celui qui en affaires ne veut rien céder s’expose à tout perdre ; à plus forte raison doit-on employer cette modération et cette réserve lorsqu’on veut régner sur l’opinion et sur la pensée, ce domaine inaliénable dont une âme généreuse ne souffre que malgré soi l’usurpation, et qu’elle ne cède volontairement qu’à la raison qui l’éclaire et la persuade.