PLUTARQUE

Comparaison de Thésée et de Romulus

Traduction Ricard

XXX (1). Voilà, dans ce que j'ai pu recueillir des actions de Thésée et de Romulus, celles qui m'ont paru les plus dignes d'être conservées. Maintenant, si nous les comparons ensemble, nous verrons d'abord que Thésée, qui pouvait succéder à son aïeul dans un assez grand royaume, et vivre tranquillement à Trézène, se porta de son propre mouvement, et sans que rien l'y obligeât, aux plus grandes entreprises. Romulus, au contraire, s'y vit forcé pour fuir l'esclavage et le châtiment dont il était menacé. Il devint, suivant l'expression de Platon, hardi par peur, et par la crainte du dernier supplice. D'ailleurs, son plus grand exploit fut la mort du tyran d'Albe seul ; mais les victoires sur Sciron, Sinnis, Procruste et Corynètes, que Thésée fit périr, pour ainsi dire, en chemin faisant, ne furent que les préludes de son courage. Par leur punition et par leur mort il délivra la Grèce de ces tyrans cruels avant même qu'il fût connu de ceux dont il était le libérateur ; et ce qui ajoute à sa gloire, c'est qu'il pouvait, en prenant le chemin de la mer, voyager en sûreté, sans avoir rien à craindre des brigands. Mais Romulus n'aurait jamais été tranquille tant qu'Amulius aurait vécu. Une grande preuve de la supériorité de Thésée, c'est que, sans avoir reçu aucune insulte de ces brigands, il alla les attaquer pour l'intérêt des autres. Romulus et Rémus, tant qu'ils ne furent pas personnellement offensés par le tyran, ne se montrèrent pas sensibles à l'oppression des autres. Si Romulus donna des preuves d'un grand courage lorsqu'il fut blessé en combattant contre les Sabins, lorsqu'il tua Acron de sa main, et qu'il vainquit en plusieurs occasions un grand nombre d'ennemis, on peut opposer à ces belles actions le combat de Thésée contre les Centaures et la guerre des Amazones.
Mais quel dévouement dans ce qu'il osa faire pour affranchir Athènes du tribut qu'elle payait au roi de Crète ; dans l'offre volontaire qu'il fit d'accompagner les jeunes filles et les jeunes garçons qu'on y envoyait, et de partager avec eux le danger d'être ou dévoré par le Minotaure, ou immolé sur le tombeau d'Androgée, ou enfin, ce qui était le moindre péril qu'il eût à courir, d'être réduit au plus honteux esclavage, sous des maîtres insolents et cruels ! Pourrait-on dire combien il renfermait de courage, de magnanimité, de justice, d'amour du bien public, de désir de la gloire et de la vertu ? Les philosophes ont raison, ce me semble, de définir l'amour un ministère des dieux pour la sûreté et la conservation des jeunes gens. L'amour d'Ariadne fut donc l'ouvrage d'un dieu, et un moyen puissant dont il se servit pour sauver Thésée. Ne blâmons pas cette princesse ; mais plutôt soyons étonnés que tous les hommes et toutes les femmes n'aient pas eu pour Thésée la même affection. Si elle a éprouvé seule une passion si vive, je crois pouvoir dire qu'elle méritait l'amour d'un dieu, pour avoir aimé ce qui était beau et honnête, en s'attachant à un homme d'un si grand courage.


XXXI (2). Thésée et Romulus étaient nés tous deux pour gouverner ; mais ils ne surent ni l'un ni l'autre conserver le caractère de roi. Ils firent dégénérer la royauté, l'un en démocratie et l'autre en tyrannie ; ils tombèrent tous deux dans la même faute par des passions contraires. Le premier devoir d'un roi est de conserver son état ; et pour cela, il doit autant s'abstenir de ce qui n'est pas convenable que s'attacher à ce qui est décent. S'il relâche ou s'il roidit trop les ressorts du gouvernement, il cesse d'être roi : il n'est plus le chef de son peuple ; il en devient le flatteur ou le despote, et s'attire infailliblement sa haine ou son mépris. De ces deux défauts, l'un semble venir d'un excès de douceur et d'humanité, l'autre de l'amour-propre et de la dureté.


XXXII (3). S'il ne faut pas rendre la fortune seule responsable des malheurs des hommes, mais rechercher dans leurs revers la différence des caractères et des passions qui en sont les causes, on ne peut excuser d'une colère aveugle et d'un emportement précipité la conduite de Romulus envers son frère et celle de Thésée envers son fils. Mais celui qui s'abandonne à cette passion est plus excusable quand ses motifs sont plus graves, et qu'il a été comme renversé par un coup plus violent. Ce fut en délibérant sur des intérêts publics que Romulus prit querelle avec son frère, et l'on ne conçoit pas comment il put se porter tout à coup à une telle violence. Thésée, en s'emportant contre son fils, était excité par des passions que peu d'hommes ont su vaincre, l'amour et la jalousie, aigris encore par les calomnies de sa femme. Et ce qui met entre eux une grande différence. c'est que la colère de Romulus alla jusqu'aux effets et eut la fin la plus malheureuse ; celle de Thésée se borna à des injures et à des malédictions, vengeance ordinaire des vieillards. Le malheur de son fils semble avoir été le seul effet du hasard. Sous ce rapport, on pourrait donner la préférence à Thésée.


XXXIII (4). Mais un grand avantage de Romulus sur lui, c'est que les commencements les plus faibles le portèrent aux plus grandes choses. Esclave avec son frère, passant l'un et l'autre pour fils de bergers avant même que d'être libres, ils mirent en liberté presque tous les peuples du Latium, et méritèrent ces titres si glorieux de vainqueurs de leurs ennemis, de sauveurs de leurs parents, de rois des nations et de fondateurs de villes. Ils fondèrent ces villes, non en leur faisant changer seulement de forme, comme fit Thésée, qui, pour réunir plusieurs habitations en une seule, ruina des villes qui portaient les noms des rois et des héros les plus anciens de l'Attique. Romulus le fit aussi dans la suite, en obligeant les peuples vaincus à démolir leurs villes et à venir habiter avec les vainqueurs. Ainsi il ne se borna pas à transférer, à agrandir une ville qui subsistait déjà ; mais il en bâtit une toute nouvelle, et acquit à la fois une contrée, une patrie, un royaume, des familles, forma des mariages et des alliances, et cela sans rien détruire, sans faire périr personne. Il fut, au contraire, le bienfaiteur d'une multitude de fugitifs, qui, n'ayant ni feu ni lieu, demandaient à se réunir en un corps de peuple et à devenir des citoyens. Il ne tua pas, à la vérité, des voleurs, et des brigands ; mais il dompta des nations, des villes, et mena en triomphe des rois et des généraux d'armées.


XXXIV (5). On n'est pas d'accord sur le véritable auteur de la mort de Rémus ; et le plus grand nombre des historiens en rejettent le crime sur d'autres que Romulus. Mais tout le monde convient qu'il sauva sa mère d'une mort certaine ; qu'il replaça sur le trône d'Énée Numitor son aïeul, qui languissait dans un honteux esclavage ; qu'il lui rendit volontairement de très grands services, et qu'il ne lui fit aucun tort, même involontaire. La négligence et l'oubli de Thésée pour l'ordre que son père lui avait donné de changer la voile de son vaisseau me paraissent impossibles à justifier, même devant les juges les plus indulgents ; et la défense la mieux préparée ne pourrait, je crois, l'empêcher d'être condamné comme parricide. Aussi un auteur athénien, voyant que cet oubli ne pouvait guère s'excuser, a-t-il supposé qu'Égée, en apprenant l'arrivée du vaisseau, courut à la citadelle avec tant de précipitation, pour le voir aborder au port, qu'il fit un faux pas et se laissa tomber. Mais est-il vraisemblable que ce prince n'eût pas auprès de lui quelqu'un de sa suite, ou que, le voyant aller du côté de la mer, personne ne l'eût accompagné ?


XXXV (6). L'injustice qu'ils commirent en enlevant des femmes n'eut dans Thésée aucun prétexte plausible. Premièrement, il s'en rendit coupable plusieurs fois ; il ravit Ariadne, Antiope, Anaxo de Trézène ; et après toutes celles-là, Hélène, qui n'était pas encore nubile, et lorsqu'il avait lui-même passé l'âge de contracter même un mariage légitime. En second lieu, on ne peut pas l'excuser sur le motif : car, ni les filles de Trézène, ni celles de Sparte, ni les Amazones, qu'il n'avait pas même fiancées, n'étaient plus dignes on plus capables de lui donner des enfants que les femmes d'Athènes, qui descendaient d'Érechthée et de Cécrops. On peut donc le soupçonner de n'avoir suivi en cela que le goût du libertinage et l'attrait de la volupté. Romulus, qui enleva près de huit cents femmes, ne prit pour lui qu'Hersilie, et laissa les autres aux plus distingués des citoyens. Dans la suite même, les Romains, par leur bonne conduite envers ces femmes, par les égards et l'amitié qu'ils leur témoignèrent, firent de cet acte de violence et d'injustice l'action la plus sage et la plus politique. Il unit par là deux peuples, lia intimement les familles ; et l'intelligence que ces mariages établirent entre eux devint la source véritable de leur puissance.
Mais le temps est un témoin sûr de la pudeur, de l'amour et de la constance qu'il mit dans l'union conjugale. Pendant l'espace de deux cent trente ans, on ne vit pas un seul mari qui osât quitter sa femme, ni une femme son mari ; et comme, chez les Grecs, les gens versés dans l'antiquité peuvent nommer le premier homme qui tua son père ou sa mère, de même tous les Romains savent que Spurius Carbilius fut le premier qui répudia sa femme ; encore en donna-t-il pour raison sa stérilité. Ce témoignage d'une si longue suite d'années est confirmé par les événements qui suivirent. Un premier effet de ces unions fut le partage égal de l'autorité souveraine entre les deux rois, et l'égalité de droits pour tous les citoyens. Mais les mariages de Thésée, loin de procurer aux Athéniens des alliés ou des amis, leur attirèrent des haines, des guerres et des meurtres, enfin la perte de la ville d'Aphidna. Ils eurent eux-mêmes bien de la peine à se sauver, et ne durent qu'à la compassion de leurs ennemis, qu'ils furent obligés d'adorer comme des dieux, de ne pas éprouver les malheurs qu'Alexandre attira depuis sur les Troyens. La mère même de Thésée n'en fut pas quitte pour le danger : elle eut le même sort qu'Hécube, et, traînée en captivité, elle fut abandonnée et presque trahie par son fils, si pourtant cette captivité n'est pas une fable, comme il serait à désirer qu'elle le fût, ainsi que plusieurs autres traits de la vie de Thésée.
Ce que l'on conte de la conduite des dieux à leur égard met entre eux une grande différence. Romulus, à sa naissance, fut sauvé par une protection singulière de la Divinité ; mais l'oracle qui défendait à Égée d'approcher d'aucune femme dans une terre étrangère semblerait prouver que Thésée vint au monde contre la volonté des dieux.