PLUTARQUE

AGIS ET CLÉOMÈNE

LES GRACQUES

VIES D’AGIS ( ?-239 av. J.-C.) ET DE CLÉOMÈNE ( ?-219 av. J.-C.)

Traduction Bernard Latzarus, 1950

I. Servitude des ambitieux. — II. Vertus des Gracques. Raisons de leur échec. Pourquoi on leur compare Agis et Cléomène. — III. Succession des Rois de Sparte jusqu’à Léonidas II — IV. Sérieux d’Agis. Son amour des anciennes moeurs. — V. Décadence économique et sociale de Sparte. — VI. Agis recrute des partisans. — VII. Adhésion de sa mère. Opposition de la plupart des femmes. Menées de Léonidas. — VIII. Lysandre propose au Sénat l’abolition des dettes et un nouveau partage des terres. — IX. Devant les hésitations du Sénat, Lysandre réunit l’assemblée du peuple. Agis annonce la cession de ses biens à la communauté. — X. Discussion entre Agis et Léonidas. — XI. Lysandre fait déposer Léonidas, qui est remplacé par son gendre Cléombrote. — XII. Élection de nouveaux éphores. Coup d’État contre eux. — XIII. Agésilas décide Agis à commencer par l’abolition des dettes. Il diffère de jour en jour le partage des terres. — XIV. Les éphores envoient Agis au secours des Achéens. Impression qu’il produit. — XV. Aratos renonce à combattre et congédie ses alliés. Retour d’Agis à Sparte. — XVI. Impopularité d’Agésilas. Rappel de Léonidas. — XVII. Chilonis intercède auprès de Léonidas pour son mari Cléombrote. — XVIII. Exil de Cléombrote. Léonidas cherche à perdre Agis. — XIX. Arrestation et condamnation à mort d’Agis. — XX. Exécution d’Agis, de sa grand-mère et de sa mère. — XXI. Émotion des citoyens. Réflexions de l’historien. — XXII. Léonidas marie son fils Cléomène à la veuve d’Agis, Agiatis. Qualités et défauts de Cléomène. — XXIII. L’immoralité de Lacédémone indigne Cléomène. Influence du stoïcisme sur lui. — XXIV. Avènement de Cléomène. Ses projets de réforme. Il songe à la guerre pour les accomplir plus facilement. Aratos lui en fournit le prétexte. — XXV. Succès de Cléomène contre les Achéens. — XXVI. Cléomène, après un léger échec, perd de son prestige. Il fait revenir d’exil le frère d’Agis, Archidamos, qui est assassiné dès son retour. — XXVII. Nouvelle expédition contre les Achéens. — XXVIII. Feinte de Cléomène pour dissimuler ses projets. — XXIX. Massacre des éphores. Modération relative de Cléomène. — XXX. Digression sur le culte de la Peur. — XXXI. Cléomène réunit une assemblée, devant laquelle il justifie sa conduite et expose son programme. — XXXII. Ses réformes. — XXXIII. Son expédition dans la région de Mégalopolis. Comment il raille l’ennemi. — XXXIV. Son train de vie. Comment il se fait aimer. — XXXV. Ses succès contre les Achéens. — XXXVI. Négociations avec les Achéens. Elles sont rompues par une grave indisposition de Cléomène. — XXXVII. Aratos détourne les Achéens de Cléomène et appelle Antigone. Réflexions sur sa conduite. — XXXVIII. Cléomène reprend la guerre contre les Achéens et s’empare d’Argos. — XXXIX. Importance de ce succès ; impression qu’il produit. — XL. Aratos s’enfuit de Corinthe. Négociations obscures et sans résultat entre Cléomène et lui. Entrée de Cléomène à Corinthe. Rupture totale avec Aratos. — XLI. Succès sans lendemain de Cléomène. Argos se rallie à Antigone. — XLII. Cléomène abandonne Corinthe, reprend et reperd Argos. — XLIII. Il perd sa femme et donne sa mère et son petit enfant en otages à Ptolémée. — XLIV. Coup de main de Cléomène sur Mégalopolis. — XLV. Il propose la restitution de cette ville, moyennant l’abandon de la ligue achéenne par ses citoyens. — XLVI. Ses offres ayant été repoussées, il ruine Mégalopolis. Il ravage ensuite l’Argolide. — XLVII. Nouvelles actions brillantes et superflues. — XLVIII. Désastre de Sellasie. — XLIX. Détails sur cette défaite. Trahison supposée de Damotélès. Mort d’Euclides. — L. Cléomène revient à Sparte et s’embarque aussitôt à Gythion. — LI. Prise de Lacédémone par Antigone. Mort de ce Prince. — LII. Thérycion conseille le suicide à Cléomène. Réponse du Roi. — LIII. Cléomène en Égypte. — LIV. Attitudes différentes de Ptolémée Philopator envers Cléomène. — LV. Cléomène demande à retourner en Grèce. Opposition du ministre Sosibios. — LVI. Intrigue de Nicagoras et de Sosibios contre Cléomène. Elle réussit. — LVII. Incident qui inquiète Cléomène. Il décide, avec ses amis de se défendre contre Ptolémée. — LVIII. Échec de leur tentative de révolution. Leur suicide collectif. — LIX. Supplice de la mère et des enfants de Cléomène. — LX. Prétendu prodige consécutif à la mort du héros ; son explication.

I. Il n’est pas illogique, ni déraisonnable, de supposer, avec certains exégètes, que la fable d’Ixion s’applique aux amoureux de la gloire. Il prit un nuage pour Héra ; et de cette erreur naquit la race des Centaures. De même ceux qui étreignent un fantôme de vertu, je veux dire la gloire, ne produisent rien de précis, ni de distinct, dans le domaine de l’action ; leurs oeuvres sont souvent bâtardes et mêlées ; ils se laissent emporter tour à tour par des courants contraires, suivant pas à pas leurs envies et leurs passions. Ils sont précisément dans le cas des bergers de Sophocle qui disent de leurs troupeaux :

Car, étant leurs maîtres, nous leur sommes asservis,

et, bien qu’ils se taisent, force nous est de les écouter [1]

C’est réellement ce qui arrive aux hommes d’État qui adaptent leur politique aux désirs et aux passions des masses. Ils s’asservissent à la foule et marchent à sa suite pour y gagner le titre de conducteurs du peuple et de chefs. Les hommes de proue voient avant le pilote ce qui se présente en face d’eux ; mais ils ne laissent pas de jeter les yeux sur lui et d’exécuter ses ordres. De même les hommes politiques, s’ils n’ont en vue que la gloire, sont les esclaves du grand nombre et n’ont de chefs que le nom.

II. Car un homme parfaitement honnête, au sens propre du mot, pourrait absolument se passer de la gloire, sauf en tant qu’elle attire la confiance et ouvre ainsi le chemin des grandes entreprises. Il faut permettre à quelqu’un qui est encore jeune et ambitieux de tirer vanité et de faire quelque étalage de la gloire conquise par ses belles actions ; car, si elles naissent et croissent chez les hommes de cet âge, les vertus, comme le dit Théophraste, s’affermissent par les louanges dues au succès, et, par la suite, elles grandissent à la faveur d’une juste fierté. Mais l’excès, partout dangereux, est funeste dans le cas des ambitions politiques ; car il pousse à la folie et à la déraison ouvertes les hommes revêtus d’une grande autorité, quand, au lieu de vouloir que le bien amène la gloire, ils prennent la gloire pour le bien. C’est précisément ce que Phocion dit à Antipater, qui lui demandait quelque chose de mal : «Tu ne peux pas avoir en même temps Phocion pour ami et pour flatteur. » Il faut dire cela, ou à peu près, à la masse : « Vous ne pouvez pas avoir le même homme pour chef et pour acolyte ! » Sinon, le sort d’un État est le même que celui du serpent dont la queue, selon la fable, en révolte contre la tête, demandait à conduire à son tour, au lieu de suivre constamment la tête. Elle prit la direction, mais s’en tira bien mal ; car elle allait en dépit du bon sens et elle meurtrissait la tête, forcée de suivre, contre nature, un organe sourd et aveugle. Voilà ce qui est arrivé, nous le voyons, à beaucoup d’hommes d’État dont toute la politique était de faire plaisir. Suspendus au caprice des masses, qui se laissent aller au gré du hasard, ils ne purent se reprendre par la suite, ni arrêter le désordre.

Ces réflexions sur la gloire qui vient du nombre nous sont venues en constatant la force qu’elle a par les malheurs des Gracques, Tibérius et Caïus. Bien nés, bien élevés, bien inspirés quant au but de leur politique, ils se sont perdus moins par un désir immodéré de réputation que par une crainte du déshonneur, dont le motif était assez noble. Objets d’un préjugé favorable des citoyens, ils y voyaient une dette dont ils auraient rougi de ne pas s’acquitter. Ils s’ingéniaient donc toujours à surpasser par d’excellentes mesures politiques les honneurs qu’on leur décernait ; mais on les honorait davantage en raison de leurs complaisances ; et, dans cette rivalité de bons offices entre le peuple et eux, on s’échauffa, des deux côtés, de telle sorte qu’à leur insu ces grands hommes finirent pas s’engager dans une voie sans retour ; car, encore qu’elle fût mauvaise, il eût été honteux de n’y point persévérer [2] .

Cela, vous en jugerez vous-même par mon récit ; mais nous allons leur comparer un couple de démagogues laconiens, les Rois Agis et Cléomène. Et en effet les uns comme les autres, cherchant à grandir le peuple et à restaurer, après une longue éclipse, une Constitution belle et juste, s’attirèrent la haine des puissants qui ne voulaient pas renoncer à leur avidité ordinaire. Les deux Lacédémoniens n’étaient pas frères ; mais leurs politiques furent apparentées et fraternelles. Je vais en indiquer le point de départ.

III. Quand se fut introduit pour la première fois à Sparte l’amour de l’argent et de l’or, l’acquisition de la richesse eut pour suites l’avidité et la mesquinerie ; son usage et sa jouissance amenèrent la débauche, la mollesse et le luxe. Sparte perdit alors la plupart de ses qualités, et elle resta dans un état de bassesse indigne jusqu’au règne fameux d’Agis et de Léonidas. Agis, de la lignée des Eurypontides et fils d’Eudamidas, était le sixième descendant d’Agésilas, le héros de l’expédition d’Asie, et, en son temps, le plus puissant des Grecs. Car Agésilas eut pour fils Archidamos, qui mourut à Mandorium, en Italie, de la main des Messapiens. Archidamos eut pour fils aîné Agis, et Eudamidas pour fils cadet. Agis fut tué par Antipater à Mégalopolis ; et comme il ne laissait pas d’enfant, Eudamidas régna à sa place. Il eut pour fils Archidamos ; et Archidamos, un second Eudamidas ; et cet Eudamidas, l’Agis dont nous écrivons l’histoire. Léonidas, fils de Cléonyme, appartenait à l’autre maison royale, celle des Agiades. C’était le huitième descendant de Pausanias, vainqueur de Mardonios à la bataille de Platées. Car Pausanias eut pour fils Plistonax ; et Plistonax, Pausanias. Ce Pausanias s’étant enfui de Lacédémone à Tégée, le trône revint à son fils aîné Agésipolis, qui mourut sans enfant et eut pour successeur son frère cadet Cléombrote. De Cléombrote naquirent un autre Agésipolis et Cléomène. Agésipolis ne régna pas longtemps et n’eut pas d’enfant ; ainsi Cléomène lui succéda. Il perdit de son vivant l’aîné de ses fils, Acrotatos. Le cadet, Cléonyme, lui survécut mais ne régna pas ; le nouveau Roi fut Areus, petit-fils de Cléomène et fils d’Acrotatos. Areus étant tombé devant Corinthe, Acrotatos, qui était son fils, eut la royauté. Celui-là mourut aussi, vaincu dans un combat devant Mégalopolis par le tyran Aristodème, et laissant une femme enceinte. Elle accoucha d’un enfant mâle, et Léonidas, fils de Cléonyme [3] , eut la régence. Puis, cet enfant étant mort en bas âge, la royauté revint à Léonidas, qui n’était pas absolument adapté aux moeurs de ses concitoyens. Car, bien que la décadence fût déjà générale par suite de la corruption du régime, il y avait chez Léonidas un abandon trop visible des traditions. Comme il était resté longtemps dans les palais des satrapes et avait fait sa cour à Séleucos [4] , il transportait, de façon discordante, la hauteur de ces pays lointains dans la pratique des lois grecques et d’un gouvernement régulier.

IV. Agis, au contraire, dépassait par son bon naturel et l’élévation de son âme non seulement Léonidas, mais presque tous les Princes qui avaient régné sur Sparte après Agésilas le Grand. N’ayant pas encore vingt ans et élevé dans la maison opulente et luxueuse de deux femmes, sa mère Agésistrate et sa grand-mère Archidamie, dont la fortune était la plus considérable de Lacédémone, il se fortifia tout de suite contre l’entraînement des plaisirs ; et, se refusant toute recherche d’élégance qui pût paraître propre à relever la grâce de sa personne, se dérobant obstinément à tout étalage de sa richesse, il se piquait de porter le petit manteau national, s’efforçait, pour les repas, les bains et la vie quotidienne, de revenir aux moeurs du pays, et disait qu’il n’éprouvait nul besoin de régner, si le pouvoir ne lui permettait pas de restaurer les lois et la discipline traditionnelles.

V. Le début de la corruption et du malaise de l’État lacédémonien coïncide à peu près avec le moment où il brisa l’hégémonie d’Athènes [5] et se gorgea d’or et d’argent. Cependant, tant que le nombre des patrimoines, fixé par Lycurgue, restait le même [6] et que le père laissait sa part de terrain à son fils, le maintien de cet ordre et de cette égalité compensait, tant bien que mal, pour l’État, les fautes commises par ailleurs. Malheureusement un homme influent, mais de caractère arrogant et pénible, du nom d’Épitadée, eut à remplir la charge d’éphore [7] et, à la suite d’un dissentiment avec son fils, il promulgua une loi disposant qu’il était permis de donner sa maison et sa terre de son vivant ou de les laisser par testament à qui l’on voulait. Il satisfaisait par cette mesure une rancune personnelle ; mais les citoyens, par avidité, l’acceptèrent et la ratifièrent, ruinant ainsi leur meilleure institution. Car désormais les puissants achetaient sans compter les successions, évinçant ainsi les héritiers légitimes ; et bientôt, l’aisance s’étant concentrée en peu de mains, la pauvreté envahit la ville. Elle amenait la servilité, l’indifférence au bien, et aussi l’envie et la malveillance envers les possédants. Il ne subsista, tout compte fait, dans la ville pas plus de sept cents Spartiates et, sur ce chiffre, il y en avait peut-être cent qui possédaient un lot de terre. Le reste du peuple croupissait sans ressources et sans honneurs, ne déployant, dans les guerres étrangères, ni activité, ni entrain, et guettant toujours, à l’intérieur, l’occasion d’un bouleversement et d’une révolution.

VI. C’est pour cela qu’Agis, jugeant avec raison qu’il serait beau de ramener l’égalité dans la ville et de la repeupler, sondait les dispositions du peuple. Les jeunes gens l’écoutèrent plus vite qu’il ne l’espérait et se mirent en tenue de combat pour défendre la vertu, changeant, comme un simple vêtement, leur genre de vie au profit de la liberté. Mais les plus âgés, étant précisément aussi les plus avancés dans la corruption, ressemblaient, pour la plupart, à des esclaves ramenés à leurs maîtres après une fugue. Ils craignaient encore Lycurgue, dont le seul nom les faisait trembler, et s’attaquaient à Agis, coupable de déplorer la situation présente et de regretter l’ancien prestige de Sparte. Mais Lysandre, fils de Libys, Mandroclidas, fils d’Ecphanès, et aussi Agésilas, accueillirent avec faveur ses projets de réforme et encouragèrent son ambition. Or Lysandre était le plus considéré des citoyens ; Mandroclidas, le meilleur diplomate de la Grèce, et il unissait l’audace à l’intelligence et à l’habileté. Agésilas, l’oncle du Roi, était éloquent, mais, par ailleurs, mou et attaché à l’argent. Son fils Hippomédon, le héros de plusieurs guerres et qui avait une grande influence à cause de sa popularité parmi les jeunes gens, ne se cachait pas de le pousser et de l’exciter ; mais le vrai motif de l’adhésion d’Agésilas était le chiffre considérable de ses dettes, dont il espérait se débarrasser par une révolution. Agis, dès qu’il l’eut gagné, entreprit, de concert avec lui, de faire entrer sa mère dans leurs vues. C’était la soeur d’Agésilas ; et, en raison du grand nombre de ses clients, de ses amis et de ses débiteurs, elle avait une grande influence dans la ville et se mêlait de beaucoup d’affaires d’État.

VII. Quand elle apprit les projets du jeune homme, elle fut d’abord terrifiée et s’efforça de l’y faire renoncer en lui disant qu’il visait un but impossible et sans intérêt. Mais Agésilas fit voir à sa soeur la facilité et les avantages de l’entreprise ; après quoi le Roi lui-même lui demanda de consacrer sa richesse à la gloire et aux justes ambitions de son fils : « Sous le rapport de l’argent, disait-il, je ne peux pas m’égaler aux autres Rois ; car même les domestiques des satrapes et les esclaves des intendants de Ptolémée et de Séleucos possèdent plus de biens que n’en eurent tous les Rois de Sparte ensemble. Mais si par la modération, la simplicité, la grandeur d’âme, j’efface le luxe de ces Princes et que je rétablisse parmi mes concitoyens l’égalité et la communauté des biens, je m’assurerai le nom et la réputation d’un Roi vraiment grand. » Ces propos changèrent l’opinion de la mère d’Agis et des femmes de son entourage. Exaltées par l’ambition du jeune homme, elles furent saisies d’un tel enthousiasme pour le bien qu’elles enflammèrent encore son zèle et le pressèrent d’agir. Elles firent venir leurs amis et les exhortèrent à favoriser le mouvement. Elles prirent aussi langue avec les personnes de leur sexe, sachant que les Lacédémoniens écoutent toujours leurs femmes, à qui ils laissent plus d’autorité dans l’État qu’ils n’en ont eux-mêmes dans le ménage. Or la plus grande partie des richesses de Laconie étaient alors entre les mains des femmes, et c’est ce qui rendit l’action malaisée et pénible pour Agis ; car elles résistèrent, non seulement parce qu’elles allaient perdre le luxe que, par ignorance des biens véritables, elles confondaient avec le bonheur, mais encore parce qu’elles se voyaient soustraire la considération et l’influence, fruits de leur richesse. Elles se tournèrent donc vers Léonidas et l’engagèrent, comme le plus âgé des deux Rois, à combattre Agis et à faire cesser son action. Mais, si Léonidas voulait bien se mettre du côté des riches, il avait peur du peuple, qui désirait la révolution. Ainsi donc, sans faire d’opposition ouverte, il cherchait en secret à contrecarrer l’action de son collègue et à l’annuler. Il se rencontrait à cet effet avec les magistrats et il décriait Agis auprès d’eux, en l’accusant de faire miroiter aux yeux des pauvres, comme prix de la tyrannie à laquelle il aspirait, les biens des riches, et de vouloir acheter en grand nombre, par des partages de terres et des remises de dettes, des satellites pour lui, au lieu de donner des citoyens à Sparte.

VIII. Cependant Agis, étant arrivé à faire nommer éphore Lysandre, fit aussitôt proposer au Sénat, par son intermédiaire, une loi dont les dispositions essentielles comportaient la remise des dettes et un nouveau partage des terres. De la vallée de Pellène au mont Taygète, à Malée et à Sellasie, le sol serait divisé en quatre mille cinq cents lots ; hors de ces limites, en quinze mille. Les lots de l’extérieur seraient attribués aux périèques [8] en état de porter les armes, et ceux de l’intérieur aux Spartiates eux-mêmes, dont on compléterait le nombre par l’incorporation de ceux des périèques et des étrangers qui, pourvus d’une éducation libérale et bien faits de leurs personnes, seraient à la fleur de l’âge. On répartirait la catégorie de l’intérieur en quinze tablées [9] , les unes de quatre cents, les autres de deux cents convives, et les Spartiates recommenceraient à vivre comme leurs ancêtres.

IX. La proposition fut déposée, mais les opinions des sénateurs ne s’accordaient pas. Lysandre réunit donc une assemblée où il parla lui-même aux citoyens. Mandroclidas et Agésilas intervinrent ensuite pour les prier de ne pas laisser s’évanouir le prestige de Sparte pour le plaisir de quelques infatués qui les narguaient, mais de se rappeler les anciens oracles, qui prescrivaient de se méfier de l’amour de l’argent, où Sparte trouverait sa perte, et aussi les plus récents, qu’on venait de leur apporter au nom de Pasiphaé ; car il y avait un temple et un oracle de Pasiphaé en grand honneur à Thalaines [10] . Quelques historiens rapportent que c’est une des filles d’Atlas et qu’elle enfanta de Zeus un fils, Ammon. Selon d’autres, Cassandre, la fille de Priam, serait morte là et, comme elle rendait ses oracles à tous, aurait reçu le surnom de Pasiphaé [11] . Mais Phylarque affirme que Pasiphaé est une fille d’Amyclas, du nom de Daphné, qui se déroba aux poursuites, d’Apollon et fut changée en la plante qui porte son nom [12] . Elle fut ensuite honorée par le dieu et reçut le don de prophétie. Les orateurs affirmèrent donc que les oracles émanant de cette déesse prescrivaient aux Spartiates de redevenir tous égaux, suivant la loi fondamentale établie par Lycurgue dès le début. Le dernier de tous, le Roi Agis s’avança et fit cette courte déclaration : « J’apporte la plus grande contribution à la réforme que j’établis. Je mets en commun toute ma fortune, qui est considérable en terres cultivées et en pâturages, sans compter soixante talents en numéraire [13] . Ma mère et mon aïeule font de même, ainsi que mes parents et mes amis, qui sont les plus riches des Spartiates. »

X. Dans ces conditions, le peuple fut frappé de la grandeur d’âme du jeune homme et rempli de joie à la pensée qu’au bout de trois cents ans [14] se révélait enfin un Roi digne de Sparte. Mais c’est alors surtout que l’opposition de Léonidas se déchaîna. Il calculait qu’il serait forcé d’imiter Agis, mais qu’il n’aurait pas la même reconnaissance de la part des citoyens, et que, si tout le monde renonçait pareillement à ses biens, l’honneur en reviendrait tout entier à celui qui aurait commencé. Il demanda donc à Agis s’il croyait que Lycurgue avait été un homme juste et dévoué à l’État. Agis en convint ; « Où donc, reprit Léonidas, Lycurgue a-t-il accordé des retranchements de dettes ou introduit des étrangers dans la cité, lui qui n’admettait même pas que Sparte pût rester saine et sauve sans pratiquer les expulsions d’étrangers ? » Agis répondit : « Je ne m’étonne pas que Léonidas, élevé à l’étranger et qui, pour avoir des enfants, est entré dans la famille d’un satrape, connaisse mal Lycurgue. Il ignore que ce héros a chassé de notre ville, avec la monnaie, les dettes et les emprunts ; quant aux étrangers, il en voulait plutôt à ceux qui ne pouvaient s’adapter à nos intitutions et à nos moeurs. Ceux-là, il les chassait ; non par hostilité envers leurs personnes, mais dans la crainte que, contaminant les citoyens par leur conduite et leurs manières de vivre, ils ne fissent naître en eux la passion du luxe, de la mollesse et de l’or. La preuve en est que Terpandre [15] , Thalès [16] et Phérécyde [17] , tout étrangers qu’ils étaient, reçurent à Sparte des honneurs exceptionnels pour avoir jusqu’au bout soutenu, dans leurs poèmes et leurs enseignements, les mêmes principes que Lycurgue... Et toi, dit-il enfin, tu loues Ecprépès, qui, étant éphore, coupa, avec une hache, deux des neuf cordes de la lyre du musicien Phrynis [18] et ceux qui en firent autant à Timothée [19] . Mais nous, tu nous blâmes d’ôter à Sparte le luxe, l’opulence et la prétention, comme si Ecprépès et ses imitateurs n’avaient pas évité la recherche et l’exagération en musique pour ne point les laisser arriver au point où elles auraient favorisé le désordre et le laisser-aller dans la conduite et les moeurs, chassant ainsi de la cité le bon accord et l’harmonie ! »

XI. A la suite de ce débat la foule suivit Agis ; mais les riches suppliaient Léonidas de ne pas les sacrifier ; et, à force de prières et d’instances ils se firent écouter des sénateurs, qui décidaient souverainement de la présentation d’un projet de loi [20] , et eurent assez d’influence pour faire rejeter le projet par le Sénat, à une voix de majorité. Mais Lysandre, qui exerçait encore sa charge, engagea des poursuites contre Léonidas, en vertu d’une ancienne loi, qui ne permettait pas à un Héraclide d’avoir des enfants d’une femme étrangère, et portait la peine de mort contre quiconque abandonnerait Sparte pour aller vivre à l’étranger. Il fit divulguer ces accusations par d’autres citoyens, et lui-même, avec ses collègues, alla épier le signe. Voici de quoi il s’agit. Tous les neuf ans, les éphores choisissent une nuit pure et sans lune, où ils s’assiéent en silence, à regarder vers le ciel. Si alors un astre passe d’une région du ciel à l’autre, ils jugent que les Rois sont en faute envers la divinité et suspendent leurs pouvoirs jusqu’au moment où un oracle arrive de Delphes ou d’Olympie pour relever de leur peine les condamnés. Lysandre déclara donc avoir vu le signe ; il cita Léonidas en justice et produisit des témoins pour établir que ce Prince avait eu deux enfants d’une femme d’Asie, épousée du temps où il logeait chez un des lieutenants de Séleucos. Déplaisant à cette femme et haï d’elle, il avait regagné son pays de mauvaise grâce et s’était emparé de la royauté, tombée en déshérence. En même temps que Lysandre intentait ce procès, il décidait Cléombrote à revendiquer la royauté : c’était le gendre de Léonidas, et il appartenait à la famille royale. Léonidas effrayé se réfugia en suppliant dans le temple d’Athéna à la Demeure d’airain, et sa fille quitta Cléombrote pour s’associer à la démarche paternelle. Cité en justice, il ne comparaissait pas. On le condamna donc et Cléombrote fut investi de la royauté.

XII. Sur ces entrefaites, Lysandre quitta sa charge, son temps de pouvoir étant expiré. Les éphores, nommés alors firent droit aux supplications de Léonidas et intentèrent un procès à Lysandre et à Mandroclidas, qu’ils accusèrent d’avoir fait voter, contre la loi, des suppressions de dettes et des partages de terres. Les accusés, devant le danger, persuadèrent les Rois de se réunir pour envoyer promener les décisions des éphores. « Cette magistrature, disaient-ils, tire toute sa force de la mésintelligence des Rois ; car les éphores apportent leur vote à celui qui émet le meilleur avis, si son collègue entre en conflit avec lui contre le bien public. Mais si tous deux prenaient les mêmes décisions, leur autorité serait indissoluble, et les éphores s’opposeraient aux lois en combattant les Rois. Il appartient à ces magistrats, en cas de désaccord entre les Rois, de chercher un accommodement et de leur servir d’arbitres, mais non de se mêler indiscrètement de leurs affaires quand ils s’entendent. » Les deux Rois se laissèrent convaincre ; et, accompagnés de leurs amis, descendirent sur l’agora. Ils firent lever les éphores de leurs sièges et, en installèrent d’autres, dont était Agésilas. Ils armèrent beaucoup de jeunes gens et délivrèrent les prisonniers, terrifiant ainsi leurs adversaires, qui s’attendaient à un massacre. En réalité, il n’y eut pas un seul mort ; et même, comme Agésilas voulait tuer Léonidas et avait envoyé des hommes à cette fin sur la route de Tégée, où ce Prince allait se réfugier, Agis, instruit du fait, en dépêcha d’autres à sa dévotion pour entourer le fugitif et le mener en sûreté dans cette ville.

XIII. L’entreprise d’Agis était en bonne voie, sans aucun obstacle, sans nulle opposition, mais Agésilas bouleversa et gâta tout, contaminant le plus beau projet et le plus digne de Lacédémone par la plus honteuse des maladies de l’âme, l’amour de l’argent. Il possédait une des plus grandes et des meilleures terres du pays ; mais criblé de dettes qu’il ne pouvait payer et décidé à ne pas sacrifier sa propriété, il tâcha de convaincre Agis, que, si les deux réformes se faisaient en même temps, ce serait une trop grande révolution dans l’État. Il fallait, au préalable, aguicher les propriétaires par l’abolition des dettes ; ils accepteraient ensuite de bonne grâce et sans protestation le partage des terres. Ce fut aussi l’avis de Lysandre, qu’Agésilas trompait. On apporta donc sur l’agora les reconnaissances de dettes, que l’on appelle à Sparte claria, et l’on en fit un grand tas pour y mettre le feu. Quand la flamme s’éleva, les riches et les créanciers s’en allèrent très affectés ; mais Agésilas insulta encore à leur malheur en disant qu’il n’avait jamais vu de flamme plus brillante ni de feu plus pur. Cependant la plupart des citoyens réclamaient un partage immédiat des terres, et les Rois ordonnaient d’y procéder. Mais Agésilas n’en trouvait jamais le temps, et, à force de prétextes, il put retarder l’application de la réforme jusqu’au moment où Agis fut obligé de conduire aux Achéens, qui étaient les alliés de Lacédémone, les renforts qu’on réclamait à cette cité. Car on s’attendait que les Étoliens envahiraient le Péloponnèse en passant par le territoire de Mégare ; et pour leur barrer la route, Aratos, stratège des Achéens, rassemblait des troupes et demandait par écrit un contingent aux éphores.

XIV. Les éphores envoyèrent aussitôt Agis, dont l’ambition personnelle était encore fouettée par le zèle de ses compagnons d’armes. C’étaient pour la plupart des jeunes gens pauvres, qui, se trouvant désormais en sécurité sous le rapport des dettes et l’esprit libre à cet égard, espéraient de plus une attribution de terres à leur retour de campagne. Ils furent pour Agis d’admirables collaborateurs. Ils donnaient en outre un beau spectacle aux villes, traversant le Péloponnèse sans faire de mal, doucement et presque sans bruit ; aussi les Grecs étonnés se demandaient-ils quelle pouvait bien être l’ordonnance d’une armée lacédémonienne sous Agésilas, le fameux Lysandre ou l’ancien Léonidas, quand un adolescent, le plus jeune de la troupe, ou peu s’en faut, inspirait à ses hommes tant de respect et de crainte. Ce tout jeune homme, il est vrai, se piquait seulement de simplicité et d’activité ; il entendait n’être ni vêtu, ni armé plus richement qu’un simple citoyen. Il méritait donc d’attirer les regards, mais aussi l’envie du plus grand nombre ; mais sa révolution ne plaisait pas aux riches, même à l’étranger ; car on craignait qu’elle ne fût contagieuse et ne s’étendît à tous les peuples de la Grèce.

XV. Agis prit contact à Corinthe avec Aratos, qu’il trouva en train de réfléchir à l’opportunité d’une offensive contre les ennemis et à la tactique à suivre dans ce cas. Il montra beaucoup d’ardeur et une audace qui n’était ni folle, ni irréfléchie. Car il se déclara d’avis de combattre jusqu’au bout et de fermer à la guerre les portes du Péloponnèse ; mais il ajouta qu’il ferait la volonté d’Aratos ; car ce grand homme était son aîné et le stratège des Achéens, que lui-même Agis ne venait pas régenter ni guider, mais appuyer et soutenir dans le combat. Si Baton de Sinope dit qu’Agis refusa de combattre, malgré les ordres d’Aratos, c’est qu’il n’a pas eu sous les yeux les explications d’Aratos lui-même à ce propos. Le stratège allègue en effet, [pour justifier son inaction], qu’il jugeait préférable, les cultivateurs ayant déjà mis en sûreté presque toute la récolte, de laisser passer les ennemis [21] plutôt que de tout risquer dans une bataille. De toute façon, renonçant à combattre, il congédia ses alliés avec des félicitations. Agis, entouré de l’admiration des Achéens, revint à Sparte, où déjà le trouble et l’agitation étaient grands.

XVI. En effet Agésilas, qui était éphore, ne se croyait plus tenu désormais à toutes ses platitudes d’autrefois et ne reculait devant aucune injustice propre à lui procurer de l’argent. Il ajouta un treizième mois à l’année, sans que le comput l’exigeât, et même à l’encontre du retour régulier des temps : c’était pour augmenter les impôts [22] . Mais craignant les contribuables lésés et haï de tous, il entretenait des satellites sous la garde desquels il allait au palais du gouvernement. Quant aux Rois, il voulait paraître mépriser absolument l’un, [Cléombrote], et tenir Agis en quelque estime à cause de leur parenté plutôt que de sa dignité royale. Il répandit d’autre part le bruit qu’il serait éphore une seconde fois. Aussi, devant le danger, ses ennemis se liguèrent-ils rapidement. Ils allèrent chercher Léonidas à Tégée et le rétablirent ostensiblement dans sa charge. Cette révolution ne fut pas désagréable, même à la foule ; car les gens du peuple se jugeaient dupés, puisqu’on n’avait pas partagé la terre ; d’où, colère contre les réformateurs. Agésilas fut soustrait à l’indignation publique et sauvé par son fils Hippomédon, qui, aimé de tous pour ses vertus, obtint des citoyens la grâce de son père. Quant aux Rois, Agis se réfugia à la Chalcièque, et Cléombrote dans le temple de Poséidon, où il se mit en posture de suppliant ; car Léonidas semblait mal disposé surtout envers lui, et laissant Agis de côté, c’est contre Cléombrote qu’il marcha, suivi d’une troupe de soldats. Mis en sa présence, il lui reprochait avec colère d’avoir conspiré contre un Prince dont il était le gendre, de l’avoir dépouillé de la royauté et chassé de sa patrie.

XVII. Cléombrote n’avait rien à répondre ; en proie à la pire détresse, il restait assis et se taisait. Mais Chilonis, la fille de Léonidas, était là. Elle avait jadis partagé le triste sort fait à son père ; et, lors de l’avènement de Cléombrote, elle s’était séparée de son mari pour assister ce père dans le malheur. A Sparte, elle s’associait aux supplications de Léonidas ; après son exil, elle prit le deuil et se montra jusqu’au bout sévère pour Cléombrote. Alors, toujours fidèle au malheur, bien que la victime eût changé, on put la voir à côté de son mari, en posture de suppliante comme lui. Elle l’enlaçait de ses mains et elle avait à ses pieds leurs deux enfants, un de chaque côté. Comme tout le monde l’admirait et versait des larmes sur sa bonté et sa tendresse, elle porta la main à ses vêtements et à sa chevelure négligés en disant « Mon père, cette tenue et cette mine ne viennent pas de ma pitié pour Cléombrote ; je les dois à tes malheurs. Depuis ton exil, le deuil est mon commensal et mon compagnon de chaque jour. Me faut-il donc, lorsque tu règnes à Sparte et que tu remportes la victoire, vivre toujours dans le malheur ? Ou bien pourrai-je prendre les vêtements éclatants d’une Reine, après t’avoir vu tuer l’époux de ma jeunesse ? S’il n’arrive pas à te fléchir et à te désarmer par les larmes de ses enfants et de sa femme, son dessein malheureux d’autrefois lui vaudra une peine plus rigoureuse que toi, tu ne le voudrais : il me verra, moi qu’il aime tant, mourir avant lui ! Car de quel front me présenter devant les autres femmes, moi qui n’obtiens de pitié ni de mon mari, ni de pion père ? Je n’ai été épouse et fille que pour partager l’infortune et le déshonneur des miens. Si mon mari pouvait jadis invoquer un prétexte spécieux, je le lui ai ôté en faisant avec toi cause commune et en témoignant contre sa conduite. Mais toi, tu lui rends aisée la défense de son crime, en montrant que la royauté est un bien si grand et si enviable que, pour elle, il est juste de tuer ses gendres et de négliger ses enfants ! »

XVIII. Chilonis, en faisant entendre ces prières, mit son visage contre la tête de Cléombrote et reporta sur les assistants le regard trouble de ses yeux consumés par le chagrin. Léonidas, lui, après avoir conféré avec ses amis, dit à Cléombrote de se relever et de partir ; mais il priait sa fille de rester et de ne pas l’abandonner, lui qui l’aimait tant et lui avait accordé la grâce de son mari. Cependant il n’arriva pas à la convaincre. Comme son mari se relevait, elle lui mit dans les mains l’un des petits enfants, prit l’autre, et, après s’être prosternée devant l’autel du dieu, elle partit avec lui. On peut donc dire que, si Cléombrote n’avait pas eu l’esprit absolument gâté par la passion d’une vaine gloire, il aurait vu dans l’exil, avec une femme comme la sienne, un bonheur plus grand que la royauté. Après avoir chassé Cléombrote, destitué les premiers éphores et en avoir installé de nouveaux, Léonidas dressa aussitôt des plans contre Agis. Il cherchait d’abord à persuader ce Prince de quitter son asile et de régner avec lui, son pardon étant acquis de la part des citoyens qui pensaient que, jeune et ambitieux, il s’était laissé tromper par Agésilas. Comme Agis se méfiait et restait sur place, il cessa de chercher à le séduire et à le duper lui-même. Mais Ampharès, Damocharès et Arcésilas avaient coutume d’aller s’entretenir avec le jeune Roi. Parfois même ils le prenaient avec eux et l’accompagnaient aux étuves en sortant du temple, où ils le reconduisaient après son bain. Tous étaient liés avec lui : mais Ampharès avait justement emprunté à Agésistrate des vêtements et des coupes d’une grande valeur. Il intriguait donc contre le Roi et les Princesses de sa famille pour ne pas rendre ces effets. C’est lui surtout, dit-on, qui se fit le complice de Léonidas et excita contre Agis les éphores, dont il était.

XIX. Comme Agis passait tout son temps dans le temple, sauf pour aller se baigner à l’occasion, les traîtres décidèrent de le saisir quand il serait hors du lieu sacré. Ils l’épièrent après son bain, allèrent au-devant de lui, le saluèrent et l’accompagnèrent en causant et en plaisantant avec lui, comme avec un jeune ami. Mais, à l’endroit où la route faisait un coude qui obliquait vers la prison, Ampharès, en vertu de sa charge, mit la main sur Agis en disant : « Je te conduis aux éphores, Agis, pour leur rendre compte de ta politique. » Alors Damocharès, qui était robuste et de grande taille, lui jeta son manteau autour du cou et l’entraîna. Comme d’autres poussaient Agis par derrière, le coup étant prémédité, et qu’il n’y avait personne pour le secourir sur cette route déserte, ils le jetèrent dans la prison. Léonidas fut aussitôt là, avec beaucoup de mercenaires, auxquels il fit cerner le bâtiment. Les éphores se rendirent alors auprès d’Agis ; ils mandèrent au même lieu les sénateurs de leur parti, et, comme si l’on allait procéder à un jugement régulier, ils invitèrent Agis à justifier ses actes. Comme le jeune homme riait de leurs questions insidieuses, Ampharès lui dit qu’il aurait à pleurer et à subir les conséquences de sa hardiesse. Un autre éphore, comme pour atténuer la faute d’Agis et lui indiquer une échappatoire, lui demanda s’il n’avait pas agi contraint et forcé par Lysandre et Agésilas. Il répondit qu’il n’avait subi aucune pression, mais que, jaloux de Lycurgue et tâchant de l’imiter, il avait suivi la même politique. Alors le même éphore lui demanda s’il se repentait de sa conduite. « Non ! dit le jeune homme, je ne me repentirai pas d’avoir pris des résolutions si belles, quand même je me verrais sur le point de subir les dernières extrémités ! » Ils le condamnèrent donc à mort et ordonnèrent aux esclaves publics de le mener à la Déchade : c’est le nom du local de la prison où l’on exécute les condamnés en les étranglant. Mais les serviteurs n’osaient pas saisir Agis, et, de même, les mercenaires présents s’écartaient et esquivaient cette besogne, jugeant contraire à la morale et aux lois de porter la main sur la personne d’un Roi. Ce que voyant, Damocharès, après les avoir accablés de menaces et d’injures, traîna lui-même Agis dans la salle des exécutions. Car déjà beaucoup de gens étaient au courant de l’arrestation, et il y avait du vacarme aux portes. Un grand nombre de personnes accouraient avec des flambeaux ; la mère et la grand-mère d’Agis étaient là, jetaient les hauts cris et demandaient que le Roi de Sparte obtînt du moins la parole et comparût devant ses concitoyens. Aussi les éphores pressèrent-ils autant que possible l’exécution, pensant qu’on leur déroberait Agis à la faveur de la nuit, s’il survenait plus de manifestants.

XX. Agis allait à l’endroit où on devait l’étrangler quand il vit un des bourreaux pleurer et s’affliger. Il lui dit : « Cesse de te lamenter, mon ami ; car, tout en subissant une mort si injuste et si contraire aux lois, je vaux mieux que mes meurtriers. » Ayant ainsi parlé, il présenta de lui-même son cou au lacet. Ampharès sortit alors de la prison. Il trouva à la porte Agésistrate, qui tombait à ses pieds en raison de leur étroite amitié. Il la releva en disant qu’on n’infligerait à Agis aucune peine rigoureuse, ni sans remède. Il l’engagea même, si elle le voulait, à entrer pour voir son fils. Comme elle demandait pour sa mère la permission de la suivre, il déclara que rien ne s’y opposait. Il les introduisit donc toutes les deux dans la prison, dont il fit ensuite refermer les portes. Il livra la première aux bourreaux Archidamie, qui était alors très âgée et avait vieilli entourée de plus de considération qu’aucune citoyenne de Sparte ; et, quand elle fut morte, il fit venir Agésistrate dans la salle des exécutions. En entrant, elle vit son fils gisant à terre et sa mère morte, encore suspendue à la corde, elle aida les bourreaux à déposer le corps de la Princesse sur le sol, et, l’étendant à côté de celui d’Agis, elle le drapa et le recouvrit. Puis, elle se jeta sur son fils, dont elle couvrit le visage de baisers en disant : « Mon enfant, ta grande circonspection, ta douceur et ton humanité t’ont perdu avec nous. » Ampharès, qui voyait cette scène de la porte et entendait les paroles d’Agésistrate, entra et lui dit avec colère : « Eh bien ! puisque tu partageais les opinions de ton fils, tu subiras aussi le même traitement ! » Agésistrate se leva pour aller passer son cou dans le noeud et dit : « Pourvu que tout cela profite à Sparte ! »

XXI. La catastrophe ayant été annoncée dans la ville, où l’on ramena les trois corps, la terreur ne fut pas assez forte pour empêcher les citoyens de faire éclater la douleur qu’ils ressentaient des faits accomplis et leur haine pour Léonidas et Ampharès : « Rien, disaient-ils, ne s’est jamais fait à Sparte de plus terrible, ni de plus impie, depuis que les Doriens habitent le Péloponnèse ! » Il semble, en effet, que même les ennemis, dans un combat, aient hésité à porter la main sur le Roi de Lacédémone ; ils se détournaient d’ordinaire, par crainte et par respect pour sa dignité. Aussi, malgré les nombreuses batailles livrées par les Lacédémoniens aux autres Grecs, ne perdirent-ils au champ d’honneur, avant les guerres de Philippe, qu’un seul Roi, Cléombrote, tué d’un javelot à Leuctres [23] . Les Messéniens disent bien que Théopompe [24] fut tué par Aristomène [25]  ; mais les Lacédémoniens affirment que non et qu’il fut simplement blessé ; il subsiste donc un peu d’incertitude. En tout cas, à Lacédémone, Agis fut le premier Roi tué par les éphores. Il avait pourtant entrepris une action belle en soi et digne de Sparte ; de plus, il se trouvait à un âge où l’erreur obtient son pardon. Mais ses amis avaient plus de raisons de le blâmer que ses ennemis, puisqu’il sauva la vie à Léonidas et se fia aux autres magistrats, lui, si conciliant et si doux !

XXII. Après la mort d’Agis, Léonidas n’eut pas le temps d’arrêter son frère Archidamos, qui s’enfuit aussitôt ; mais il enleva de force la femme du défunt, qui avait un petit enfant nouveau-né. Il lui fit épouser son fils Cléomène, qui n’était pas encore en âge de se marier ; mais il ne voulait pas que cette femme fût donnée à un autre ; car Agiatis était l’unique héritière de la grande fortune, laissée par son père Gylippe. En outre, par sa fraîcheur et sa beauté, elle effaçait de loin les autres femmes grecques, et elle avait un caractère excellent. Aussi s’efforça-t-elle, dit-on, par les plus vives instances, d’échapper à ce mariage forcé ; mais elle dut à la fin s’unir à Cléomène. Alors, tout en continuant de haïr Léonidas, elle se montrait, envers le jeune homme lui-même, une femme douce et affectueuse. Il est vrai que, dès le premier jour de leur vie conjugale, Cléomène lui avait montré de l’amour. Il s’associait même, en quelque sorte, au fidèle attachement que sa femme gardait à la mémoire d’Agis ; il l’interrogeait souvent sur le passé, et il l’écoutait avec intérêt conter les projets et les intentions d’Agis. Mais, si Cléomène avait de l’ambition et de la grandeur d’âme, et si, pour la tempérance et la simplicité, il n’était pas moins bien doué qu’Agis, en revanche il ne possédait pas la prudence et la douceur, d’ailleurs excessives, de ce Prince. Un aiguillon d’audace était attaché à sa nature ; un élan irrésistible l’entraînait toujours vers ce qui, à ses yeux, était beau. Or le plus beau sans doute était pour lui de gouverner sans résistance ; mais il jugeait beau aussi de s’imposer à des sujets désobéissants, en les forçant à s’améliorer.

XXIII. Or l’état des affaires à Sparte ne plaisait pas à Cléomène. Les citoyens étaient sous le charme de l’inaction et du plaisir ; et le Roi envoyait promener toutes les difficultés, pourvu que personne ne l’empêchât de vivre dans l’abondance et la débauche, comme il le voulait. L’intérêt public était négligé. Chacun restait dans sa maison, tirant à soi tous les profits. Quant à l’entraînement des jeunes gens, à leur modération, à l’endurance et à l’égalité, il n’était pas même sans danger d’en prononcer seulement les noms, depuis la mort d’Agis. On dit aussi que Cléomène, encore adolescent, suivit un cours de philosophie quand Sphaeros du Borysthène fit un séjour à Lacédémone et s’occupa sérieusement des tout jeunes gens et des éphèbes. Sphaeros était au premier rang des disciples de Zénon de Cition [26] . Il s’éprit, semble-t-il, de ce qu’il y avait de viril dans la nature de Cléomène, et enflamma son ambition. Léonidas l’Ancien, à qui l’on demandait, dit-on, quel genre de poète était à ses yeux Tyrtée [27] , répondit : « Il excelle à faire perdre la vie aux jeunes gens. » C’est qu’en effet les jeunes gens, remplis d’enthousiasme par ses poèmes, ne s’épargnaient pas dans les combats. La doctrine stoïcienne, elle aussi, a quelque chose de dangereux et de risqué pour les natures grandes et vives ; mais, si elle agit sur un caractère profond et doux, elle lui fait faire de grands progrès dans la voie de son bien propre.

XXIV. Quand, après la mort de Léonidas, Cléomène lui succéda sur le trône, il vit les citoyens absolument déréglés. Les riches sacrifiaient l’intérêt général à leurs commodités et à leurs profits personnels ; et la masse, par suite du mauvais état de ses affaires, n’avait pas d’ardeur pour la guerre, ni de zèle pour l’éducation de ses enfants. Lui-même n’était Roi que de nom, toute l’autorité appartenant aux éphores. Il se mit donc aussitôt dans l’esprit de changer et de bouleverser le régime. Et comme il avait pour ami Xénarès, son amant d’autrefois (les Lacédémoniens appellent ce genre de liaison inspiration), il le sondait en l’interrogeant sur Agis quel genre de Roi avait-il été ? De quelle manière et avec quels concours s’était-il engagé dans la voie que l’on savait ? Xénarès, au début, se souvenait avec un certain plaisir de l’activité d’Agis, dont il racontait et expliquait en détail chaque phase à Cléomène. Mais quand il fut évident à ses yeux que le Roi se passionnait trop pour cette histoire, ressentait une émotion excessive au souvenir de la réforme d’Agis et voulait entendre souvent le même récit, Xénarès finit par le blâmer, se mit même en colère, le traita de fou, et cessa toute conversation et tous rapports avec lui ; cependant il n’indiqua la raison de leur brouille à personne, se bornant à dire que le Roi la connaissait. Xénarès ayant ainsi regimbé, Cléomène jugea que les autres Lacédémoniens étaient dans les mêmes dispositions. Il composa donc son plan dans sa tête. Mais, croyant pouvoir arriver plus facilement à changer le régime en temps de guerre qu’en état de paix, il suscita un conflit entre Lacédémone et les Achéens, qui donnaient eux-mêmes des sujets de plaintes. Car Aratos, le plus influent d’entre eux, voulait, depuis le début, grouper les Péloponnésiens en une seule confédération. Ce fut le but de ses nombreuses expéditions et de sa longue activité politique ; car il pensait que, de cette façon seulement, les Péloponnésiens seraient à l’abri des ennemis du dehors. A peu près tous les peuples s’étant ralliés à cette ligue, il manquait encore les Lacédémoniens, les Éléens et ceux des Arcadiens qui obéissaient à Lacédémone. Dès la mort de Léonidas [28] , il se mit donc à faire une guerre d’escarmouches aux Arcadiens, et surtout à ceux qui étaient limitrophes des Achéens. Il entendait par là mettre à l’épreuve les Lacédémoniens ; quant à Cléomène, il méprisait sa jeunesse et son inexpérience.

XXV. A la suite de ces actes de guerre, les éphores commencèrent par envoyer Cléomène reprendre le temple d’Athéna près de Belbine. Cette position est une des portes de la Laconie, qui en disputait alors la possession aux Mégalopolitains. Cléomène l’occupa par surprise et la fortifia. Aratos ne lui en fit aucun reproche, mais il partit, de nuit, en expédition contre Tégée et Orchomène. Les traîtres [qui devaient lui livrer ces villes] ayant pris peur, il se retira, pensant que ses tentatives étaient restées secrètes. Mais Cléomène lui écrivit ironiquement pour lui demander, comme s’il s’adressait à un ami, où il avait été la nuit dernière. Aratos lui répondit qu’informé que Cléomène allait fortifier Belbine, il était parti pour l’en empêcher. Alors Cléomène lui expédia une nouvelle lettre où on lisait : « Je suis persuadé que tu dis vrai ; mais ces flambeaux et ces échelles, écris-moi donc, si cela ne te fait rien, ce qu’ils faisaient à ta suite. » Comme Aratos riait de cette plaisanterie et demandait quel genre d’individu était ce jeune homme, Damocrate, exilé de Lacédémone, lui dit : « Si tu prépares une action contre les Lacédémoniens, il faut te hâter avant que les ergots ne soient venus à ce jeune coq. » Ensuite, Cléomène étant campé en Arcadie avec peu de cavaliers et trois cents fantassins, les éphores lui ordonnèrent de se retirer ; car ils craignaient la guerre. Mais comme, après sa retraite, Aratos avait pris Caphyes, les éphores renvoyèrent Cléomène sur place. Quand il eut pris Méthydrion [29] , les Achéens marchèrent contre lui avec vingt mille fantassins et mille cavaliers, sous la conduite d’Aristomaque. Il les rencontra près de Pallantion et leur offrit le combat ; mais Aratos, effrayé de l’audace du jeune Roi, ne permit pas au général de courir ce risque et s’en alla, injurié par les Achéens, raillé et méprisé par les Lacédémoniens, qui n’étaient même pas au nombre de cinq mille. Ainsi Cléomène, grandi à ses propres yeux, prenait de l’audace envers ses concitoyens et leur rappelait ce mot d’un de leurs anciens Rois : « Les Lacédémoniens demandent, non pas combien sont les ennemis, mais où ils sont. »

XXVI. Il alla ensuite au secours des Eléens attaqués par les Achéens, et, rencontrant dans la région du mont Lycée les agresseurs qui se retiraient, il défit toute leur armée, où il jeta la panique. Il leur tua beaucoup de monde et leur fit un grand nombre de prisonniers. Le bruit se répandit même en Grèce qu’Aratos était mort. Aratos tira de cette fable un excellent parti ; car, après sa défaite, il marcha tout de suite sur Mantinée. Il prit cette ville à un moment où nul ne s’y serait attendu, et l’occupa. Les Lacédémoniens découragés s’opposaient désormais aux expéditions de Cléomène, qui eut alors l’idée de faire revenir de Messène le frère d’Agis, Archidamos, héritier légitime de l’autre maison royale. Il pensait que le pouvoir des éphores serait affaibli par le contrepoids d’une royauté désormais pourvue de ses deux titulaires. Mais les meurtriers d’Agis, avisés de ce dessein et craignant d’être punis après le retour d’Archidamos, épièrent sa rentrée clandestine pour l’accompagner dans la ville, où ils le tuèrent aussitôt, soit en dépit de Cléomène comme le pense Phylarque, soit de l’aveu tacite de ce Prince, que ses amis auraient décidé à leur sacrifier le malheureux. C’est sur ces amis, de toute façon, que retomba surtout la responsabilité du crime ; car on pensa qu’ils avaient fait violence à Cléomène.

XXVII. Résolu pourtant à faire tout de suite la révolution, Cléomène décida les éphores, en leur donnant de l’argent, à décréter une expédition qu’il commanderait. Il gagna aussi une bonne partie des autres citoyens par l’intermédiaire de sa mère Cratésiclée, qui dépensait sans compter et partageait son ambition. Même elle alla, dit-on, malgré sa répugnance pour un second mariage, jusqu’à épouser, dans l’intérêt de son fils, un citoyen que sa réputation et son autorité plaçaient au premier rang. Cléomène se mit donc en campagne et occupa par surprise une place du territoire de Mégalopolis, Leuctres ; mais comme une armée de secours achéenne l’avait promptement contre-attaqué sous le commandement d’Aratos, il dut se battre sous les murs de la ville et fut vaincu avec une partie de son corps expéditionnaire. Seulement, comme Aratos, pour ne pas laisser les Achéens passer un ravin profond, avait même arrêté la poursuite, Lydiade de Mégalopolis lança en avant sa cavalerie. Au cours de la poursuite, il se jeta dans un terrain plein de vignes, de fossés et de murs, où ses troupes se dispersèrent. Il eut de la peine à s’en tirer ; ce que voyant, Cléomène lâcha les Tarentins et les Crétois contre lui. Lydiade, malgré sa vigoureuse défense, succomba sous leurs coups. De ce fait les Lacédémoniens, reprenant courage, firent irruption, à grands cris, dans le camp des Achéens et mirent en fuite l’armée entière. Il y eut beaucoup de morts. Cléomène les rendit en vertu d’une convention ; quant au corps de Lydiade, il se le fit apporter ; et, après l’avoir paré d’un manteau de pourpre et d’une couronne, il donna ordre de le déposer aux portes de Mégalopolis. Ce Lydiade était le Prince qui, abdiquant la tyrannie, rendit la liberté à ses concitoyens et fit entrer sa ville dans la ligue achéenne.

XXVIII. Là-dessus Cléomène, enorgueilli désormais et persuadé que si, disposant à son gré de Lacédémone, il faisait la guerre aux Achéens, le succès serait facile, essaya de montrer au mari de sa mère, Mégistonous, qu’il fallait se débarrasser des éphores et mettre les biens des citoyens en commun : ce serait réveiller Sparte, en possession désormais de l’égalité, et l’amener à conquérir l’hégémonie de la Grèce. Ce personnage se laissa convaincre, et Cléomène gagna encore à sa cause deux ou trois de ses amis personnels. Il arriva justement dans ces jours-là que l’un des éphores, couché dans le temple de Pasiphaé, eut un songe merveilleux ; il rêvait que, dans la salle où les éphores siègent pour expédier les affaires, une seule chaise était debout, et les quatre autres, renversées. Comme il s’en étonnait, une voix sortit du temple et lui fit connaître que cela valait mieux pour Sparte. L’éphore alla raconter cette vision à Cléomène, qui en fut d’abord bouleversé, pensant que c’était une épreuve et qu’on le soupçonnait ; mais une fois sûr que l’autre ne mentait pas, il reprit courage. Il enrégimenta tous les citoyens qu’il soupçonnait d’être les pires opposants à son coup d’État futur, et, les menant avec lui, s’empara des villes d’Hérée et d’Aisée, soumises jusqu’alors aux Achéens. Il alla ravitailler Orchomène et établit un camp devant Mantinée. Après avoir complètement épuisé les Lacédémoniens par de longues marches dans tous les sens, il laissa la plupart d’entre eux, sur leur demande, en Arcadie, et marcha sur Sparte avec ses mercenaires. En chemin il communiquait son projet à ceux qu’il jugeait les mieux disposés pour lui, et il s’avançait peu à peu, pour surprendre les éphores à table.

XXIX. Arrivé près de la ville, il envoya Euryclidas à la salle à manger des éphores, sous couleur d’apporter, en son nom, un message de l’armée. Thérycion et Phoebis, deux des jeunes gens élevés avec Cléomène, de ceux qu’on appelle pages, escortaient le messager avec quelques soldats. Comme Euryclidas causait encore avec les éphores, ils coururent sur eux, l’épée au clair, et les frappèrent. Le premier atteint, Agyléos, tomba, et on le crut mort. Mais il se pelotonna lentement, et, à force de ramper, parvint sans être vu, à se glisser hors de la salle dans un petit édifice. C’était un temple de la Peur, fermé d’ordinaire, mais qui, ce jour-là, se trouvait par hasard ouvert. Il s’y introduisit et referma sur lui la petite porte. Les quatre autres éphores furent tués avec dix, au plus, de ceux qui leur portaient secours. Les citoyens qui restaient tranquilles, on ne les tuait pas, et on n’empêchait personne de quitter la ville. On épargna même Agyléos, qui, le lendemain, était sorti du temple.

XXX. Les Lacédémoniens ont des temples dédiés non seulement à la Peur, mais encore à la Mort, au Rire et à d’autres émotions de ce genre. S’ils honorent la Peur, ce n’est pas qu’ils la jugent nuisible comme les démons dont on veut détourner l’action, mais dans la pensée que c’est elle surtout qui entretient l’État. Aussi les éphores, à leur entrée en charge, adressaient-ils, Aristote l’affirme, une proclamation préalable aux citoyens pour leur ordonner de se raser la moustache et d’obéir aux lois, afin d’éviter la vindicte publique. Ils mettaient en avant, je pense, le détail de la moustache pour habituer les jeunes gens à la soumission même dans les moindres détails. Et il me semble que les anciens regardaient le courage, non pas comme l’absence de peur, mais comme la peur du blâme et la crainte de l’infamie. Car les plus lâches devant les lois sont les plus courageux contre les ennemis ; et l’on craint d’autant moins la souffrance que l’on redoute plus la mauvaise réputation. Aussi avait-il raison le poète qui disait :

Car où est la peur, est aussi le respect [30]

Et de même Homère dans ces vers :

Tu m’inspires le respect, cher beau-père, et la crainte [31]

et encore :

Redoutant en silence leurs chefs [32] .

Car le respect et la crainte sont, la plupart du temps, l’apanage des mêmes personnes. Et c’est pour cette raison que les Lacédémoniens ont établi le sanctuaire de la Peur près de la salle à manger des éphores, dont l’autorité est la plus proche du pouvoir royal.

XXXI. Pour en revenir à Cléomène, quand il fit jour, il publia les noms de ceux des citoyens, au nombre de quatre-vingts, qui devaient sortir de la ville, et il fit ôter les sièges des éphores, sauf un seul où il devait s’asseoir pour expédier les affaires. Il réunit ensuite une assemblée où il justifia ses actes. Il déclara que Lycurgue avait institué un gouvernement mixte, celui des sénateurs et des Rois, et que longtemps ce régime s’était maintenu, sans que l’État eût besoin d’une autre autorité. Par la suite, lors de la longue guerre contre les Messéniens, les Rois, occupés à faire campagne, durent choisir, pour rendre la justice, quelques-uns de leurs amis qui, sous le nom d’éphores, tenaient leur place auprès des citoyens. Au début, ces magistrats se bornaient toujours à servir les Rois ; puis, tirant peu à peu la puissance à eux, ils se constituèrent subrepticement en corps particulier. La preuve en est que jusqu’aux derniers temps, quand les éphores convoquaient le Roi, il refusait de se rendre au premier et au deuxième appel, et ne les rejoignait qu’à la troisième sommation. Le premier qui renforça cette magistrature et en étendit les pouvoirs fut Astéropos, éphore bien des générations après l’établissement de l’éphorat : « Ainsi donc, poursuivit Cléomène, tant que les éphores étaient modérés, il valait mieux les tolérer. Mais maintenant qu’en vertu d’une puissance usurpée ils chassaient certains Rois et tuaient les autres, et qu’ils menaçaient les citoyens désireux de revoir en action la belle et divine Constitution de Sparte, leur audace n’était plus tolérable. Dans ces conditions, s’il avait été possible, sans verser le sang, de se débarrasser des fléaux importés [par leur faute] à Lacédémone, la débauche, l’opulence, les dettes, les emprunts, et des maux plus anciens que ceux-là, la pauvreté et la richesse, je me croirais le plus heureux de tous les Rois, ayant pu, en bon médecin, guérir la patrie sans douleur. Mais en fait j’ai pour garant d’une sévérité nécessaire Lycurgue qui, n’étant ni Roi, ni magistrat, mais simple particulier, voulut régner et se présenta en armes sur l’agora. Pris de peur à cette vue, le Roi Charillos se réfugia sur un autel ; mais ce Prince, qui était vertueux et attaché à la patrie, s’associa bientôt à l’activité de Lycurgue et se rallia à la révolution. L’exemple de Lycurgue atteste donc qu’il est difficile de changer un régime sans violence et sans terreur. » Cléomène affirma cependant s’être servi de ces procédés avec beaucoup de modération, s’étant borné à se défaire de ceux qui s’opposaient au salut de Lacédémone. Quant à tous les autres, il mettait pour eux toutes les terres en commun et ii libérait les débiteurs de leurs dettes. II entendait procéder à une discrimination et à une sélection des étrangers, afin que les meilleurs d’entre eux, devenus Spartiates, pussent contribuer par les armes au salut de l’État et qu’on ne s’exposât plus à voir le sol laconien devenir la proie des Étoliens et des Illyriens, faute d’hommes pour le défendre.

XXXII. Là-dessus il fut le premier à mettre sa fortune en commun. Mégistonous son beau-père et chacun de ses autres amis, puis le reste des citoyens, l’imitèrent tous ; et la terre fut partagée ; il attribua même une part à chacun de ceux qu’il avait exilés, et promit de les ramener tous quand le pays serait calme. Ayant complété le nombre des citoyens par l’adjonction de l’élite des périèques [33] , il forma de ces nouvelles recrues un corps de quatre mille soldats d’infanterie lourde. Il leur apprit à manier, au lieu de la javeline, la sarisse [34] à deux mains, et à porter le bouclier par une courroie, et non par une poignée. Il s’occupa aussi à faire élever les jeunes gens dans, l’esprit de la célèbre discipline de Sparte. Sphaeros, qui se trouvait là, prit la plus grande part à cette restauration. Les exercices du gymnase et les repas en commun reprirent bientôt l’éclat convenable ; et, si quelques citoyens ne se plièrent à la réforme que par contrainte, le plus grand nombre revinrent volontiers au simple régime de l’antique Laconie. Cependant, pour atténuer l’impopularité du nom de monarchie, il proclama Roi avec lui son frère Euclide. C’est la seule fois où les Spartiates eurent en même temps deux Rois de la même branche.

XXXIII. Il se rendit compte, d’autre part, que les Achéens et Aratos, jugeant sa situation compromise par la révolution, ne s’attendaient pas à le voir sortir de Lacédémone et abandonner cette ville dans l’état d’angoisse consécutif à une agitation si grande. Cléomène estima précisément qu’il y aurait de la noblesse et quelque avantage à montrer aux ennemis l’ardeur de ses soldats. Il se jeta donc dans la région de Mégalopolis, où il recueillit un grand butin et fit de nombreux dégâts. Il prit à la fin des artistes de Dionysos [35] qui venaient de Messène, il fit dresser un théâtre en territoire ennemi et donna des jeux, qu’il dota d’un prix de quarante mines [36] . Il resta tout un jour assis à regarder cette épreuve. Non qu’il eût besoin de spectacles, mais il voulait bafouer les ennemis et donner, par cette marque de mépris, une haute idée de sa puissance. D’autre part, en effet, entre toutes les armées des Grecs et des Rois, celle-là seule ne traînait à sa suite ni mimes, ni faiseurs de tours, ni danseuses, ni joueuses de flûte ; elle était au contraire pure de tout dérèglement, de toute bouffonnerie, de tout divertissement forain. Les jeunes gens passaient presque tout leur temps à s’exercer ; les vieillards, à les instruire ; et, quand ils n’avaient rien à faire, leur amusement consistait dans les plaisanteries chères à Sparte et l’échange de mots piquants à la manière laconique. L’utilité de ces jeux d’esprit est indiquée dans ma Vie de Lycurgue [37] .

XXXIV. Cléomène lui-même prêchait d’exemple tous ses concitoyens, en mettant sous leurs yeux, comme un modèle de modération, sa vie simple, frugale, exempte de toute grossièreté et de toute affectation de supériorité. C’est même ce qui lui donna de l’influence sur la politique des peuples grecs. Car les gens qui allaient voir les autres Rois n’étaient pas tellement éblouis de leur richesse et de leur luxe que dégoûtés de leurs façons méprisantes et hautaines, de leur morgue et de leur dureté envers leurs interlocuteurs. Mais quand on allait chez Cléomène, qui était Roi, lui aussi, et en portait le titre, on ne voyait ni pourpre, ni riches manteaux, ni mobilier luxueux, ni petits lits élégants, ni litières. On n’était pas arrêté par une foule d’officiers et de portiers, et il ne traitait pas les affaires par de simples réponses écrites, obtenues malaisément et avec peine. Il allait lui-même à votre rencontre, vêtu n’importe comment, vous prenait la main, causait avec qui le désirait et tenait des propos enjoués et courtois. Les visiteurs étaient alors charmés et conquis ; ils déclaraient que ce Prince était le seul vrai descendant d’Héraclès. Quant à sa table, les jours ordinaires, elle ne comportait qu’un lit à trois places ; le menu était réduit et vraiment spartiate. Mais s’il recevait des ambassadeurs ou des hôtes, on dressait deux autres lits, et les serviteurs préparaient un repas un peu plus soigné. Non qu’il y eût des sauces épicées, ni des pâtisseries, mais les mets étaient plus abondants, et les vins, plus généreux. Il fit en effet des reproches à l’un de ses amis parce qu’à sa connaissance celui-ci, recevant des étrangers à table, ne leur avait fait servir que le brouet noir et la miche des repas publics : « Il ne faut pas, dit-il, en ces occasions et avec les étrangers, être trop bon Laconien. » La table enlevée, on apportait un trépied où il y avait un cratère de bronze, plein de vin, deux flacons, chacun de deux cotyles, et un très petit nombre de coupes d’argent. Buvait qui voulait ; nul ne présentait de coupe à un convive récalcitrant [38] . Il n’y avait pas d’audition musicale, et on n’en désirait pas. Cléomène lui-même faisait les frais de la conversation, tantôt interrogeant ses commensaux, tantôt se prodiguant en récits. Ses propos, malgré leur sérieux, ne manquaient pas d’agrément ; ils plaisaient par un enjouement délicat. Les autres Rois se livraient à une véritable chasse à l’homme, en attirant leur gibier par l’argent, les cadeaux et la corruption. Il jugeait ces pratiques maladroites et immorales ; mais se familiariser avec ceux qu’il rencontrait et les gagner par des relations suivies et des causeries pleines de charme et d’abandon, c’était, à ses yeux, la conduite la plus belle et la plus royale. Car la seule différence qu’il vît entre un ami et un mercenaire, c’était qu’on acquiert : l’un par la douceur et la raison ; l’autre, par l’argent.

XXXV. Les Mantinéens furent les premiers à l’appeler chez eux. Il tomba de nuit sur leur ville, et ils se joignirent à lui pour chasser la garnison achéenne, puis se remirent entre ses mains. Après leur avoir rendu leurs lois et leur Constitution, il partit le jour même pour Tégée. Peu de temps après, en côtoyant l’Arcadie, il descendit jusqu’à Phères d’Achaïe, voulant, soit engager le combat avec les Achéens, soit décrier Aratos en lui donnant l’apparence d’un déserteur qui abandonnait le pays à l’ennemi ; car, si le stratège en exercice était alors Hyperbate, Aratos détenait, de fait, tout le pouvoir en Achaïe. Mais les Achéens firent une sortie en masse et établirent leur camp à Dymes, près d’Hécatombéon. Cléomène survint alors. On crut d’abord qu’il avait commis une maladresse en installant son camp entre la ville de Dymes, ennemie de Sparte, et l’armée achéenne ; mais cette provocation audacieuse força les Achéens à engager le combat. Il les vainquit de vive force et mit leur phalange en déroute. Il leur tua beaucoup de monde pendant le combat et fit de nombreux prisonniers ; puis il marcha sur Langon, dont il chassa la garnison achéenne, et rendit cette ville aux Éléens.

XXXVI. Les Achéens étant de la sorte écrasés, Aratos, qui, d’ordinaire, exerçait la charge de stratège un an sur deux, abdiqua cette magistrature et refusa de la reprendre malgré les appels pressants de ses concitoyens. Ce n’était pas beau, puisqu’en pleine tempête (et quelle tempête !), il abandonnait le gouvernail à un autre et renonçait à son autorité. Cléomène, lui, paraissait d’abord n’imposer aux ambassadeurs achéens que des conditions modérées ; mais à la seconde mission qu’on lui envoya [39] il réclama la direction de la Grèce, en spécifiant que, sur les autres points, il n’aurait pas de difficulté avec les Achéens et même leur rendrait aussitôt les prisonniers avec les territoires conquis. Ils acceptèrent ces conditions, et, pour conclure l’accommodement, ils convoquèrent Cléomène à Lerne, où ils devaient tenir leur assemblée. Mais ce Prince, qui, à la suite d’une marche forcée, avait bu, mal à propos, de l’eau froide, cracha beaucoup de sang et eut une extinction de voix. Aussi se borna-t-il à renvoyer aux Achéens les plus en vue de ses prisonniers ; et, après avoir fait ajourner le congrès, il revint à Lacédémone.

XXXVII. Ce délai gâta les affaires de la Grèce, qui pouvait encore, d’une façon ou d’une autre, se ressaisir et échapper à la domination arrogante et avide des Macédoniens. Car Aratos, soit par défiance et crainte de Cléomène, soit qu’il enviât son bonheur inespéré et ne pût admettre, après avoir eu le premier rang pendant trente-trois ans, qu’un homme nouveau surgît pour détruire à la fois sa gloire et sa puissance et se faire reconnaître la souveraineté sur un État agrandi par lui et si longtemps sous sa domination, essaya d’abord de faire violence aux Achéens et de contrecarrer leur action pacifique. Mais comme ils ne l’écoutaient pas, étant interdits devant la hardiesse de Cléomène, et trouvaient même juste l’initiative des Lacédémoniens, qui cherchaient à organiser le Péloponnèse dans les formes traditionnelles, il se résolut à un acte qui, pour tout autre Grec, eût été déplacé, mais qui était surtout honteux de sa part et indigne de son passé militaire comme de sa politique. Ce fut d’appeler Antigone en Grèce et de remplir le Péloponnèse de Macédoniens, lui qui, étant encore un enfant, les en avait chassés, lui, le libérateur de l’Acrocorinthe, lui suspect et hostile à tous les Rois, et en particulier à ce même Antigone dont il dit tant de mal dans les Mémoires qu’il a laissés ! Et cependant lui-même affirme qu’il a souffert et couru bien des dangers pour délivrer Athènes de la garnison macédonienne. Après quoi, ces mêmes Macédoniens, il les a introduits en armes dans sa patrie et dans son propre foyer, jusque dans l’appartement des femmes ! Mais le descendant d’Héraclès, le Roi de Sparte, le Prince qui ramenait la Constitution nationale, comme une harmonie relâchée, à l’ancien mode dorien, au sage régime de Lycurgue, il ne le jugeait pas digne d’être le chef officiel des Sicyoniens et des Tritéens ! La miche et le manteau spartiates l’effrayaient ; il avait surtout en horreur, et c’était là son pire grief contre Cléomène, la suppression de la richesse et le relèvement des classes pauvres. Il se jeta donc, avec toute l’Achaïe, aux pieds des Macédoniens, adorant le diadème et la pourpre de leurs Rois, et se pliant aux ordres de leurs satrapes, pour ne pas paraître céder aux injonctions de Cléomène. Il sacrifiait à Antigone, et, couronné de fleurs, chantait des hymnes de triomphe en l’honneur d’un homme dont le corps tombait en pourriture ! Si nous écrivons cela, ce n’est pas que nous voulions accuser Aratos ; car, en bien des occasions, ce fut un véritable Grec et un grand homme ; mais nous prenons en pitié la faiblesse de la nature humaine, qui, même en des caractères si remarquables et si vertueux, fait toujours une part au mal.

XXXVIII. Les Achéens étant revenus en Argos pour leur congrès, Cléomène, parti de Tégée, devait les rejoindre, ce qui suscita de grands espoirs de réconciliation. Mais Aratos, dont les conventions avec Antigone étaient déjà établies dans leurs grandes lignes, craignant que Cléomène n’arrivât à ses fins, soit en persuadant la multitude, soit par contrainte, lui demanda d’entrer seul chez les Achéens, après avoir reçu trois cents otages, ou bien, s’il venait suivi de son armée, de prendre langue avec les Achéens au dehors, au gymnase de Cyllabarion. En entendant cela, Cléomène déclara qu’on le traitait injustement ; car il aurait fallu lui poser tout de suite ces conditions d’avance, au lieu d’attendre qu’il fût aux portes de la ville pour lui marquer de la défiance et le chasser. Il écrivit à ce sujet aux Achéens une lettre, qui n’était guère qu’un réquisitoire contre Aratos. Celui-ci répondit par une harangue au peuple achéen, pleine d’attaques contre Cléomène. Le Roi de Sparte décampa rapidement et envoya un héraut déclarer la guerre aux Achéens, non pas en Argos, mais à Égion, comme le dit Aratos, afin de devancer leurs préparatifs [40] . Ce fut un bouleversement chez les Achéens ; et les cités de leur ligue songèrent à une sécession, les gens du peuple parce qu’ils espéraient le partage des terres et l’abolition des dettes [41] , les premiers citoyens parce qu’en beaucoup d’endroits ils trouvaient accablante la domination d’Aratos et aussi que certains d’entre eux lui en voulaient d’introduire les Macédoniens dans le Péloponnèse. Aussi Cléomène, exalté par ces nouvelles, entra-t-il en Achaïe. D’abord, il fondit sur Pellène, qu’il prit du premier coup ; et il en chassa la garnison macédonienne ; ensuite il soumit Phénée et Pentélie. Les Achéens, craignant une trahison qui se tramait à Corinthe et à Sicyone, firent partir d’Argos leur cavalerie et leurs mercenaires étrangers pour garder ces villes, et eux-mêmes se déplacèrent pour célébrer à Argos les jeux Néméens. Alors Cléomène, espérant avec raison que, s’il se présentait à l’improviste devant cette ville, quand elle serait pleine d’une foule en fête et encombrée de spectateurs, il y causerait plus de trouble, conduisit de nuit son armée sous les murs d’Argos, et s’empara, par surprise, du quartier de l’Aspis [le Bouclier], qui dominait le théâtre. C’était une position forte et d’accès difficile ; aussi sa prise terrifia-t-elle la population à tel point que nul ne songea seulement à résister. Les Argiens reçurent donc une garnison, donnèrent vingt citoyens comme otages, promirent d’être les alliés de Lacédémone et de marcher sous le commandement de Cléomène.

XXXIX. Ce n’était pas là un mince appoint à sa gloire et à sa puissance ; car, si les anciens Rois de Lacédémone, en dépit d’une grande activité, s’étaient montrés incapables de s’attacher Argos par des liens solides, plus tard le meilleur général de son temps, Pyrrhus, avait bien pu y entrer de vive force, mais non l’occuper ; il y était mort, et une grande partie de son armée y avait péri avec lui. On admirait donc la vivacité et l’intelligence de Cléomène ; et ceux qui naguère raillaient sa prétention d’imiter Solon et Lycurgue par la suppression des dettes et le partage égal des propriétés, croyaient désormais fermement qu’il était cause de la transformation morale des Spartiates. Car, avant lui, ce peuple avait une attitude si humiliée et il était si incapable de se défendre que les Étoliens, entrés en Laconie, avaient ramené de ce pays cinquante mille esclaves ; cette razzia fit même dire, affirme-t-on, à un vieux Spartiate que les ennemis avaient rendu service à son pays en l’allégeant d’un pareil poids. Or, peu de temps après, n’ayant encore qu’entamé la restauration des moeurs traditionnelles et fait les premiers pas sur l’ancienne route, les Spartiates donnaient, comme si Lycurgue eût été leur contemporain et leur conseiller politique, bien des exemples de courage et de discipline, rendant à Lacédémone la direction de la Grèce et recouvrant le Péloponnèse.

XL. Après la prise d’Argos, que suivit aussitôt le ralliement de Cléones et de Phlionte à Cléomène, Aratos, qui se trouvait alors à Corinthe, en train de rechercher les soi-disant amis de Lacédémone, y fut surpris par ces nouvelles. Tout troublé et sentant que la ville penchait vers Cléomène et voulait se débarrasser des Achéens, il convoqua les citoyens au siège du Conseil et put, à leur insu, se glisser jusqu’à la porte de Corinthe. Là, il monta sur le cheval qu’on lui avait amené et s’enfuit à Sicyone. Comme les Corinthiens s’empressaient à qui mieux mieux d’aller en informer Cléomène à Argos, ils crevèrent, d’après Aratos, tous leurs chevaux ; encore Cléomène leur reprocha-t-il de l’avoir laissé échapper, au lieu de l’arrêter. Cependant Mégistonous serait venu le trouver de la part de Cléomène pour lui demander de remettre à ce Prince l’Acrocorinthe, qui avait une garnison achéenne, et lui offrir à cette fin une grosse somme d’argent. Aratos aurait répondu : « Je ne domine pas la situation ; c’est plutôt elle qui me domine ! » Voilà ce qu’il dit. Quant à Cléomène, il partit d’Argos, gagna en chemin à sa cause Trézène, Épidaure, Hermione, et arriva ensuite à Corinthe. Il fit creuser des tranchées autour de la citadelle, que les Achéens ne voulaient pas abandonner, et manda près de lui les amis et les hommes d’affaires d’Aratos pour leur demander de prendre en consigne la maison et les biens d’Aratos, d’en avoir soin et de les administrer. Il lui envoya encore Tritymallos de Messène pour proposer de confier la garde de l’Acrocorinthe à une garnison mixte, composée d’Achéens et de Lacédémoniens, et, en particulier, offrir à Aratos une pension double de celle que lui faisait le Roi Ptolémée (Evergète). Aratos, loin de l’écouter, envoya son fils à Antigone avec les autres otages et décida les Achéens à voter la remise de l’Acrocorinthe à ce Prince. Alors Cléomène envahit le territoire de Sicyone, qu’il ravagea, et il s’empara des biens d’Aratos, que les Corinthiens lui avaient attribués par un vote.

XLI. Mais comme Antigone traversait, avec une armée nombreuse, le mont Géranée [42] , Cléomène pensa qu’au lieu de fortifier l’Isthme, il valait mieux garder les monts Oniens [43] en les renforçant par des tranchées et des remparts, et user les Macédoniens par des combats locaux plutôt que d’affronter en bloc une phalange bien exercée. L’application de ce plan réfléchi mit Antigone en difficulté ; car il n’avait pas de provisions suffisantes ; et forcer le passage, tant que Cléomène y veillait, n’était pas facile. Il tenta pourtant de se glisser dans l’Isthme une nuit par le port de Léchée, mais il ne réussit pas, et son échec lui coûta quelques-uns de ses soldats. Cet incident donna une confiance absolue à Cléomène ; et ses hommes, transportés d’enthousiasme par leur victoire, allèrent dîner. Antigone, lui, désespérait, étant enfermé par la nécessité dans un cercle sans nulle échappatoire. Il songeait donc à battre en retraite vers le promontoire d’Hérée, et, de là, à faire passer ses troupes à Sicyone sur des bateaux, ce qui eût exigé beaucoup de troupes et des préparatifs plus qu’ordinaires. Mais déjà dans la nuit étaient venus d’Argos, par mer, des amis d’Aratos, qui l’invitaient à se rendre dans cette ville, dont les citoyens se séparaient de Cléomène. L’auteur de la défection était Aristote ; et il n’eut pas de peine à entraîner la foule, contrariée que, contre son attente, Cléomène n’eût pas accompli la suppression des dettes. Aratos prit donc avec lui quinze cents soldats de l’armée d’Antigone et s’embarqua pour Épidaure [44]  ; mais Aristote, sans l’attendre, se mit à la tête des citoyens d’Argos pour attaquer la garnison de la citadelle. Il avait à ses côtés Timoxène, qui était venu de Sicyone le secourir avec les Achéens.

XLII. Cléomène, en apprenant ces nouvelles vers la deuxième veille de la nuit [45] , manda Mégistonous et lui ordonna avec colère d’aller aussitôt prêter main-forte à la garnison d’Argos ; car c’est ce personnage qui s’était porté garant auprès de lui pour les Argiens et l’avait empêché d’expulser les suspects. Il fit donc partir Mégistonous avec deux mille soldats ; et lui-même, sans perdre Antigone de vue, rassurait les Corinthiens en disant qu’il ne se passait rien de grave à Argos, tout le mal se réduisant à l’échauffourée fomentée par une faible minorité. Malheureusement Mégistonous, qui était tombé sur cette ville, y fut tué dans le combat. Comme, de plus, la garnison résistait avec peine et envoyait message sur message à Cléomène, ce Prince, craignant que les ennemis, s’ils s’emparaient d’Argos et lui fermaient tous les passages, n’allassent eux-mêmes ravager impunément le sol laconien et assiéger Sparte, alors déserte, conduisit son armée hors de Corinthe. Il perdit aussitôt cette ville, où Antigone fit son entrée et mit une garnison. Arrivé devant Argos, il tenta d’escalader les murs et regroupa ses troupes après la marche ; puis, rompant les voûtes qui soutenaient l’Aspis, il monta sur l’Acropole et fit sa jonction avec les hommes de la garnison qui résistaient encore aux Achéens. En faisant appliquer des échelles, il surprit quelques-uns des quartiers du dedans de la ville, et il vida d’ennemis les rues, les Crétois ayant reçu l’ordre de tirer. Mais quand il vit Antigone dévaler des hauteurs dans la plaine avec sa phalange, et sa cavalerie foncer en foule sur la ville, il désespéra d’avoir le dessus ; et, réunissant autour de lui tous ses hommes, ils descendit en sûreté et partit par le rempart. Il avait, en fort peu de temps, acquis les plus grands avantages ; et il s’en était fallu d’un rien qu’il ne devînt, en une seule opération, maître à la fois de tout le Péloponnèse ; mais, tout aussi promptement, il fut dépouillé de tout. Car, parmi ses alliés, les uns firent aussitôt défection ; les autres livrèrent peu après leurs villes à Antigone.

XLIII. Comme, après cet insuccès final, il ramenait son armée, un soir à Tégée lui arrivèrent des messagers de Lacédémone, pour lui annoncer une nouvelle aussi grave que l’infortune de ses armes, la mort de sa femme Agiatis. Pour l’amour d’elle, il ne restait même pas toujours sur le terrain de ses succès les plus complets ; il descendait continuellement à Sparte, tant il était épris d’elle et tant il en faisait de cas. Ce fut donc un rude coup pour lui, et il s’en affligea, comme il était naturel chez un homme jeune, privé d’une femme aussi belle que sage. Il se garda bien pourtant d’avilir et de sacrifier à son deuil la dignité et la grandeur de son âme. Il conserva dans sa voix, son maintien et son visage, le même calme qu’autrefois, donna ses armes aux officiers et assura la tranquillité des Tégéates. Au point du jour, il descendit à Lacédémone, et, après s’être consolé chez lui de son deuil avec sa mère et ses enfants, il se livra tout de suite à ses réflexions sur l’intérêt commun. Comme Ptolémée, Roi d’Égypte, qui lui promettait du secours, voulait recevoir pour otages ses enfants et sa mère, il eut assez longtemps honte de s’en ouvrir à cette Princesse, et, lors de ses fréquentes visites chez elle, il avait beau se préparer à lui en parler, il finissait par garder le silence. Elle conçut donc elle-même des soupçons et demanda aux amis de son fils si rien ne le gênait pour s’entretenir avec elle. Cléomène ayant enfin eu le courage de parler, elle éclata de rire et lui dit : « C’est donc là ce que tu as été bien des fois sur le point de me dire, et que la timidité t’a fait cacher ? Ne vas-tu pas me faire, au plus vite, monter sur un vaisseau, pour m’envoyer où tu crois que ce corps pourra être le plus utile à Sparte, avant que, restant ici sans-servir à rien, il ne se dissolve par la mort ? » Ainsi, quand tout fut prêt, ils arrivèrent au cap Ténare par terre, escortés de toutes les troupes en armes. Au moment de s’embarquer, Cratésiclée emmena Cléomène seul dans le temple de Poséidon. Elle l’embrassa, le couvrit de baisers, et, le voyant plein de douleur et bouleversé, lui dit : « Allons, Roi de Lacédémone, que nul, quand nous sortirons, ne nous voie pleurer, ni rien faire d’indigne de Sparte ! Car c’est là tout ce qui dépend de nous ; quant aux événements, ils se présentent tels que la divinité les donne ! » En disant ces mots, elle prit une contenance ferme et se dirigea vers le vaisseau, tenant par la main le petit enfant de Cléomène. Une fois à bord, elle ordonna au pilote d’appareiller rapidement. A son arrivée en Égypte, elle apprit que Ptolémée recevait d’Antigone des communications et des ambassades ; et elle entendit dire que, les Achéens faisant à Cléomène des propositions d’accommodement, il redoutait, à cause d’elle, de déposer les armes sans l’aveu de Ptolémée. Elle lui écrivit de faire ce qui convenait à la dignité et à l’intérêt de Sparte, et de ne pas toujours craindre Ptolémée à cause d’une vieille femme et d’un marmot. Telle fut, dit-on, cette Princesse dans le malheur.

XLIV. Cependant Antigone avait pris Tégée et saccagé Orchomène et Mantinée. Cléomène, resserré dans la Laconie, affranchit ceux des ilotes qui versèrent cinq mines attiques [46] et recueillit ainsi cinq cents talents [47]  ; il arma deux mille de ces ilotes à la façon des Macédoniens pour en faire un corps opposé aux Boucliers Blancs d’Antigone [48] . Il conçut ensuite le projet d’un exploit important et inattendu pour tout le monde. Mégalopolis n’était alors nullement, en elle-même, une ville plus petite, ni plus faible que Lacédémone ; et elle avait l’appui des Achéens et d’Antigone, qui, campé sur ses flancs, paraissait avoir été appelé par les Achéens surtout à la requête pressante des Mégalopolitains. Ayant conçu le projet d’enlever cette ville, car il n’y a pas de terme mieux adapté à la promptitude et à l’imprévu de cette action, il fit prendre à ses troupes cinq jours de vivres et les conduisit à Sellasie, comme pour ravager l’Argolide. De là il descendit vers le territoire de Mégalopolis, et, après avoir fait dîner ses hommes près de Rhétion, il prit tout de suite le chemin d’Héliconte, pour arriver à Mégalopolis même. Parvenu à une faible distance de cette ville, il y envoya Pantée avec deux compagnies de Lacédémoniens, en lui donnant l’ordre de surprendre un rempart, placé entre deux tours, qu’il savait être le point faible de la défense de Mégalopolis. Il suivait Pantée sans se presser, avec le reste de l’armée. Pantée, lui, trouvant sans défense non seulement cet endroit, mais encore une bonne partie du rempart, occupa certains glacis tout de suite et ruina les autres ; quant aux gardes qu’il rencontrait, il les tua tous. Cléomène se hâta de faire sa jonction avec lui ; et, avant que les Mégalopolitains s’en fussent rendu compte, il était dans la ville avec son armée.

XLV. A peine le désastre fut-il évident pour les habitants de Mégalopolis que les uns se sauvèrent en emportant ceux des objets à leur usage qui leur tombaient sous la main. Les autres se groupèrent en armes pour faire face à l’ennemi et lui résister. Si ceux-là ne furent pas assez forts pour l’évincer, ils permirent du moins aux fugitifs de partir en sûreté ; et finalement il ne resta pas dans la ville plus de mille personnes, la masse des autres, avec femmes et enfants, ayant eu le temps de se réfugier à Messène. La plupart des auxiliaires et des combattants furent aussi sauvés ; et on ne fit qu’un tout petit nombre de prisonniers, entre autres Lysandridas et Théaridas. C’étaient les plus illustres et les plus influents des Mégalopolitains ; aussi les soldats, aussitôt après leur capture, les menèrent-ils à Cléomène. Lysandridas, d’aussi loin qu’il le vit, lui cria : « Il t’est possible maintenant, Roi de Lacédémone, d’accomplir un exploit plus beau et plus royal que le précédent, et de t’assurer ainsi beaucoup de gloire ! » Cléomène, soupçonnant la requête qu’on allait lui présenter, répondit : « Que veux tu dire, Lysandridas ? Tu ne vas sans doute pas m’engager à vous rendre votre ville ? » Alors Lysandridas reprit : « Voici précisément ce que je te dis et te conseille : c’est de ne pas détruire une ville si grande, mais de la remplir d’alliés fidèles et sûrs en rendant leur patrie aux Mégalopolitains et en devenant ainsi le sauveur d’un peuple si considérable ! » Après un moment de silence, Cléomène dit à son tour : « Il est difficile de compter là-dessus ; mais chez nous, souhaitons-le ! l’amour de la gloire aura toujours le pas sur l’intérêt ! » Sur ces mots, il envoya les deux prisonniers à Messène avec un héraut de sa part, pour offrir aux Mégalopolitains la restitution de leur ville, à condition qu’ils devinssent ses amis et ses alliés en se séparant des Achéens. En dépit de ces propositions si conciliantes et si humaines, Philopoemen ne permit pas aux Mégalopolitains de violer la foi jurée aux Achéens ; bien au contraire, accusant Cléomène de ne pas chercher à restituer la ville, mais à en annexer les citoyens, il chassa Théaridas et Lysandridas de Messène. C’est ce Philopoemen qui, par la suite, fut le premier des Achéens et s’acquit tant cle gloire chez les Grecs comme je l’écris dans mon livre sur lui.

XLVI. Cléomène apprit cette nouvelle. Il avait jusqu’alors gardé la ville intacte et inviolée, au point que nul ne s’était permis, même en secret, de prendre la moindre chose. Mais à ce moment, tout à fait aigri et exaspéré, il fit main basse sur tous les biens, envoya statues et tableaux à Sparte, rasa et ruina les plus nombreux et les plus grands quartiers de la ville ; puis il revint chez lui, craignant une intervention d’Antigone et des Achéens. Rien ne se fit pourtant de leur part ; car ils se trouvaient alors à Aegion, en train de tenir conseil. C’est là qu’Aratos, montant à la tribune, pleura longtemps, un pan de sa chlamyde ramené sur son visage. Puis, comme son attitude surprenait et qu’on l’invitait à parler, il dit : «Mégalopolis a été détruite par Cléomène ! » Le congrès des Achéens fut aussitôt dissous : ils étaient atterrés de la soudaineté et de la grandeur du désastre. Antigone tâcha de porter secours aux victimes ; mais, comme ses troupes se retiraient lentement de leurs quartiers d’hiver, il donna contre-ordre et les fit rester sur place ; lui-même revint à Argos avec un petit nombre de soldats. Aussi la seconde entreprise de Cléomène, qui parut un acte d’audace extraordinaire et insensé, fut-elle au contraire, comme l’affirme Polybe [49] , un chef-d’oeuvre de prévoyance. Car, sachant que les Macédoniens étaient dispersés dans leurs quartiers d’hiver en différentes villes, et qu’Antigone, sans avoir beaucoup de mercenaires autour de lui, passait la mauvaise saison à Argos avec ses amis, il entra en Argolide. Il calculait qu’ou bien Antigone, se piquant d’honneur, viendrait l’attaquer et se ferait battre, ou que ce Prince, s’il refusait le combat, se perdrait de réputation auprès des Argiens. C’est aussi ce qui arriva. Car, le pays étant ravagé par Cléomène et mis complètement à sac, les Argiens mécontents s’amassaient aux portes du Roi, et, par leurs clameurs, le sommaient de combattre ou de céder le commandement à plus fort que lui. Mais Antigone, comme devait le faire un général sensé, jugeait que la vraie honte était de s’exposer déraisonnablement et de sacrifier la sûreté de ses troupes, mais non d’être diffamé à l’étranger. Il ne partit donc pas et persévéra dans sa ligne de conduite. Quant à Cléomène, il s’avança jusqu’aux remparts d’Argos avec son armée, prodigua les sévices et les dégâts, puis se retira sans être inquiété.

XLVII. Peu après, informé qu’Antigone avançait encore sur Tégée pour se jeter de là en Laconie, il regroupa promptement ses soldats, et, prenant cette fois un autre chemin pour dissimuler sa marche, il se montra au point du jour devant la ville d’Argos. Il ravageait la plaine, mais sans couper le blé, comme les autres, avec des faulx et des épées ; il l’abattait avec de grandes baguettes travaillées en forme de sabres à deux tranchants. Ses hommes se servaient de ces perches, comme par jeu, dans leur marche, et ainsi, sans aucune peine, ils écrasaient tout et anéantissaient la récolte. Cependant quand, arrivés au gymnase dédié à Kyllarabès, ils voulurent y mettre le feu, il les en empêcha en disant qu’à Mégalopolis il avait obéi plutôt à la colère qu’au devoir. Antigone s’était retiré d’abord à Argos ; puis il avait occupé les montagnes et tous les défilés en y mettant des gardes. Cléomène, feignant d’être indifférent à ces précautions et de mépriser son adversaire, envoya des hérauts lui réclamer les clefs du temple d’Héra, pour sacrifier à la déesse avant de partir. Après ce défi plaisant à Antigone, il offrit son sacrifice devant le temple, qui était fermé, et ramena son armée à Phlionte [50] . Il partit de là pour Oligyrte [51] , dont il chassa la garnison, et descendit le long d’Orchomène. Il n’avait pas seulement inspiré, par son action, de la fierté et de l’audace à ses concitoyens ; même les ennemis voyaient en lui un homme doué pour le commandement et digne de conduire de grandes affaires. Car, avec les ressources d’une seule ville, affronter à la fois l’armée macédonienne et tous les Péloponnésiens, soutenus par une subvention royale, et cela, non seulement en gardant intacte la terre de Laconie, mais encore en ravageant le pays ennemi et en prenant de si grandes villes, ce n’était pas là faire preuve d’un talent médiocre, ni d’une générosité ordinaire.

XLVIII. Mais le premier qui a appelé l’argent le nerf des affaires songeait surtout, je crois, aux affaires de guerre quand il a dit cela. Et Démade, voyant une fois les Athéniens ordonner de mettre à flot leurs trières et de les garnir de marins, mais cela sans avoir d’argent, leur dit : « Avant de mettre le pain au four, il faut le pétrir ! » On rapporte aussi qu’Archidamos l’Ancien [52] , quand, au début de la guerre du Péloponnèse, les alliés l’invitaient à fixer leur contribution financière, répondit : « La guerre ne s’alimente pas à forfait ! » Les athlètes parfaitement exercés accablent, avec le temps, et terrassent leurs adversaires, même bien faits et adroits. De même Antigone, qui pouvait puiser, pour faire la guerre, dans d’immenses réserves, épuisait, à la longue, et abattait Cléomène, qui assurait avec peine une maigre solde à ses mercenaires et un entretien misérable à ses concitoyens. A un autre point de vue, le temps travaillait pour Cléomène, les affaires de Macédoine rappelant Antigone chez lui. Car les Barbares en son absence, dévastaient la Macédoine en se livrant à des courses incessantes ; dans tout le pays ; et justement une armée nombreuse d’Illyriens, venue des régions du nord, y avait pénétré. En proie au pillage, les Macédoniens réclamèrent le retour d’Antigone ; et il s’en fallut de peu que leur lettre ne lui fût remise avant la bataille. S’il l’avait reçue alors, il serait parti sur le champ en disant adieu pour longtemps aux Achéens. Mais la puissance qui décide des plus grandes affaires dans l’espace d’un moment, la Fortune, fit bien voir quelle puissante force d’appoint représente le temps. La bataille de Sellasie, où Cléomène perdit son armée et sa ville, était à peine livrée que les envoyés chargés de rappeler Antigone se trouvèrent là. C’est ce qui rendit l’infortune de Cléomène plus pitoyable encore. Car, s’il avait attendu deux jours seulement, et, traînant les choses en longueur, eût différé l’action, il n’aurait pas perdu la bataille ; et, après le départ des Macédoniens, il se serait accordé avec les Achéens aux conditions fixées par lui. Mais en fait, comme je l’ai dit, le manque d’argent le contraignit à tout remettre au sort des armes, en engageant, à ce qu’affirme Polybe [53] , vingt mille soldats contre trente mille.

XLIX. Il se montra sans doute, dans l’action, un général admirable ; il eut, pour le seconder, des concitoyens pleins d’ardeur ; et même ses soldats étrangers combattirent d’une façon irréprochable. Mais il fut écrasé par la supériorité de l’armement macédonien et la pesanteur de la phalange d’infanterie. Phylarque [54] , d’autre part, dit que la trahison fut la principale cause de l’échec de Cléomène. Antigone, en effet, avait donné l’ordre aux Illyriens et aux Acarnaniens de faire en secret un mouvement tournant et d’encercler l’aile que commandait Euclidas, le frère de Cléomène ; et lui-même rangeait le reste de son armée en ordre de bataille. Cléomène, qui était aux aguets dans un poste d’observation, ne voyait nulle part les troupes illyriennes et acarnaniennes, ce qui lui fit craindre qu’Antigone ne les employât à une manoeuvre souterraine. Il appela donc Damotélès, le préposé à la chasse aux Ilotes [55] , et lui ordonna de voir et de rechercher, en faisant le tour de l’armée, comment se comportaient les arrières de la formation de combat. Damotélès avait été, dit-on, préalablement corrompu par Antigone. Il répondit au Roi de ne pas se soucier de l’arrière, dont la situation était satisfaisante à ses yeux, mais de faire attention à ceux qui attaquaient de front et de les repousser. Cléomène, sur sa foi, marcha donc contre Antigone. Il refoula, grâce à l’élan des Spartiates qui l’entouraient, la phalange macédonienne, qui recula d’environ cinq stades [56] , et la poursuivit en la serrant de près, toujours vainqueur. Mais ensuite, voyant Euclidas encerclé à l’autre aile, il survint, et, constatant le danger, il dit : « Tu t’en vas, mon frère bien-aimé, tu t’en vas en homme de coeur, objet d’émulation pour les enfants des Spartiates et digne d’être chanté par les femmes ! » Ainsi Euclidas et ses hommes étant massacrés, leurs adversaires victorieux se retournèrent contre Cléomène, dont les soldats atterrés n’avaient plus le courage de rester sur place. Il s’en aperçut et se sauva ; mais on dit que beaucoup de ses mercenaires moururent, et aussi tous les Lacédémoniens, sauf deux cents : or ils étaient six mille.

L. Lorsqu’il arriva dans la ville [de Sparte], il conseilla à ceux des citoyens qu’il rencontra d’accueillir Antigone et dit que lui-même, vivant ou mort, ne s’inspirerait jamais que de l’intérêt de Sparte. Voyant les femmes courir à ceux qui s’étaient enfuis avec lui, prendre leurs armes et leur apporter à boire, il rentra lui-même dans sa maison. La petite servante, de condition libre, qu’il avait enlevée à Mégalopolis et gardait chez lui depuis la mort de sa femme, s’approcha pour le soigner comme d’habitude à ses retours d’expédition. Mais il ne voulut ni boire, bien qu’il eût soif, ni s’asseoir, bien qu’il fût las. Il resta comme il se trouvait, sans déboucler sa cuirasse, appuyant la main de côté à une des colonnes et mettant la tête sur le coude. Après avoir ainsi pris quelques instants de détente physique, pendant que son intelligence faisait le tour de tous les partis qu’il pouvait envisager, il partit avec ses amis pour Gythion ; et, s’embarquant tous ensemble sur des vaisseaux préparés à cette fin, ils prirent le large.

LI. Antigone, dès son arrivée, avait pris la ville. Il traita les Lacédémoniens avec humanité ; et loin d’outrager la dignité de Sparte ou d’y porter atteinte, il lui rendit ses lois et sa Constitution. Il sacrifia aux dieux et se retira deux jours après son entrée, ayant appris qu’en Macédoine sévissait une guerre acharnée et que le pays était ravagé par les Barbares. Mais déjà il était travaillé d’une maladie, qui aboutit à une phtisie accentuée et à un flux d’humeurs continuel. Il ne renonça pourtant pas à lutter et soutint le combat, dans son pays, avec assez d’énergie pour couronner, par une mort glorieuse, la plus belle victoire et un grand carnage de Barbares. On peut croire, et Phylarque le raconte, qu’il se rompit les poumons à force de crier dans la mêlée. Mais on disait dans les écoles que c’était après la victoire qu’en criant, dans l’excès de sa joie : « O la belle journée ! » il avait craché une quantité de sang. Il fut alors pris d’une forte fièvre, dont il mourut. Voilà ce qui regarde Antigone.

LII. Cléomène, étant parti de Cythère, s’arrêta dans une autre île, Égialie. Comme, de là, il était sur le point de passer à Cyrène, un de ses amis, du nom de Thérycion, qui avait montré un grand courage dans les combats et dont les propos marquaient toujours de l’élévation et de la grandiloquence, le prit à part et lui dit : « La plus belle des morts, Roi, celle des combats, nous y avons renoncé ; et pourtant tout le monde nous avait entendus dire qu’Antigone ne triompherait pas du Roi de Sparte, à moins que celui-ci ne fût réduit à l’état de cadavre. Mais la mort qui, pour la gloire et la vertu, vient immédiatement après, s’offre maintenant à nous. Ou naviguons-nous sans réflexion, cherchant à éviter un mal prochain, pour le retrouver au loin ? Car, s’il n’est pas honteux pour les Rois issus d’Héraclès [57] de servir les descendants de Philippe et d’Alexandre, nous nous épargnerons une longue traversée en nous livrant à Antigone qui doit naturellement être aussi supérieur à Ptolémée que les Macédoniens aux Egyptiens. Et si nous ne voulons pas être commandés par celui qui nous a vaincus les armes à la main, pourquoi faisons-nous notre maître de celui qui ne nous a pas vaincus ? Il faut apparemment nous montrer inférieurs non pas à un Roi seulement, mais à deux, nous qui fuyons devant Antigone et allons flagorner Ptolémée ? Ou bien prétendrons-nous être venus en Egypte à cause de ta mère ? Le beau spectacle, à coup sûr, et bien digne d’envie, qu’elle offrirait aux femmes de Ptolémée en leur montrant son fils, ci-devant Roi, maintenant prisonnier et fugitif ! N’allons-nous pas, tant que nous sommes maîtres de nos propres épées et que nous voyons encore la terre de Laconie, nous affranchir de la Fortune et nous justifier ainsi à l’égard de ceux qui sont tombés à Sellasie pour Sparte ? Ou bien allons-nous végéter en Egypte en cherchant à savoir quel satrape Antigone a laissé à la tête de Lacédémone ? » Quand Thérycion eut fini de parler, Cléomène répondit : « En poursuivant, misérable, la plus facile des actions humaines et celle qui est à la portée de tous, se donner la mort, tu crois être courageux, alors que cette nouvelle fuite serait plus honteuse que la première. Car il est arrivé déjà à des hommes qui nous étaient supérieurs, de céder devant l’ennemi, soit trahis par la fortune, soit accablés par le nombre. Mais celui qui se dérobe devant les fatigues et les souffrances, ou encore les blâmes et les contradictions des hommes, est victime de sa propre lâcheté ; car il faut que le suicide ne soit pas la fuite de l’action, mais une action. Il est honteux en effet de vivre comme de mourir pour soi seul ; et c’est à quoi tu nous invites maintenant, pressé de t’arracher à l’infortune présente, mais, à part cela, ne cherchant aucun résultat beau, ni utile. Quant à moi, je pense que ni toi, ni moi-même nous ne devons abandonner l’espoir de sauver la patrie. Si cet espoir nous abandonne, il nous sera très facile, où que ce soit, de mourir à notre gré. » Sur le moment, Thérycion ne répliqua rien ; mais, à la première occasion qu’il eut de se séparer de Cléomène, il se détourna le long de la grève et se tua.

LIII. Cléomène, lui, partit d’Égialie et débarqua en Afrique, où les officiers du Roi l’accueillirent et l’escortèrent jusqu’à Alexandrie. En le voyant Ptolémée lui fit d’abord un accueil d’une courtoisie banale et correcte ; mais Cléomène sut bientôt se faire apprécier et montrer l’étendue de son intelligence. Dans ses entretiens journaliers avec le Roi d’Egypte, il savait donner du charme à la simple franchise de Lacédémone ; et sans jamais avilir la dignité de sa naissance ni se courber sous les coups de la Fortune, il se faisait mieux écouter que les courtisans qui avaient seulement en vue de plaire par leurs flatteries. Ptolémée conçut donc beaucoup de respect pour lui ; il se repentit de son indifférence envers un homme pareil et regretta de l’avoir sacrifié à Antigone, qui n’avait déjà que trop de gloire et de puissance. Il chercha, dès lors, à regagner Cléomène, à force d’honneurs et d’attentions. Il l’encourageait même en lui promettant de le renvoyer en Grèce avec des vaisseaux et de l’argent, et de le rétablir sur son trône. Il lui faisait, de plus, une pension de vingt-quatre talents [58] par an. Cléomène prenait sur cette somme de quoi pourvoir à son entretien et à celui de ses amis, de façon simple et frugale. Il en consacrait la plus grande partie à des charités et à des dons aux exilés de Grèce qui arrivaient en Egypte.

LIV. Mais le vieux Ptolémée mourut avant d’avoir assuré le retour de Cléomène en Grèce ; et la cour tomba aussitôt dans un grand dérèglement, l’ivrognerie et le culte des femmes ; on négligeait donc, entre autres choses, les affaires de Cléomène. Car le Roi lui-même était tellement corrompu par les femmes et la boisson que, dans ses meilleurs moments de sobriété et d’activité, il célébrait des fêtes auxquelles il convoquait ses courtisans en battant du tambour dans son palais. Aussi les affaires d’État les plus importantes étaient-elles réglées par sa maîtresse Agathoclée, la mère de cette personne et l’entremetteur Oenanthès. Cependant, pour en revenir à Cléomène, Ptolémée parut au début avoir besoin de lui. Car, redoutant son frère Magas, qui avait, par sa mère, de l’influence sur l’élément militaire, il prit Cléomène avec lui et le fit participer à des conciliabules secrets, où il mettait en délibération la mort de Magas. Mais Cléomène, quoique tout le monde invitât le Roi à commettre le crime, s’y opposa seul, en disant qu’il faudrait plutôt, si c’était possible, donner au Roi plusieurs frères pour sa sûreté et la conduite des affaires. Et comme Sosibios, le plus puissant des amis du Roi, déclarait que la fidélité des mercenaires n’était pas assurée tant que Magas vivait, Cléomène l’engagea à ne pas s’en soucier : «En effet, expliqua-t-il, plus de trois mille de ces étrangers sont des Péloponnésiens qui ont de la considération pour moi, et il me suffirait d’un signe pour les voir pleins d’enthousiasme se ranger à mes côtés. » Cette déclaration parut, sur le moment, une bonne preuve du dévouement de Cléomène pour le Roi et donna aussi une haute idée de sa puissance. Mais par la suite, la faiblesse de Ptolémée aggravant sa poltronnerie, il finit, comme il arrive toujours quand on n’a aucun bon sens, par croire que craindre tout et se défier de tout était le parti le plus sûr. Alors le souvenir des propos de Cléomène le fit redouter des courtisans, en raison de son influence sur les soldats étrangers, et l’on pouvait entendre beaucoup de gens dire : « C’est un lion qui se démène au milieu de ces moutons ! » Car, en réalité, tel était le caractère qu’il montrait parmi les amis du Roi, les dévisageant avec calme et observait de haut toute leur conduite.

LV. Il renonça, dans ces conditions, à demander des vaisseaux et une armée. Mais, apprenant qu’Antigone était mort [59] , que les Achéens se trouvaient engagés dans une guerre contre les Étoliens et que la situation exigeait impérieusement sa présence, le Péloponnèse étant livré au désordre et aux convulsions, il voulait y être envoyé seul avec ses amis, mais il ne convainquait personne ; car le Roi ne daignait même pas lui donner audience, confiné dans un cercle étroit de femmes, où se succédaient les cortèges joyeux et les parties fines. Quant au dépositaire de l’autorité totale, investi du pouvoir de décision, Sosibios, il pensait que retenir Cléomène contre son gré, c’était le rendre intraitable et terrible ; mais comment lâcher un héros aussi audacieux, animé d’aussi grandes ambitions, et qui avait vu de si près les points faibles de la monarchie égyptienne ? Car même les présents ne l’adoucissaient pas ; au contraire. Le boeuf Apis, qui vit dans l’abondance, et, en apparence, au comble des délices, est possédé du désir de mener une vie conforme à sa nature, de courir et de s’ébattre en liberté, et l’on voit bien qu’il supporte malaisément la tutelle des prêtres. De même Cléomène ne trouvait aucun charme à la vie molle,

mais son coeur se consumait

comme celui d’Achille,

qui, restant sur place, regrettait les cris de guerre et la lutte [60] .

LVI. Telle était sa situation quand Nicagoras de Messène vint à Alexandrie. C’était un homme qui haïssait Cléomène, mais feignait d’être son ami. Il lui avait vendu autrefois une belle propriété, que le manque d’argent, je crois, de loisirs, prétend-on, et aussi les guerres successives n’avaient pas permis à Cléomène de payer [61] . En le voyant débarquer de son vaisseau de transport, ce Prince, qui était en train de se promener sur le quai, l’embrassa cordialement et lui demanda quel motif l’amenait en Egypte. Nicagoras lui rendit ses baisers avec tendresse et lui apprit qu’il amenait au Roi de beaux chevaux de bataille. Cléomène se mit alors à rire et lui dit : « Je préférerais que tu lui eusses amené des joueuses de harpes [62] et des sauteurs ; car c’est maintenant ce qui séduit le plus le Roi.» Nicagoras sourit sur le moment ; mais peu de jours après il rappela à Cléomène la vente de sa terre et le pria de la lui payer enfin. Il ajouta qu’il ne l’aurait pas tourmenté, s’il n’avait pas fait des pertes sérieuses sur sa cargaison. Cléomène affirmant qu’il ne lui restait rien de sa pension. Nicagoras mécontent alla rapporter à Sosibios la plaisanterie du Roi de Sparte. Le ministre accueillit avec plaisir cette dénonciation ; et, cherchant un grief plus sérieux pour achever d’irriter Ptolémée, il décida Nicagoras à écrire et à lui laisser une lettre où il accuserait Cléomène d’être résolu, s’il recevait du Roi d’Egypte des trières et des soldats, à occuper Cyrène. Nicagoras écrivit donc, avant de s’embarquer, la prière demandée ; et Sosibios, quatre jours après, alla porter cette lettre à Ptolémée, comme s’il venait de la recevoir. Il excita si bien le jeune Prince que celui-ci donna l’ordre de renfermer Cléomène dans une grande maison, où il continuerait de toucher exactement la même pension, mais sans pouvoir jamais sortir.

LVII. Il y avait déjà là de quoi contrarier Cléomène ; mais ses perspectives d’avenir furent encore assombries par l’incident que voici. Ptolémée, fils de Chryserme et ami du Roi, avait eu de tout temps des relations amicales avec Cléomène, la familiarité et la franchise régnaient entre eux. Aussi Cléomène l’ayant alors prié de venir le voir, il vint et lui parla sur le ton convenable, s’efforçant de dissiper ses soupçons et de justifier la conduite du Roi. Mais, en sortant de la maison, comme il n’avait pas remarqué que Cléomène le suivait jusqu’à la porte, il fit d’amers reproches aux gardiens, qui, d’après lui, surveillaient négligemment et avec mollesse une bête féroce difficile à rattraper, si elle s’échappait. Cléomène, qui avait entendu lui-même ces propos, se retira avant que Ptolémée ne s’aperçût de sa présence, et alla les rapporter à ses amis. Aussitôt d’une seule voix, abandonnant leurs espérances primitives, ils décidèrent, sous le coup de la colère, de se défendre contre l’injustice et la violence de Ptolémée. Ils chercheraient une mort digne de Sparte sans attendre d’être coupés en morceaux comme des victimes engraissées ; car il serait affreux que Cléomène, après avoir dédaigné toute négociation avec Antigone, Prince guerrier et énergique, restât tranquillement à attendre le bon plaisir d’un Roi saltimbanque, qui, pour le tuer, déposerait, au premier jour, son tambourin et ferait faire halte à son cortège bachique.

LVIII. Cette décision prise, et Ptolémée étant justement parti pour Canope, ils répandirent d’abord le bruit que le Roi faisait sortir Cléomène de prison ; puis, comme c’est une coutume royale d’envoyer aux détenus qui vont être élargis un repas et des présents d’hospitalité, les amis de Cléomène préparèrent quantité de victuailles et de cadeaux, qu’il lui expédièrent du dehors, trompant ainsi les gardes, qui croyaient que tout cela venait du Roi. Cléomène, en effet, offrit un sacrifice, et partagea très largement avec ses geôliers. Il distribua des couronnes à ses amis et se mit à table pour festoyer en leur compagnie. Il passa, dit-on, à l’action, plus tôt qu’il ne l’avait prévu, sachant qu’un serviteur, qui était dans le secret, venait de sortir pour retrouver sa maîtresse. Craignant une dénonciation, quand il fut midi et qu’il vit les gardes dormir du sommeil de l’ivresse, il prit sa tunique, dont il décousit la manche gauche, et bondit au dehors, l’épée nue, avec ses compagnons équipés de même et qui étaient au nombre de treize. Hippitas, qui était boiteux, partit avec eux, dans le premier élan, non sans ardeur ; mais, voyant qu’ils allaient plus lentement à cause de lui, il leur dit de le tuer et de ne pas perdre la partie pour attendre un inutile. Il se trouva qu’un Alexandrin passait le long des portes de la maison en menant un cheval. Ils prirent le cheval, y firent monter Hippitas et se mirent à courir à travers les rues en appelant le peuple à la liberté. Mais les gens du pays avaient tout juste, à ce qu’il semble, assez de courage pour louer et admirer l’audace de Cléomène ; quant à l’accompagner et à lui donner du renfort, nul ne s’y risquait. Cependant, comme Ptolémée, fils de Chryserme, sortait du palais, trois des amis de Cléomène tombèrent aussitôt sur lui et le tuèrent. Un autre Ptolémée, le gardien de la ville, poussant son char contre eux, ils firent front, dispersèrent ses esclaves et ses satellites, le renversèrent de son char et le tuèrent. Puis ils allèrent à la citadelle, comptant forcer les portes de la prison et enrôler la foule des détenus. Mais les geôliers les avaient devancés en se barricadant si bien qu’ayant encore échoué dans cette tentative Cléomène alla de côté et d’autre, errant dans la ville, sans que personne l’approchât ; tout le monde, au contraire, fuyait avec terreur. Ainsi donc, renonçant à ses projets, il dit à ses amis : « Il n’est pas étonnant, en vérité, que les femmes commandent dans un pays où les hommes fuient la liberté ! » Il les engagea tous à mourir d’une façon digne de lui et de leurs exploits. Hippitas fut, sur sa demande, frappé le premier par un des jeunes ; ensuite chacun des autres s’égorgea de bonne grâce et sans crainte, sauf Pantée, le premier qui fût entré à Mégalopolis. C’était le plus beau des jeunes gens et le mieux fait pour se conformer à la discipline spartiate. Le Roi, qui l’avait eu pour mignon, lui donna l’ordre de ne mourir que quand il l’aurait vu tomber, lui et les autres. Ils étaient déjà tous à terre quand Pantée survint, et il les tâtait tous avec son poignard pour voir si quelqu’un ne respirait pas encore sans qu’on le sût. Comme, après avoir aussi piqué Cléomène au talon, il vit une contraction sur son visage, il l’embrassa et s’assit près de lui ; puis, quand le Roi fut mort, il l’entoura de ses bras et se tua sur son corps.

LIX. Cléomène, après avoir régné seize ans sur Sparte et s’être montré tel que je l’ai dit, mourut donc ainsi. Le bruit de ces événements s’étant répandu dans toute la ville, Cratésiclée, bien qu’elle fût une noble femme, abandonna sa fierté devant la grandeur de la catastrophe ; et, prenant dans ses bras les petits enfants de Cléomène, elle se lamentait. L’aîné des enfants bondit alors ; et, sans que nul pût s’y attendre, il se jeta du haut du toit. Il tomba sur la tête et fut meurtri ; pourtant il ne mourut pas, et on le releva poussant les hauts cris parce qu’on l’empêchait de se tuer. Quand Ptolémée apprit ce qui s’était passé, il ordonna de mettre en croix le corps de Cléomène, enfermé dans un sac de cuir, et de faire mourir ses enfants, sa mère et les dames du service de cette Princesse. De ce nombre était la femme de Pantée, d’une mine très belle et très noble. Ils étaient, elle et son mari, encore nouveaux mariés et au plus fort de leurs amours, quand le malheur les frappa. Comme elle voulait tout de suite s’embarquer avec Pantée [63] , ses parents s’y étaient opposés et ils la gardaient de force, enfermée. Peu après elle se procura un cheval et une petite somme d’or ; elle put ainsi s’échapper la nuit, et, par une course acharnée, parvint au cap Ténare [64] , où elle prit passage sur un vaisseau qui allait en Égypte. Elle rejoignit donc son mari, dont elle partagea jusqu’au bout l’exil sans chagrin et même gaiement. C’est elle qui, en ce dernier jour, tenait par la main Cratésiclée, entraînée par les soldats ; elle ramassait les plis de sa robe et l’encourageait, encore que cette Princesse elle-même ne tremblât pas devant la mort, car elle ne demandait que la grâce de mourir avant les enfants. Mais quand on fut arrivé au lieu ordinaire des exécutions, les bourreaux égorgèrent d’abord les enfants sous ses yeux, puis elle-même, sans qu’une si grande catastrophe lui arrachât d’autre parole que celle-ci : « Pauvres petits, où étiez-vous venus ? » La femme de Pantée, qui était grande et forte, retroussa sa robe pour disposer à mesure les corps des mortes, ce qu’elle fit en silence et en toute tranquillité, et elle les recouvrit avec le linge qu’elle avait. A la fin, elle s’ajusta elle-même après toutes les autres et laissa tomber sa robe jusqu’à ses pieds. Elle ne permit à personne qu’à l’exécuteur désigné de l’approcher, ni de la voir, et mourut héroïquement. Personne n’eut à la couvrir ni à l’envelopper après le moment fatal, tant le souci de la bonne tenue persista chez elle jusqu’au bout ! Elle garda, morte, le voile de décence qui l’avait préservée de son vivant.

LX. Ainsi donc Lacédémone, dans ce drame où le sexe féminin, à l’heure suprême, rivalisa de courage avec le sexe mâle, montra que la vertu ne peut pas être outragée par la Fortune. Peu de jours après l’exécution, ceux qui gardaient le corps de Cléomène mis en croix virent un serpent d’une grandeur remarquable s’enrouler autour de sa tête et lui cacher le visage, de façon qu’aucun oiseau de proie ne pût s’en approcher. A la suite de cet incident une crainte superstitieuse envahit le Roi et fut, pour les femmes, le point de départ de nombreuses purifications, car on s’imaginait avoir fait périr un homme chéri des dieux et d’une nature exceptionnelle. Les Alexandrins se rendaient fréquemment sur le lieu du soi-disant prodige, saluant Cléomène des noms de héros et d’enfant des dieux. Les savants firent cesser ces démonstrations en expliquant que les boeufs, par leur putréfaction, produisent des abeilles ; les chevaux, des mouches, les ânes, des scarabées, et que les corps humains, quand les humeurs de la moelle s’épaississent et se figent, donnent des serpents. C’est en voyant ce phénomène que les anciens ont attribué au serpent un rapport plus intime avec les héros qu’à tout autre animal.



[1] Deux trimètres iambiques, tirés d’une tragédie perdue.

[2] Texte mal établi. Je prends l’interprétation la plus naturelle.

[3] Léonidas II, Roi de Sparte vers 256 et mort vers 236.

[4] Séleucos Ier, fondateur de la monarchie syrienne, était mort en 280. Séleucos II monta sur le trône en 246. S’agit-il de Séleucos Ier, ou de son successeur Antiochos, à qui l’on donnerait le nom du premier Roi de la dynastie, procédé qui n’est pas sans exemple ?

[5] En 404 av. J.-C.

[6] Le sol de Lacédémone était partagé en neuf mille lots, qui ne devaient jamais être aliénés.

[7] Les éphores (littéralement : surveillants) étaient au nombre de cinq, et élus pour un an. Leurs attributions étaient nombreuses et peut-être mal définies.

[8] Les périèques, anciens habitants du pays, sont libres, mais sans droits politiques.

[9] Pour les repas publics, qui redevenaient obligatoires.

[10] En Élide.

[11] « Celle qui parle à tous ». Étymologie douteuse. L’adjectif pasiphaès signifie : « visible par tous ».

[12] Le laurier.

[13] Environ 33 millions-or [1950].

[14] La dynastie des Agides était censée remonter à l’an 500. On est en 244.

[15] Terpandre de Lesbos (seconde moitié du viie siècle av. J.-C.), aurait ajouté une corde à la lyre. On le considérait comme le père de la musique grecque.

[16] Thalès de Milet (636-546 av. J.-C.), un des sept sages, mathématicien et astronome.

[17] Phérécyde de Syros (600 av. J.-C.— ?), passait pour avoir été le maître de Pythagore.

[18] Phrynis (480 av. J.-C. ?), né à Mitylène. Il fut ridiculisé par Aristophane.

[19] Timothée de Milet (446-357 av. J.-C.), innovateur audacieux en musique. On suppose qu’il porta le nombre des cordes de la lyre à onze.

[20] Les citoyens, qui se réunissaient une fois par mois, ne pouvaient voter une loi que sur la proposition du Sénat.

[21] Car les ennemis ne trouveraient rien à ravager.

[22] Chaque mois les convives des repas publics apportent leurs provisions et de quoi acheter les denrées périssables. Par analogie, l’impôt doit se payer par mois. Ajouter un mois à l’année, dont le nombre de jours ne varie naturellement pas, c’est augmenter les impôts d’un douzième.

[23] En 371 av. J.-C. Il s’agit de Cléombrote Ier.

[24] Roi de Sparte de 770 à 720 av. J.-C. qui aurait institué les éphores et mené à bonne fin la première guerre de Messénie.

[25] Héros messénien, qui se serait révolté contre Sparte en 685 av. J.-C. La chronologie ne permet pas d’admettre qu’il ait tué Théopompe. Peut-être faut-il lire Aristodème. Ce fut le héros de la première guerre messénienne. On place, il est vrai, sa mort en 723 av. J.-C. Mais cette date manque de rigueur scientifique.

[26] Fondateur du stoïcisme. On place sa vie de 345 à 265 av. J.-C.

[27] Tyrtée ( ?-668 av. J.-C.), poète athénien, qui aurait enflammé le courage des Lacédémoniens dans la seconde guerre de Messénie.

[28] Vers 236.

[29] Une des villes dont la réunion formait la cité de Mégalopolis, centre de l’Achaïe.

[30] Fragment d’un vers anapestique, dû à un poète inconnu.

[31] Iliade, III, 172 (Hélène parle à Priam)

[32] Iliade, IV, 431.

[33] On appelle périèques les habitants de la région qui avoisine Lacédémone.

[34] Sarisse, longue pique macédonienne.

[35] Des artistes dramatiques.

[36] 36.000 francs-or [1950].

[37] Cf. Vie de Lycurgue, XII.

[38] D’ordinaire, on désigne un roi du festin, qui indique, pour chacun, le nombre de coupes à vider.

[39] Le texte est controversé. On lit d’ordinaire : il envoya d’autres ambassadeurs. J’ai adopté une correction de Blass, qui me paraît plus logique.

[40] Il envoie la déclaration de guerre en un lieu d’où les chefs achéens sont absents, afin de s’autoriser de cette formalité pour commencer la campagne avant qu’ils ne soient prévenus. C’est un acte parfaitement déloyal, que Plutarque rapporte sans le moindre étonnement.

[41] On attend Cléomène comme un réformateur social, alors que bien des motifs l’empêcheraient d’agir à l’étranger comme à Sparte.

[42] Le long de la côte ouest de la Mégaride.

[43] Près de Corinthe, entre le fort de Soligie et Cenchrées, le principal port de Corinthe, sur le golfe Saronique.

[44] Sur le golfe Saronique. Cette ville, célèbre par son temple d’Asclépios, appartenait géographiquement à l’Argolide, mais ne dépendait point d’Argos politiquement.

[45] La nuit est divisée en quatre veilles, dont la durée varie suivant la saison.

[46] Une mine vaut cent drachmes, donc 90 francs-or [1950].

[47] Un talent vaut 5.560 francs-or [1950].

[48] Troupe d’élite, aussi vaillante qu’indisciplinée

[49] II, 64, 2.

[50] Au nord-est du Péloponnèse. Le territoire de Phlionte était borné par la Sicyonie, l’Arcadie et l’Argolide.

[51] En Arcadie.

[52] Archidamos II, Roi de Sparte de 469 à 427 av. J.-C.

[53] II, 65, 1-7.

[54] Historien qui vécut au ive siècle av. J.-C.

[55] La cryptie, ou chasse aux Ilotes, était un exercice barbare qui passait pour aguerrir les jeunes Spartiates.

[56] Près d’un kilomètre.

[57] Les Rois de Sparte se prétendent Héraclides.

[58] 133.440 francs-or [1950].

[59] En 220 av. J.-C.

[60] Iliade, I, 491-492.

[61] Le texte est ici très mal établi.

[62] Exactement : de sambuque. La sambuque, instrument de musique fort employé en Égypte, est analogue à notre harpe.

[63] Au moment du départ de Cléomène pour l’Égypte.

[64] Aujourd’hui cap Matapan, à l’extrémité sud du Péloponnèse.