PLUTARQUE

VIE D’ARATOS (271-213 av. J.-C.)

Traduction Bernard Latzarus, 1950

I. Dédicace à Polycrate, descendant d’Aratos. — II. Révolutions de Sicyone. Aratos enfant échappe à la mort. — III. Éducation d’Aratos en Argos. Révolutions à Sicyone. — IV. Aratos décide de renverser le tyran Nicoclès. — V. Il se résout à prendre Sicyone par ruse. — VI. Ses préparatifs. Il dépiste les espions de Nicoclès. — VII. Escalade du rempart de Sicyone. — VIII. Aratos s’empare de Sicyone. — IX. Fuite de Nicoclès. Rappel des exilés. Adhésion de Sicyone à la ligne achéenne. — X. Forces et faiblesses d’Aratos. — XI. Son obéissance et sa générosité. — XII. Départ d’Aratos pour l’Égypte. — XIII. Échange de cadeaux entre Aratos et Ptolémée. — XIV. Sages dispositions financières d’Aratos. Honneurs qui lui sont rendus. — XV. Antigone dispute à Ptolémée l’amitié d’Aratos. — XVI. Aratos décide de s’emparer de l’Acrocorinthe. Importance de cette position. — XVII. Ruse par laquelle Antigone s’en était rendu maître. — XVIII. Le banquier d’Aratos trouve un traître dans la garnison. — XIX. Comment Aratos finance l’entreprise. Admiration due à son désintéressement. — XX. Une erreur de personne compromet le succès. Aratos y remédie. — XXI. Il entre dans Corinthe. L’alerte est donnée. — XXII. Prise de la citadelle. — XXIII. Conduite d’Aratos envers les Corinthiens et les généraux d’Antigone. Mot de Persée à son sujet. — XXIV. Nouveaux succès d’Aratos. Son prestige. Sa politique. — XXV. Vaines tentatives d’Aratos pour délivrer Argos des tyrans Aristomaque et Aristippe. Rancune d’Aristippe contre lui. — XXVI. Digression sur la vie inquiète d’Aristippe. Parallèle entre Aratos et les tyrans. — XXVII. Vaines tentatives d’Aratos sur Argos. — XXVIII. Demi-victoire des troupes d’Aratos sur celles d’Aristippe. Il ne sait pas en tirer parti.— XXIX. Défaite d’Aristippe devant Cléones. Calomnies contre Aratos. — XXX. Lysiade, tyran de Mégalopolis, renonce au pouvoir et adhère à la ligue achéenne. Il est élu trois fois stratège. Sa rivalité avec Aratos. Sa disgrâce. — XXXI. Guerre contre les Étoliens. Aratos les chasse de Pellène. — XXXII. Curieux épisode qui précipite la déroute des ennemis. Diverses interprétations qu’on en donne. — XXXIII. Vaines tentatives d’Aratos sur le Pirée. — XXXIV. Après la mort d’Antigone, Aratos est défait par les troupes de Démétrios. Sa conduite envers les Athéniens. — XXXV. Aratos négocie l’adhésion d’Aristomaque le Jeune à la ligue achéenne. Ses démêlés avec Lysiade. Il est réélu stratège contre lui. — XXXVI. Battu par Cléomène, il s’empare de Mantinée. Il va au secours de Mégalopolis, menacée par ce Prince, mais refuse de se mesurer avec lui. — XXXVII. II abandonne Lysiade, qui meurt glorieusement. Mécontentement des Achéens, qui lui coupent les vivres. — XXXVIII. Il refuse d’être réélu stratège. Raisons apparentes et réelles de cette attitude. Il prend parti pour Antigone Doson contre Cléomène. — XXXIX. Conflit avec Cléomène. Succès du Roi de Sparte. — XL. Aratos s’enfuit de Corinthe. — XLI. Il repousse les offres de Cléomène, qui envahit le pays de Sicyone. — XLII. Les Achéens décident d’appeler Antigone. — XLIII. Aratos gagne la confiance d’Antigone. Présage vérifié. — XLIV. Cléomène abandonne Corinthe et Argos. Mort d’Aristomaque ; blâmes qu’elle attire à Aratos. — XLV. Autres excès d’Antigone et des Achéens. Sort de Mantinée. — XLVI. Défaite de Cléomène. Retour d’Antigone en Macédoine. Mission de son héritier Philippe dans le Péloponnèse. — XLVII. Après la mort d’Antigone, les Étoliens envahissent le Péloponnèse. Échec d’Aratos à Caphyes. Appel à Philippe. — XLVIII. Philippe, d’abord trompé par de faux rapports, revient à Aratos. Confiance entière qu’il lui témoigne. Envie des courtisans. — XLIX. Philippe révèle sa véritable nature. Affaire de Messène. — L. Entrevue de Philippe avec Aratos à Messène. Aratos détourne le Roi de prendre la citadelle du mont Ithome. — LI. Rupture définitive d’Aratos avec Philippe. — LII. Philippe fait empoisonner Aratos. — LIII. Mort et obsèques d’Aratos. — LIV. Sort du jeune Aratos et de Philippe.

I. Il y a un vieux proverbe, Polycrate, dont le philosophe Chrysippe [1] a craint le caractère malsonnant ; car, au lieu de lui conserver son texte authentique, il l’a transformé de cette façon, qu’il jugeait meilleure.

Qui louera un père, sinon des fils heureux ?

Mais Dionysodore de Trézène le réfute en rétablissant le véritable texte, qui est le suivant :

Qui louera un père, sinon des fils malheureux ?

Et il affirme que les gens qui, par eux-mêmes, n’ont aucun mérite, mais se revêtent des vertus de certains ancêtres, dont ils rehaussent sans mesure les titres de gloire, ce proverbe leur ferme la bouche. Mais, à coup sûr, pour celui chez qui naturellement « la noblesse éclate du fait des pères » [2] , selon le mot de Pindare, comme toi, qui t’efforces d’assimiler ta vie à ce qu’il y a de plus beau dans les exemples de ta famille, ce serait un bonheur de se souvenir des héros de sa race, en entendant et en disant toujours quelque chose à leur sujet. Car ce n’est pas faute de qualités personnelles que tes pareils suspendent leur renom à des louanges étrangères ; mais, enchaînant leurs mérites propres à ceux des aïeux, ils louent en ceux-ci les guides de leur race et de leur vie. C’est pourquoi, moi aussi, je t’envoie, après l’avoir écrite, la Vie d’Aratos, ton concitoyen et ton ancêtre, que tu ne déshonores ni par ta réputation personnelle, ni par ton influence. Ce n’est pas que tu ne te sois exercé dès le début à connaître dans le plus grand détail les actions de ce grand homme ; mais je veux que tes enfants, Polycrate et Pythoclès, se nourrissent d’exemples pris dans leur famille, soit en écoutant, soit en lisant ce qu’ils doivent imiter ; car c’est le propre d’un amoureux de soi-même, et non d’un ami du bien, de se croire toujours le plus parfait.

II. La ville de Sicyone, dès que, sortant du régime purement aristocratique des Doriens comme d’une harmonie bouleversée, elle fut tombée dans les luttes de partis et les rivalités de démagogues, ne cessa pas d’être malade et troublée et d’aller de tyran en tyran jusqu’au moment où, après le meurtre de Cléon, elle choisit pour chefs Timoclide et Clinias, personnages des plus illustres et des plus influents parmi les citoyens. Mais comme déjà le régime paraissait prendre consistance, Timoclide mourut, et Abantide, fils de Paséas, qui travaillait à s’assurer la tyrannie, tua Clinias. Parmi les parents et les amis du défunt il chassa les uns et fit mourir les autres. Il cherchait même, pour le tuer, son fils Aratos, orphelin à sept ans. Mais, dans le désarroi de la maison, l’enfant s’était enfui avec tout le monde. Il errait dans la ville accablé de terreur et sans secours, quand il passa par hasard devant la maison d’une femme, qui était la soeur d’Abantide et la femme de Prophante, frère de Clinias. Il y entra sans trop savoir où il allait. Cette personne, du nom de Soso, avait un noble caractère ; et, pensant que c’était un dieu qui lui adressait ce petit enfant, elle le cacha d’abord chez elle, et, dans la nuit, le fit partir pour Argos.

III. Ainsi donc Aratos fut dérobé au péril. Mais, dès qu’il y eut échappé, naquit chez lui une haine violente et enflammée des tyrans. Cette passion ne fit que croître ; et, recevant chez ses hôtes d’Argos, amis de son père, une éducation libérale et voyant son corps croître en vigueur et en stature, il s’adonna aux exercices de la palestre. Il concourut même pour le pentathle [les cinq exercices de l’athlète complet] et obtint des couronnes. On voit peut-être aussi dans ses portraits une certaine apparence athlétique ; et l’intelligence et le caractère royal de sa physionomie laissent transparaître le grand mangeur et le grand buveur. Ce tempérament sportif l’empêcha sans doute de s’appliquer à l’éloquence avec tout le zèle convenable chez un homme d’État ; encore sa parole était-elle plus soignée qu’il ne le paraît à quelques-uns. Ceux-là jugent de son style d’après les Mémoires qu’il écrivit à ses moments perdus et au pied levé, en se servant des premiers mots venus et sans interrompre des occupations pressantes. C’est ainsi qu’il a pu nous les laisser. Plus tard Dinias et Aristote le dialecticien tuèrent Abantide. Il était accoutumé, quand ils se livraient à des entretiens philosophiques sur l’agora, à y assister chaque fois et à se mêler à leurs discussions. Ils l’engagèrent dans une conversation de ce genre, dont ils profitèrent pour se défaire de lui. Paséas, père d’Abantide, lui ayant succédé, Nicoclès l’assassina et se proclama tyran. On dit qu’il ressemblait beaucoup de figure à Périandre, fils de Cypsèle [3] , de même qu’Oronte le Perse à Alcméon, fils d’Amphiaraos, et qu’à Hector le jeune Lacédémonien qui, au rapport de Myrsile, fut foulé aux pieds par la foule des gens qui accoururent le voir, ce détail une fois connu.

IV. Nicoclès exerçait la tyrannie depuis quatre mois, pendant lesquels il avait fait bien du mal au pays. Les manoeuvres des Étoliens mettaient son pouvoir fort en péril. A ce moment Aratos adolescent jouissait déjà d’une considération peu commune, à cause de sa noblesse et du courage qu’il montrait. Il ignorait la petitesse et l’inaction ; son sérieux était mêlé, malgré son âge, d’une prudence assez sûre. Aussi les exilés tournaient-ils leurs regards vers lui. Nicoclès ne se désintéressait pas de son activité ; il observait sans trop se montrer et épiait ses mouvements, sans craindre, à vrai dire, un acte d’audace aussi grand et une entreprise aussi risquée que ceux dont le jeune homme concevait le projet, mais le soupçonnant de pourparlers avec les Rois, amis et hôtes de son père. Et en effet Aratos avait réellement tenté de prendre cette route ; mais comme Antigone [4] , en dépit de ses promesses, se montrait négligent et laissait passer le temps, que, d’autre part, les espérances fondées sur l’Égypte et le secours de Ptolémée [5] étaient fort éloignées, il décida de renverser le tyran par lui-même.

V. Les premiers auxquels il communiqua ses desseins furent Aristomaque et Ecdélos. L’un d’eux était un exilé de Sicyone ; l’autre, Ecdélos, un Arcadien de Mégalopolis, philosophe et homme d’action, qui avait été dans la Ville [Athènes] le familier d’Arcésilas l’Académicien. Tous deux ayant accueilli ses ouvertures avec empressement, il prit langue avec les autres bannis. Un petit nombre seulement, qui auraient rougi d’abandonner leurs espérances, s’associèrent au complot ; la plupart s’abstinrent et tentèrent même d’empêcher Aratos d’agir, pensant que l’inexpérience inspirait seule sa hardiesse. Comme il songeait à s’emparer par surprise, dans la région de Sicyone, d’une base d’opérations pour sa lutte décisive contre le tyran, vint en Argos un homme de Sicyone, évadé de prison. C’était le frère d’un des exilés, Xénoclès ; et, présenté à Aratos par celui-ci, il dit que le mur, à l’endroit qu’il avait gravi pour se sauver, se trouvait à l’intérieur presque de plain-pied avec la ville, attenant à des rochers élevés ; au dehors, l’ascension n’était pas absolument impossible, avec des échelles. Ces renseignements décidèrent Aratos à envoyer avec Xénoclès deux de ses serviteurs à lui, Seuthas et Technon, reconnaître le mur. Il était résolu, s’il le pouvait, à risquer secrètement le tout pour le tout en une seule fois et avec promptitude plutôt qu’à s’engager, simple particulier, dans une longue guerre qui exigerait des combats à ciel ouvert contre le tyran. Xénoclès et ses acolytes, après avoir pris la mesure du mur, revinrent lui annoncer que l’escalade n’était ni impossible ni même pénible, mais ils insistaient sur la difficulté d’approcher sans se laisser découvrir, à cause des jeunes chiens d’un jardinier, qui étaient petits, mais extraordinairement combatifs et impossibles à faire taire. Aratos passa aussitôt à l’action.

VI. Le trafic des armes était alors courant, tout le monde, pour ainsi dire, pratiquant le brigandage et les attaques à main armée ; quant aux échelles, le charpentier Euphranor les fabriqua ostensiblement, son métier lui permettant de le faire sans éveiller les soupçons. C’était aussi l’un des bannis. Chacun des amis d’Aratos en Argos lui fournit au moins six hommes ; quelques-uns, dix. Lui-même arma trente de ses propres esclaves. Il prit aussi à sa solde un petit nombre d’hommes de guerre par l’entremise de Xénophile, le premier des chefs de brigands, en répandant parmi eux le bruit que l’expédition avait pour but d’enlever les cavales du Roi de Sicyone. Il envoya d’avance la plupart de ses soldats, en ordre dispersé, à la tour de Polygnote, avec ordre de l’y attendre. Il envoya aussi Caphisias avec quatre autres, sans armes apparentes. Ils devaient entrer de nuit chez le jardinier en se donnant pour des voyageurs, s’y installer et l’enfermer ensuite avec ses chiens ; car il n’y avait pas moyen de passer par un autre endroit. Quant aux échelles, qui étaient démontées, on les avait mises dans des corbeilles ; et, ainsi dissimulées, on les expédia d’avance par des chariots. Mais, sur ces entrefaites, des espions de Nicoclès avaient paru en Argos et l’on affirmait qu’ils se promenaient déguisés pour observer Aratos. Il sortit donc au point du jour et se montra sur l’agora, causant avec ses amis. Puis il alla se faire oindre au gymnase ; il ramassa sur le terrain de jeux quelques-uns des jeunes gens habitués à boire et à paresser en sa compagnie. Il les emmena chez lui, et, au bout d’un moment, on voyait ses serviteurs sur l’agora, l’un portant des couronnes, l’autre achetant des flambeaux, un troisième causant avec les petites femmes qui font métier d’aller jouer de la lyre ou de la flûte dans les parties fines. Les espions, voyant toute cette mise en scène, y furent pris, et ils se disaient les uns aux autres, en riant : « Il n’y a décidément rien de plus lâche qu’un tyran, puisque Nicoclès, maître d’une si grande ville et à la tête d’une armée si nombreuse, tremble devant un gamin qui gaspille en débauches et en boissons, bien avant la fin du jour, le pain de l’exil ! »

VII. Sur ce faux raisonnement, ils partirent. Pour ce qui est d’Aratos, il sortit de la ville aussitôt après déjeuner et alla rejoindre ses soldats à la tour de Polygnote, d’où il les conduisit à Némée. C’est là qu’il dévoila son projet pour la première fois à la plupart d’entre eux, et il leur adressa des promesses et des encouragements. Après leur avoir donné pour mot d’ordre Apollon très secourable, il prit à leur tête la direction de Sicyone, pressant la marche à mesure que la lune baissait, puis la ralentissant pour profiter d’un reste de clarté et n’arriver au jardin, près du rempart, qu’après le coucher de la lune. Là Caphisias vint à la rencontre d’Aratos. Il n’avait pu se rendre maître des petits chiens, qui s’étaient enfuis trop vite, mais il avait enfermé le jardinier. La plupart des soldats, découragés, opinaient pour la retraite. Aratos les rassura en promettant de les ramener en arrière si les chiens devenaient par trop gênants. En même temps, il fit marcher en avant les porteurs d’échelles, que dirigeaient Ecdélos et Mnasithée. Lui-même suivait sans se presser, les petits chiens aboyant déjà avec vigueur et courant sus aux hommes d’Ecdélos. Ceux-ci pourtant arrivèrent au mur et y appuyèrent leurs échelles en toute tranquillité. Mais comme les premiers montaient, l’officier qui allait passer à un autre la garde du matin faisait sa ronde avec une clochette, escorté d’une troupe tumultueuse, qui portait beaucoup de lumières. Les gens d’Ecdélos, sans bouger de place, se tapirent sur leurs échelles, et, de la sorte, se dérobèrent facilement à la ronde. Mais la garde montante arriva en sens opposé, ce qui les mit dans le dernier péril. Ils parvinrent, cette fois encore, à passer inaperçus, et aussitôt Mnasithée et Ecdélos arrivèrent les premiers au sommet. Ils coupèrent les routes de chaque côté du mur et envoyèrent Technon inviter Aratos à se presser.

VIII. Il n’y avait pas une grande distance du jardin au mur et à la tour, où un grand chien de chasse faisait le guet. Lui-même ne s’aperçut pas de l’arrivée d’Aratos, soit qu’il fût naturellement inerte, soit qu’à la fin du jour il fût accablé de fatigue. Mais comme les petits chiens du jardinier l’appelaient, il répondit d’abord en émettant des sons rudes et indistincts ; ensuite il accentua ses aboiements quand les hommes d’Aratos arrivaient. Alors ses aboiements répétés emplirent la place, de sorte que le garde placé vis-à-vis demanda à haute voix au chasseur, maître du chien, contre qui l’animal aboyait si violemment, et s’il ne se passait rien d’extraordinaire. Lui, de la tour, répondit qu’il n’y avait rien à craindre, et que son chien était excité par la vue des lumières de la ronde et le bruit des clochettes. C’est cette réponse qui encouragea le plus les soldats d’Aratos. Ils crurent que le chasseur couvrait leur marche, qu’il était donc du complot, et en conclurent qu’il y avait dans la ville beaucoup d’autres complices. Cependant, quand ils se furent approchés de la muraille, le péril était sérieux et prenait de l’ampleur, car les échelles pliaient, si l’on ne montait pas un à un et lentement ; or le temps pressait ; car les coqs chantaient déjà, et les gens qui avaient coutume d’apporter de la campagne leurs denrées au marché allaient arriver. Aussi Aratos s’empressa-t-il de monter. Déjà quarante des siens l’avaient précédé. Il attendit encore quelques-uns de ceux qui étaient en bas, et se dirigea vers la maison du tyran et le siège du gouvernement ; car c’est là que les mercenaires passaient la nuit. Il tomba soudain sur eux et les arrêta tous sans en tuer aucun ; puis il envoya aussitôt convoquer tous ses amis. Ils accoururent de tous côtés. Le jour brillait déjà, et le théâtre était plein de monde ; car tous les citoyens étaient en suspens, attendant la confirmation d’une vague rumeur et ne sachant rien de précis sur les événements. L’incertitude cessa quand le héraut s’avança et déclara qu’Aratos, fils de Clinias, appelait les citoyens à la liberté.

IX. Alors, persuadés que l’événement attendu depuis longtemps était arrivé, ils s’élancèrent en masse vers la demeure du tyran, en apportant du feu. Une grande flamme s’éleva bientôt, et on put la voir jusqu’à Corinthe. La maison brûlait, et les Corinthiens stupéfaits furent sur le point d’aller secourir leurs voisins. Nicoclès parvint à s’échapper par un souterrain et à s’enfuir de la ville ; et les soldats, après avoir éteint l’incendie avec les gens de Sicyone, pillèrent la maison. Aratos n’empêcha pas ce pillage et mit ce qui restait des richesses du tyran à la disposition des citoyens. Il n’y eut absolument pas de mort, ni de blessé parmi les assaillants, ni parmi les ennemis, et la Fortune garda cette action pure, sans la souiller du sang des citoyens. Aratos rappela les bannis dont l’exil avait été prononcé par Nicoclès. Il y en avait quatre-vingts. Il fit de même pour ceux qui avaient dû s’expatrier sous les tyrans précédents et qui n’étaient pas moins de cinq cents ceux-là, leur bannissement s’était prolongé, atteignant jusqu’à cinquante ans. La plupart des rapatriés étaient pauvres ; aussi se remirent-ils en possession des biens dont ils étaient maîtres autrefois. Cette reprise de leurs terres et de leurs maisons jetait Aratos dans un terrible embarras, lui qui voyait la ville menacée par Antigone et objet des convoitises de ce Prince à cause de sa liberté nouvelle, et, de plus, se plongeant elle-même dans le trouble et la discorde. Il adopta donc le meilleur parti possible dans les conjonctures présentes et s’empressa de rattacher Sicyone à la ligue achéenne [6] . Étant Doriens, les citoyens de Sicyone adoptèrent volontiers le nom et la Constitution des Achéens, qui n’avaient pourtant alors ni un prestige éclatant, ni une grande puissance : la plupart n’occupaient que de petites villes, centres de territoires sans étendue ni fertilité ; ils habitaient sur les côtes d’une mer sans ports, qui, donnant un assaut perpétuel aux rochers, pénétrait dans les terres. Mais leur exemple montra d’une façon décisive que la force grecque était invincible, dès lors qu’elle disposait d’une organisation, d’une volonté unanime et d’un chef intelligent. A peine représentaient-ils une mince fraction de la puissance des Grecs d’autrefois ; et, à eux tous, ils n’arrivaient pas à la hauteur d’une ville de °quelque importance ; et cependant, par la sagesse de leurs délibérations et leur bonne entente, et parce qu’au lieu d’envier le meilleur d’entre eux ils savaient lui obéir et le suivre, non seulement ils se maintinrent libres au milieu de cités, de puissances et d’Empires si grands, mais encore ils affranchirent la plupart des autres Grecs, dont ils sauvegardèrent la liberté jusqu’au bout.

X. Or Aratos était, par caractère, un homme d’État, magnanime, plus préoccupé de l’intérêt commun que du sien propre, âprement hostile à la tyrannie, n’ayant pas d’autre règle pour fixer ses haines et ses amitiés que le bien public. Aussi paraît-il n’avoir pas été tellement ami scrupuleux qu’ennemi condescendant et doux, la politique le faisant évoluer, suivant les circonstances, dans l’un ou l’autre sens. Il se passionnait pour l’entente des peuples et la fédération des États ; aussi, dans les assemblées politiques et les démonstrations de masses, n’y avait-il qu’une voix pour déclarer que son seul amour était celui du bien. Toutefois, pour pratiquer la lutte et le combat à ciel ouvert, il manquait de hardiesse et ne croyait guère au succès ; mais fallait-il obtenir des résultats à la dérobée et mettre dans ses intérêts républiques et souverains, il y arrivait très facilement. Aussi, après avoir remporté beaucoup de succès inespérés dans ses moments d’audace, en manqua-t-il, je crois, tout autant, possibles cependant, par excès de circonspection. Car non seulement, semble-t-il, chez certains animaux, la vue, active dans l’obscurité, se bouche pendant le jour par suite de la sécheresse des yeux qui, faute d’humidité, ne supportent pas le contact de la lumière, mais encore, chez l’homme, il peut y avoir une certaine espèce de talent et d’intelligence qui s’éclipse en plein air et dans les manifestations publiques pour reprendre sa vigueur dans l’action secrète et clandestine. Ce genre d’irrégularité provient du manque de raisonnement philosophique en certaines natures, d’ailleurs bien douées, qui produisent la vertu comme un fruit spontané et sans culture, c’est-à-dire hors de toute instruction. Je m’arrête ici : mon assertion sera vérifiée par les faits.

XI. Aratos, quand il se fut rallié avec sa ville aux Achéens, combattait dans les rangs de la cavalerie. Il se fit aimer des chefs à cause de sa soumission : bien qu’il eût contribué largement au bien commun par le don de son prestige personnel et de la puissance de son pays, il se mettait, comme le dernier des soldats, à la disposition du stratège qui occupait ce poste par roulement, quelle que fût la patrie de cet officier, Dymé, Tritée, ou une ville plus petite encore. Il lui était venu en don du Roi [d’Égypte] vingt-cinq talents. Aratos les prit et les donna ensuite à ses concitoyens pauvres, pour subvenir à leurs besoins et particulièrement au rachat des prisonniers.

XII. Comme les exilés, rentrés dans la cité, étaient intraitables et suscitaient des difficultés aux détenteurs de leurs biens, au risque d’une guerre civile, Aratos ne voyait d’espoir que dans l’humanité de Ptolémée [7] . Il partit donc pour aller demander à ce Roi de lui accorder l’argent nécessaire pour les indemnités. Il s’embarqua au port de Mothone, au-dessus de Malée, pensant aller, d’une seule traite, à sa destination. Mais il s’éleva un grand vent ; la mer grossit et vint battre le vaisseau, ce qui força le pilote à se détourner de sa route. On atteignit avec peine Adria, ville ennemie au pouvoir d’Antigone, qui y tenait garnison. Aratos se hâta de débarquer ; puis, abandonnant son vaisseau, il se retira loin de la mer, n’ayant avec lui qu’un seul de ses amis, Timanthe. Ils se jetèrent dans un lieu très boisé, où ils passèrent une nuit pénible. Peu après, le commandant de la place survint ; mais, en cherchant Aratos, il se laissa duper par les serviteurs du grand homme, dont la consigne était de dire qu’à peine échappé il avait fait voile pour l’Eubée. Cependant le commandant déclara de bonne prise les bagages, le bâtiment et les esclaves, et saisit le tout. Peu de jours après, Aratos, dans l’embarras où il se trouvait, eut une chance un vaisseau romain prit terre à l’endroit où il passait son temps tantôt à rester aux aguets, tantôt à se cacher. Le vaisseau voguait vers la Syrie, et il s’y embarqua, après avoir décidé le pilote à le transporter en Carie. Il courut dans cette nouvelle traversée des dangers égaux à ceux de la première. De Carie, il mit longtemps pour arriver en Égypte. Il trouva le Roi bien disposé en sa faveur ; car il avait fait sa cour à ce Prince en lui envoyant des peintures et des tableaux de Grèce. Parmi ces oeuvres d’art, le goût éclairé d’Aratos faisait toujours figurer celles de quelque élève des grands artistes, surtout Pamphile et Mélanthe, dont il rassemblait et acquérait à cet effet les productions.

XIII. Le renom de l’École de Sicyone était encore dans toute sa fleur, et l’on appréciait surtout son excellente peinture, dont la beauté passait pour seule incapable de se flétrir ; il arriva même que le célèbre Apelle, admiré déjà, vint suivre les leçons des grands hommes que je viens de citer. Il leur donna un talent, plutôt pour associer son nom aux leurs que pour s’initier à leur art. Aussi quand Aratos détruisit les effigies des tyrans, après la libération de Sicyone, hésita-t-il longtemps pour celle d’Aristrate, dont l’apogée remontait au temps de Philippe. Car c’était l’oeuvre commune de l’atelier de Mélanthe que ce portrait d’Aristrate, debout sur un char de victoire, et Apelle y avait collaboré, au rapport de Polémon le Périégète [le Guide]. L’oeuvre avait du mérite ; aussi Aratos se laissait-il d’abord fléchir par cet art achevé pour céder ensuite à sa haine contre les tyrans et en ordonner la destruction. Le peintre Néalcès, qui était son ami, cherchait à l’attendrir, les larmes aux yeux ; mais, n’arrivant pas à le convaincre, il finit par dire qu’il fallait faire la guerre aux tyrans et non à leurs portraits : « Laissons donc, conclut-il, le char et la Victoire ; et moi, je te ferai disparaître Aristrate du tableau. » Aratos lui ayant confié cette besogne, Néalcès effaça Aristrate, et peignit à sa place une simple palme : il n’osa rien ajouter d’autre ; mais, bien que le tyran fût effacé, ses pieds, dit-on, restèrent cachés sous le char. Les envois d’Aratos le faisaient aimer du Roi ; et, en le connaissant mieux, ce Prince le chérit davantage encore et lui donna pour la ville de Sicyone cent cinquante talents. Aratos partit aussitôt pour le Péloponnèse, emportant quarante talents avec lui ; quant au reste, le Roi l’envoya par versements échelonnés.

XIV. C’était un grand acte que de fournir à ses concitoyens une somme si importante, quand, pour beaucoup moins, d’autres stratèges et démagogues, stipendiés par les Rois, perdaient leur patrie, asservie et sacrifiée. Plus noble encore fut l’emploi de cet argent, qui opéra la réconciliation des classes, l’entente des riches avec les pauvres, garantit le salut et la sécurité du peuple entier. Admirable fut aussi la modération d’Aratos dans une puissance si grande. Nommé arbitre souverain et dispensateur absolu des indemnités revenant aux exilés, il ne voulut pas remplir cette charge seul et s’adjoignit quinze citoyens, avec le concours desquels, au prix de bien des fatigues et de sérieuses négociations, il vint à bout d’établir entre les citoyens l’amitié et la paix. En récompense de quoi non seulement l’ensemble de l’État lui rendit officiellement les honneurs convenables, mais encore les exilés, en leur nom particulier, lui élevèrent une statue de bronze, où ils avaient inscrit ces vers élégiaques :

Les résolutions, les combats et le soutien donné à la Grèce

font connaître ce héros jusqu’aux colonnes d’Hercule ; mais nous, Aratos, qui te devons notre retour,

avons exigé ton image pour glorifier ta vertu et ta justice :

sauveur, tu prends place auprès des dieux sauveurs, parce qu’à la patrie

tu as ménagé une législation surnaturelle et divine.

XV. Ces grands services avaient désarmé l’envie des concitoyens d’Aratos ; mais le Roi Antigone, dont il contrariait les projets, lui prodiguait ses attentions, d’ailleurs assez mal accueillies, soit pour se l’attacher complètement, soit pour le discréditer aux yeux de Ptolémée. Par exemple, un jour qu’il sacrifiait aux dieux à Corinthe, il lui envoya des portions de la victime à Sicyone. Et pendant le dîner, auquel prenaient part beaucoup de convives, il dit publiquement : « Je croyais que ce petit jeune homme de Sicyone avait simplement une nature franche et de l’amour pour son pays ; mais il peut être aussi un juge qualifié de la conduite et de la politique des Rois. Car auparavant il nous regardait de haut, portant ses espérances au dehors, et il admirait la richesse égyptienne en entendant parler d’éléphants, de flottes et de cour. Mais maintenant que, dans la coulisse, il a vu le caractère théâtral de tout ce décor lointain, il s’est rallié entièrement à nous. Ainsi, moi-même j’accueille ce jeune garçon, décidé à l’employer en toute occasion, et je vous demande de le croire votre ami. » Les envieux et les malveillants prirent texte de ces propos pour rivaliser, dans leurs lettres à Ptolémée, d’imputations désobligeantes contre Aratos, au point que le Roi d’Egypte lui envoya faire des reproches. Tant il entrait de malveillance et d’envie dans l’ardente affection des Rois et des tyrans pour Aratos, qu’ils se disputaient comme un enjeu convoité !

XVI. Cependant Aratos, élu stratège pour la première fois par les Achéens, ravagea la Locride, qui est en face de l’Achaïe, et le pays de Calydon. Il alla ensuite au secours des Béotiens avec dix mille soldats ; mais il arriva après la bataille où ses amis furent vaincus par les Etoliens à Chéronée, et qui coûta la vie au béotarque [chef des Béotiens] Abéocrite et à mille de ses hommes. Un an plus tard, exerçant de nouveau les fonctions de stratège, il s’engagea dans l’affaire de l’Acrocorinthe [citadelle de Corinthe]. Ce n’était pas le seul intérêt de Sicyone ou de l’Achaïe qui l’inspirait alors : il voulait chasser une force qui tyrannisait toute la Grèce, la garnison macédonienne. Si Charès l’Athénien, après avoir livré un combat heureux aux généraux du Roi de Perse, put écrire au peuple d’Athènes qu’il avait remporté une victoire soeur de celle de Marathon, on ne se tromperait pas en appelant cette entreprise d’Aratos soeur du massacre des tyrans par Pélopidas de Thèbes [8] , et Thrasybule d’Athènes [9] . La seule différence est qu’Aratos ne s’attaquait pas à des Grecs, mais à une domination importée et étrangère. Car l’Isthme de Corinthe, qui bouche les mers, réunit et enchaîne l’un à l’autre notre continent et le Péloponnèse. Aussi suffit-il de donner une garnison à l’Acrocorinthe, qui s’élève sur une haute montagne au centre de la Grèce, pour contrôler et empêcher, au besoin, toute activité à l’intérieur de l’Isthme, communications, traversées, expéditions, trafic terrestre et maritime. Il n’y a plus qu’un seul souverain : l’occupant militaire de cette position. Aussi Philippe le Jeune [10] , loin de plaisanter, disait-il vrai, je crois, quand il appelait la ville de Corinthe les menottes de la Grèce.

XVII. Tous les Rois et tous les Princes se disputaient donc toujours cette position ; mais l’intérêt qu’y prit Antigone atteignait à l’intensité des passions les plus folles. Un seul souci le tenait en suspens : comment l’enlever par ruse à ses détenteurs, puisqu’évidemment un coup de main ne réussirait pas ? Alexandre, maître de l’Acrocorinthe, était mort, empoisonné, dit-on, par lui, et sa femme Nicée, préposée aux affaires à sa place, gardait la citadelle. Antigone lui envoya sur-le-champ son fils Démétrios [11] . Il fit miroiter à ses yeux de douces espérances : mariage princier, vie commune avec un jeune homme, ce qui ne manquerait pas d’agrément pour une femme déjà sur l’âge. Il finit par la conquérir : son fils n’avait été qu’un appât, choisi entre d’autres à cette fin ! Mais ce ne fut pas pour Nicée une raison d’abandonner la position ; elle continuait de la garder solidement. Antigone feignit de s’en désintéresser et célébra par un sacrifice les noces de Démétrios et de Nicée à Corinthe. Il donnait des spectacles et des parties de boisson chaque jour, comme s’il n’eût guère songé qu’à prendre du plaisir et à se distraire, en bon vivant et en hôte complaisant. Mais, le moment venu, comme Amébée devait chanter au théâtre, lui-même se chargea de conduire Nicée au spectacle dans une litière royalement parée. Elle était ravie de cet honneur et bien loin de prévoir ce qui l’attendait. Seulement, arrivé à une montée où la route bifurque, il ordonna aux porteurs de mener sa belle-fille au théâtre ; et lui-même, envoyant promener Amébée et la noce, monta à l’Acrocorinthe avec une promptitude étonnante pour son âge. Trouvant la porte fermée, il frappa avec son bâton en ordonnant d’ouvrir, ce que firent les gens de l’intérieur affolés. Ainsi maître de la position, il ne put se contenir. Dans l’excès de sa joie, il buvait en pleine rue et traversait la place, entouré de joueuses de flûte et une couronne de fleurs sur la tête, lui qui était vieux et avait passé par de si grandes révolutions ! Il folâtrait, arrêtant les passants pour leur serrer la main. On le voit, plus encore que le chagrin et la peur, la joie irréfléchie fait sortir un homme de soi et donne de l’agitation à son âme.

XVIII. Après s’être assuré la possession de l’Acrocorinthe comme je viens de le dire, il la faisait garder par les hommes auxquels il se fiait le plus, sous les ordres du philosophe Persée. Aratos, lui, du vivant d’Alexandre, avait déjà songé à un coup de main contre cette place ; mais, une alliance s’étant faite entre les Achéens et Alexandre, il y renonça. Au moment où nous sommes arrivés, il reprit son projet en se comportant comme on va le voir. Il y avait à Corinthe quatre frères, d’origine syrienne, dont l’un, nommé Dioclès, tenait garnison dans le fort comme mercenaire. Les trois autres, ayant volé de l’argent au Roi, vinrent à Sicyone chez un banquier, nommé Égias, qu’Aratos employait pour ses affaires. Ils déposèrent chez lui tout de suite une partie de l’or ; quant au reste, l’un d’eux, Erginos, allait régulièrement le changer en secret. Il devint ainsi le familier d’Égias, qui fit tomber une fois la conversation sur la citadelle. Erginos dit alors qu’en y montant pour aller voir son frère, il avait remarqué, le long du rocher à pic, une crevasse qui conduisait à l’endroit le plus bas du mur. Égias lui répliqua, sur le ton de la plaisanterie : « Alors, mon ami, tes frères et toi, pour si peu d’or, vous écornez la fortune du Roi, quand vous pourriez vendre bien cher une heure de votre temps ? Est-ce que les perceurs de murailles et les traîtres, s’ils se laissent prendre, ne s’exposent pas à une seule et même peine, la mort ? » [12] . Erginos alors se mit à rire et promit de mettre Dioclès à l’épreuve, car il ne se fiait pas absolument à ses autres frères. Peu de jours après il revint et prit l’engagement de conduire Aratos à un endroit où la hauteur du mur ne dépassait pas quinze pieds [13] , et de le seconder dans son entreprise avec Dioclès.

XIX. Aratos convint de leur donner soixante talents [14] en cas de succès ; s’il échouait, mais se sauvait avec eux, une maison à chacun et un talent. Mais il fallait que les soixante talents fussent déposés chez Égias pour Erginos. Or Aratos ne les avait pas lui-même et ne voulait pas, en les empruntant, donner à quelqu’un d’autre le soupçon de l’entreprise. Il prit donc la plupart de ses coupes et les bijoux d’or de sa femme, et les donna en garantie à Égias. Tant son âme était élevée ; si grand, son amour des belles actions ! Phocion et Épaminondas, il le savait, étaient, aux yeux de tous, les plus justes et les meilleurs des Grecs pour avoir repoussé des gratifications importantes et refusé de sacrifier l’honneur à l’argent. Il fit mieux. Il assuma en secret, et d’avance, les frais d’une entreprise où il s’exposait seul, pour la cause de tous, et sans même que les intéressés connussent son dessein. Qui donc n’admirerait cette grandeur d’âme, et, aujourd’hui encore, ne prendrait fait et cause pour ce héros, qui achetait si cher le droit d’affronter un si grand péril et mettait en gage ses biens les plus précieux en apparence, pour se faire introduire de nuit chez les ennemis et leur disputer sa vie, sans autre garantie que l’espoir de bien agir ?

XX. L’entreprise était déjà difficile en elle-même ; elle fut rendue plus hasardeuse encore par la faute initiale qu’une méprise entraîna. Le serviteur d’Aratos, Technon, avait été envoyé pour inspecter le rempart avec Dioclès, qu’il ne connaissait pas de vue, ne l’ayant jamais rencontré. Du moins pensait-il le reconnaître au signalement qu’Erginos lui en avait donné : cheveux crépus, teint basané, menton imberbe. Muni de ces indications, il se posta au lieu convenu ; et, pensant qu’Erginos arriverait avec Dioclès, il attendait [en dehors] de la ville, à l’endroit qu’on appelle Ornis [l’Oiseau]. Justement le frère aîné d’Erginos et de Dioclès, nommé Denys, qui n’était pas au courant de l’affaire et n’y avait aucune part, se trouva passer par là. Il ressemblait à Dioclès. Technon, se remémorant le portrait qu’on lui avait fait de Dioclès, fut frappé de la ressemblance, et demanda à l’homme s’il avait quelque lien avec Erginos. Apprenant qu’il était son frère, Technon se crut absolument sûr de parler à Dioclès ; et, sans avoir demandé le nom de son interlocuteur, sans attendre aucune autre référence, il lui tendit la main, se mit à bavarder sur les conventions avec Erginos et lui posa des questions. L’autre, comprenant la méprise de Technon, feignait d’être au courant de tout. Il reprit le chemin de la ville ; et, en revenant sur ses pas, il causait toujours avec lui sans éveiller ses soupçons. Comme on était aux portes de Corinthe et qu’il allait se saisir de Technon, un hasard nouveau mit Erginos en leur présence. Constatant l’erreur de Technon et le danger de la situation, il lui fit signe de fuir ; et tous deux ne firent qu’un saut chez Aratos, où ils furent en sûreté. L’incident ne fit point renoncer Aratos à ses espérances ; il envoya tout de suite Erginos porter de l’or à Denys et le prier de garder le silence. Il obéit ; et, emmenant Denys avec lui, il alla retrouver Aratos. Denys une fois dans la maison, ils ne le lâchèrent plus ; ils le lièrent même et le tinrent enfermé dans une chambre. Eux-mêmes se préparaient à l’action.

XXI. Quand tout fut prêt, Aratos ordonna de passer la nuit sous les armes à une partie de son armée. Il prit avec lui le reste, quatre cents soldats d’élite, qui, à l’exception d’un petit nombre, ne savaient pas eux-mêmes ce qui se faisait, et les conduisit aux portes de la ville, près du temple d’Héra. On était au fort de l’été, un jour de pleine lune ; et la nuit était sans nuage et transparente ; aussi les armes réfléchissaient-elles la clarté de la lune, ce qui faisait craindre aux assaillants de ne pouvoir se cacher à la garde. Mais comme déjà les premiers de la colonne approchaient, des nuages s’élevèrent de la mer et envahirent la ville elle-même avec sa banlieue, remplissant tout d’ombre. Alors les hommes s’assirent pour dénouer leurs chaussures ; car on ne fait pas beaucoup de bruit et on ne glisse pas en montant aux échelles pieds nus. Cependant Erginos, prenant avec lui sept jeunes gens vêtus en voyageurs, s’approcha de la porte sans se faire voir ; puis ils tuèrent le chef de poste et les gardes qui étaient avec lui. En même temps on appliquait les échelles ; et Aratos faisait monter en toute hâte cent hommes en ordonnant aux autres de suivre le plus vite possible. Il fit ensuite arracher les échelles ; et, avec ses cent hommes, se lança dans la ville, en direction de la citadelle, déjà ivre de joie, parce qu’il croyait avoir réussi, nulle réaction ne se produisant. Mais, comme ils étaient encore assez loin de leur but, ils rencontrèrent une patrouille de quatre hommes avec une lumière, dont ils n’étaient pas vus, se trouvant encore dans le cône d’ombre, mais qu’ils voyaient de face. Aratos fit adosser ses soldats à de petits murs et à des masures pour épier les patrouilleurs. Ils en tuèrent trois ; et le quatrième, frappé d’un coup d’épée à la tête, s’enfuit en criant : « Les ennemis sont dans nos murs ! » Au bout de peu de temps, les trompettes sonnèrent l’alarme, et la ville fut sur pied. Les rues étaient pleines de gens qui couraient en tous sens ; de nombreuses lumières perçaient déjà la nuit, les unes dans le bas de la ville, les autres du haut de la citadelle ; et, de toutes parts, une clameur incertaine rompait le silence.

XXII. Cependant Aratos faisait des efforts opiniâtres pour gravir le rocher escarpé. L’ascension fut d’abord lente et pénible, parce qu’il ne tenait pas le sentier et se trouvait égaré, ce sentier, enfoncé dans les fissures du rocher, étant absolument plongé dans l’ombre et n’arrivant au rempart qu’à travers bien des lacets et des détours. Et puis, comme par miracle, la lune, dissipant les nuages, se mit, dit-on, à éclairer la partie la plus malaisée de la route, jusqu’au moment où Aratos atteignit le mur à l’endroit voulu. Alors l’ombre revint pour le cacher, les nuages s’étant à nouveau réunis [15] . Mais les soldats qu’Aratos avait laissés dehors, aux portes, autour du temple d’Héra, et qui étaient entrés dans la ville pleine de tumulte et de lumières, ne purent trouver le sentier et suivre leurs camarades à la trace. Ils restèrent donc blottis en masse dans une cavité du rocher à l’ombre duquel, serrés les uns contre les autres, ils patientaient, très incommodés et très affligés. Car on tirait du haut de la citadelle sur Aratos et ses hommes, et des cris de combat arrivaient en bas. Mais d’où venaient ces clameurs, d’autant plus confuses que l’écho des montagnes les répercutait ? Comme les trois cents hommes ne savaient où se tourner, ils virent Archélaos, le chef des troupes royales, à la tête de nombreux soldats, qui poussaient de grands cris et sonnaient de la trompette, passer devant eux pour monter à la citadelle et prendre Aratos à revers. Alors ils se dressèrent comme s’ils étaient en embuscade, se jetèrent sur la colonne et tuèrent les premiers hommes auxquels ils s’attaquèrent ; quant aux autres et à Archélaos, ils les effrayèrent, leur firent tourner le dos et les poursuivirent jusqu’à leur dispersion et à leur dislocation dans la ville. Comme ils venaient de remporter cette victoire, Erginos arriva de la part des combattants du haut. Il annonça qu’Aratos se heurtait à une vigoureuse résistance des ennemis, qu’un grand combat se livrait autour des murs de la citadelle, et qu’il fallait venir promptement à la rescousse. Ils lui dirent de les y mener aussitôt ; et, en montant à la citadelle, ils signalaient leur arrivée par des cris, pour encourager leurs amis. La pleine lune éclairait leurs armes, qui paraissaient ainsi plus nombreuses aux ennemis dans cette longue marche ; et les échos de la nuit amplifiaient leurs cris d’enthousiasme, faisant ainsi croire à une troupe beaucoup plus nombreuse. A la fin, se lançant contre les ennemis, ils les repoussèrent, et prirent pied dans la citadelle. Ils occupaient le fort au moment où le jour commençait à briller ; et les premiers rayons du soleil éclairèrent le résultat de leur peine. Le reste des troupes d’Aratos était arrivé de Sicyone. Les Corinthiens leur ouvrirent les portes avec empressement et les aidèrent à arrêter les soldats du Roi.

XXIII. Comme la tranquillité paraissait assurée, Aratos descendit de la citadelle au théâtre, où affluait une foule immense, attirée par le désir de le voir et curieuse du discours qu’il allait tenir aux Corinthiens. Il plaça les Achéens des deux côtés de chaque entrée, et lui-même s’avança du fond de la scène au milieu, vêtu de sa cuirasse. La fatigue et l’insomnie avaient altéré ses traits au point que l’accablement physique dominait la fierté et la joie de son âme. Comme le public, dès son arrivée, s’était répandu en manifestations d’amitié, il prit sa lance dans la main droite, et, pliant un peu le genou, il s’appuyait sur elle. Dans cette attitude, il resta longtemps silencieux, à recevoir les applaudissements et les acclamations des Corinthiens qui louaient son courage et enviaient sa fortune. Quand ils eurent fini, et le calme une fois établi, il rassembla ses forces et fit, au nom des Achéens, un discours conforme à la circonstance. Il s’efforça de persuader les Corinthiens de se faire Achéens et leur rendit les clefs des portes de la ville, qui tombèrent ainsi entre leurs mains pour la première fois depuis le temps de Philippe [16] . Quant aux généraux d’Antigone, il laissa partir Archélaos, qui était à sa merci, mais fit mourir Théophraste, qui ne voulait pas s’en aller. Persée, après la prise de la citadelle, s’était retiré à Cenchrées [17] . Plus tard, dit-on, au cours d’une conférence, il réfuta l’opinion que le seul bon général est le sage, en disant : « Par les dieux, c’est aussi celui des principes de Zénon [18] qui me plaisait le plus autrefois. Mais aujourd’hui je suis d’un autre avis, grâce à la leçon que m’a donnée le jeune homme de Sicyone. » Voilà ce que plusieurs historiens racontent de Persée.

XXIV. Quant à Aratos, il prit aussitôt possession du temple d’Héra et du port de Léchée. Il s’empara de vingt-cinq vaisseaux du Roi et vendit cinq cents chevaux et quatre cents Syriens. La garde de l’Acrocorinthe fut confiée aux Achéens, qui disposaient à cette fin de quatre cents hommes d’infanterie lourde, plus cinquante chiens et autant de veneurs, nourris dans le fort. Les Romains, dans leur admiration pour Philopoemen, l’appelaient le dernier des Grecs, voulant dire par là qu’après lui personne de grand n’avait paru en Grèce. Et moi je dirais que la belle action d’Aratos a été la dernière en date des prouesses grecques, rivalisant, soit pour l’audace, soit pour le succès, avec les plus belles d’autrefois, comme le montra tout de suite l’événement. Car les Mégariens, se séparant d’Antigone, se rallièrent à Aratos ; et les citoyens de Trézène avec ceux d’Epidaure se rangèrent parmi les Achéens. La première expédition qu’il fit ensuite eut l’Attique pour objectif. Il fit voile vers Salamine, qu’il pilla, employant à sa guise l’armée achéenne, comme une captive récemment tirée de prison. Il rendit aux Athéniens sans rançon les prisonniers de condition libre, voulant provoquer chez ce peuple un début de défection [19] . Il fit de Ptolémée [Evergète] l’allié des Achéens, en lui donnant le commandement des forces guerrières sur terre et sur mer. Il s’acquit ainsi tant de crédit chez les Achéens que, ne pouvant légalement le nommer stratège chaque année, on l’élisait une année sur deux, mais que, par l’action et la pensée, il commandait toujours en tout. Car on voyait qu’il ne mettait ni la richesse, ni la gloire, ni l’amitié des Rois, ni l’intérêt de sa propre patrie, ni rien d’autre, avant l’accroissement des Achéens. Il pensait en effet que les villes faibles isolément se sauvent les unes par les autres, si elles se sentent liées par l’intérêt commun. Les parties du corps, qui vivent et respirent grâce à leur solidarité, s’atrophient et pourrissent si elles se déchirent et s’isolent. Il n’en va guère autrement des villes. Elles périssent par la faute de ceux qui disloquent leur communauté, mais elles grandissent les unes par les autres, quand, devenues les membres d’un grand tout, elles s’inspirent d’une commune pensée d’avenir.

XXV. Voyant les meilleurs des peuples voisins se gouverner par eux-mêmes, et affligé de l’esclavage des Argiens, il conspirait pour faire disparaître leur tyran Aristomaque, ayant à la fois l’ambition de rendre à la ville d’Argos, sous forme de liberté, les frais de son éducation, et de la joindre à la ligue achéenne. On trouva des hommes assez hardis pour entreprendre cette tâche ; à leur tête étaient Eschyle et le devin Charimène. Mais ils n’avaient pas d’épées ; car il était interdit aux Argiens d’en posséder, et de grandes peines étaient infligées par le tyran à ceux qui en détenaient. Aratos se procura donc pour eux à Corinthe de petits poignards, qu’il fit coudre dans des bâts, placés sur le dos de bêtes de somme et recouverts de mauvaises hardes. Il expédia le tout en Argos. Mais le devin s’étant adjoint un complice, Eschyle en fut mécontent et agit désormais à lui seul, en dehors de Charimène. Celui-ci, qui l’apprit, dénonça, sous le coup de la colère, les conspirateurs qui déjà marchaient contre le tyran ; mais la plupart purent s’enfuir de l’agora et se réfugier à Corinthe. Néanmoins peu de temps après Aristomaque mourut de la main de ses esclaves. Mais Aristippe se hâta de prendre la succession, et il fut encore plus funeste au pays que son prédécesseur. Aussi, prenant avec lui tous les Achéens d’âge militaire, Aratos se porta-t-il promptement au secours d’Argos, comptant sur un accueil enthousiaste des citoyens. Mais l’habitude en avait déjà fait, au moins pour la plupart, des esclaves volontaires, et nul ne se ralliait à lui. Il dut donc se retirer, et encore attira-t-il aux Achéens le reproche d’avoir suscité la guerre en pleine paix. Ils furent poursuivis de ce chef devant les Mantinéens [20] , et, en l’absence d’Aratos, Aristippe, qui les accusait, obtint leur condamnation à une amende de trente mines [21] . Quant à Aratos, qu’il craignait et haïssait à la fois, le même Aristippe cherchait à le faire mourir, avec la complicité du Roi Antigone ; et presque partout ils avaient des affidés pour guetter le moment propice à l’assassinat. Mais rien de tel que le sincère et solide attachement de la nation pour garder un chef d’État. Car lorsque le peuple et les grands se sont habitués, non pas à craindre le chef, mais à craindre pour lui, il a beaucoup d’yeux pour voir, beaucoup d’oreilles pour entendre, et peut ainsi prévoir les événements. Aussi je veux arrêter ici ma narration pour donner quelques détails sur le genre de vie qu’imposèrent à Aristippe cette tyrannie tant enviée et le faste du pouvoir personnel, dont on vante partout le bonheur.

XXVI. Cet Aristippe avait Antigone pour allié. Il entretenait beaucoup de soldats pour sa sûreté personnelle et n’avait pas laissé dans la ville un seul de ses ennemis en vie. Il tenait pourtant hors de chez lui ses gardes du corps, qu’il faisait stationner sous le péristyle ; et dès qu’il avait pris son repas du soir, il chassait au plus vite tous ses esclaves, et, fermant la cour intérieure, il allait se cacher avec sa maîtresse dans une petite chambre située à l’étage du haut et fermée par une trappe sur laquelle il plaçait son lit. Il y dormait comme doit naturellement dormir un être si préoccupé, d’un sommeil agité et plein d’épouvante. La mère de sa maîtresse retirait la petite échelle par laquelle il était monté, et l’enfermait dans une autre pièce ; puis, au lever du jour, elle la remettait et appelait ce tyran admiré, qui descendait comme un serpent de sa tanière. Aratos, lui, qui s’était acquis, non violemment par les armes, mais légalement par le mérite, une autorité inamovible, toujours vêtu d’un manteau quelconque et de la première petite chlamyde venue, Aratos, l’ennemi juré de tous les tyrans de son temps, a laissé une descendance qui, de nos jours encore, est en grand crédit chez les Grecs. Et de ces hommes qui occupaient par surprise les citadelles, entretenaient une garde du corps, s’abritaient derrière leurs armées, leurs portes monumentales et leurs trappes, il en a été comme des lièvres : bien peu ont évité la mort violente. Il ne reste même d’aucun d’eux ni maison, ni descendance, ni tombe, ni mémorial d’aucune espèce.

XXVII. Pour en revenir à Aristippe, Aratos se heurta souvent à lui, soit en secret, soit ostensiblement, en essayant de surprendre Argos. Une fois il fit appliquer des échelles au mur et grimpa jusqu’en haut avec peu d’hommes et en s’exposant beaucoup ; il tua même les gardes qui résistaient. Mais, quand le jour parut, le tyran l’assaillit de tous les côtés. Quant aux Argiens, on eût dit que le combat ne se livrait pas pour leur liberté, mais qu’ils siégeaient comme juges aux jeux Néméens [22]  ; spectateurs impartiaux et justes de l’action, ils restaient parfaitement tranquilles. Aratos, en se défendant avec vigueur, fut atteint à la cuisse d’un javelot lancé à la main. Il resta pourtant maître de la position et ne fut pas repoussé, bien que tourmenté jusqu’à la nuit par les ennemis. S’il avait pu tenir toute la nuit, il n’eût pas échoué ; car déjà le tyran songeait à fuir, et il avait envoyé d’avance en mer beaucoup de ses effets personnels. Mais en fait, comme personne n’était venu annoncer cette nouvelle à Aratos, que l’eau vint à manquer et que sa blessure lui ôtait la liberté de ses mouvements, il ramena ses soldats à Sicyone.

XXVIII. Renonçant à ce procédé, il prit ouvertement l’offensive et ravagea l’Argolide avec son armée. Il livra sur les bords du Charès un violent combat contre Aristippe ; mais on l’accusa d’avoir abandonné la lutte et sacrifié la victoire. En effet une partie de son armée avait sans conteste le dessus et s’était beaucoup avancée dans la poursuite quand lui-même, moins sous la pression des ennemis que sous l’empire du désespoir et de la crainte, se retira plein de trouble dans son camp. Revenus de la poursuite, ses soldats se montraient mécontents qu’après avoir infligé à l’ennemi une défaite où le chiffre de ses pertes était très supérieur à celui des Achéens, on eût laissé aux vaincus l’honneur d’ériger un trophée contre les vainqueurs. Aratos rougit et résolut de livrer un combat décisif pour le trophée. Après avoir laissé un jour de repos à son armée, il la remit donc en ordre de bataille. Mais quand il s’aperçut que les soldats du tyran étaient plus nombreux que l’avant-veille et prenaient position avec plus de hardiesse, il n’osa pas combattre et se retira en emportant ses morts à la faveur d’une trêve. Cependant, par son expérience des négociations, son habileté politique, et aussi sa bienveillance, il répara cette faute. Car il gagna Cléones [23] aux Achéens et il y célébra les jeux Néméens, sous prétexte qu’ils avaient pris naissance dans cette ville, à qui pareille solennité convenait donc mieux qu’à sa rivale Argos. Les Argiens les célébrèrent de leur côté ; et alors, pour la première fois, furent ruinées la sûreté et l’inviolabilité concédées autrefois aux concurrents ; car les Achéens traitèrent en ennemis tous les athlètes venant d’Argos, qu’ils prirent sur leur territoire, et les vendirent. Tant Aratos était énergique et intraitable dans sa haine des tyrans !

XXIX. Peu après, informé qu’Aristippe méditait une expédition contre Cléones, mais que sa propre installation à Corinthe lui inspirait des craintes, il rassembla une armée par voie de proclamation ; et, ordonnant d’emporter des vivres pour plusieurs jours, il se rendit à Cenchrées [24] . C’était une feinte pour amener Aristippe à attaquer Cléones, en comptant sur l’absence d’Aratos. C’est bien ce qui arriva ; car le tyran fut aussitôt devant Cléones, venant d’Argos avec son armée. Mais Aratos revint de Cenchrées à Corinthe quand il faisait déjà nuit et coupa les routes par des services de garde. Il mit ensuite en marche les Achéens ; et on le suivit avec tant d’ordre, mais aussi de promptitude et d’entrain, que non seulement au cours du mouvement, mais encore après l’entrée de la colonne à Cléones dans la même nuit et les dispositions de combat déjà prises, Aristippe n’était encore au courant de rien. Au point du jour, Aratos fit ouvrir les portes et donner par les trompettes le signal de l’attaque ; puis il tomba sur les ennemis en courant et avec des cris de guerre. Il les mit aussitôt en fuite et les poursuivit sans désemparer dans la direction qu’avait probablement prise Aristippe, car plusieurs routes partaient du champ de bataille. La poursuite se prolongea jusqu’à Mycènes [25] , où le tyran, pris, au rapport de Dinias, par un Crétois du nom de Tragiscos, fut égorgé. Plus de quinze cents ennemis étaient tombés. Mais Aratos, après un succès si brillant et où il n’avait perdu aucun de ses soldats, ne prit cependant pas Argos et n’en put affranchir les habitants ; car Agias et Aristomaque le Jeune [26] tombèrent sur cette ville avec des troupes du Roi [Antigone] et se rendirent maîtres de la situation. Du moins Aratos avait-il coupé court à la campagne calomnieuse menée contre lui, à grand renfort de diffamations, de sarcasmes et de grossièretés, par les flatteurs des tyrans. Ces gens-là, pour faire plaisir à leurs maîtres, racontaient que le stratège des Achéens était sujet à des troubles intestinaux dans les combats, que le son de la trompette lui causait des étourdissements et lui tournait la tête, et qu’après avoir mis son armée en ordre et donné le mot de ralliement, il s’assurait auprès de ses lieutenants et des commandants de compagnies que sa présence était désormais superflue, le sort en étant jeté, et allait attendre assez loin l’issue de l’action. Ces racontars trouvèrent tant de créance que même les philosophes cherchaient, dans leurs écoles, si les battements de coeur, le changement de couleur, les dérangements et les coliques en face du danger, étaient des indices de lâcheté ou simplement de déséquilibre physique et de froideur du tempérament. Ils nommaient toujours Aratos comme un bon général, mais toujours sujet à ces troubles au moment du combat.

XXX. Pour en revenir à lui, aussitôt après avoir fait mourir Aristippe, il médita la chute de Lysiade, qui tyrannisait Mégalopolis, sa propre patrie. Ce personnage n’était pas dépourvu de générosité naturelle, ni d’ambition noble ; et, s’il s’était laissé aller à exercer cette domination injuste, ce n’était pas, comme la plupart des despotes, par dérèglement et avidité. Jeune encore et passionné pour la gloire, il avait pris naïvement au sérieux des propos faux et frivoles, qui lui représentaient la tyrannie comme un merveilleux état de béatitude et qui concordaient avec sa grande fierté. Il s’institua donc tyran, mais fut rapidement las des peines accablantes du pouvoir personnel. A la fois jaloux des succès d’Aratos et redoutant ses intrigues, il fit volte-face et céda à la plus belle des inspirations. Il songea d’abord à s’affranchir lui-même de la haine et de la crainte, de sa garnison et de ses gardes du corps, et puis à devenir le bienfaiteur de sa patrie. Il fit donc venir Aratos, résigna le pouvoir entre ses mains et remit la ville aux Achéens, qui lui prodiguèrent les éloges et l’élurent stratège. Mais concevant aussitôt l’ambition d’éclipser la gloire d’Aratos, il mit dans son programme, entre mille opérations qui ne paraissaient pas indispensables, une campagne contre les Lacédémoniens. On voyait, dans la résistance d’Aratos à ce projet, une preuve d’envie ; et Lysiade fut élu stratège pour la deuxième fois, malgré l’opposition directe d’Aratos, qui se remuait beaucoup pour faire attribuer cette charge à un autre : lui-même en effet, comme je l’ai dit, l’exerçait un an sur deux. Lysiade jouissait toujours de la faveur du peuple, qui l’élut encore une troisième fois, et il remplissait sa magistrature alternativement avec Aratos. Mais il finit par rendre publique son hostilité au grand homme, qu’à plusieurs reprises il accusa devant les Achéens. Il fut à la fin rejeté et méprisé ; car on jugea qu’avec un semblant de mérite, il prétendait se poser en rival d’une vertu réelle et sans mélange. « Le coucou, dit Ésope, demandait aux petits oiseaux pourquoi ils le fuyaient. — C’est, lui répondirent-ils, que tu seras un jour épervier. » De même Lysiade, semble-t-il, traînait toujours à sa suite une certaine suspicion, qui, née de son ancien état de tyran, faisait tort à la sincérité de son changement.

XXXI. Aratos se fit aussi apprécier dans les affaires d’Étolie. Les Achéens s’étaient mis en marche pour attaquer les Étoliens en avant du pays de Mégare, et le Roi de Lacédémone Agis, qui survint avec son armée, les excitait au combat. Aratos s’y opposa. Il eut à supporter beaucoup d’injures, de railleries et de sarcasmes sur sa mollesse et sa poltronnerie prétendues, mais il ne sacrifia pas sa conception de l’intérêt public à une apparence de honte, et il laissa même les ennemis, qui avaient passé les monts de Géranée, entrer sans combat dans le Péloponnèse. Toutefois quand, dès le début de l’invasion, ils eurent surpris Pellène [27] , Aratos ne fut plus le même. Cessant de temporiser, il n’attendit même pas que toutes ses forces, venues de tous les points du territoire, fussent réunies et concentrées. Il s’élança aussitôt, avec les soldats qu’il avait, contre les ennemis qui, en plein succès, s’étaient bien affaiblis par leur indiscipline et leurs désordres. Car, dès leur entrée dans la ville, les soldats s’étaient dispersés dans les maisons, se bousculant et se battant entre eux pour le partage du butin. Quant aux officiers et aux commandants d’unités, ils faisaient des rondes pour enlever les femmes et les filles des Pelléniens. Ils ôtaient leurs casques pour les en coiffer, afin que personne d’autre ne les prît et qu’on reconnût au casque le maître de chacune d’elles. Comme ils se livraient à ces divertissements, on annonça soudain qu’Aratos attaquait. Tombant dans un pareil désordre, cette nouvelle suscita une épouvante bien naturelle ; et, avant même que le péril ne fût connu de tous, les premiers qui s’étaient heurtés à l’assaillant dans les faubourgs et aux portes de la ville, s’enfuyaient, déjà vaincus et laissant au comble de la détresse ceux qui venaient leur prêter main-forte.

XXXII. Mais dans ce tumulte une des captives, fille d’un homme illustre, Épigéthès, et remarquable elle-même par sa beauté et sa grandeur, se trouvait assise dans le temple d’Artémis, où l’avait installée l’officier, son ravisseur, dont le casque à trois aigrettes ceignait sa tête. Le bruit la fit soudain courir au dehors ; et quand elle se dressa devant les portes du temple, gardant toujours ses trois panaches, et jetant de haut un regard sur les combattants, elle offrit à ses concitoyens eux-mêmes une vision trop auguste pour ne pas leur paraître surhumaine, et donna un frisson de terreur aux ennemis, qui crurent à une apparition divine ; aussi nul d’entre eux ne songea-t-il plus à combattre. Par ailleurs, d’après les Pelléniens eux-mêmes, la statue de leur déesse [Artémis] est d’ordinaire enfermée dans le temple sans qu’on y touche. Lorsqu’on la déplace et qu’elle est portée en procession dans les rues par la prêtresse, nul ne la regarde en face : au contraire, tout le monde se détourne, car ce n’est pas seulement pour les hommes que la vue en serait effrayante et pénible ; elle rend les arbres stériles et fait tomber les fruits partout où on la promène. Dans cette journée donc, la prêtresse l’avait emportée hors du temple et la tournait toujours face aux Étoliens, ce qui les mit hors d’eux et leur fit perdre la tête. Mais Aratos ne dit rien de tel dans ses Mémoires ; il affirme seulement qu’ayant défait les Étoliens il entra dans la ville avec les fuyards, les refoula de vive force et en tua sept cents. Cet exploit fut célébré comme un des plus grands de l’histoire, et le peintre Timanthe [28] l’a reproduit avec une précision frappante.

XXXIII. Malgré tout, comme beaucoup de peuples et de souverains se liguaient contre les Achéens, Aratos fit aussitôt amitié avec les Étoliens ; et grâce à l’entremise de Pantaléon, le plus influent d’entre eux, il vint à bout de conclure non seulement la paix, mais une alliance entre Achéens et Étoliens. Mais, comme il déployait de l’activité pour affranchir les Athéniens, il encourut de violents reproches des Achéens, qui l’accusaient d’avoir essayé de surprendre le Pirée en un temps où, par suite d’une trêve, ils se trouvaient en état d’armistice avec les Macédoniens. Lui-même s’en défend dans les Mémoires qu’il a laissés et met en cause Erginos, son auxiliaire dans la prise de l’Acrocorinthe. Ce personnage avait, d’après lui, attaqué le Pirée à titre privé ; mais l’échelle se rompit ; et, poursuivi par la garde, il appelait constamment Aratos par son nom, comme si ce grand homme eût été présent. Cette feinte lui permit d’échapper à l’ennemi [29] . La défense d’Aratos ne paraît toutefois pas convaincante. Car Erginos étant un simple particulier et un Syrien, il serait contre toute vraisemblance qu’il se fût mis dans l’esprit de tenter une si grande action sans en avoir reçu l’ordre d’Aratos, avec les troupes nécessaires et l’indication du moment favorable pour l’assaut. Aratos lui-même en fit la preuve, en attaquant le Pirée non pas deux fois, ni trois fois, mais plus souvent encore. Pas plus que les fous d’amour, il ne se laissait rebuter par ses échecs ; et il était toujours prêt à reprendre courage, parce que toujours il manquait de peu le succès et que ses espérances étaient trompées au moment où il touchait au but. Une fois il se cassa la jambe en fuyant à travers la plaine de Thria [30] . Il subit plusieurs incisions dans son traitement ; et longtemps il ne put faire ses expéditions qu’en litière.

XXXIV. Antigone étant mort, Démétrios régnait à sa place et Aratos s’obstinait plus encore à prendre Athènes, dans son mépris absolu de la Macédoine. Aussi fut-il vaincu dans un combat près de Phylacie [31] , par Bithys, général des troupes de Démétrios. Le bruit se répandit en bien des endroits qu’il était prisonnier, ou même mort ; et le commandant de la garnison du Pirée, Diogène, écrivit à Corinthe pour enjoindre aux Achéens de sortir de cette ville, Aratos n’étant plus. Mais justement, quand on apporta la lettre, Aratos se trouvait en personne à Corinthe ; et les envoyés de Diogène se retirèrent après avoir beaucoup amusé les Corinthiens à leurs dépens. Le Roi lui-même avait envoyé un navire, sur lequel on devait lui amener Aratos enchaîné. Les Athéniens, dans leur légèreté, avaient passé les bornes de la flatterie envers les Macédoniens en se couronnant de fleurs à la première annonce de sa mort. Aussi, sous le coup de la colère, fit-il aussitôt une expédition contre eux. Il s’avança jusqu’à l’Académie, mais se laissa ensuite persuader de ne pas leur faire de mal. Les Athéniens comprirent sa vertu ; et quand, après la mort de Démétrios [32] , ils firent un mouvement pour recouvrer leur liberté, ils l’appelèrent. Les Achéens avaient alors un autre stratège ; et lui-même, souffrant des suites d’une longue faiblesse, se trouvait encore alité. Il se fit néanmoins porter en litière pour aller participer sur place aux négociations, et il décida le commandant d’armes Diogène à rendre aux Athéniens le Pirée, Munychie [33] , Salamine et le cap Sunion, contre la somme de cent cinquante talents, Aratos lui-même en fournissant vingt à la ville. Aussitôt les Éginètes et les Hermioniens [34] adhérèrent à la ligue achéenne, et la plus grande partie de l’Arcadie lui paya contribution. Comme les Macédoniens étaient alors retenus par des guerres avec leurs proches voisins et que les Étoliens faisaient cause commune avec les Achéens, la puissance de ceux-ci prit une grande extension.

XXXV. Mais Aratos, qui cherchait à réaliser son ancien dessein et avait peine à supporter le voisinage de la tyrannie d’Argos, tenta, par une ambassade, de décider Aristomaque à faire rentrer sa ville dans le droit commun et à l’associer aux Achéens. Ne valait-il pas mieux, comme Lysiade, être le stratège respecté, et comblé d’honneurs, d’un peuple si nombreux, que le tyran haï et toujours exposé d’une seule cité ? Aristomaque accueillit bien ces ouvertures et pria seulement Aratos de lui envoyer cinquante talents, pour qu’il pût congédier ses soldats avec une prime. Aratos fournit l’argent. Mais Lysiade, qui était encore stratège et voulait se faire honneur de ce ralliement auprès des Achéens, desservait Aratos auprès d’Aristomaque en le lui représentant comme un homme de parti pris et l’ennemi toujours irréconciliable des tyrans [35] . Il finit par décider Aristomaque à le charger de l’affaire, et l’introduisit devant les Achéens. Mais c’est alors surtout que le conseil de la ligue manifesta son attachement et sa fidélité à l’égard d’Aratos. Car ce grand homme, dans sa colère [contre Lysiade], s’étant opposé à l’admission d’Aristomaque, on écarta aussitôt la candidature du tyran. Mais quand, revenant sur cet avis, il soutint Aristomaque de vive voix, le Conseil vota toutes ses propositions en un clin d’ceil et d’enthousiasme ; on fit entrer Argos et Phlia dans la ligue, et même, un an plus tard, on élut Aristomaque stratège. Mais le nouveau général, qui réussissait chez les Achéens, voulait envahir la Laconie. Il pria donc Aratos de venir le rejoindre. Aratos lui écrivit d’Athènes pour le dissuader de cette expédition, car il ne voulait pas mettre aux prises les Achéens avec [le Roi de Sparte] Cléomène, qui avait de la hardiesse et s’accroissait dangereusement. Aristomaque étant parti tout de même, Aratos se mit absolument sous ses ordres et fit la campagne avec lui. Cléomène s’étant montré dans la région de Pallantion [36] , il empêcha Aristomaque d’engager le combat avec ce Prince et s’attira ainsi les accusations de Lysiade, qui, de plus, lui disputa la dignité de stratège. Mais Aratos obtint la majorité et fut élu stratège pour la douzième fois.

XXXVI. Pendant cette période de commandement, il fut vaincu par Cléomène près du Lycée [37] et s’enfuit. Comme il s’était égaré dans la nuit, on le crut perdu ; et, une fois de plus, le bruit de sa mort courut dans toute la Grèce. Mais, étant sain et sauf, il regroupa ses soldats et ne se contenta pas de se retirer en sécurité. Il sut tirer des circonstances le meilleur parti possible ; et, sans que nul s’y attendît et pût même en avoir l’idée, il tomba soudain sur les gens de Mantinée, qui étaient les alliés de Cléomène. Après avoir pris la ville, il y mit une garnison et donna le droit de cité aux étrangers domiciliés. A lui seul, il avait donc acquis aux Achéens vaincus ce que, vainqueurs, ils n’auraient pas eu facilement. Les Lacédémoniens ayant fait une nouvelle expédition contre Mégalopolis, il alla au secours de cette ville ; mais il hésitait à donner prise à Cléomène, qui le harcelait ; et il résistait aux Mégalopolitains qui voulaient le contraindre à se battre. Il n’avait jamais été bien propre aux combats de front ; et à ce moment, avec des troupes inférieures en nombre, il se heurtait à un homme entreprenant et jeune, quand son ardeur, à lui, déclinait et qu’il avait dû rabattre de ses ambitions. Il croyait de plus que, si Cléomène cherchait à conquérir, par l’audace, une gloire encore à venir, lui-même, en possession de la sienne, devait la garder à force de circonspection.

XXXVII. Cependant les troupes légères, prenant le pas de charge, avaient repoussé les Spartiates jusque dans leur camp et s’étaient dispersées autour des tentes ennemies. Même alors, Aratos n’intervint pas ; il s’empara d’un ravin qui séparait les deux armées, y fit halte et empêcha l’infanterie lourde d’aller au-delà. Lysiade, très mécontent de cette conduite, outrageait Aratos ; et, appelant à lui les cavaliers, il leur demandait de surgir au milieu de ceux qui poursuivaient l’ennemi, de ne pas laisser échapper la victoire et de ne pas l’abandonner, lui qui combattait pour la patrie. Beaucoup de braves s’étant ralliés à sa voix, il se vit en force et se jeta sur l’aile droite des ennemis, qu’il défit. Mais au cours de la poursuite il ne se possédait plus ; sa fougue et son amour de la gloire le menèrent en des lieux tortueux, pleins de bosquets et de larges fossés. C’est là que Cléomène vint l’attaquer. Lysiade tomba, en livrant brillamment le plus beau des combats aux portes de sa patrie. Sa cavalerie s’enfuit pour rejoindre le gros des troupes, mit le désordre dans l’infanterie lourde, et entraîna dans la défaite toute l’armée. Cet insuccès fut un grand grief à l’encontre d’Aratos, qui paraissait avoir sacrifié Lysiade ; et les Achéens, qui partaient pleins de colère, le contraignirent à les suivre jusqu’à Égion. Là, dans une réunion, ils décidèrent de ne plus lui donner d’argent, ni pourvoir à l’entretien de ses troupes ; s’il éprouvait le besoin de faire la guerre, il la financerait lui-même.

XXXVIII. Après un pareil affront, il songea d’abord à déposer tout de suite le sceau de la confédération et à se démettre de la charge de stratège ; mais, à la réflexion, il patienta pour le moment, et, menant les Achéens à Orchomène [38] , il livra bataille à Mégistonoos, le beau-père de Cléomène. Il eut le dessus, tua trois cents hommes et prit Mégistonoos vivant. Il exerçait d’ordinaire la fonction de stratège un an sur deux ; mais cette fois, quand son tour vint, il n’accepta pas sa désignation, et Timoxène fut élu stratège. Sa colère contre les masses était le motif apparent de son refus, mais ce prétexte ne convainquait personne. La cause véritable était la situation des Achéens, que Cléomène ne grignotait plus miette à miette, comme au temps où les magistrats de Lacédémone gênaient son action. Maintenant que le meurtre des éphores, le partage des terres et l’admission des métèques au rang de citoyens lui assuraient un pouvoir sans contrôle, il pesait de toutes ses forces sur les Achéens et aspirait à la direction de leur ligue. Aussi reproche-t-on à Aratos d’avoir, dans une agitation si grande, agi comme un pilote qui lâcherait le gouvernail pour le passer à un autre en pleine tempête, quand il eût été beau d’intervenir, même en dépit de ses concitoyens, afin de sauvegarder l’intérêt commun. S’il désespérait de la situation des Achéens et de leur force, mieux valait encore céder à Cléomène que de rendre le Péloponnèse à la barbarie en y mettant des garnisons macédoniennes, de remplir l’Acrocorinthe de troupes illyriennes et gauloises, et d’introduire dans les cités comme maîtres absolus, sous la courtoise appellation d’alliés, ceux qu’Aratos lui-même, pendant toute sa carrière, avait combattus par les armes et la diplomatie et qu’il ne cesse d’injurier dans ses Mémoires. Si Cléomène était, qu’on me passe l’expression ! un homme sans conscience et d’humeur tyrannique, il avait du moins les Héraclides pour pères et pour patrie Sparte, dont le citoyen le plus obscur aurait encore eu plus de titres au pouvoir que le premier des Macédoniens, du moins aux yeux de ceux qui font quelque cas de la noblesse des Grecs. Encore Cléomène, en demandant aux Achéens la direction de leur ligue, promettait-il de rendre d’importants services aux cités fédérées, en échange d’un titre imposant. Antigone [39] au contraire, proclamé généralissime des forces de terre et de mer avec pleins pouvoirs, n’accepta pas avant de s’être fait assurer, comme salaire de son commandement, la possession de l’Acrocorinthe. Il prit absolument exemple sur le chasseur d’Ésope [40]  ; car il ne monta pas sur le dos des Achéens, qui s’offraient à lui par leurs ambassades et leurs décrets, sans leur avoir, pour ainsi dire, imposé comme frein sa garnison et une remise d’otages. Et pourtant Aratos se récrie de toutes ses forces en alléguant la nécessité. Mais Polybe [41] affirme que depuis longtemps et avant de pouvoir invoquer cette nécessité, Aratos, suspectant l’audace de Cléomène, s’abouchait secrètement avec Antigone et mettait en avant les Mégalopolitains qui demandaient aux Achéens d’appeler Antigone ; car eux-mêmes étaient les principales victimes de la guerre, Cléomène les pillant continuellement. La version de Phylarque [42] sur les événements est la même. Il est vrai qu’on ne pourrait pas se fier absolument à cet historien, si Polybe ne confirmait son témoignage ; car il se laisse aller à des transports d’enthousiasme chaque fois qu’il touche à Cléomène ; et, faisant de l’histoire un procès, il passe son temps à requérir contre Aratos et à plaider pour le Spartiate.

XXXIX. Pour en revenir aux Achéens, ils perdirent Mantinée, que Cléomène leur reprit, et, vaincus dans un grand combat près d’Hécatombéon [43] , ils furent tellement abattus qu’ils envoyèrent aussitôt inviter Cléomène à venir prendre le commandement en Argos. Mais Aratos, quand il sut que Cléomène était en marche et se trouvait déjà dans la région de Lerne avec son armée, prit peur et lui dépêcha des ambassadeurs pour le prier de venir avec trois cents hommes seulement, comme chez des amis et des alliés, ou, s’il se méfiait, de prendre des otages. Cléomène déclara que cette démarche était une insolence et une ironie grossière à son égard. Il leva le camp après avoir écrit aux Achéens une lettre pleine d’attaques injurieuses contre Aratos. Celui-ci écrivit aussi des lettres contre Cléomène ; et l’on rapportait d’eux des insultes et des outrages réciproques : ils allaient jusqu’à mettre en cause leurs mariages et leurs femmes ! Ensuite Cléomène, qui avait envoyé un héraut déclarer la guerre aux Achéens, fut à deux doigts de prendre par trahison la ville de Sicyone ; mais, repoussé tout juste, il attaqua Pellène ; et, le stratège des Achéens s’étant enfui, il occupa cette ville. Peu après, il prit Phénée et Pentélie [44] . Aussitôt les Argiens se donnèrent à lui, et les Phliasiens reçurent une garnison. En somme, aucune des conquêtes faites par les Achéens ne leur était plus assurée ; et soudain un grand trouble se fit chez Aratos, qui voyait le Péloponnèse vacillant et les villes soulevées de tous côtés par les révolutionnaires.

XL. Car nulle part on ne restait tranquille ; nulle part on ne se contentait du régime existant ; et même parmi les Sicyoniens et les Corinthiens beaucoup de gens se révélèrent comme ayant eu des pourparlers avec Cléomène ; car ils nourrissaient depuis longtemps une aigreur cachée contre l’État, auquel ils désiraient substituer leurs souverainetés particulières. Pour en finir avec eux, Aratos fut investi d’un pouvoir sans contrôle. Il fit donc mourir ceux de Sicyone qu’on avait corrompus ; mais, en essayant de rechercher et de punir ceux de Corinthe, il exaspérait le peuple, atteint déjà du même mal et à qui pesait la domination des Achéens. Les Corinthiens, réunis en hâte au temple d’Apollon, y mandèrent Aratos, décidés à le tuer ou du moins à l’arrêter avant de proclamer leur défection. Il vint en personne, menant son cheval par la bride, pour ne laisser paraître ni défiance, ni soupçon. Beaucoup de gens, déchaînés contre lui, l’accablaient d’injures et d’accusations. Mais il composa son maintien ; et, prenant un ton de douceur, il les invitait à s’asseoir plutôt que de rester debout à pousser des clameurs désordonnées. Il voulut aussi faire entrer ceux qui étaient à la porte. Tout en parlant, il reculait pas à pas, comme s’il allait donner son cheval à tenir à quelqu’un. Il put ainsi se glisser au dehors ; et, en s’entretenant sans passion avec les Corinthiens qu’il pouvait rencontrer et qu’il engageait à se rendre au temple d’Apollon, il arriva insensiblement près de la citadelle. Alors, sautant sur son cheval, il donna la consigne à Cléopatros, commandant d’armes, de garder la place avec fermeté, puis il partit pour Sicyone, accompagné de trente soldats seulement ; les autres l’avaient abandonné et s’étaient dispersés. Les Corinthiens, qui s’aperçurent peu après de son évasion, le poursuivirent sans arriver à le prendre. Ils envoyèrent alors chercher Cléomène, auquel ils livrèrent la ville ; mais il crut recevoir d’eux moins qu’ils ne lui avaient fait perdre en laissant échapper Aratos. Les habitants de la Côte [45] eux aussi, se rallièrent au Roi de Sparte et lui remirent leurs villes. Il fit alors entourer l’Acrocorinthe de palissades et de murs.

XLI. Quant à Aratos, une poignée d’Achéens vinrent le trouver à Sicyone, et il y eut une assemblée où il fut élu stratège avec pleins pouvoirs. Il s’entoura d’une garde recrutée parmi ses compatriotes. Mêlé depuis trente-trois ans à la politique des Achéens, il avait été le premier des Grecs en puissance et en renommée ; et maintenant isolé, sans moyens d’action, écrasé, comme une épave du naufrage de sa patrie, il flottait exposé à tous les dangers d’une tempête si violente ! Et en effet les Étoliens, malgré ses prières, lui avaient refusé du secours ; et les bonnes dispositions de la ville d’Athènes s’étaient heurtées à la résistance d’Euryclide et de Micion. Aratos avait de l’argent et des maisons à Corinthe. Cléomène ne toucha à rien et n’y laissa toucher personne ; il fit même venir les amis et les intendants d’Aratos pour leur ordonner de faire le nécessaire et de tout garder afin d’en rendre compte un jour au propriétaire. Il lui envoya même, à titre privé, Tripyle, et ensuite Mégistonoos, son beau-père, pour lui promettre, entre autres avantages, une pension annuelle de douze talents. C’était enchérir de la moitié sur Ptolémée ; car ce Prince envoyait au stratège six talents par an. Cléomène demandait, en retour, à être proclamé chef des Achéens et à garder l’Acrocorinthe de concert avec eux. Aratos répondit qu’il ne disposait pas de la politique, mais qu’elle disposait plutôt de lui. Cléomène vit dans cette déclaration une ironie déplacée, et envahit aussitôt le pays de Sicyone, qu’il ravagea et pilla complètement. Il tint ensuite la ville bloquée pendant trois mois, sans aucune réaction d’Aratos, qui se demandait alors s’il accueillerait Antigone en lui livrant l’Acrocorinthe ; car le Macédonien ne voulait intervenir qu’à cette condition.

XLII. Dans ces conditions les Achéens, s’étant réunis à Égion, y convoquèrent Antigone. Il y avait du danger à les rejoindre, Cléomène campant sous les murs de Sicyone, et les citoyens cherchaient à le retenir par leurs prières en affirmant qu’ils ne le laisseraient pas s’exposer si près de l’ennemi. Même les femmes et les enfants se suspendaient à lui, l’embrassaient et pleuraient déjà leur père commun et leur sauveur. Il se contenta cependant de les encourager et de les réconforter ; puis il partit à cheval pour la mer, ayant avec lui dix amis et son fils, qui était déjà un jeune homme. Il y avait justement des vaisseaux à l’ancre. Ils purent donc s’embarquer et arriver à Égion pour l’assemblée, où l’on décida d’appeler Antigone et de lui remettre l’Acrocorinthe ; Aratos joignit même son fils aux otages qu’on lui envoya. Sur quoi les Corinthiens mécontents pillèrent ses biens et firent don de sa maison à Cléomène.

XLIII. Comme Antigone s’avançait déjà avec son armée (et il avait sous ses ordres vingt mille fantassins macédoniens et treize cents cavaliers), Aratos, avec les démiurges [46] , alla par mer à sa rencontre jusqu’à Pèges [47] , à l’insu des ennemis. Il ne comptait pas absolument sur Antigone et ne se fiait aux Macédoniens qu’avec réserve ; car sa grandeur, il le savait bien, venait surtout du tort qu’il leur avait fait, et le premier et le plus grand principe de sa politique était sa haine pour Antigone l’Ancien. Mais sentant peser sur lui une inflexible nécessité, celle des circonstances auxquelles sont asservis les prétendus maîtres du monde, il alla au-devant du danger. De fait Antigone, informé de l’arrivée d’Aratos, salua les autres délégués convenablement, mais sans aucune marque de distinction. Lui, au contraire, il l’accueillit, dès la première audience, avec des honneurs extraordinaires, et par la suite, reconnaissant en lui un homme de coeur et de sens, il le fit entrer plus avant dans son intimité. Et en effet, Aratos n’était pas seulement utile dans les grandes affaires ; quand le Roi avait des loisirs, il lui tenait des propos d’un charme incomparable. Aussi Antigone, malgré sa jeunesse, comprit-il que rien, dans le caractère de ce grand homme, ne l’empêchait d’agir efficacement dans l’intérêt d’un Roi qui serait son ami. Il le préféra dès lors non seulement aux Achéens, mais encore à tous les Macédoniens de la cour ; et c’est lui qu’il employa le plus, et jusqu’à la fin. Cette situation donnait tout son sens au présage envoyé récemment par la divinité. Car peu de temps auparavant, dit-on, au cours d’un sacrifice offert par Aratos, on vit, dans le foie d’une victime, deux vésicules de fiel enveloppées d’une seule couche de graisse. Le devin dit alors que bientôt Aratos serait uni à son pire ennemi, à son adversaire le plus hostile, par la plus étroite amitié. Sur le moment Aratos prit assez anal cette explication, n’attachant point, d’ordinaire, beaucoup d’importance aux sacrifices et aux prédictions, car il se fiait davantage au raisonnement. Mais plus tard, dans une période de succès militaires, Antigone offrit un banquet à Corinthe. Il y avait beaucoup d’invités et le Roi fit placer Aratos au-dessus de lui. Quelques instants après, il réclama une couverture et lui demanda :

« Ne trouves-tu pas, toi aussi, qu’il fait froid ? » — Je suis gelé ! répondit Aratos. — Alors, approche-toi ! » dit Antigone. On apporta un tapis, et les esclaves les en couvrirent tous deux à la fois. A ce moment Aratos se souvenant du sacrifice, fut pris d’un éclat de rire et raconta au Roi le présage et la prédiction. Mais cet incident eut lieu longtemps après.

XLIV. A Pèges on échangea des serments ; après quoi les deux alliés marchèrent tout de suite à l’ennemi. Il y eut des combats autour de Corinthe, car Cléomène était bien retranché et les Corinthiens se défendaient vaillamment. Mais là-dessus Aristote d’Argos, qui était un ami d’Aratos, lui envoya dire en secret qu’il débaucherait sa ville si Aratos y venait avec des soldats. Aratos avertit Antigone, et, parti à toute vitesse d’un port de l’Isthme avec quinze cents hommes, prit terre à Épidaure. Les Argiens, déjà soulevés, avaient attaqué les troupes de Cléomène, qu’ils bloquèrent dans l’Acropole d’Argos. Cléomène, instruit de ce soulèvement, craignit de se voir couper par ses ennemis, maîtres d’Argos, la retraite vers son pays. Il abandonna donc l’Acrocorinthe et partit au secours de sa garnison d’Argos, bien qu’il fît encore nuit. Il arriva le premier et mit les dissidents en fuite ; mais peu après, comme Aratos survenait et que le Roi se montrait avec son armée, il dut se retirer à Mantinée. Ensuite toutes les villes revinrent aux Achéens ; Antigone reçut l’Acrocorinthe, et Aratos, élu stratège par les Argiens, les persuada d’offrir en don à Antigone les biens des tyrans et des traîtres. Les Argiens torturèrent ensuite Aristomaque à Cenchrées et le jetèrent à la mer. Cette exécution fit le plus grand tort à Aratos ; on lui reprocha d’avoir laissé tuer illégalement un homme qui n’était pas méchant, qui même avait été en relation avec lui et s’était laissé convaincre par sa diplomatie de renoncer au pouvoir et de soumettre Argos aux Achéens.

XLV. Mais déjà on lui imputait même les torts des autres. C’était sa faute, par exemple, si les Achéens avaient donné la ville de Corinthe en présent à Antigone comme la première bourgade venue, s’ils lui avaient permis de piller Orchomène et d’y établir une garnison macédonienne, s’ils avaient décidé, par un vote, de ne pas écrire, ni envoyer d’ambassade à un autre Roi sans l’autorisation d’Antigone, s’ils étaient forcés de nourrir et de payer les Macédoniens, s’ils offraient à Antigone des sacrifices, des processions et des jeux, à commencer par les concitoyens d’Aratos, qui le recevaient dans leur ville, où Aratos l’hébergeait. De tout cela on accusait Aratos, sans comprendre qu’ayant remis les rênes à Antigone et entraîné par le torrent de l’autorité royale il n’était plus maître de rien que de sa seule voix ; encore ne pouvait-il tout dire sans danger. Il était visible en effet que les actes du Roi peinaient souvent Aratos. Ce fut le cas dans l’affaire des statues. Antigone releva celles des tyrans d’Argos qui avaient été renversées, et renversa celles des conquérants de l’Acrocorinthe, à la seule exception de la statue d’Aratos ; les vives instances du stratège ne le détournèrent pas de ces mesures. Il semblait aussi que les Achéens n’eussent pas réglé en vrais Grecs le sort de Mantinée. Mis en possession de cette ville par Antigone, ils tuèrent les plus illustres et les premiers citoyens ; et, parmi ceux qui restaient, ils vendirent les uns et envoyèrent les autres enchaînés en Macédoine. Ils réduisirent en esclavage enfants et femmes ; et, du produit de la vente, ils se partagèrent le tiers et attribuèrent les deux autres aux Macédoniens. Ils obéissaient ainsi, sans doute, aux lois de la vengeance ; et, en effet, s’il est terrible de traiter de la sorte, sous l’empire de la colère, des hommes de la même origine et du même sang que vous, du moins, quand on y est forcé [48] , il devient doux et non dur, suivant le mot de Simonide [49] , de donner à un coeur endolori et enflammé un soulagement et une satisfaction. Mais ce qui se fit après pour la même ville, il n’y a pas moyen de l’attribuer, de la part d’Aratos, à un motif noble, ni à la nécessité. Car les Achéens, qui la reçurent d’Antigone en don, ayant décidé de la coloniser, Aratos, choisi comme fondateur et étant alors stratège, fit décréter qu’on ne l’appellerait plus Mantinée, mais Antigonée, nom qu’elle porte depuis lors. C’est donc lui, semble-t-il, qui a rayé de la carte « l’aimable Mantinée [50] » pour donner à la ville subsistante le nom de ses bourreaux et des meurtriers de ses citoyens.

XLVI. Ensuite Cléomène, vaincu dans un grand combat à Sellasie [51] , abandonna Sparte et se rendit en Égypte. Quant à Antigone, après avoir fait pour Aratos tout ce qui était juste et humain, il revint en Macédoine. Il y tomba bientôt malade et il envoya dans le Péloponnèse son héritier présomptif, Philippe [52] , qui n’était guère qu’un jeune garçon. Il lui ordonna d’écouter surtout Aratos, de ne traiter avec les villes et de ne se faire connaître des Grecs que par son entremise. Et à vrai dire Aratos accueillit si bien ce jeune Prince et lui inspira de telles dispositions que Philippe regagna la Macédoine plein de bienveillance à son égard, d’intérêt et de zèle pour la Grèce.

XLVII. Après la mort d’Antigone [53] , les Étoliens, qui méprisaient les Achéens à cause de leur mollesse en les voyant, accoutumés désormais à se sauver par les mains d’autrui et à se réfugier derrière les armées de Macédoine, vivre dans l’inertie et le désordre, envahirent le Péloponnèse. Ils ravagèrent en passant les terres de Patras et de Dymé, puis entrèrent à Messène, qu’ils mirent au pillage. Mécontent de ces déprédations et voyant le stratège des Achéens alors en exercice, Timoxène, hésiter et atermoyer, car son mandat allait expirer, Aratos, désigné pour le remplacer, anticipa de cinq jours sa prise de pouvoir, afin de secourir les Messéniens. Il rassembla les Achéens, qui manquaient d’entraînement physique et n’étaient guère disposés à se battre ; aussi fut-il vaincu à Caphyes [54] . Son initiative ayant paru trop audacieuse, il s’attiédit une fois de plus, laissa flotter les rênes et abdiqua ses espérances. Aussi, bien que les Étoliens lui donnassent souvent prise sur eux, il toléra tout et les laissa, sans en être ému, s’ébattre dans le Péloponnèse avec beaucoup d’insolence et d’audace. Les Achéens tendaient donc à nouveau les mains vers la Macédoine, et, s’efforçant d’arracher Philippe à ses propres affaires, le ramenaient à celles de la Grèce, dans l’espoir que sa bienveillance pour Aratos et sa confiance en ce grand homme leur ferait trouver ce Prince en tout facile et maniable.

XLVIII. Alors pour la première fois les calomnies d’Apelle, de Mégaléas et de quelques autres courtisans perdirent Aratos dans l’esprit du Roi, qui appuya le candidat de la faction opposée, Épératos, et le fit élire stratège des Achéens. Mais comme ce personnage était absolument méprisé et qu’Aratos se désintéressait de la politique, il ne se faisait rien de ce qui eût été utile, et Philippe comprit qu’il se trompait du tout au tout. Il revint donc à Aratos et fut dès lors complètement à lui. Sa situation s’en ressentit, et il ne cessa de grandir en puissance et en réputation ; aussi était-il suspendu aux décisions de ce grand homme, sachant bien qu’il lui devait son crédit et l’accroissement de son influence. Tout le monde voyait en Aratos le digne inspirateur, non seulement de la démocratie, mais de la royauté ; car ses intentions et son caractère transparaissaient dans la conduite du Roi. Et en effet la modération d’un si jeune homme envers les Lacédémoniens, malgré leurs torts [55] , son habile diplomatie à l’égard des Crétois, qui lui gagna leur île entière en quelques jours [56] , et son expédition contre les Étoliens, menée avec une activité admirable, valurent à Philippe la réputation d’un élève docile, et à Aratos celle d’un bon conseiller. Ces succès aggravèrent l’envie des courtisans. Comme ils n’aboutissaient à rien par leurs menées secrètes, ils passèrent aux insultes publiques, et ils heurtaient Aratos, dans les parties de boisson, avec beaucoup d’insolence et de grossièreté : une fois même, après souper, comme il rentrait sous sa tente, ils le poursuivirent à coups de pierres. Irrité de cette violence Philippe leur infligea aussitôt une amende de vingt talents ; et plus tard, les voyant gâter et bouleverser ses affaires, il les tua.

XLIX. Mais, exalté par son heureuse fortune politique, il concevait beaucoup de grandes passions ; et sa méchanceté innée, le forçant à dépouiller une apparence contraire à sa nature, mettait à nu peu à peu et découvrait son caractère. Il commença par infliger un outrage personnel au jeune Aratos en séduisant sa femme, et cette liaison resta longtemps cachée, Philippe étant l’hôte du ménage et installé à son foyer. Ensuite il se montra plus rude à l’égard des villes grecques, et l’on vit que déjà il cherchait à secouer la tutelle d’Aratos. Le premier soupçon en vint de l’affaire de Messène. Les citoyens de cette ville étant en dissentiment, Aratos devait s’y rendre pour remédier à la situation. Il arriva trop tard. Philippe était là depuis la veille ; et, dès son entrée à Messène, il avait achevé d’exaspérer les deux partis à l’égard l’un de l’autre, en les conviant à des conciliabules séparés. Il disait aux magistrats : « N’avez-vous pas de lois contre la multitude ? », et aux chefs de la multitude : « N’avez-vous pas de mains contre vos tyrans ? » Ces propos enhardirent les uns et les autres. Les magistrats s’attaquèrent aux démagogues ; et ceux-ci, soulevant le peuple contre eux, les massacrèrent et tuèrent encore près de deux cents personnes.

L. Quand Philippe eut commis un forfait aussi terrible et aggravé encore l’hostilité mutuelle des Messéniens, Aratos survint. Il laissa voir son mécontentement personnel et n’empêcha pas son fils d’adresser d’amers reproches et des insultes au Prince. Ce jeune homme paraissait aimer Philippe ; mais, dans la conversation, il dit alors : « Tu n’es plus même beau à mes yeux, après une conduite pareille ; je te trouve le plus laid de tous les hommes. » Philippe ne répliqua rien, quoiqu’on pût s’y attendre à cause de sa colère et qu’il eût souvent interrompu par des hurlements l’invective du jeune Aratos. Il fit semblant de supporter ces reproches avec douceur, et, voulant se conduire en homme naturellement modéré et en diplomate, il prit le vieil Aratos par la main et le fit sortir du théâtre pour le conduire au fort du mont Ithome [57] , où il voulait sacrifier à Zeus et examiner la position ; car elle n’est pas moins forte que l’Acrocorinthe, et, si elle reçoit une garnison, elle devient une gêne pour les voisins, qui en viendraient difficilement à bout. Philippe y monta donc, et, après le sacrifice, il prit à deux mains les entrailles du boeuf, que le devin venait de lui apporter, et les fit voir à Aratos et à Démétrios de Pharos en se penchant tour à tour sur chacun d’eux. Il leur demanda en même temps ce qu’ils distinguaient dans ces entrailles : devait-il s’emparer de la citadelle ou la rendre aux Messéniens ? Démétrios alors se mit à rire et répliqua : « Si tu as une âme de devin, tu lâcheras cette position ; mais si tu as une âme de Roi, tu tiendras le boeuf par les deux cornes. » Il entendait par le boeuf le Péloponnèse, qui, si Philippe ajoutait l’Ithome à l’Acrocorinthe, serait absolument sous sa main et pour toujours abaissé. Quant à Aratos, il se tut longtemps ; et à la fin, pressé par Philippe de donner son avis, il répondit : « Philippe, les Crétois ont beaucoup de grandes montagnes ; et beaucoup de sommets s’élèvent de terre en Béotie et en Phocide. Il y a sans doute aussi beaucoup de positions en Acarnanie, tant sur terre que sur mer, qui offrent une merveilleuse sécurité. Mais tu n’as surpris aucune de ces positions, et pourtant leurs occupants font volontiers ce que tu leur prescris. Car les brigands s’attachent aux rochers et se fixent sur les lieux escarpés ; mais pour un Roi rien n’est plus sûr que la confiance et l’affection des peuples. C’est là ce qui t’ouvre la mer de Crète et le Péloponnèse ; c’est d’où tu es parti pour être déjà, à ton âge, le chef des uns et le maître des autres ! » Comme il parlait encore, Philippe rendit les entrailles au devin ; et, prenant avec énergie la main d’Aratos, il dit : « Reprenons donc le même chemin ! » Il insinuait ainsi que, par une sorte de violence, Aratos lui avait ôté la citadelle.

LI. Mais Aratos s’éloignait déjà de la cour et s’écartait petit à petit de l’intimité de Philippe. Comme ce Prince, au moment de passer en Épire, le priait de l’accompagner dans cette expédition, il s’y refusa et resta sur place, craignant de s’attirer une mauvaise réputation en participant à l’entreprise du Macédonien. Quand, après la ruine honteuse de sa flotte par les Romains [58] et l’échec total de sa politique, Philippe, de retour dans le Péloponnèse, essaya d’ensorceler encore les Messéniens, et, n’y pouvant réussir, jeta le masque et leur fit tort ostensiblement par la dévastation de leur pays, Aratos se détourna tout à fait de ce Prince et fut encore l’objet de vives attaques auprès de lui. Il connaissait maintenant les secrets de l’alcôve ; il en ressentait une douleur inguérissable, mais les dissimulait à son fils ; car à quoi bon lui faire connaître un outrage dont le malheureux n’avait aucun moyen de se venger ? En apparence, il s’était fait chez Philippe le changement le plus grand et le plus surprenant, puisqu’un Roi si doux et un jeune homme si raisonnable était devenu un homme insolent et un tyran exécrable. Mais il n’y avait pas là de transformation réelle ; seulement sa mauvaise nature s’étalait maintenant à la faveur d’une impunité assurée, alors que son inquiétude l’avait laissé longtemps ignorer.

LII. L’affection qui parut, dès le début, se développer en lui pour Aratos, était mêlée de respect et de crainte, comme il le montra par sa conduite envers le grand homme. Désirant faire disparaître Aratos, et croyant que, du vivant de celui-ci, il ne serait pas même libre, à plus forte raison tyran ou Roi, il ne recourut nullement à °la force ; mais il chargea Taurion, l’un de ses généraux et de ses amis, de faire le coup en secret, de préférence par le poison, et en son absence. Et l’homme, ayant fait d’Aratos son familier [59] , lui donna un poison, non pas prompt ni violent, mais de l’espèce qui, produisant d’abord dans le corps des chaleurs languissantes et excitant une toux faible, amène, petit à petit, une consomption mortelle. Néanmoins Aratos s’en aperçut ; mais, comme il n’y avait aucune utilité à établir la cause de son mal [60] , il le supporta jusqu’au bout doucement et en silence, comme une maladie banale et ordinaire. Un jour seulement qu’étant dans sa chambre avec un de ses amis il avait craché du sang, il dit, en le voyant surpris : « Voilà, Céphalon, le salaire de l’amitié royale ! »

LIII. Il mourut ainsi à Egion, étant stratège pour la dix-septième fois. Les Achéens se faisaient un point d’honneur d’y célébrer ses funérailles et de lui élever un tombeau digne de sa vie glorieuse. Mais les Sicyoniens auraient considéré comme un malheur que son corps ne fût pas enterré chez eux. Ils décidèrent donc les Achéens à le leur laisser. Mais comme ils avaient une loi ancienne, interdisant d’enterrer personne à l’intérieur des murs et qu’une crainte superstitieuse renforçait l’autorité de cette loi, ils envoyèrent à Delphes interroger la Pythie sur ce sujet. Elle leur rendit cet oracle :

Tu délibères toujours, Sicyone, sur les sacrifices et les saintes fêtes à offrir, pour prix de ta vie sauve, à Aratos, le Prince absent ? Ce qui pèserait sur la mémoire de ce héros serait aussi le pesant sacrilège envers la terre, le ciel et la mer. [61]

Cette réponse leur ayant été apportée, les Achéens en ressentirent une joie unanime, et, plus encore que leurs concitoyens, les Sicyoniens changèrent en fête leur deuil. Ils ramenèrent aussitôt le corps d’Egion dans leur ville, couronnés de fleurs et en vêtements blancs, avec des chants de triomphe et des choeurs ; et, choisissant un lieu bien en vue, ils l’y enterrèrent, comme le fondateur et le sauveur de leur ville. Cet endroit s’appelle encore aujourd’hui l’Aratéion, et on y offre des sacrifices à Aratos, d’abord le jour où il a délivré Sicyone de la tyrannie, le 5 du mois de Désios, que les Athéniens appellent Anthestérion [62] . Ce premier sacrifice a pour nom Fête du Sauveur. On en célèbre un second au jour anniversaire de la naissance d’Aratos. Le premier sacrifice fut inauguré par le prêtre de Zeus Sauveur, et le second par le fils d’Aratos, qui était ceint d’un tablier non pas tout blanc, mais mêlé de pourpre [63] . Des chants étaient exécutés, avec accompagnement de cithare, par la confrérie des artistes de Dionysos [64] , et le gymnasiarque présidait à la procession, en avant des enfants et des jeunes gens. Venaient ensuite les membres du Conseil, couronne en tête, et ceux des autres citoyens qui le voulaient. On garde encore, par scrupule, en ces jours-là, quelques vestiges des cérémonies d’alors ; mais la plupart des honneurs rendus au héros ont cessé par l’effet du temps et des circonstances.

LIV. Voilà comment, d’après l’histoire, Aratos l’Ancien a vécu et quel fut son caractère. Quant à son fils, Philippe, qui était naturellement méchant et joignait le sarcasme à la cruauté, lui fit administrer, non pas des poisons mortels, mais des toxiques propres à donner la folie et qui lui firent perdre l’esprit. Cette aliénation le conduisit à de terribles et étranges incartades. Il ne cherchait qu’à commettre des actes anormaux, à satisfaire des passions funestes et honteuses ; et quand la mort vint pour lui, bien qu’à la fleur de l’âge, elle ne fut pas un malheur, mais la délivrance et le salut. Du moins Philippe acquitta-t-il jusqu’au bout à Zeus, protecteur des hôtes et des amis, le prix de cette impiété envers ses familiers. Battu par les Romains [65] , il se remit à leur discrétion, et dut renoncer à l’Empire qu’il avait conquis, abandonner tous ses vaisseaux, à l’exception de cinq, s’engager à payer, en outre, mille talents et livrer son fils comme otage [66] . On lui laissa par pitié la Macédoine et ses dépendances directes. Comme il tuait toujours ses meilleurs sujets et ses plus proches parents, il remplit tout le royaume de terreur et de haine à son égard. Il n’avait acquis, parmi tant de maux, qu’un seul bonheur : celui d’avoir un fils d’une vertu éminente. Il le fit mourir par haine et par jalousie de l’estime où le tenaient les Romains, et laissa la souveraineté à l’autre, Persée, qui n’était pas, on l’affirme, son fils légitime, mais supposé, issu d’une couturière, Gnathénion. C’est de Persée que triompha Paul-Émile, et c’est en lui que se termina la dynastie royale d’Antigone. Mais la descendance d’Aratos subsiste encore de nos jours à Sicyone et à Pellène.



[1] Chrysippe (290 av.) philosophe stoïcien.

[2] Pindare : Pythiques, VIII, 44.

[3] Périandre, tyran de Corinthe de 625 à 585 av. J.-C., a été anis au nombre des sept sages, quoiqu’on lui attribue des folies criminelles.

[4] Antigone Gonatas ( ?-239 av. J.-C.) Roi de Macédoine depuis 277.

[5] Ptolémée Philadelphe (309-247 av. J.-C.), Roi d’Égypte depuis 285.

[6] En 251 av. J.-C.

[7] Il s’agit toujours de Ptolémée Philadelphe.

[8] C’est la fameuse prise de la Cadmée, en 379 av. J.-C.

[9] Thrasybule chassa d’Athènes les Trente Tyrans en 403 av. J.-C.

[10] Fils de Démétrios II et Roi de Macédoine de 220 à 179 av. J.-C.

[11] Démétrios II, Roi de Macédoine de 239 à 229 av. J.-C.

[12] Le péril étant le même des deux côtés, mieux vaut encore trahir que voler ; au surplus, Erginos et ses frères sont déjà passibles de mort. Raisonnement cynique et spécieux, la trahison étant plus facile à découvrir, puisqu’il faudra bien s’exposer au moins une heure, comme l’avoue le banquier, et devant être punie des pires supplices.

[13] Environ 4 mètres 50.

[14] 333.600 francs-or [1950].

[15] Il faut avouer que la poésie ne pouvait pas mieux imaginer, pour donner du merveilleux à un poème, que ces apparitions et disparitions de la lumière de la lune, qui viennent toutes si à propos. (Note de Ricard).

[16] Corinthe avait reçu en 335 une garnison macédonienne.

[17] Un des ports de Corinthe.

[18] Le célèbre fondateur du stoïcisme. Cette affirmation est un des paradoxes du Portique.

[19] Les Athéniens, résignés à la domination macédonienne et se méfiant, à juste titre, des Péloponnésiens, se désintéressent de la politique achéenne.

[20] A défaut d’instance internationale, les parties intéressées font appel à une cité, censée impartiale.

[21] Environ 27.000 francs-or [1950]. Ce n’était pas énorme.

[22] Ces jeux avaient lieu tous les deux ans à Némée, en Argolide.

[23] Ville d’Argolide, entre Corinthe et Argos.

[24] Comme pour s’embarquer.

[25] Mycènes, au nord-est d’Argos. Elle avait été le centre d’une civilisation brillante, mais ne cessa de décliner depuis l’invasion dorienne.

[26] Fils du tyran dont on a raconté la mort.

[27] La plus à l’Est des douze villes d’Achaïe.

[28] Il ne peut être question du célèbre auteur du Sacrifice d’Iphigénie, contemporain de la guerre du Péloponnèse.

[29] On ne voit pas trop comment, à moins que la garde n’eût abandonné la poursuite d’Erginos pour se lancer sur les traces supposées d’Aratos.

[30] Grande plaine de l’Attique.

[31] En Thessalie.

[32] En 229.

[33] Le plus grand et le plus petit port d’Athènes.

[34] Hermione était une ville maritime d’Argolide.

[35] Ce n’était pas absolument inexact.

[36] Ville d’Arcadie, près de Tégée.

[37] Montagne d’Arcadie, au nord-ouest de Mégalopolis.

[38] En Arcadie, au nord-ouest de Mantinée.

[39] Antigone Doson, tuteur de Philippe V après la mort de Démétrios II. Ayant épousé la veuve du feu Roi, il se fait proclamer Roi lui-même. Il meurt en 220 av. J.-C.

[40] Fable due, en réalité, à Stésichore, et dont La Fontaine s’inspirera dans le Cheval s’étant voulu venger du Cerf.

[41] Polybe, II, 47, 4 sqq.

[42] Historien du IIIe siècle avant notre ère, originaire d’Athènes ou de Naucratis.

[43] En Achaïe.

[44] Phénie, ville du nord-est de l’Arcadie, au pied du mont Cyllène. Pentélie est située dans la même région.

[45] En grec Acté. C’est la côte maritime du Péloponnèse qui touche à Corinthe.

[46] Littéralement : ceux qui travaillent pour le peuple. C’étaient les principaux magistrats des États du Péloponnèse.

[47] Port de la Mégaride.

[48] Y est-on jamais forcé ? D’ordinaire Plutarque est plus humain ; mais il avait une citation à placer.

[49] Dans un poème perdu. L’opposition est déplorable, puisque nul ne doute que le traitement dur pour les victimes ne soit agréable aux bourreaux, quand ils l’infligent, bien entendu.

[50] C’est l’épithète que lui donne Homère (Iliade, II, 607).

[51] Ville de Laconie, au nord de Sparte. La défaite de Cléomène eut lieu en 221.

[52] Il allait avoir dix-sept ans.

[53] En 220.

[54] En Arcadie.

[55] Suivant l’expression de Duruy, les Lacédémoniens avaient joué double jeu en pactisant à la fois avec les Achéens et avec les Étoliens. Ils avaient assassiné les partisans de la Macédoine. Philippe se contenta d’une expédition de représailles et feignit de prendre au sérieux les explications embarrassées des éphores.

[56] Mais pour fort peu de temps, Polybe déclare que les Crétois sont idolâtres du succès. (Polybe, VI, 9.)

[57] Position qui protège Messène.

[58] En 214 av. J.-C.

[59] Comment y parvint-il ? La circonspection et l’habileté que Plutarque prête à son héros, comme son expérience et sa connaissance des hommes, paraissent ici singulièrement en défaut. Reste l’hypothèse où la mort d’Aratos, victime, à cinquante-huit ans, du surmenage et peut-être d’une profonde dépression morale, serait naturelle. On pourrait songer aussi à une tuberculose sénile.

[60] Il y avait du moins intérêt à le soigner.

[61] Cet oracle est rédigé, comme d’ordinaire, en hexamètres dactyliques. Lindskog et Ziegler n’ont pas tort de le juger obscur. On peut ajouter qu’il répond à côté de la question.

[62] Février (?).

[63] Le blanc, couleur de la lumière, est essentiellement signe de joie. La pourpre symbolisait sans doute la souveraineté d’Aratos.

[64] Il s’agit des artistes dramatiques.

[65] Aux Cynoscéphales, en 197.

[66] Démétrios, qu’il flt mettre à mort en 181. En lui attribuant toutes les vertus, Plutarque se conforme à la tradition romaine. Les Romains n’avaient renvoyé le jeune Prince en Macédoine que pour en faire leur instrument.