PLUTARQUE

Vie de César

Traduction Ricard

I. Sylla, devenu maître de Rome, et n'ayant pu, ni par ses promesses, ni par ses menaces, déterminer César à répudier Cornélie, fille de Cinna, celui qui avait exercé la souveraine puissance, confisqua la dot de sa femme. La parenté de César avec le vieux Marius fut la cause de son inimitié pour Sylla. Marius avait épousé Julie, sour du père de César, et en avait eu le jeune Marius, qui par là était cousin-germain de César. Dans les commencements des proscriptions, Sylla, distrait par beaucoup d'autres soins et par le grand nombre de victimes qu'il immolait chaque jour, ne songea pas à César, qui, au lieu de se laisser oublier, se mit sur les rangs pour le sacerdoce, et se présenta devant le peuple pour le briguer, quoiqu'il fût dans la première jeunesse. Sylla, par son opposition, fit rejeter sa demande ; il voulut même le faire mourir. Et comme ses amis lui représentaient qu'il n'y aurait pas de raison de sacrifier un si jeune enfant : « Vous êtes vous-mêmes, leur répondit-il, bien peu avisés de ne pas voir dans cet enfant plusieurs Marius. » César, à qui cette parole fut rapportée, crut devoir se cacher, et il erra longtemps dans le pays des Sabins. Un jour qu'il était malade, et qu'il fut obligé de se faire porter pour changer de maison, il tomba la nuit entre les mains des soldats de Sylla, qui faisaient des recherches dans ce canton, et emmenaient tous ceux qui s'y trouvaient cachés. Il donna deux talents à Cornélius, leur capitaine, qui, à ce prix, favorisa son évasion. Il gagna aussitôt les bords de la mer ; et s'étant embarqué, il se retira en Bithynie, auprès du roi Nicomède.

II. Après y avoir séjourné peu de temps, il se remit en mer, et fut pris auprès de l'île de Pharmacuse par des pirates, qui, ayant déjà des flottes considérables et un nombre infini de petits vaisseaux, s'étaient rendus maîtres de toute cette mer. Ces pirates lui demandèrent vingt talents pour sa rançon ; il se moqua d'eux de ne pas savoir quel était leur prisonnier, et il leur en promit cinquante. Il envoya ceux qui l'accompagnaient dans différentes villes pour y ramasser cette somme, et ne retint qu'un seul de ses amis et deux domestiques, avec lesquels il resta au milieu de ces corsaires ciliciens, les plus sanguinaires des hommes ; il les traitait avec tant de mépris que, lorsqu'il voulait dormir, il leur faisait dire de garder un profond silence. Il passa trente-huit jours avec eux ; moins comme leur prisonnier que comme un prince entouré de ses gardes. Plein de sécurité, il jouait et faisait avec eux ses exercices, composait des poèmes et des harangues qu'il leur lisait ; et lorsqu'ils n'avaient pas l'air de les admirer, il les traitait, sans ménagement, d'ignorants et de barbares : quelquefois même il les menaçait, en riant, de les faire pendre. Ils aimaient cette franchise, qu'ils prenaient pour une simplicité et une gaieté naturelles. Quand il eut reçu de Milet sa rançon, et qu'il la leur eut payée, il ne fut pas plutôt en liberté qu'il équipa quelques vaisseaux dans le port de cette ville, et cingla vers ces pirates, qu'il surprit à l'ancre dans la rade même de l'île ; il en prit un grand nombre et s'empara de tout leur butin. De là il les conduisit à Pergame, où il les fit charger de fers, et alla trouver Junius, à qui il appartenait, comme préteur d'Asie, de les punir. Junius ayant jeté un oeil de cupidité sur leur argent, qui était considérable, lui dit qu'il examinerait à loisir ce qu'il devait faire de ces prisonniers. César, laissant là le préteur, et retournant à Pergame, fit pendre tous ces pirates, comme il le leur avait souvent annoncé dans l'île, où ils prenaient ses menaces pour des plaisanteries.

III. Lorsque la puissance de Sylla eut commencé à s'affaiblir, et que les amis de César lui eurent écrit de revenir à Rome, il alla d'abord à Rhodes pour y prendre des leçons d'Apollonius Molon, celui dont Cicéron avait été l'auditeur, qui enseignait la rhétorique avec beaucoup de succès, et qui d'ailleurs avait la réputation d'un homme vertueux. On dit que César, né avec les dispositions les plus heureuses pour l'éloquence politique, avait cultivé avec tant de soin ce talent naturel, que, de l'aveu de tout le monde, il tenait le second rang parmi les orateurs de Rome ; et il aurait eu le premier, s'il n'eût pas renoncé aux exercices du barreau, pour acquérir, par les talents militaires, la supériorité du pouvoir. Détourné par d'autres soins, il ne put parvenir, dans l'éloquence, à la perfection pour laquelle la nature l'avait fait ; il se livra uniquement au métier des armes et aux affaires politiques, qui le conduisirent enfin à la suprême puissance. Aussi, dans la réponse qu'il fit longtemps après l'éloge que Cicéron avait fait de Caton, il prie les lecteurs de ne pas comparer le style d'un homme de guerre avec celui d'un excellent orateur, qui s'occupait à loisir de ces sortes d'études. De retour à Rome, il accusa Dolabella de concussions dans le gouvernement de sa province, et trouva dans les villes de la Grèce un grand nombre de témoins qui déposèrent contre l'accusé. Cependant Dolabella fut absous ; et César, pour reconnaître la bonne volonté des Grecs, plaida contre Antoine, qu'ils accusaient de malversations, devant Marcus Lucullus, préteur de la Macédoine. Il parla avec tant d'éloquence qu'Antoine, qui craignit d'être condamné, en appela aux tribuns du peuple, sous prétexte qu'il ne pourrait obtenir justice contre les Grecs dans la Grèce même.

IV. À Rome, les grâces de son éloquence brillèrent au barreau, et lui acquirent une grande faveur. En même temps que son affabilité, sa politesse, l'accueil gracieux qu'il faisait à tout le monde, qualités qu'il possédait à un degré au-dessus de son âge, lui méritaient l'affection du peuple ; d'un autre côté, la somptuosité de sa table, et sa magnificence dans toute sa manière de vivre, accrurent peu à peu son influence et son pouvoir dans le gouvernement. D'abord ses envieux, persuadés que, faute de pouvoir suffire à cette dépense excessive, il verrait bientôt sa puissance s'éclipser, firent peu d'attention aux progrès qu'elle faisait parmi le peuple. Mais, quand elle se fut tellement fortifiée qu'il n'était plus possible de la renverser, et qu'elle tendait visiblement à ruiner la république, ils sentirent, mais trop tard, qu'il n'est pas de commencement si faible qui ne s'accroisse promptement par la persévérance, lorsqu'en méprisant ses premiers efforts on n'a pas mis obstacle à ses progrès. Cicéron paraît avoir été le premier à soupçonner et à craindre la douceur de sa conduite politique, qu'il comparait à la bonace de la mer, et à reconnaître la méchanceté de son caractère sous ces dehors de politesse et de grâce dont il la couvrait. « J'aperçois, disait cet orateur, dans tous ses projets et dans toutes ses actions des vues tyranniques ; mais quand je regarde ses cheveux si artistement arrangés, quand je le vois se gratter la tête du bout des doigts, je ne puis croire qu'un tel homme puisse concevoir le dessein si noir de renverser la république. » Mais cela ne fut dit que longtemps après.

V. César reçut une première marque de l'affection du peuple lorsqu'il se trouva en concurrence avec Caïus Pompilius, pour l'emploi de tribun des soldats ; il fut nommé le premier. Il en eut une seconde encore plus grande quand, à la mort de la femme de Marius, dont il était le neveu, il prononça avec beaucoup d'éclat son oraison funèbre dans la place publique, et qu'il osa faire porter à son convoi les images de Marius, qui n'avaient pas encore paru depuis que Sylla, maître dans Rome, avait fait déclarer Marius et ses partisans ennemis de la patrie. Quelques personnes s'étant récriées sur cette audace, le peuple s'éleva hautement contre elles, et par les applaudissements les plus prononcés témoigna son admiration pour le courage que César avait eu de rappeler, pour ainsi dire, des enfers les honneurs de Marius, ensevelis depuis si longtemps. C'était, de toute ancienneté, la coutume des Romains de faire l'oraison funèbre des femmes qui mouraient âgées ; mais cet usage n'avait pas lieu pour les jeunes femmes. César fut le premier qui prononça celle de sa femme, morte jeune. Cette nouveauté lui fit honneur, lui concilia la faveur publique, et le rendit cher au peuple, qui vit dans cette sensibilité une marque de ses mours douces et honnêtes. Après avoir fait les obsèques de sa femme, il alla comme questeur en Espagne sous le préteur Véter, qu'il honora depuis tant qu'il vécut, et dont il nomma le fils son questeur, quand il fut parvenu lui-même à la préture. Au retour de sa questure, il épousa en troisième noces Pompéia ; il avait de Cornélie, sa première femme, une fille, qui par la suite fut mariée au grand Pompée. Sa dépense, toujours excessive, faisait croire qu'il achetait chèrement une gloire fragile et presque éphémère, mais, dans la vérité, il s'acquérait à vil prix les choses les plus précieuses. On assure qu'avant d'avoir obtenu aucune charge il était endetté de treize cents talents. Mais le sacrifice d'une grande partie de sa fortune, soit dans l'intendance des réparations de la voie Appienne, soit dans son édilité, où il fit combattre devant le peuple trois cent vingt paires de gladiateurs ; la somptuosité des jeux, des fêtes et des festins qu'il donna, et qui effaçaient tout ce qu'on avait fait avant lui de plus brillant, inspirèrent au peuple une telle affection, qu'il n'y eut personne qui ne cherchât à lui procurer de nouvelles charges et de nouveaux honneurs, pour le récompenser de sa magnificence.

VI. Rome était alors divisée en deux factions : celle de Sylla, toujours très puissante, et celle de Marius, qui, réduite à une grande faiblesse et presque dissipée, osait à peine se montrer. César voulut relever et ranimer cette dernière : lorsque les dépenses de son édilité lui donnaient le plus d'éclat dans Rome, il fit faire secrètement des images de Marius, avec des Victoires qui portaient des trophées ; et une nuit il les plaça dans le Capitole. Le lendemain, quand on vit ces images tout éclatantes d'or, et travaillées avec le plus grand art, dont les inscriptions faisaient connaître que c'étaient les victoires de Marius sur les Cimbres, on fut effrayé de l'audace de celui qui les avait placées, car on ne pouvait s'y méprendre. Le bruit qui s'en répandit aussitôt attira tout le monde à ce spectacle : les uns disaient hautement que César aspirait à la tyrannie, en ressuscitant des honneurs qui avaient été comme ensevelis par des lois et des décrets publics : que c'était un essai qu'il faisait pour sonder les dispositions du peuple, déjà amorcé par sa magnificence ; et pour voir si, assez apprivoisé par les fêtes publiques qu'il lui avait données avec tant d'ostentation, il lui laisserait jouer de pareils jeux, et entreprendre des nouveautés si téméraires. Les partisans de Marius, de leur côté, enhardis par son audace, se rassemblèrent en très grand nombre et remplirent le Capitole du bruit de leurs applaudissements : plusieurs même d'entre eux, en voyant la figure de Marius, versaient des larmes de joie ; ils élevaient César jusqu'aux nues, et disaient qu'il était seul digne de la parenté de Marius. Le Sénat s'étant assemblé, Catulus Lutiatus, le plus estimé de tous les Romains de son temps, se leva, et parlant avec force contre César, il dit cette parole, si souvent répétée depuis : Que César n'attaquait plus la république par des mines secrètes, et qu'il dressait ouvertement contre elle toutes ses batteries. Mais César s'étant justifié auprès du sénat, ses admirateurs en conçurent de plus hautes espérances ; ils l'encouragèrent à conserver toute sa grandeur d'âme, et à ne plier devant personne, en l'assurant que, soutenu de la faveur du peuple, il l'emporterait sur tous ses rivaux et aurait un jour le premier rang dans Rome.

VII. La mort de Métellus ayant laissé vacante la place de grand-pontife, ce sacerdoce fut brigué avec chaleur par Isauricus et Catulus, deux des plus illustres personnages de Rome, et qui avaient le plus d'autorité dans le sénat. César, loin de céder à leur dignité, se présenta devant le peuple, et opposa sa brigue à celle de ces deux rivaux. Les trois compétiteurs avaient également de quoi soutenir leurs prétentions. Catulus, qui avec plus de dignité personnelle craignait davantage l'issue de cette rivalité, fit offrir secrètement à César des sommes considérables, s'il voulait se désister de sa poursuite ; César répondit qu'il en emprunterait de plus grandes encore pour soutenir sa brigue. Le jour de l'élection, sa mère l'accompagna tout en larmes jusqu'à la porte de sa maison. « Ma mère, lui dit César en l'embrassant, vous verrez aujourd'hui votre fils ou grand-pontife ou banni. » Quand on recueillit les suffrages, les contestations furent très vives, mais enfin César l'emporta, et un tel succès fit craindre au sénat et aux meilleurs citoyens qu'il ne prît assez d'ascendant sur le peuple pour le porter aux plus grands excès.

VIII. Ce fut alors que Pison et Catulus blâmèrent fort Cicéron d'avoir épargné César, qui avait donné prise sur lui dans la conjuration de Catilina. Celui-ci avait formé le complot non seulement de changer la forme du gouvernement, mais encore d'anéantir la république, et de détruire l'empire romain. Dénoncé sur des indices assez légers, il sortit de Rome avant que ses projets eussent été découverts ; mais il laissa Lentulus et Céthégus pour le remplacer dans la conduite de la conjuration. Il est douteux si César encouragea secrètement ces hommes audacieux, et leur donna même quelque secours ; ce qu'il y a de certain, c'est que ces deux conjurés ayant été convaincus par les preuves les plus évidentes, et Cicéron, alors consul, ayant demandé l'avis de chaque sénateur sur la punition des coupables, tous opinèrent à la mort, jusqu'à César, qui, s'étant levé, fit un discours préparé avec le plus grand soin ; il soutint qu'il n'était conforme ni à la justice, ni aux coutumes des Romains, à moins d'une extrême nécessité, de faire mourir des hommes distingués par leur naissance et par leur dignité, sans leur avoir fait leur procès dans les formes ; qu'il lui paraissait plus juste de les renfermer étroitement dans telles villes de l'Italie que Cicéron voudrait choisir, jusqu'à après la défaite de Catilina ; qu'alors le sénat pourrait, pendant la paix, délibérer à loisir sur ce qu'il conviendrait de faire de ces accusés. Cet avis, qui parut plus humain, et qu'il avait appuyé de toute la force de son éloquence, fit une telle impression qu'il fut adopté par tous les sénateurs qui parlèrent après lui ; plusieurs même de ceux qui avaient déjà opiné revinrent à son sentiment : mais lorsque Caton et Catulus furent en tour de dire leur avis, ils s'élevèrent avec force contre l'opinion de César ; Caton surtout ayant insisté sans ménagement sur les soupçons qu'on avait contre lui, les ayant même fortifiés par de nouvelles preuves, les conjurés furent envoyés au supplice ; et lorsque César sortit du sénat, plusieurs des jeunes Romains qui servaient alors de gardes à Cicéron coururent sur lui l'épée nue à la main ; mais Curion le couvrit de sa toge, et lui donna le moyen de s'échapper. Cicéron lui-même, sur qui ces jeunes gens jetèrent les yeux, les arrêta, soit qu'il craignît le peuple, soit qu'il crût ce meurtre tout à fait injuste et contraire aux lois. Si ces particularités sont vraies, je ne sais pourquoi Cicéron n'en a rien dit dans l'histoire de son consulat ; mais dans la suite il fut blâmé de n'avoir pas saisi une occasion si favorable de se défaire de César, et d'avoir trop redouté l'affection singulière du peuple pour ce jeune Romain.

IX. On eut, peu de jours après, une nouvelle preuve de cette faveur populaire. César étant entré au sénat pour se justifier des soupçons qu'on avait conçus contre lui, y essuya les plus violents reproches. Comme l'assemblée se prolongeait au delà du terme ordinaire, le peuple accourut en foule, environna le sénat, en jetant de grands cris, et demanda d'un ton impérieux qu'on laissât sortir César. Caton, qui craignait quelque entreprise de la part des indigents de Rome, de ces boute-feux de la multitude, qui avaient mis en César toutes leurs espérances, conseilla au sénat de faire tous les mois, à cette classe du peuple, une distribution de blé, qui n'ajouterait aux dépenses ordinaires de l'année que cinq millions cinq cent mille sesterces. Cette sage politique fit évanouir pour le moment la crainte du sénat ; elle affaiblit et dissipa même en grande partie l'influence de César, dans un temps où l'autorité de la préture allait le rendre bien plus redoutable. Cependant il ne s'éleva point de trouble ; au contraire, il éprouva lui-même une aventure domestique qui lui fut très désagréable.

X. Il y avait à Rome un jeune praticien nommé Pubius Clodius, distingué par ses richesses et par son éloquence ; mais qui, en insolence et en audace, ne le cédait à aucun des hommes les plus fameux par leur scélératesse. Il aimait Pompéia, femme de César, qui, elle-même, avait du goût pour lui ; mais son appartement était gardé avec le plus grand soin : Aurélia, mère de César, femme d'une grande vertu, veillait de si près sur sa belle-fille que les occasions de la voir et de lui parler étaient pour Clodius aussi difficiles que dangereuses. Les Romains adorent une divinité qu'ils nomment la Bonne-Déesse, comme les Grecs ont leur Gynécée, ou la déesse des femmes. Les Phrygiens, qui veulent se l'approprier, disent qu'elle était mère du roi Midas ; les Romains prétendent que leur Bonne-Déesse est une nymphe dryade, qui eut commerce avec le dieu Faune ; et les Grecs veulent que ce soit celle des mères de Bacchus qu'il n'est pas permis de nommer : aussi, quand les femmes célèbrent sa fête, elles couvrent leurs tentes de branches de vignes ; et, suivant la Fable, un dragon sacré se tient aux pieds de la statue de la déesse. Tant que ses mystères durent, il n'est permis à aucun homme d'entrer dans la maison où on les célèbre. Les femmes, retirées dans un lieu séparé, pratiquent plusieurs cérémonies conformes à celles qu'on observe dans les mystères d'Orphée. Lorsque le temps de la fête est venu, le consul ou le préteur (car c'est toujours chez l'un ou l'autre qu'elle est célébrée) sort de chez lui, avec tous les hommes qui habitent dans sa maison. La femme, qui en est restée la maîtresse, l'orne avec la décence convenable ; les principales cérémonies se font la nuit, et ces veillées sont mêlées de divertissements et de concerts. L'année de la préture de César, Pompéia fut chargée de célébrer cette fête : Clodius, qui n'avait pas encore de barbe, se flattant de n'être pas reconnu, prit l'habillement d'une ménétrière, sous lequel il avait tout l'air d'une jeune femme. Il trouva les portes ouvertes et fut introduit sans obstacle par une des esclaves de Pompéia, qui était dans la confidence, et qui le quitta pour aller avertir sa maîtresse : comme elle tardait à revenir, Clodius n'osa pas l'attendre dans l'endroit où elle l'avait laissé. Il errait de tous côtés dans cette vaste maison et évitait avec soin les lumières, lorsqu'il fut rencontré par une des femmes d'Aurélia, qui, croyant parler à une personne de son sexe, voulut l'arrêter et jouer avec lui ; étonnée du refus qu'il en fit, elle le traîna au milieu de la salle, et lui demanda qui elle était, et d'où elle venait. Clodius lui répondit qu'il attendait Abra, l'esclave de Pompéia ; mais sa voix le trahit, et cette femme s'étant rapprochée des lumières et de la compagnie, cria qu'elle venait de surprendre un homme dans les appartements. L'effroi saisit toutes les femmes : Aurélia fit cesser aussitôt les cérémonies, et voiler les choses sacrées. Elle ordonna de fermer les portes, visita elle-même toute la maison avec des flambeaux, et fit les recherches les plus exactes. On trouva Clodius caché dans la chambre de l'esclave qui l'avait introduit chez Pompéia ; il fut reconnu par toutes les femmes, et chassé ignominieusement. Elles sortirent de la maison dans la nuit même, et allèrent raconter à leurs maris ce qui venait de se passer.

XI. Le lendemain toute la ville fut informée que Clodius avait commis un sacrilège horrible ; et l'on disait partout qu'il fallait le punir rigoureusement, pour faire une réparation éclatante, non seulement à ceux qu'il avait personnellement offensés, mais encore à la ville et aux dieux qu'il avait outragés. Il fut cité par un des tribuns devant les juges, comme coupable d'impiété ; les principaux d'entre les sénateurs parlèrent avec force contre lui, et l'accusèrent de plusieurs autres grands crimes, en particulier d'un commerce incestueux avec sa propre sour, femme de Lucullus. Mais le peuple s'étant opposé à des poursuites si vives, et ayant pris la défense de Clodius, lui fut d'un grand secours auprès des juges que cette opposition étonna, et qui craignirent les fureurs de la multitude. César répudia sur-le-champ Pompéia, et appelé en témoignage contre Clodius, il déclara qu'il n'avait aucune connaissance des faits qu'on imputait à l'accusé. Cette déclaration ayant paru fort étrange, l'accusateur lui demanda pourquoi donc il avait répudié sa femme : « C'est, répondit-il, que ma femme ne doit pas même être soupçonnée. » Les uns prétendent que César parla comme il pensait ; d'autres croient qu'il cherchait à plaire au peuple, qui voulait sauver Clodius. L'accusé fut donc absous, parce que la plupart des juges donnèrent leur avis sur plusieurs affaires à la fois, afin, d'un côté, de ne pas s'attirer, par sa condamnation, le ressentiment du peuple ; et, de l'autre, pour ne pas se déshonorer aux yeux des bons citoyens par une absolution formelle.

XII. César, en sortant de la préture, fut désigné par le sort pour aller commander en Espagne. Ses créanciers, qu'il était hors d'état de satisfaire, le voyant sur son départ, vinrent crier après lui, et solliciter le paiement de leurs créances. Il eut donc recours à Crassus, le plus riche des Romains, qui avait besoin de la chaleur et de l'activité de César pour se soutenir contre Pompée, son rival en administration. Crassus s'engagea envers les créanciers les plus difficiles et les moins traitables pour la somme de huit cent trente talents. César, dont il se rendit caution, fut libre de partir pour son gouvernement. On dit qu'en traversant les Alpes, il passa dans une petite ville occupée par des Barbares, et qui n'avait qu'un petit nombre de misérables habitants. Ses amis lui ayant demandé, en plaisantant, s'il croyait qu'il y eût dans cette ville des brigues pour les charges, des rivalités pour le premier rang, des jalousies entre les citoyens les plus puissants, César leur répondit très sérieusement qu'il aimerait mieux être le premier parmi ces Barbares que le second dans Rome. Pendant son séjour en Espagne, il lisait, un jour de loisir, des particularités de la vie d'Alexandre et, après quelques moments de réflexion, il se mit à pleurer. Ses amis, étonnés, lui en demandèrent la cause. « N'est-ce pas pour moi, leur dit-il, un juste sujet de douleur qu'Alexandre, à l'âge où je suis, eût déjà conquis tant de royaumes, et que je n'aie encore rien fait de mémorable ? » À peine arrivé en Espagne, il ne perdit pas un moment, et en peu de jours il eut mis sur pied dix cohortes, qu'il joignit aux vingt qu'il y avait trouvées marchant à leur tête contre les Calléciens et les Lusitaniens, il vainquit ces deux peuples, et s'avança jusqu'à la mer extérieure, en subjuguant des nations qui n'avaient jamais été soumises aux Romains. À la gloire des succès militaires il ajouta celle d'une sage administration pendant la paix ; il rétablit la concorde dans les villes et s'appliqua surtout à terminer les différends qui s'élevaient chaque jour entre les créanciers et les débiteurs. Il ordonna que les premiers rendraient, tous les ans, les deux tiers des revenus des débiteurs, et que ceux-ci auraient l'autre tiers jusqu'à l'entier acquittement de la dette. La sagesse de ce règlement lui fit beaucoup d'honneur ; il quitta son gouvernement, après s'y être enrichi, et avoir procuré des gains considérables à ses soldats, qui, avant son départ, le saluèrent du titre d'impérator.

XIII. Les Romains qui demandaient l'honneur du triomphe étaient obligés de demeurer hors de la ville ; et pour briguer le consulat, il allait être dans Rome. César, arrêté par ces lois contraires, car on était à la veille des comices consulaires, envoya demander au sénat la permission de solliciter le consulat par ses amis, en restant hors de la ville. Caton, armé de la loi, combattit vivement la prétention de César ; mais voyant qu'il avait mis plusieurs sénateurs dans ses intérêts, il chercha à gagner du temps, et employa le jour entier à dire son opinion. César alors prit le parti d'abandonner le triomphe et de briguer le consulat. Il entra dans Rome, et fit une action d'éclat, dont tout le monde, excepté Caton, fut la dupe : il réconcilia Crassus et Pompée, les deux hommes qui avaient le plus de pouvoir dans la ville. César apaisa leurs dissensions, les remit bien ensemble ; et par là il réunit en lui seul la puissance de l'un et de l'autre. On ne s'aperçut pas que ce fut cette action, en apparence si honnête, qui causa le renversement de la république. En effet, ce fut moins l'inimitié de César et de Pompée, comme on croit communément, qui donna naissance aux guerres civiles, que leur amitié même, qui les réunit d'abord pour renverser le gouvernement aristocratique, et qui aboutit ensuite à une rupture ouverte entre ces deux rivaux. Caton, qui prédit souvent le résultat de leur liaison, n'y gagna alors que de passer pour un homme difficile et chagrin ; dans la suite l'événement le justifia ; et l'on reconnut qu'il avait dans ses conseils plus de prudence que de bonheur.

XIV. César, en se présentant aux comices entouré de la faveur de Crassus et de Pompée, fut porté avec le plus grand éclat à la dignité de consul : on lui donna pour collègue Calpurnius Bibulus. Il était à peine entré en exercice de sa charge, qu'il publia des lois dignes, non d'un consul, mais du tribun le plus audacieux. Il proposa, par le seul motif de plaire au peuple, des partages de terres et des distributions de blé. Les premiers et les plus honnêtes d'entre les sénateurs s'élevèrent contre ces lois ; et César, qui depuis longtemps ne cherchait qu'un prétexte pour se déclarer, protesta hautement qu'on le poussait malgré lui vers le peuple ; que l'injustice et la dureté du sénat le mettaient dans la nécessité de faire la cour à la multitude, et sur-le-champ il se rendit à l'assemblée du peuple. Là, ayant à ses côtés Crassus et Pompée, il leur demanda à haute voix s'ils approuvaient les lois qu'il venait de proposer. Sur leur réponse affirmative, il les exhorta à le soutenir contre ceux qui, pour les lui faire retirer, le menaçaient de leurs poignards. Ils le lui promirent tous deux ; et Pompée ajouta qu'il opposerait à ces poignards l'épée et le bouclier. Cette parole déplut aux sénateurs et aux nobles, qui la trouvèrent peu convenable à sa dignité personnelle, aux égards qu'il devait au sénat, et digne tout au plus d'un jeune homme emporté ; mais elle le rendit très agréable au peuple. César, qui voulait s'assurer de plus en plus la puissance de Pompée, lui donna en mariage sa fille Julia, déjà fiancée à Servilius Cépion, auquel il promit la fille de Pompée, qui elle-même n'était pas libre, ayant été déjà promise à Faustus, fils de Sylla. Peu de temps après, il épousa Calpurnie, fille de Pison, et fit désigner celui-ci consul pour l'année suivante. Caton ne cessait de se récrier, et de protester en plein sénat contre l'impudence avec laquelle on prostituait ainsi l'empire par des mariages ; et, en trafiquant des femmes, on se donnait mutuellement les gouvernements des provinces, les commandements des armées et les premières charges de la république. Bibulus, le collègue de César, voyant l'inutilité des oppositions qu'il faisait à ces lois, ayant même souvent couru le risque, ainsi que Caton, d'être tué sur la place publique, passa le reste de son consulat renfermé dans sa maison. Pompée, aussitôt après son mariage, ayant rempli la place d'hommes armés, fit confirmer ces lois par le peuple, et décerner à César, pour cinq ans, le gouvernement des deux Gaules cisalpine et transalpine, auquel on ajoutait l'Illyrie, avec quatre légions.

XV. Caton ayant voulu s'opposer à ces décrets, César le fit arrêter et conduire en prison, dans la pensée que Caton appellerait de cet ordre aux Tribuns ; mais il s'y laissa mener sans rien dire ; et César voyant non seulement les principaux citoyens révoltés de cette indignité, mais le peuple lui-même, par respect pour la vertu de Caton, le suivre dans un morne silence, fit prier sous main un des tribuns d'enlever Caton à ses licteurs. Après un tel acte de violence, très peu de sénateurs l'accompagnèrent au sénat ; la plupart, offensés de sa conduite, se retirèrent. Considius, un des plus âgés de ceux qui l'y avaient suivi, lui dit que les sénateurs n'étaient pas venus, parce qu'ils avaient craint ses armes et ses soldats. « Pourquoi donc, reprit César, cette même crainte ne vous fait-elle pas rester chez vous ? - Ma vieillesse, repartit Considius, m'empêche d'avoir peur ; le peu de vie qui me reste n'exige pas tant de précaution. » Mais tous les actes de son consulat, aucun ne lui fit plus de tort que d'avoir fait nommé tribun du peuple ce même Clodius qui l'avait déshonoré en violant les veilles secrètes et mystérieuses que les dames romaines célébraient dans sa maison ; cette élection avait pour motif la ruine de Cicéron et, César ne partit pour son gouvernement qu'après l'avoir brouillé avec Clodius, et l'avoir fait bannir de l'Italie.

XVI. Voilà les actions de sa vie qui précédèrent son commandement dans les Gaules. Les guerres qu'il fit depuis, ces expéditions fameuses dans lesquelles il soumit les Gaules, lui ouvrirent une route toute différente, et commencèrent, en quelque sorte, pour lui une seconde vie ; c'est dans cette nouvelle carrière qu'il se montre à nous aussi grand homme de guerre, aussi habile capitaine qu'aucun des généraux qui se sont fait le plus admirer, et ont acquis le plus de gloire par leurs exploits. Soit qu'on lui compare les Fabius, les Métellus, les Scipions, ou les autres généraux ses contemporains, ou ceux qui ont vécu peu de temps avant lui, tels que les Sylla, les Marius, les Lucullus, et Pompée lui-même.

Dont la gloire et le nom s'élèvent jusqu'aux cieux.

en quelque genre de succès militaire que ce soit, on reconnaîtra que les exploits de César le mettent au-dessus de tous ces grands capitaines. Il a surpassé l'un par la difficulté des lieux où il a fait la guerre ; l'autre, par l'étendue des pays qu'il a subjugués ; celui-ci, par le nombre et la force des ennemis qu'il a vaincus ; celui-là, par la férocité et la perfidie des nations qu'il a soumises ; l'un, par sa douceur et sa clémence envers les prisonniers ; un autre, par les présents et les bienfaits dont il a comblé ses troupes ; enfin, il a été supérieur à tous ses grands hommes, par le nombre de batailles qu'il a livrées, et par la multitude incroyable d'ennemis qu'il a fait périr. En moins de dix ans qu'a duré sa guerre dans les Gaules, il a pris d'assaut plus de huit cents villes, il a soumis trois cents nations différentes, et combattu, en plusieurs batailles rangées, contre trois millions d'ennemis, dont il en a tué un million, et fait autant de prisonniers.

XVII . D'ailleurs, il savait inspirer à ses soldats un affection et une ardeur si vives que ceux qui, sous d'autres chefs et dans d'autres guerres, ne différaient pas des soldats ordinaires, devenaient invincibles sous César, et ne trouvaient rien qui pût résister à l'impétuosité avec laquelle ils se précipitaient dans les plus grands dangers. Tel fut Acilius, qui, dans un combat naval donné près de Marseille, s'étant jeté dans un vaisseau ennemi, et ayant eu la main droite abattue d'un coup d'épée, n'abandonna pas son bouclier qu'il tenait de la main gauche, et dont il frappa sans relâche les ennemis au visage avec tant de roideur, qu'il les renversa tous, et se rendit maître du vaisseau. Au combat de Dyrrachium, Cassius Scéva eut l'oil percé d'une flèche, l'épaule et la cuisse traversées de deux javelots, et reçut cent trente coups sur son bouclier. Il appela les ennemis, comme s'il eût eu l'intention de se rendre ; et de deux qui s'approchèrent, l'un eut l'épaule abattue d'un coup d'épée ; l'autre, blessé au visage, prit la fuite. Cassius, secouru par ses compagnons, eut le bonheur de s'échapper. Dans la Grande-Bretagne, les chefs de bande s'étaient engagés dans un fond marécageux et plein d'eau, où ils étaient attaqués vivement par les ennemis. Un soldat de César, sous les yeux mêmes du général se jetant au milieu des Barbares, fait des prodiges incroyables de valeur, les oblige de prendre la fuite et sauve les officiers. Ensuite, il passe le marais le dernier, traverse avec la plus grande peine cette eau bourbeuse, partie à la nage, partie en marchant, et gagne l'autre rive, mais avec le chagrin d'avoir laissé son bouclier. César, qui ne pouvait trop admirer son courage, court à lui avec toutes les démonstrations de la joie la plus vive ; mais le soldat, la tête baissée et les yeux baignés de larmes, tombe aux pieds de César et lui demande pardon d'être revenu sans son bouclier. En Afrique, Scipion s'était emparé d'un vaisseau de César, monté par Granius Pétron, qui venait d'être nommé questeur. Scipion fit massacrer tout l'équipage, et dit au questeur qu'il lui donnait la vie. Granius répondit que les soldats de César étaient accoutumés à donner la vie aux autres, non pas à la recevoir. En disant ces mots, il tire son épée et se tue.

XVIII. Cette ardeur et cette émulation pour la gloire étaient produites et nourries en eux par les récompenses et les honneurs que César leur prodiguait ; par l'espérance qu'il leur donnait qu'au lieu de faire servir à son luxe et à ses plaisirs les richesses qu'il amassait dans ces guerres, il les mettait en dépôt chez lui pour être le prix de la valeur, également destiné à tous ceux qui le mériteraient ; et qu'il ne se croyait riche qu'autant qu'il pouvait récompenser la bonne conduite de ses soldats. D'ailleurs, il s'exposait volontiers à tous les périls et ne se refusait à aucun des travaux de la guerre. Ce mépris du danger n'étonnait point ses soldats, qui connaissaient son amour pour la gloire ; mais ils étaient surpris de sa patience dans les travaux, qu'ils trouvaient supérieure à ses forces ; car il avait la peau blanche et délicate, était frêle de corps, et sujet à de fréquents maux de tête et à des attaques d'épilepsie, dont il avait senti les premiers accès à Cordoue. Mais, loin de se faire de la faiblesse de son tempérament un prétexte pour vivre dans la mollesse, il cherchait dans les exercices de la guerre un remède à ses maladies ; il les combattait par des marches forcées, par un régime frugal, par l'habitude de coucher en plein air, et d'endurcir ainsi son corps à toutes sortes de fatigues. Il prenait presque toujours son sommeil dans un chariot ou dans une litière, pour faire servir son repos même à quelque fin utile. Le jour, il visitait les forteresses, les villes et les camps ; et il avait toujours à côté de lui un secrétaire pour écrire sous sa dictée en voyageant, et derrière, un soldat qui portait son épée. Avec cela, il faisait une si grande diligence que la première fois qu'il sortit de Rome, il se rendit, en huit jours, sur les bords du Rhône. Il eut, dès sa première jeunesse, une grande habitude du cheval, et il acquit la facilité de courir à toute bride, les mains croisées derrière le dos. Dans la guerre des Gaules, il s'accoutuma à dicter des lettres étant à cheval, et à occuper deux secrétaires à la fois, ou même un plus grand nombre, suivant Oppius. Il fut, dit-on, le premier qui introduisit dans Rome l'usage de communiquer par lettres avec ses amis, lorsque les affaires pressées ne lui permettaient pas de s'aboucher avec eux, ou que le grand nombre de ses occupations et l'étendue de la ville ne lui en laissaient pas le temps.

XIX. On cite un trait remarquable de sa simplicité dans la manière de vivre : Valérius Léo, son hôte à Milan, lui donnant un jour à souper, fit servir un plat d'asperges que l'on avait assaisonnées avec de l'huile de senteur, au lieu d'huile d'olive. Il en mangea sans avoir l'air de s'en apercevoir ; et ses amis s'en étant plaints, il leur en fit des reproches. « Ne devait-il pas vous suffire, leur dit-il, de n'en pas manger, si vous ne les trouviez pas bonnes ? Relever ce défaut de savoir-vivre, ce n'est pas savoir vivre soi-même. » Surpris, dans un de ses voyages, par un orage violent, il fut obligé de chercher une retraite dans la chaumière d'un pauvre homme, où il ne se trouva qu'une petite chambre, à peine suffisante pour une seule personne. « Il faut, dit-il à ses amis, céder aux grands les lieux les plus honorables ; mais les plus nécessaires ; il faut les laisser aux plus malades. » Il fit coucher Oppius dans la chambre, parce qu'il était incommodé, et il passa la nuit, avec ses autres amis, sous une couverture du toit en saillie.

XX. Les Helvétiens et les Tiguriniens furent les premiers peuples de la Gaule qu'il combattit. Après avoir eux-mêmes brûlé leurs douze villes et quatre cents villages de leur dépendance, ils s'avançaient pour traverser la partie des Gaules qui était soumise aux Romains, comme autrefois les Cimbres et les Teutons, à qui ils n'étaient inférieurs ni par leur audace, ni par leur multitude ; on en portait le nombre à trois cent mille hommes, dont quatre-vingt-dix mille étaient en âge de servir. Il ne marcha pas en personne contre les Tiguriniens ; ce fut Labiénus, un de ses lieutenants, qui les défit et les tailla en pièces sur les bords de l'Arar. Il conduisait lui-même son corps d'armée dans une ville alliée, lorsque les Hélvétiens tombèrent sur lui sans qu'il s'y attendît. Il fut obligé de gagner un lieu fort d'assiette, où il rassembla ses troupes et les mit, en bataille. Lorsqu'on lui amena le cheval qu'il devait monter : « Je m'en servirai, dit-il, après la victoire, afin de poursuivre les ennemis ; maintenant marchons à eux, » et il alla les charger à pied. Il lui en coûta beaucoup de temps et de peine pour enfoncer leurs bataillons ; et après les avoir mis en déroute, il eut encore un plus grand combat à soutenir pour forcer leur camp : outre qu'ils y avaient fait avec leurs chariots un fort retranchement, et que ceux qu'il avait rompus s'y étaient ralliés, leurs enfants et leurs femmes s'y défendirent avec le dernier acharnement ; ils se firent tous tailler en pièces, et le combat finit à peine au milieu de la nuit. Il ajouta à l'éclat de cette victoire un succès plus glorieux encore : ce fut de réunir tous les Barbares qui avaient échappé au carnage, de les faire retourner dans le pays qu'ils avaient abandonné, pour rétablir les villes qu'ils avaient brûlées : ils étaient plus de cent mille. Son motif était d'empêcher que les Germains, voyant ce pays désert, ne passassent le Rhin pour s'y établir.

XXI. La seconde guerre qu'il entreprit eut pour objet de défendre les Celtes contre les Germains. Il avait fait, quelque temps avant, reconnaître à Rome Ariovistus, leur roi, pour ami et pour allié des Romains ; mais c'étaient des voisins insupportables pour les peuples que César avait soumis, et l'on ne pouvait douter qu'à la première occasion, peu contents de ce qu'ils possédaient, ils ne voulussent s'emparer du reste de la Gaule. César s'étant aperçu que ses capitaines, les plus jeunes surtout et les plus nobles, qui ne l'avaient suivi que dans l'espoir de s'enrichir et de vivre dans le luxe, redoutaient cette nouvelle guerre, les assembla, et leur dit qu'ils pouvaient quitter le service ; que, lâches et mous comme ils l'étaient, ils ne devaient pas contre leur gré s'exposer au péril. « Je n'ai besoin, ajouta-t-il, que de la dixième légion pour attaquer les Barbares, qui ne sont pas des ennemis plus redoutables que les Cimbres ; et je ne me crois pas inférieur à Marius. » La dixième légion, flattée de cette marque d'estime, lui députa quelques officiers pour lui témoigner sa reconnaissance : les autres légions désavouèrent leurs capitaines : et tous également, remplis d'ardeur et de zèle, le suivirent pendant plusieurs journées de chemin et campèrent à deux cents stades de l'ennemi. Leur arrivée rabattit beaucoup de l'audace d'Ariovistus. Loin de s'attendre à être attaqué par les Romains, il avait cru qu'ils n'oseraient pas soutenir la présence de ses troupes ; il fut donc étonné de la hardiesse de César et s'aperçut qu'elle avait jeté le trouble dans son armée. Leur ardeur fut encore plus émoussée par les prédictions de leurs prêtresses, qui, prétendant connaître l'avenir par le bruit des eaux, par les tourbillons que les courants font dans les rivières, leur défendaient de livrer la bataille avant la nouvelle lune. César, averti de cette défense, et voyant les Barbares se tenir en repos, crut qu'il aurait bien plus d'avantage à les attaquer dans cet état de découragement, que de rester lui-même oisif et d'attendre le moment qui leur serait favorable. Il alla donc escarmoucher contre eux jusque dans leurs retranchements, et sur les collines où ils étaient campés. Cette provocation les irrita tellement que, n'écoutant plus que leur colère, ils descendirent dans la plaine pour combattre. Ils furent complètement défaits ; et César les ayant poursuivis jusqu'aux bords du Rhin, l'espace de trois cents stades, couvrit toute la plaine de morts et de dépouilles. Ariovistus, qui avait fui des premiers, passa le Rhin avec une suite peu nombreuse : il resta, dit-on, quatre-vingt mille morts sur la place.

XXII. Après tous ces exploits, il mit ses troupes en quartier d'hiver dans le pays des Séquanais ; et lui-même, pour veiller de plus près sur ce qui se passait à Rome, il alla dans la Gaule, qui est baignée par le Pô, et qui faisait partie de son Gouvernement ; car le Rubicon sépare la Gaule cisalpine du reste de l'Italie. Pendant le séjour assez long qu'il y fit, il grossit beaucoup le nombre de ses partisans ; on s'y rendait en foule de Rome, et il donnait libéralement ce que chacun lui demandait : il les renvoya tous, ou comblés de présents, ou pleins d'espérance. Dans tout le cours de cette guerre, Pompée ne se douta même pas que tour à tour César domptait les ennemis avec les armes des Romains, et qu'il gagnait les Romains avec l'argent des ennemis. Cependant César ayant appris que les belges, les plus puissants des Gaulois, et qui occupent la troisième partie de la Gaule, s'étaient soulevés, et avaient mis sur pied une armée nombreuse, y courut en diligence, tomba sur eux pendant qu'ils ravageaient les terres des alliés de Rome, défit tous ceux qui s'étaient réunis, et qui se défendirent lâchement ; il en tua un si grand nombre que les Romains passaient les rivières et les étangs sur les corps morts dont ils étaient remplis. Cette défaite effraya tellement les peuples qui habitaient les bords de l'Océan qu'ils se rendirent sans combat.

XXIII. Après cette victoire, il marcha contre les Nerviens, les plus sauvages et les plus belliqueux des Belges ; ils habitaient un pays couvert d'épaisses forêts, au fond desquelles ils avaient retiré, le plus loin qu'ils avaient pu de l'ennemi, leurs femmes, leurs enfants, et leurs richesses. Ils vinrent au nombre de soixante mille fondre sur César, occupé alors à se retrancher, et qui ne s'attendait pas à combattre. Sa cavalerie fut rompue du premier choc ; et les Barbares, sans perdre un instant, ayant enveloppé la douzième et la septième légion, en massacrèrent tous les officiers : si César, arrachant le bouclier d'un soldat, et se faisant jour à travers ceux qui combattaient devant lui, ne se fût jeté sur les Barbares ; si la dixième légion, qui, du haut de la colline qu'elle occupait, vit le danger auquel César était exposé, n'eût fondu précipitamment sur les Barbares, et n'eût, en arrivant, renversé leurs premiers bataillons, il ne serait pas resté un seul Romain ; mais ranimés par l'audace de leur général, ils combattirent avec un courage supérieur à leurs forces ; cependant, malgré tous leurs efforts, ils ne purent faire tourner le dos aux Nerviens, qui furent taillés en pièces en se défendant avec la plus grande valeur. De soixante mille qu'ils étaient, il ne s'en sauva, dit-on, que cinq cents ; et de quatre cents de leurs sénateurs, il ne s'en échappa que trois. Dès que le sénat à Rome eut appris ces succès extraordinaires, il ordonna qu'on ferait, pendant quinze jours, des sacrifices aux dieux, et qu'on célébrerait des fêtes publiques : jamais encore on n'en avait fait autant pour aucune victoire ; mais le soulèvement simultané de tant de nations avait montré toute la grandeur du péril ; et l'affection du peuple pour César attachait plus d'éclat à la victoire qu'il avait remportée. Jaloux d'entretenir cette disposition de la multitude, il venait chaque année, après avoir réglé les affaires de la Gaule, passer l'hiver aux environs du Pô, pour disposer des affaires de Rome.

XXIV. Non seulement il fournissait à ceux qui briguaient les charges l'argent nécessaire pour corrompre le peuple, et se donnait par là des magistrats qui employaient toute leur autorité à accroître sa puissance ; mais encore il donnait rendez-vous, à Lucques, à tout ce qu'il y avait dans Rome de plus grands et de plus illustres personnages, tels que Pompée, Crassus, Appius, gouverneur de la Sardaigne, et Népos, proconsul d'Espagne ; en sorte qu'il s'y trouvait jusqu'à cent vingt licteurs qui portaient les faisceaux, et plus de deux cents sénateurs. Ce fut là qu'avant de se séparer, ils tinrent un conseil, dans lequel on convint que Crassus et Pompée seraient désignés consuls pour l'année suivante ; qu'on continuerait à César, pour cinq autres années, le gouvernement de la Gaule, et qu'on lui fournirait de l'argent pour la solde des troupes. Ces dispositions révoltèrent tout ce qu'il y avait de gens sensés à Rome ; car ceux à qui César donnait de l'argent engageaient le sénat à lui en fournir, comme s'il en eût manqué ; ou plutôt ils arrachaient au sénat des décrets dont ce corps lui-même ne pouvait s'empêcher de gémir. Il est vrai que Caton était absent ; on l'avait à dessein envoyé en Cypre. Favonius, imitateur zélé de Caton, tenta de s'opposer à ces décrets ; et voyant que ses oppositions étaient inutiles, il s'élança hors du sénat et alla dans l'assemblée du peuple pour parler hautement contre ces lois ; mais il ne fut écouté de personne ; les uns étaient retenus par leur respect pour Pompée et Crassus ; le plus grand nombre voulaient faire plaisir à César, et se tenaient tranquilles, parce qu'ils ne vivaient que des espérances qu'ils avaient en lui.

XXV. Lorsque César fut de retour à son armée des Gaules, il trouva la guerre allumée. Deux grandes nations de la Germanie, les Usipes et les Tenchtères, avaient passé le Rhin pour s'emparer des terres situées au delà de ce fleuve. César dit lui-même, dans ses Commentaires, en parlant de la bataille qu'il leur livra, que ces Barbares, après lui avoir envoyé des députés et fait une trêve avec, ne laissèrent pas de l'attaquer en chemin, et, avec huit cents cavaliers seulement, ils mirent en fuite cinq milles hommes de sa cavalerie, qui ne s'attendaient à rien moins qu'à cette attaque : ils lui envoyèrent une seconde ambassade, à dessein de le tromper encore ; mais il fit arrêter leurs députés, et marcha contre les Barbares, regardant comme une folie de se piquer de bonne foi envers des perfides qui venaient de violer l'accord qu'ils avaient fait avec lui. Canusius écrit que le sénat ayant décrété une seconde fois des sacrifices et des fêtes pour cette victoire, Caton opina qu'il fallait livrer César aux Barbares, pour détourner de dessus Rome la punition que méritait l'infraction de la trêve, et en faire retomber la malédiction sur son auteur. De cette multitude de Barbares qui avaient passé le Rhin, quatre cent mille furent taillés en pièce ; il ne s'en sauva qu'un petit nombre que recueillirent les Sicambres, nations germanique. César saisit le prétexte de satisfaire sa passion pour la gloire. Jaloux d'être le premier des Romains qui eût fait passer le Rhin à une armée, il construisit un pont sur ce fleuve, qui, ordinairement fort large, a encore plus d'étendue en cet endroit ; son courant rapide entraînait avec violence les troncs d'arbres et les pièces de bois que les Barbares y jetaient, et qui venaient frapper avec une telle impétuosité les pieux qui soutenait le pont qu'ils en étaient ébranlés ou rompus. Pour amortir la roideur des coups, il fit enfoncer, au milieu du fleuve, au-dessus du pont, de grosses poutres qui détournaient les arbres et les autres bois qu'on abandonnait au fil de l'eau, et brisaient, en quelque sorte, la rapidité du courant. On vit aussi la chose qui paraissait la plus incroyable, un pont entièrement achevé en dix jours. Il y fit passer son armée, sans que personne osât s'y opposer ; les Suèves même, les plus belliqueux des peuples de la Germanie, s'étaient retirés dans des vallées profondes et couvertes de bois. César, après avoir brûlé leur pays et ranimé la confiance des peuples qui tenaient le parti des Romains, repassa dans la Gaule ; il n'avait employé que dix-huit jours à cette expédition dans la Germanie.

XXVI. Celle qu'il entreprit contre les habitants de la Grande-Bretagne est d'une audace extraordinaire. Il fut le premier qui pénétra avec une flotte dans l'Océan occidental, et qui fit traverser à son armée la mer Atlantique, pour aller porter la guerre dans cette île. Ce qu'on rapportait de sa grandeur faisait douter de son existence, et a donné lieu à une dispute entre plusieurs historiens, qui ont cru n'elle n'avait jamais existé, et que tout ce qu'on en débitait, jusqu'à son nom même, était une pure fable. César osa tenter d'en faire la conquête, et de porter au delà des terres habitables les bornes de l'empire romain il y passa deux fois, de la côte opposée de la Gaule ; et, dans plusieurs combats qu'il livra, il fit plus de mal aux ennemis qu'il ne procura d'avantage à ses troupes ; elles ne purent rien tirer de ces peuples, qui menaient une vie pauvre et misérable. Cette expédition ne fut donc pas aussi heureuse qu'il l'aurait désiré ; seulement il prit des otages de leur roi, lui imposa un tribut, et repassa dans la Gaule. Il y trouva des lettres qu'on allait lui porter dans l'île, et par lesquelles ses amis de Rome lui apprenaient que sa fille était morte en couches dans la maison de Pompée. Cette mort ne causa pas moins de douleur au père qu'au mari ; leurs amis en furent vivement affligés ; ils prévirent que cette mort allait rompre une alliance qui entretenait la paix et la concorde dans la république, déjà travaillée par des maladies dangereuses. L'enfant même dont elle était accouchée mourut peu de jours après sa mère. Le peuple, malgré les tribuns, enleva le corps de Julie et le porta dans le champ de mars, où elle fut enterrée.

XXVII. César avait été obligé de partager en plusieurs corps l'armée nombreuse qu'il commandait, et de la distribuer en divers quartiers pour y passer l'hiver ; après quoi, suivant sa coutume, il était allé en Italie. Pendant son absence, toute la Gaule se souleva de nouveau et fit marcher des armées considérables, qui allèrent attaquer les quartiers des Romains, et entreprirent de forcer leurs retranchements. Les plus nombreux et les plus puissants de ces peuples, commandés par Ambiorix, tombèrent sur les légions de Cotta et de Titurius, et les taillèrent en pièces ; de là ils allèrent, avec soixante mille hommes, assiéger la légion qui était sous les ordres de Q. Cicéron, et peu s'en fallut que ses retranchements ne fussent forcés ; tous ceux qui y étaient renfermés avaient été blessés, et se défendaient avec le plus de courage que leur état ne semblait le permettre. César, qui était déjà fort loin de ses quartiers, ayant appris ces fâcheuses nouvelles, revint précipitamment sur ses pas, et n'ayant pu rassembler en tout que sept mille hommes, il fit la plus grande diligence pour aller dégager Cicéron. Les assiégeants, à qui il ne put dérober sa marche, levèrent le siège et allèrent à sa rencontre, méprisant son petit nombre et se croyant sûrs de l'enlever. César, afin de les tromper, fit semblant de fuir, et, ayant trouvé un poste commode pour tenir tête avec peu de monde à une armée nombreuse, il fortifia son camp, défendit à ses soldats de tenter aucun combat, fit élever de grands retranchements et boucher les portes, afin que cette apparence de frayeur inspirât aux généraux ennemis encore plus de mépris pour lui. Son stratagème lui réussit : les Gaulois, pleins de confiance, viennent l'attaquer séparés et sans ordre ; alors il fait sortir sa troupe, tombe sur les Barbares qu'il met en fuite, et en fait un grand carnage. Cette victoire éteignit tous les soulèvements des Gaulois dans ces quartiers-là ; César, pour en prévenir de nouveaux, se portait avec promptitude partout où il voyait quelque mouvement à craindre. Pour remplacer les légions qu'il avait perdues, il lui en était venu trois d'Italie, dont deux lui avaient été prêtées par Pompée, et la troisième venait d'être levée dans la Gaule aux environs du Pô.

XXVIII. Cependant on vit tout à coup se développer, au fond de la Gaule, des semences de révolte, que les chefs les plus puissants avaient depuis longtemps répandues en secret parmi les peuples les plus belliqueux, et qui donnèrent naissance à la plus grande et à la plus dangereuse guerre qui eût encore eu lieu dans ces contrées. Tout se réunissait pour la rendre terrible : une jeunesse aussi nombreuse que brillante, une immense quantité d'armes rassemblées de toutes parts, les fonds énormes qu'ils avaient faits, les places fortes dont ils s'étaient assurés, les lieux presque inaccessibles dont ils avaient faits leurs retraites : on était d'ailleurs dans le fort de l'hiver ; les rivières étaient glacées, les forêts couvertes de neige ; les campagnes inondées étaient comme des torrents ; les chemins, ou ensevelis sous des monceaux de neige, ou couverts de marais et d'eaux débordées, étaient impossibles à reconnaître. Tant de difficultés faisaient croire aux Gaulois que César ne pourrait les attaquer. Entre les nations révoltées, les plus considérables étaient les Arverniens et les Carnutes, qui avaient investi de tout le pouvoir militaire Vercingétorix, dont les Gaulois avaient massacré le père parce qu'ils le soupçonnaient d'aspirer à la tyrannie. Ce général, après avoir divisé son armée en plusieurs corps, et établi plusieurs capitaines, fit entrer dans cette ligue tous les peuples des environs, jusqu'à la Saône ; il pensait à faire prendre subitement les armes à toute la Gaule, pendant qu'à Rome on préparait un soulèvement général contre César. Si le chef des Gaulois eût différé son entreprise, jusqu'à ce que César eût eu sur les bras la guerre civile, il n'eût pas causé à l'Italie entière moins de terreur qu'autrefois les Cimbres et les Teutons.

XXIX. César, qui tirait parti de tous les avantages que la guerre peut offrir, et qui surtout savait profiter du temps, n'eut pas plutôt appris cette révolte générale qu'il partit sans perdre un instant ; et reprenant les mêmes chemins qu'il avait déjà tenus, il fit voir aux Barbares, par la célérité de sa marche dans un hiver si rigoureux, qu'ils avaient en tête une armée invincible, à laquelle rien ne pouvait résister. Il eût paru incroyable qu'un simple courrier fût venu en un temps beaucoup plus long du lieu d'où il était parti, et ils le voyaient, arrivé en peu de jours avec toute son armée, piller et ravager leur pays, détruire leurs places fortes, et recevoir ceux qui venaient se rendre à lui ; mais quand les Eduens, qui jusqu'alors s'étaient appelés les frères des Romains, et en avaient été traités avec la plus grande distinction, se révoltèrent aussi et entrèrent dans la ligue commune, le découragement se jeta dans ses troupes. César fut donc obligé de décamper promptement, et de traverser le pays des Lingons, pour entrer dans celui des Séquanois, amis des Romains, et plus voisins de l'Italie que le reste de la Gaule. Là, environné par les ennemis, qui étaient venus fondre sur lui avec plusieurs milliers de combattants, il les charge avec tant de vigueur, qu'après un combat long et sanglant, il a partout l'avantage, et met en fuite ces Barbares. Il semble néanmoins qu'il y reçut d'abord quelque échec ; car les Arverniens montrent encore une épée suspendue dans un de leurs temples, qu'ils prétendent être une dépouille prise sur César. Il l'y vit lui-même dans la suite, et ne fit qu'en rire ; ses amis l'engageaient à la faire ôter ; mais il ne le voulut pas, parce qu'il la regardait comme une chose sacrée.

XXX. Le plus grand nombre de ceux qui s'étaient sauvés par la fuite se renfermèrent avec leur roi dans la ville d'Alésia. César alla sur-le-champ l'assiéger, quoique la hauteur de ses murailles et la multitude des troupes qui la défendaient la fissent regarder comme imprenable. Fendant ce siège, il se vit dans un danger dont on ne saurait donner une juste idée. Ce qu'il y avait de plus brave parmi toutes les nations de la Gaule, s'étant rassemblé au nombre de trois cent mille hommes, vint en armes au secours de la ville ; ceux qui étaient renfermés dans Alésia ne montaient pas à moins de soixante-dix mille. César, ainsi enfermé et assiégé entre deux armées si puissantes, fut obligé de se remparer de deux murailles, l'une contre ceux de la place, l'autre contre les troupes qui étaient venues au secours des assiégés : si ces deux armées avaient réuni leurs forces, c'en était fait de César. Aussi le péril extrême auquel il fut exposé devant Alésia lui acquit, à plus d'un titre, la gloire la mieux méritée ; c'est de tous ses exploits celui où il montra le plus d'audace et le plus d'habileté. Mais ce qui doit singulièrement surprendre, c'est que les assiégés n'aient été instruits du combat qu'il livra à tant de milliers d'hommes qu'après qu'il les eut défaits ; et ce qui est plus étonnant encore, les Romains qui gardaient la muraille que César avait tirée contre la ville n'apprirent sa victoire que par les cris des habitants d'Alésia et par les lamentations de leurs femmes, qui virent, des différents quartiers de la ville, les soldats romains emporter dans leur camp une immense quantité de boucliers garnis d'or et d'argent, des cuirasses souillées de sang, de la vaisselle et des pavillons gaulois. Toute cette puissance formidable se dissipa et s'évanouit avec la rapidité d'un fantôme ou d'un songe ; car ils périrent presque tous dans le combat. Les assiégés, après avoir donné bien du mal à César, et en avoir souffert eux-mêmes, finirent par se rendre. Vercingétorix, qui avait été l'âme de toute cette guerre, s'étant couvert de ses plus belles armes, sortit de la ville sur un cheval magnifiquement paré ; et après l'avoir fait caracoler autour de César, qui était assis sur son tribunal, il mit pied à terre, se dépouilla de toutes ses armes, et alla s'asseoir aux pieds du général romain, où il se tint dans le plus grand silence. César le remit en garde à des soldats et le réserva à l'ornement de son triomphe.

XXXI. César avait résolu depuis longtemps de détruire Pompée, comme Pompée voulait de son côté ruiner César. Crassus, qui seul pouvait prendre la place de celui des deux qui aurait succombé, ayant péri chez les Parthes, il ne restait à César, pour devenir le plus grand, que de perdre celui qui l'était déjà ; et à Pompée, pour prévenir sa propre perte, que de se défaire de celui dont il craignait l'élévation. Mais c'était depuis peu que Pompée avait cette crainte ; jusque-là il n'avait pas cru César redoutable, persuadé qu'il ne lui serait pas difficile de renverser celui dont l'agrandissement était son ouvrage. César, qui de bonne heure avait eu le projet de détruire tous ses rivaux, avait fait comme un athlète qui va se préparer loin de l'arène où il doit combattre. Il s'était éloigné de Rome, et en s'exerçant lui-même dans les guerres des Gaules, il avait aguerri ses troupes, augmenté sa gloire par ses exploits et égalé les hauts faits de Pompée. Il ne lui fallait que des prétextes pour colorer ses desseins ; et ils lui furent bientôt fournis, soit par Pompée lui-même, soit par les conjonctures, soit enfin par vices du gouvernement. À Rome, ceux qui briguaient alors les charges dressaient des tables de banque au milieu de la place publique, achetaient sans honte les suffrages des citoyens, qui, après les avoir vendus, descendaient au champ de Mars, non pour donner simplement leurs voix à celui qui les avait achetées, mais pour soutenir sa brigue à coups d'épée, de traits et de frondes. Souvent on ne sortait de l'assemblée qu'après avoir souillé la tribune de sang et de meurtre ; et la ville, plongée dans l'anarchie, ressemblait à un vaisseau sans gouvernail, battu par la tempête. Tout ce qu'il y avait de gens raisonnables aurait regardé comme un grand bonheur que cet état si violent de démence et d'agitation n'amenât pas un plus grand mal que la monarchie. Plusieurs même osaient dire ouvertement que la puissance d'un seul était l'unique remède aux maux de la république, et que ce remède il fallait le recevoir du médecin le plus doux, ce qui désignait clairement Pompée. Il affectait dans ses discours de refuser le pouvoir absolu ; mais toutes ses actions tendaient à se faire nommer dictateur. Caton, qui pénétrait son dessein, conseilla au sénat de le nommer seul au consulat, afin que, satisfait de cette espèce de monarchie plus conforme aux lois, il n'enlevât pas de force la dictature. Le sénat prit ce parti, et en même temps il lui continua les deux gouvernements dont il était pourvu, l'Espagne et l'Afrique : il les administrait par ses lieutenants et y entretenait des armées dont la dépense montait chaque année à mille talents, qui lui étaient payés du trésor public.

XXXII. Ces décrets du sénat déterminèrent César à demander le consulat, et une pareille prolongation des années de ses gouvernements. Pompée d'abord garda le silence. Mais Marcellus et Lentulus, ennemis déclarés de César, proposèrent de rejeter ses demandes : et pour faire outrage à César, à une démarche nécessaire ils en ajoutèrent qui ne l'étaient pas. Ils privèrent du droit de bourgeoisie les habitants de Néocome, que César avait établis depuis peu dans la Gaule. Marcellus, pendant son consulat, fit battre de verges un de leurs sénateurs qui était venu à Rome, et lui dit que, n'étant pas citoyen romain, il lui imprimait cette marque d'ignominie, qu'il pouvait aller montrer à César. Après le consulat de Marcellus, César laissa puiser abondamment dans les trésors qu'il avait amassés en Gaule tous ceux qui avaient quelque part au gouvernement. Il acquitta les dettes du tribun Curion, qui étaient considérables ; et donna quinze cents talents au consul Paulus, qui les employa à bâtir sur la place publique cette fameuse basilique qui a remplacé celle de Fulvius. Pompée, craignant cette espèce de ligue, agit ouvertement, soit par lui-même, soit par ses amis, pour faire nommer un successeur à César ; il lui fit redemander les deux légions qu'il lui avait prêtées pour la guerre des Gaules, et que César lui renvoya sur-le-champ après avoir donné à chaque soldat deux cent cinquante drachmes.

XXXIII. Les officiers qui les ramenèrent à Pompée répandirent parmi le peuple des bruits très défavorables à César, et contribuèrent à corrompre de plus en plus Pompée, en le flattant de la vaine espérance que l'armée de César désirait l'avoir pour chef ; que si à Rome l'opposition de ses envieux, et les vices d'un gouvernement vicieux, mettaient des obstacles à ses desseins, l'armée des Gaules était toute disposée à lui obéir ; qu'à peine elle aurait repassé les monts, qu'elle serait toute à lui ; tant, disaient-ils, César leur était devenu odieux par le grand nombre d'expéditions dont il les accablait ! tant la crainte qu'on avait qu'il n'aspirât à la monarchie l'avait rendu suspect ! Ces propos enflèrent tellement le coeur de Pompée qu'il négligea de faire des levées, croyant n'avoir rien à craindre, et se bornant à combattre les demandes de César par des discours et des opinions dont César s'embarrassait fort peu. On assure qu'un de ses officiers qu'il avait envoyé à Rome, et qui se tenait à la porte du conseil, ayant entendu dire que le Sénat refusait à César la continuation de ses gouvernements : « Celle-ci la lui donnera », dit-il en mettant la main sur la garde de son épée.

XXXIV. Cependant César avait, dans ses demandes, toutes les apparences de la justice : il offrait de poser les armes pourvu que Pompée les quittât aussi. Devenus ainsi l'un et l'autre simples particuliers, ils attendraient les honneurs que leurs concitoyens voudraient leur décerner ; mais lui ôter son armée et laisser à Pompée la sienne, c'était, en accusant l'un d'aspirer à la tyrannie, donner à l'autre la facilité d'y parvenir. Curion, qui faisait ces offres au peuple au nom de César, fut singulièrement applaudi ; et quand il sortit de l'assemblée, on lui jeta des couronnes de fleurs, comme à un athlète victorieux. Antoine, l'un des tribuns du peuple, apporta dans l'assemblée une lettre de César, et la fit lire publiquement dans le sénat, malgré les consuls. Scipion, beau-père de Pompée, proposa que si, dans un jour fixé, César ne posait pas les armes, il fût traité en ennemi public. Les consuls demandèrent d'abord si l'on était d'avis que Pompée renvoyât ses troupes ; et ensuite si on voulait que César licenciât les siennes : il y eut très peu de voix pour le premier avis, et le second les eut presque toutes. Antoine ayant proposé de nouveau qu'ils déposent tous deux le commandement, cet avis fut unanimement adopté ; mais le bruit que fit Scipion, et les clameurs du consul Lentulus, qui criait que contre un brigand il fallait des armes et non pas des décrets, obligèrent le sénat de rompre l'assemblée. Les citoyens, effrayés de cette dissension, prirent des habits de deuil.

XXXV. On reçut bientôt une autre lettre de César, qui parut encore plus modérée : il offrait de tout abandonner, à condition qu'on lui laisserait le gouvernement de la Gaule cisalpine et celui de l'Illyrie, avec deux légions, jusqu'à ce qu'il eût obtenu un second consulat. L'orateur Cicéron, qui venait d'arriver de son gouvernement de Cilicie, et qui cherchait à rapprocher les deux partis, faisait tous ses efforts pour adoucir Pompée. Celui-ci, en consentant aux autres demandes de César, refusait de lui laisser les légions. Cicéron avait persuadé les amis de César de l'engager à se contenter de ses deux gouvernements, avec six mille hommes de troupe, et de faire sur ce pied l'accommodement. Pompée se rendait à cette proposition ; mais le consul Lentulus n'y voulut jamais consentir ; il traita indignement Antoine et Curion, et les chassa honteusement du sénat. C'était donner à César le plus spécieux de tous les prétextes ; et il s'en servit avec succès pour irriter ses soldats, en leur montrant des hommes d'un rang distingué, des magistrats romains, obligés de s'enfuir en habits d'esclaves, dans des voitures de louage ; car la crainte d'être reconnus les avait fait sortir de Rome sous ce déguisement.

XXXVI. César n'avait auprès de lui que cinq mille hommes de pied et trois cent chevaux. Il avait laissé au delà des Alpes le reste de son armée, que ses lieutenants devaient bientôt lui amener. Il vit que le commencement de son entreprise et la première attaque qu'il projetait n'avaient pas besoin d'un grand nombre de troupes ; qu'il devait plutôt étonner ses ennemis par sa hardiesse et sa célérité, et qu'ils les effrayerait plus facilement en tombant sur, eux lorsqu'ils s'y attendraient le moins, qu'il ne les forcerait en venant avec de grands préparatifs. Il ordonna donc à ses capitaines et ses chefs de bande de ne prendre que leurs épées, sans aucune autre arme ; de s'emparer d'Ariminium, ville considérable de la Gaule, mais d'y causer le moins de tumulte et d'y verser le moins de sang qu'ils pourraient. Après avoir remis à Hortensius la conduite de son armée, il passa le jour en public à voir combattre des gladiateurs ; et un peu avant la nuit il prit un bain, entra ensuite dans la salle à manger, et resta quelque temps avec ceux qu'il avait invités à souper. Dès que la nuit fut venue, il se leva de table, engagea ses convives à faire bonne chère, et les pria de l'attendre, en les assurant qu'il reviendrait bientôt. Il avait prévenu quelques-uns de ses amis de le suivre, non pas tous ensemble, mais chacun par un chemin différent ; et, montant lui-même dans un chariot de louage, il prit d'abord une autre route que celle qu'il voulait tenir, et tourna bientôt vers Ariminium.

XXXVII. Lorsqu'il fut sur les bords du Rubicon, fleuve qui sépare la Gaule cisalpine du reste de l'Italie, frappé tout à coup des réflexions que lui inspirait l'approche du danger, et qui lui montrèrent de plus près la grandeur et l'audace de son entreprise, il s'arrêta ; et, fixé longtemps à la même place, il pesa, dans un profond silence, les différentes résolutions qui s'offraient à son esprit, balança tour à tour les partis contraires, et changea plusieurs fois d'avis. Il en conféra longtemps avec ceux de ses amis qui l'accompagnaient, parmi lesquels était Asinius Pollion. Il se représenta tous les maux dont le passage de ce fleuve allait être suivi, et tous les jugements qu'on porterait de lui dans la postérité. Enfin, n'écoutant plus que sa passion, et rejetant tous les conseils de la raison, pour se précipiter aveuglément dans l'avenir, il prononça ce mot si ordinaire à ceux qui se livrent à des aventures difficiles et hasardeuses : « Le sort en est jeté ! » et, passant le Rubicon, il marcha avec tant de diligence qu'il arriva le lendemain à Ariminium avant le jour et s'empara de la ville. La nuit qui précéda le passage de ce fleuve, il eut, dit-on, un songe affreux : il lui sembla qu'il avait avec sa mère un commerce incestueux.

XXXVIII. La prise d'Ariminium ouvrit, pour ainsi dire, toutes les portes de la guerre et sur terre et sur mer ; et César, en franchissant les limites de son gouvernement, parut avoir transgressé toutes les lois de Rome. Ce n'était pas seulement, comme dans les autres guerres, des hommes et des femmes qu'on voyait courir éperdus dans toute l'Italie ; les villes elles-mêmes semblaient s'être arrachées de leurs fondements pour prendre la fuite, et se transporter d'un lieu dans un autre ; Rome elle-même se trouva comme inondée d'un déluge de peuples qui s'y réfugiaient de tous les environs ; et dans une agitation, dans une tempête si violente, il n'était plus possible à aucun magistrat de la contenir par la raison ni par l'autorité ; elle fut sur le point de se détruire par ses propres mains. Ce n'était partout que des passions contraires et des ni mouvements convulsifs ; ceux mêmes qui applaudissaient à l'entreprise de César ne pouvaient se tenir tranquilles : comme ils rencontraient à chaque pas des gens qui en étaient affligés et inquiets (ce qui arrive toujours dans une grande ville), ils les insultaient avec fierté, et les menaçaient de l'avenir. Pompée, déjà assez étonné par lui-même, était encore plus troublé par les propos qu'on lui tenait de toutes parts : il était puni avec justice, lui disaient les uns, d'avoir agrandi César contre lui-même et contre la république ; les autres l'accusaient d'avoir rejeté Ies conditions raisonnables auxquelles César avait consenti de se réduire, et de l'avoir livré aux outrages de Lentulus. Favonius même osa lui dire de frapper enfin du pied la terre, parce qu'un jour Pompée, en parlant de lui-même en plein sénat dans les termes les plus avantageux, avait déclaré aux sénateurs qu'ils ne devaient s'embarrasser de rien, ni s'inquiéter des préparatifs de la guerre ; que dès que César se serait mis en marche, il n'aurait qu'à frapper la terre du pied, et qu'il remplirait de légions toute l'Italie.

XXXIX. Pompée était encore supérieur à César par le nombre de ses troupes ; mais il n'était pas le maître de suivre ses propres sentiments ; les fausses nouvelles qu'on lui apportait, les terreurs qu'on ne cessait de lui inspirer, comme si l'ennemi eût été déjà aux portes de Rome et maître de tout, l'obligèrent enfin de céder au torrent, et de se laisser entraîner à la fuite générale. Il déclara que le tumulte était dans la ville, et il l'abandonna, en ordonnant au sénat de le suivre, et intimant à tous ceux qui préféraient à la tyrannie leur patrie et la liberté, la défense d'y rester. Les consuls quittèrent Rome sans avoir fait les sacrifices qu'il était dans l'usage d'offrir aux dieux lorsqu'ils sortaient de la ville ; la plupart des sénateurs prirent aussi la fuite, saisissant, en quelque sorte, ce qu'ils trouvaient chez eux sous leurs mains, comme s'ils l'eussent enlevé aux ennemis : il y en eut même qui, d'abord très attachés à César, furent tellement troublés par la crainte que sans aucune nécessité ils se laissèrent emporter par le torrent des fuyards.

XL. C'était un spectacle digne de pitié que de voir, dans une si terrible tempête, cette ville abandonnée, et semblable à un vaisseau sans pilote, flotter au hasard dans l'incertitude de son sort. Mais quelque déplorable que fût cette fuite, les Romains regardaient le camp de Pompée comme la patrie, et ils fuyaient Rome comme le camp de César. Labiénius lui-même, un des plus intimes amis de César, son lieutenant dans toute la guerre des Gaules, et qui l'avait toujours servi avec le plus grand zèle, quitta son parti et alla joindre Pompée. Cette désertion n'empêcha pas César de lui renvoyer son argent et ses équipages : il alla camper ensuite devant Corfinium, où Domitius commandait pour Pompée. Cet officier, qui désespérait de pouvoir défendre la ville, demanda du poison à un de ses esclaves, qui était médecin, et l'avala dans l'espérance de mourir promptement ; mais ayant bientôt appris avec quelle extrême bonté César traitait ses prisonniers, il déplora son malheur, et la précipitation avec laquelle il avait pris une détermination si violente. Son médecin le rassura, en lui disant que le breuvage qu'il lui avait donné n'était pas un poison mortel, mais un simple narcotique. Content de cette assurance, il se leva sur-le-champ, et alla trouver César, qui le reçut avec beaucoup d'amitié : cependant, peu de temps après, Domitius se rendit au camp de Pompée. Ces nouvelles portées à Rome causèrent beaucoup de joie à ceux qui y étaient restés, et plusieurs de ceux qui en avaient fui y retournèrent.

XLI. César prit à sa solde les troupes de Domitius ; et ayant prévenu ceux qui faisaient dans les villes des levées de soldats pour Pompée, il incorpora ces nouvelles recrues dans son armée. Devenu redoutable par ces renforts, il marcha contre Pompée ; mais celui-ci, ne jugeant pas à propos de l'attendre, se retira à Brunduse, d'où il fit d'abord partir les consuls pour Dyrrachium avec des troupes, et y passa lui-même bientôt après l'arrivée de César devant Brunduse. J'ai raconté ces faits en détail dans la vie de Pompée. César eût bien voulu le poursuivre ; mais il manquait de vaisseaux ; il s'en retourna donc à Rome, après s'être rendu maître, en soixante jours, de toute l'Italie, sans verser une goutte de sang. Il trouva la ville beaucoup plus calme qu'il ne l'avait espéré ; il parla avec beaucoup de douceur et de popularité à un grand nombre de sénateurs que la confiance y avait ramenés et les exhorta à députer vers Pompée, pour lui porter de sa part des conditions raisonnables. Aucun d'eux ne voulut accepter cette commission, soit qu'ils craignissent Pompée après l'avoir abandonné, soit qu'ils crussent que César ne parlait pas sincèrement, et que ce n'étaient de sa part que des paroles spécieuses. Le tribun Métellus voulut l'empêcher de prendre de l'argent dans le trésor public, et lui allégua des lois qui le défendaient. « Le temps des armes, lui dit César, n'est pas celui des lois : si tu n'approuves pas ce que je veux faire, retire-toi ; la guerre ne souffre pas cette liberté de parler. Quand après l'accommodement fait, j'aurai posé les armes, tu pourras alors haranguer tant que tu voudras. Au reste, ajouta-t-il, quand je parle ainsi, je n'use pas encore de tous mes droits, car vous m'appartenez par le droit de la guerre, toi et tous ceux qui, après vous être déclarés contre moi, êtes tombés entre mes mains. » En parlant ainsi à Métellus, il s'avança vers les portes du trésor ; et comme on ne trouvait pas les clefs, il envoya chercher des serruriers, et leur ordonna d'enfoncer les portes. Métellus voulut encore s'y opposer ; et plusieurs personnes louaient sa fermeté. César, prenant un ton plus haut, le menaça de le tuer s'il l'importunait encore. « Et tu sais, jeune homme, ajouta-t-il, qu'il m'est moins facile de le dire que de le faire. » Métellus, effrayé de ces dernières paroles, se retira, et tout de suite on fournit à César, sans aucune difficulté, tout l'argent dont il eut besoin pour faire la guerre.

XLII. Il se rendit aussitôt en Espagne avec une armée, pour en chasser les lieutenants de Pompée, Afranius et Varron, et pouvoir, après s'être rendu maître de leurs troupes et de leurs gouvernements, marcher contre Pompée, sans laisser derrière lui aucun ennemi. Dans cette guerre, sa vie fut souvent en danger par les embûches qu'on lui dressa, et son armée manqua de périr par la disette ; mais il n'en fut pas moins ardent à poursuivre les ennemis, à les provoquer au combat, à les environner de tranchées, à ne pas s'arrêter, qu'il n'eût en sa puissance leurs troupes et leurs camps. Les chefs prirent la fuite, et allèrent trouver Pompée. Quand César fut de retour à Rome, Pison, son beau-père, lui conseilla d'envoyer des députés à Pompée, pour traiter d'un accommodement ; mais lsauricus, qui voulait plaire à César, combattit cette proposition. Élu dictateur par le sénat, il rappela les bannis, rétablit dans tous leurs droits les enfants de ceux qui avaient été proscrits par Sylla, et déchargea les débiteurs d'une partie des intérêts de leurs dettes. Il fit quelques autres ordonnances semblables, et ne garda la dictature que onze jours ; après ce terme, il déposa cette magistrature, qui tenait de la monarchie, se nomma lui-même consul avec Servilius Isauricus, et ne s'occupa plus que de la guerre.

XLIII. Il fit tant de diligence qu'il laissa derrière lui une grande partie de son armée, et quoiqu'il n'eût que six cents chevaux d'élite et cinq légions ; quoiqu'on fût vers le solstice d'hiver, au commencement de janvier, qui répond au mois Posidéon des Athéniens, il s'embarqua, traversa la mer Ionienne, et se rendit maître des villes d'Oricum et d'Apollonie. Il renvoya des vaisseaux de transport à Brunduse, pour amener les troupes qui n'avaient pu s'y rendre avant qu'il en partît. Ces troupes, épuisées de fatigue, rebutées de combattre sans relâche contre tant d'ennemis, se plaignaient de César dans leur route : « Où donc, disaient-elles, cet homme veut-il nous mener ? Quel terme mettra-t-il à nos travaux ? Ne cessera-t-il à jamais de nous traîner partout à sa suite, et de se servir de nous comme si nous avions des corps de fer ? Mais le fer même s'use par les coups dont on le frappe, les boucliers et les cuirasses ont de temps en temps besoin de repos. César, en voyant nos blessures, ne doit-il pas songer qu'il commande à des hommes mortels, et que nous souffrons tous les maux attachés à notre condition ? Un dieu lui-même peut-il, sur les mers, forcer la saison de l'hiver, des vents et des tempêtes ? Et cependant c'est dans cette saison qu'il nous expose à tous les périls de la mer ; on dirait, non qu'il poursuit des ennemis, mais qu'il fuit devant eux. » Tout occupés de leurs plaintes, ils s'acheminaient lentement vers Brunduse ; et lorsqu'en y arrivant ils trouvèrent César déjà parti, alors, changeant de langage, ils se firent à eux-mêmes les plus vifs reproches, et s'accusèrent d'avoir trahi leur général ; ils s'en prirent à leurs officiers qui n'avaient pas pressé leur marche ; et, assis au haut de la côte, ils portaient leurs regards sur la mer et vers l'Épire, pour voir s'ils apercevraient les vaisseaux qui devaient revenir les chercher.

XLIV. Cependant César se trouvait à Apollonie avec une armée trop faible pour rien entreprendre, parce que les troupes de Brunduse tardaient à arriver. Livré à une incertitude affligeante, il prit enfin la résolution hasardeuse de s'embarquer seul, à l'insu de tout le monde, sur un simple bateau à douze rames, pour se rendre le plus promptement à Brunduse, quoique la mer fût couverte de vaisseaux ennemis. À l'entrée de la nuit, il se déguise en esclave, monte dans le bateau, se jette dans un coin, comme le dernier des passagers, et s'y tient sans rien dire. La barque descendait le fleuve Anius, qui la portait vers la mer. L'embouchure de ce fleuve était ordinairement tranquille ; un vent de terre qui se levait tous les matins repoussait les vagues de la mer et les empêchait d'entrer dans la rivière ; mais cette nuit-là il s'éleva tout à coup un vent de mer si violent, qu'il fit tomber le vent de terre. Le fleuve, soulevé par la marée et par la résistance des vagues, qui, poussées avec furie, luttaient contre son courant, devint d'une navigation dangereuse ; ses eaux, repoussées violemment vers leur source par les tourbillons rapides que cette lutte causait, et qui étaient accompagnés d'un affreux mugissement, ne permettaient pas au pilote de gouverner sa barque et de maîtriser les flots. Il ordonna donc à ses matelots de tourner la barque, et de remonter le fleuve. César ayant entendu donner cet ordre, se fait connaître, et prenant la main du pilote, fort étonné de voir là César : « Mon ami, lui dit-il, continue ta route, et risque tout sans rien craindre ; tu conduis César et sa fortune. » Les matelots, oubliant la tempête, forcent de rames et emploient tout ce qu'ils ont l'ardeur pour surmonter la violence des vagues ; mais tous leurs efforts sont inutiles. César, qui voit la barque faire eau de toutes parts, et prête à couler à fond dans l'embouchure même du fleuve, permet au pilote, avec bien du regret, de retourner sur ses pas. Il regagnait son camp, lorsque ses soldats, qui étaient sortis en foule au-devant de lui, se plaignirent avec douleur de ce que, désespérant de vaincre avec eux seuls, et se méfiant de ceux qui étaient auprès de lui, il allait, par une inquiétude injurieuse pour eux, s'exposer au plus terrible danger pour chercher les absents.

XLV. Antoine étant arrivé bientôt après avec les troupes de Brunduse, César, plein de confiance, présenta le combat à Pompée, qui, placé dans un poste avantageux, tirait abondamment de la terre et de la mer toutes ses provisions, tandis que César, qui n'en avait pas d'abord en abondance, se trouva bientôt réduit à manquer des choses les plus nécessaires. Ses soldats, pour se nourrir, pilaient une certaine racine qu'ils détrempaient avec du lait ; quelquefois même ils en faisaient du pain ; et, s'avançant jusqu'aux premiers postes des ennemis, ils jetaient de ces pains dans leurs retranchements, en leur disant que tant que la terre produirait de ces racines, ils ne cesseraient pas de tenir Pompée assiégé. Pompée défendit qu'on rapportât ces discours dans son camp, et qu'on y montrât ces pains ; il craignait l'entier découragement de ses soldats, qu'il voyait redouter déjà la dureté et l'insensibilité farouche de leurs ennemis, qui comme des bêtes sauvages supportaient patiemment les plus grandes privations. Il se faisait chaque jour, près du camp de Pompée, des escarmouches, où César avait toujours l'avantage ; une fois seulement ses troupes furent mises en déroute, et il se vit en danger de perdre son camp.

XLVI. Pompée les ayant attaquées avec vigueur, aucun des corps de César ne tint ferme, ils prirent tous la fuite ; on en fit un si grand carnage, que les tranchées furent couvertes de morts, et ils furent poursuivis jusque dans leurs lignes et leurs retranchements. César courut au-devant des fuyards, pour les ramener au combat ; et voyant ses efforts inutiles, il saisit les drapeaux des enseignes, afin de les arrêter ; mais ils les jetaient à terre, et trente-deux tombèrent au pouvoir de l'ennemi. César lui-même manqua d'y périr ; il avait voulu retenir un soldat, grand et robuste, qui fuyait comme les autres, et l'obliger de faire face à l'ennemi : cet homme, troublé par le danger, et hors de lui-même, leva l'épée pour le frapper ; mais l'écuyer de César le prévint, et d'un coup d'épée il lui abattit l'épaule. César croyait déjà tout perdu ; et lorsque Pompée, ou par un excès de précaution, ou par un caprice de la fortune, eut manqué de conduire à son terme un si heureux commencement ; que, satisfait d'avoir obligé les fuyards de se renfermer dans leur camp, il se fut retiré, César, en s'en retournant, dit à ses amis : « La victoire était aujourd'hui assurée aux ennemis, si leur chef avait su vaincre. » Après être rentré dans sa tente, il se coucha, et passa la nuit dans la plus cruelle inquiétude, livré à de tristes réflexions ; il se reprochait la faute qu'il avait faite, lorsque, ayant devant lui un pays abondant, et les villes opulentes de la Macédoine et de la Thessalie, au lieu d'attirer la guerre dans ces belles contrées, il s'était campé sur les bords de la mer, dont les ennemis étaient les maîtres, et où il était lui-même bien plus assiégé par la disette, qu'il n'assiégeait Pompée par les armes.

XLVII. Déchiré par ces réflexions, tourmenté du défaut de vivres, et de la situation fâcheuse dans laquelle il se trouvait, il leva son camp, résolu d'aller, dans la Macédoine, combattre Scipion ; il espérait ou attirer Pompée sur ses pas, et l'obliger de combattre dans un pays qui ne lui donnerait pas la facilité de tirer ses provisions par mer, ou opprimer aisément Scipion, si Pompée l'abandonnait. La retraite de César enfla le courage des soldats de Pompée, et surtout des officiers, qui voulaient qu'on le poursuivît sur-le-champ, comme un ennemi déjà vaincu et mis en fuite. Mais Pompée n'était pas assez imprudent pour mettre de si grands intérêts au hasard d'une bataille : abondamment pourvu de tout ce qui lui était nécessaire pour attendre le bénéfice du temps, il croyait plus sage de tirer la guerre en longueur, et de laisser se flétrir le peu de vigueur qui restait encore aux soldats de César. Les plus aguerris d'entre eux avaient beaucoup d'expérience et d'audace dans les combats ; mais quand il fallait faire des marches et des campements, assiéger des places fortes et passer les nuits sous les armes, leur vieillesse les faisait bientôt succomber à ces fatigues ; ils étaient trop pesants pour des travaux si pénibles, et leur courage cédait à la faiblesse de leur corps. On disait d'ailleurs qu'il régnait dans son camp une maladie contagieuse, dont la mauvaise nourriture avait été la première cause ; et ce qui était encore plus fâcheux pour César, il n'avait ni vivres ni argent, et il ne pouvait éviter de se consumer lui-même en peu de temps. Tous ces motifs déterminaient Pompée à refuser le combat. Caton était le seul qui, par le désir d'épargner le sang des citoyens, approuvât sa résolution ; il n'avait pu voir les corps des ennemis tués à la dernière action, au nombre de mille, sans verser des larmes ; et en se retirant, il se couvrit la tête de sa robe, en signe de deuil. Mais tous les autres accusaient Pompée de refuser le combat par lâcheté ; ils cherchaient à le piquer, en l'appelant Agamemnon, et roi des rois, en lui imputant de ne vouloir pas renoncer à cette autorité monarchique dont il était investi, à ce concours de tant de capitaines qui venaient dans sa tente prendre ses ordres, et dont sa vanité était flattée. Pavonius, qui cherchait à imiter la liberté de Caton dans ses paroles, déplorait, d'un ton tragique le malheur qu'on aurait encore cette année de ne pas manger des figues de Tusculum, pour ne pas dépouiller Pompée du pouvoir absolu. Afranius, nouvellement arrivé d'Espagne, où il s'était fort mal conduit, et qu'on accusait d'avoir vendu et livré son armée, lui demanda pourquoi il n'allait pas combattre contre ce marchand qui avait acheté de lui ses gouvernements. Tous ces propos ayant forcé Pompée de se déterminer à combattre, il se mit à la poursuite de César.

XLVIII. Celui-ci avait éprouvé les plus grandes difficultés dans les premiers jours de sa marche. Personne ne voulait lui fournir des vivres ; et sa dernière défaite lui attirait un mépris général ; mais lorsqu'il eut pris la ville de Gomphes en Thessalie, il eut des vivres en abondance pour son armée, qui fut guérie même de sa maladie d'une manière fort étrange. Ses soldats ayant trouvé une quantité prodigieuse de vin, en burent avec excès, et, se livrant à la débauche, ils célébrèrent, dans tout le chemin, une espèce de bacchanale. Cette ivresse continuelle chassa la maladie, qui venait d'une cause contraire, et changea entièrement la disposition de leur corps. Quand les deux généraux furent entrés dans la Thessalie, et qu'ils eurent assis leur camp l'un vis-à-vis de l'autre, Pompée revint d'autant plus volontiers à sa première résolution, qu'il était alarmé par des présages sinistres, et par une vision qu'il avait eue pendant son sommeil. II avait cru être à Rome dans le théâtre, où le peuple le recevait avec de grands applaudissements, pendant que lui-même s'était mis à orner la chapelle de Vénus Nicéphore. Cette vision lui donnait d'un côté de la confiance, à cause des applaudissements, du peuple ; mais, d'un autre côté, il craignait que ce songe ne signifiât qu'il relèverait, par ses propres dépouilles, la gloire du descendant de Vénus, à qui César rapportait son origine.

XLIX. Mais ceux qu'il avait auprès de lui étaient bien loin de partager ses inquiétudes ; au contraire, pleins de présomption, et prévenant la victoire par leurs espérances, déjà Domitius, Spinther et Scipion se disputaient la souveraine sacrificature que César possédait ; plusieurs avaient envoyé retenir et louer d'avance, à Rome, les maisons les plus convenables à des consuls et à des prêteurs, ne doutant pas qu'à la fin de la guerre ils ne fussent élevés à ces magistratures. Mais aucun corps de l'armée ne témoignait plus d'impatience de combattre que celui des chevaliers : fiers de la beauté de leurs armes, du bon état de leurs chevaux, de leur bonne mine et de leur nombre (car ils étaient sept mille, contre mille que César en avait), ils se tenaient assurés de la victoire. Leur infanterie, supérieure aussi en nombre, était de quarante-cinq mille hommes, et celle des ennemis ne se montait qu'à vingt-deux mille ; mais César, ayant assemblé ses soldats, leur dit que Cornificius, qui n'était pas éloigné, lui amenait deux légions ; que Calénus avait autour de Mégare et d'Athènes quinze autres cohortes ; et il leur demanda s'ils voulaient attendre ces renforts, ou hasarder seul la bataille. Ils le conjurèrent tous de ne pas attendre ; mais plutôt d'imaginer quelque stratagème, pour attirer tout de suite l'ennemi au combat.

L. Il fit un sacrifice pour purifier son armée ; et après l'immolation de la première victime, le devin lui annonça que dans trois jours il en viendrait aux mains avec les ennemis. César lui demanda s'il voyait dans les entrailles quelque signe d'un succès favorable : « Vous répondrez à cette question mieux que moi, lui dit le devin ; les dieux me font voir un grand changement, une révolution générale de l'état actuel des choses, à une situation toute contraire : si donc vous croyez être bien maintenant, tendez-vous à un état fâcheux ; si vous êtes mal, espérez un meilleur sort. » La veille de la bataille, il visitait lui-même les gardes, lorsque, sur le minuit, on aperçut en l'air une traînée de feu qui, passant par-dessus le camp de César, se changea tout à coup en une flamme vive et éclatante, et alla tomber dans le camp de Pompée. Quand on posa les gardes du matin, on reconnut qu'une sorte de terreur panique s'était répandue parmi les ennemis ; mais César, qui ne s'attendait pas à combattre ce jour-là, avait donné le signal de décamper, pour se retirer vers la ville de Scotuse. Déjà les tentes étaient levées, lorsque ses coureurs vinrent lui dire que les ennemis se disposaient au combat. Cette nouvelle le comble de joie, et, après avoir fait sa prière aux dieux, il range ses troupes en bataille, et les divise en trois corps. Il donne à Domitius Calvinus le commandement du centre, met Antoine à la tête de l'aile gauche, et se place lui-même à la droite, afin de combattre avec la dixième légion. La cavalerie des ennemis était opposée à cette aile droite ; et César, qui craignait leur nombre et l'éclat de leurs armes, tira secrètement de sa dernière ligne six cohortes qu'il plaça derrière son aile droite, après leur avoir prescrit ce qu'elles devaient faire quand la cavalerie ennemie viendrait à la charge. Pompée était à son aile droite ; Domitius commandait la gauche, et Scipion, son beau-frère, occupait le centre. Toute sa cavalerie s'était portée à l'aile gauche, dans le dessein d'envelopper la droite des ennemis, et de commencer leur entière déroute à l'endroit même où se trouvait le général ; elle ne doutait pas que le bataillon le plus profond de cette aile ne cédât à ses efforts ; que le premier choc d'une cavalerie, si nombreuse ne la mît en désordre, et ne la rompît entièrement. Les deux généraux allaient faire sonner la charge, lorsque Pompée ordonna à son infanterie de rester immobile et bien serrée, pour attendre le choc de l'ennemi, et ne s'ébranler que lorsqu'il serait à la portée du trait. César dit qu'en cela il fit une grande faute ; qu'il ignorait sans doute qu'au commencement de l'action l'impétuosité de la course rend le choc bien plus terrible, qu'elle donne plus de roideur aux coups, et qu'elle enflamme le courage, qui est comme allumé par le mouvement d'une si grande multitude.

LI. César ébranlait déjà ses bataillons pour aller à la charge, lorsqu'il vit un de ses premiers capitaines, homme d'une grande expérience dans la guerre, et d'une fidélité à toute épreuve, qui animait ses soldats à combattre en gens de cour. César lui adressant la parole : « Eh bien ! Crassinius, lui dit-il, que devons-nous espérer aujourd'hui ? avons-nous bon courage ? » Crassinius lui tendant la main : « Nous vaincrons avec gloire, César, lui dit-il d'une voix forte, et aujourd'hui vous me louerez mort ou vif. » En disant ces mots, il s'élance avec impétuosité sur l'ennemi, et entraîne après lui sa compagnie, au nombre de cent vingt hommes. Il taille en pièces le premier qu'il trouve sur son passage, pénètre au milieu des plus épais bataillons, et s'entoure de morts, jusqu'à ce qu'enfin il reçoit dans la bouche un coup d'épée si violent, que la pointe sortit par le chignon du cou. Quand l'infanterie des deux armées fut ainsi engagée dans une mêlée très vive, la cavalerie de l'aile gauche de Pompée s'avança avec fierté, et étendit ses escadrons pour envelopper l'aile droite de César ; mais elle n'avait pas encore en le temps de la charger, lorsque les six cohortes que César avait placées derrière son aile courent sur ces cavaliers ; et au lieu de lancer de loin leurs javelots, suivant leur coutume, et de frapper à coups d'épée les jambes et les cuisses des ennemis, elles portent leurs coups dans les yeux, et cherchent à les blesser au visage ; c'était l'ordre qu'elles avaient reçu de César, qui s'était bien douté que ces cavaliers, si novices dans les combats et peu accoutumés aux blessures ; qui d'ailleurs, à la fleur de l'âge, étalaient avec complaisance leur jeunesse et leur beauté, éviteraient avec soin ces sortes de blessures, et ne soutiendraient pas longtemps un genre de combat où ils auraient à craindre, et le danger actuel, et la difformité pour l'avenir. Il ne fut pas trompé dans son espérance : ces jeunes gens délicats ne purent supporter les coups de javeline qu'on leur portait au visage, et n'osant fixer ce fer qui brillait de si près à leurs yeux, ils détournaient la vue et se couvraient la tête pour préserver leur figure. Ils rompirent enfin eux-mêmes leurs rangs, et, prenant honteusement la fuite, ils causèrent la perte du reste de l'armée ; car les soldats de César, après les avoir vaincus, enveloppèrent l'infanterie, et la prenant par derrière, ils la taillèrent en pièces.

LII. Pompée n'eut pas plutôt vu de son aile droite la déroute de sa cavalerie qu'il ne fut plus le même : oubliant qu'il était le grand Pompée, et semblable à un homme dont un dieu aurait troublé la raison, ou peut-être accablé d'une défaite qu'il regardait comme l'ouvrage de quelque divinité, il se retira dans sa tente sans dire un seul mot, et s'y assit pour attendre l'issue du combat. Son armée ayant été entièrement rompue et mise en fuite, les ennemis vinrent attaquer les retranchements, et combattre contre ceux qui les défendaient ; alors, revenu à lui-même, il s'écria : « Eh ! quoi, jusque dans mon camp ! » Il quitta sa cotte d'armes avec toutes les autres marques de sa dignité ; et prenant un habillement plus propre à la fuite, il se déroba du camp. La suite de ses aventures, et son assassinat par les Égyptiens auxquels il s'était livré, ont été rapportées en détail dans sa Vie. César, en entrant dans le camp de Pompée, vit ce grand nombre d'ennemis dont la terre était couverte, et ceux qu'on massacrait encore ; ce spectacle lui arracha un profond soupir : « Hélas ! dit-il, ils l'ont voulu, ils m'ont réduit à cette cruelle nécessité : oui, si César eût licencié son armée, malgré tant de guerres terminées avec gloire, il aurait été condamné. » Asinius Pollion dit que César prononça ces paroles en latin, et que lui, il les traduisit en grec dans son histoire. Il ajoute que le plus grand nombre de ceux qui furent tués à la prise du camp étaient des valets de l'armée, et que dans la bataille il ne périt pas plus de six mille hommes. César incorpora dans ses légions la plupart des prisonniers, et fit grâce à plusieurs des plus distingués : de ce nombre fut Brutus, celui qui le tua depuis. César, ne le voyant point paraître après la bataille, en témoigna beaucoup d'inquiétude ; et quand il le vit venir à lui sans avoir éprouvé aucun accident, il montra la plus grande joie.

LIII. Entre les divers présages qui précédèrent cette victoire, le plus remarquable est celui qu'on en eut à Tralles : il y avait dans le temple de la Victoire une statue de César ; du sol d'alentour, qui, ferme par lui-même, était encore pavé d'une pierre très dure, il sortit une palme près du piédestal de la statue. À Padoue, Caïus Cornélius, devin célèbre, compatriote et ami de l'historien Tite-Live, était assis ce jour-là à contempler le vol des oiseaux. Il connut l'instant de la bataille, et dit à ceux qui étaient présents que l'affaire allait se terminer, et que les deux généraux engageaient le combat. Il se remit à ses observations ; et après avoir examiné les signes, il se leva avec enthousiasme, et s'écria : « Tu triomphes, César ! » Comme il vit tous les assistants étonnés de cette prophétie, il déposa la couronne qu'il avait sur la tête, et jura qu'il ne la remettrait que lorsque l'événement aurait justifié sa prédiction : voilà, au rapport de Tite-Live, comment la chose se passa. César, après avoir rendu la liberté à toute la Thessalie, en considération de la victoire qu'il avait remportée, se mit à la poursuite de Pompée. Arrivé en Asie, il accorda la même grâce aux Cnidiens en faveur de Théopompe, auteur d'un recueil de mythologie, et déchargea tous les habitants de l'Asie du tiers des impôts. Il n'aborda à Alexandrie qu'après l'assassinat de Pompée ; et quand Théodote lui présenta la tête de ce grand homme, il détourna les yeux avec horreur ; et en recevant son cachet, il ne put retenir ses larmes, il combla de présents tous les amis de Pompée, qui, s'étant dispersés, après sa mort, dans la campagne, avaient été pris par le roi d'Égypte, et il se les attacha. Il écrivit à ses amis de Rome que le fruit le plus réel et le plus doux qu'il pût retirer de sa victoire était de sauver tous les jours quelques-uns de ceux de ses concitoyens qui avaient porté les armes contre lui.

LIV. Les historiens varient sur les motifs de la guerre d'Alexandrie : les uns disent que son amour pour Cléopâtre la lui fit entreprendre avec autant de honte pour sa réputation que de danger pour sa personne ; les autres en accusent les ministres du roi, et surtout l'eunuque Pothin, qui, jouissant auprès de Ptolémée du plus grand crédit, après avoir tué Pompée, avait chassé Cléopâtre, et tendait secrètement des embûches à César. Ce fut là, dit-on, ce qui détermina César à passer depuis ce temps-là les nuits dans les festins, pour veiller à sa sûreté. D'ailleurs, en public même, Pothin n'était plus supportable : il ne cessait de dire et de faire tout ce qui pouvait rendre César odieux et méprisable. Il donnait pour les soldats romains le pain le plus vieux et le plus gâté, et leur disait que, vivant aux dépens d'autrui, ils devaient s'en contenter, et prendre patience. Il ne faisait servir à la table même du roi que de la vaisselle de bois et de terre, sous prétexte que César avait reçu, pour gage d'une dette, toute la vaisselle d'or et d'argent. Le père du roi régnant avait en effet contracté envers César une dette de dix-sept millions cinq cent mille sesterces, dont César avait déjà remis aux enfants de ce prince sept millions cinq cent mille sesterces, et demandait les dix millions restant pour l'entretien de ses troupes. Pothin le pressait de partir pour aller terminer les affaires importantes qu'il avait, en l'assurant qu'à son retour il recevrait, avec les bonnes grâces du roi, tout l'argent qui lui était dû. César lui répondit qu'il ne prenait pas conseil des Égyptiens, et il manda secrètement à Cléopâtre de revenir. Elle partit surle-champ, et ne prit de tous ses amis que le seul Apollodore de Sicile ; elle se mit dans un petit bateau, et arriva de nuit devant le palais d'Alexandrie. Comme elle ne pouvait y entrer sans être reconnue, elle s'enveloppa dans un paquet de hardes, qu'Appollodore lia avec une courroie, et qu'il fit entrer chez César par la porte même du palais.

LV. Cette ruse de Cléopâtre fut, dit-on, le premier appât auquel César fut pris ; il en conçut une idée favorable de son esprit, et, vaincu ensuite par sa douceur, par les grâces de sa conversation, il la réconcilia avec son frère, à condition qu'elle partagerait le trône. Dans le festin qui suivit cette réconciliation, un des esclaves de César, qui était son barbier, et l'homme le plus timide et le plus soupçonneux, en parcourant tout le palais, en prêtant l'oreille à tout, en examinant tout ce qui se passait, découvrit que Pothin et Achillas, général des troupes du roi, dressaient une embûche à César pour se défaire de lui. César, en ayant eu la preuve, plaça des gardes autour de la salle et fit tuer Pothin. Achillas, s'étant sauvé à l'armée, suscita contre César une guerre difficile et dangereuse, dans laquelle, avec très peu de troupes, il eut à résister à une ville puissante et à une nombreuse armée. Le premier danger auquel il se vit exposé fut la disette d'eau ; les ennemis avaient bouché tous les aqueducs qui pouvaient lui en fournir. Il courut un second péril lorsque les Alexandrins voulurent lui enlever sa flotte, et que pour se sauver il fut obligé de la brûler lui-même : le feu prit de l'arsenal au palais, et consuma la grande bibliothèque que les rois d'Égypte avaient formée. Enfin, dans le combat qui se donna près de l'île du Phare, il sauta de la digue dans un bateau, pour aller au secours de ses troupes qui étaient pressées par l'ennemi : voyant les Égyptiens accourir de toutes parts pour l'envelopper, il se jette à la mer et se sauve à la nage avec la plus grande difficulté. Ce fut, dit-on, dans cette occasion qu'il nagea en tenant dans sa main des papiers, qu'il n'abandonna jamais malgré la multitude de traits que les ennemis faisaient pleuvoir sur lui, et qui l'obligeaient souvent de plonger ; il soutint toujours ces papiers d'une main au-dessus de l'eau, pendant qu'il nageait de l'autre. Il était à peine à terre que le bateau coula à fond. Le roi ayant enfin joint son armée, César le suivit, lui livra bataille, et après lui avoir tué beaucoup de monde, il remporta une victoire complète. Ptolémée disparut à ce combat, et depuis on n'en entendit plus parler. César donna tout le royaume d'Égypte à Cléopâtre, qui, peu de temps après, accoucha d'un fils que les Alexandrins appelèrent Césarion, et aussitôt César partit pour la Syrie.

LVI. En arrivant en Asie, il apprit que Domitius, après avoir été battu par Pharnace, fils de Mithridate, s'était enfui du Pont avec peu de troupes ; que Pharnace, poursuivant avec chaleur sa victoire, s'était emparé de la Bithynie et de la Cappadoce, et se préparait à envahir la petite Arménie, dont il avait fait soulever les rois et les tétrarques : César marche promptement contre lui avec trois légions et lui livre une grande bataille près de la ville de Zéla ; il taille en pièces toute son armée et le chasse du royaume du Pont. Ce fut alors que, pour marquer la rapidité de cette victoire, il écrivit à Amintius, un de ses amis de Rome, ces trois mots seulement : « Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu. » Dans le latin, ces trois mots terminés de même ont une grâce et une brièveté qui disparaissent dans une autre langue. Après cette grande victoire, il repassa en Italie, et arriva à Rome vers la fin de l'année où devait se terminer sa seconde dictature : cette charge, avant lui, n'avait jamais été annuelle. Il fut nommé consul pour l'année suivante. On le blâma fort de son extrême indulgence pour ses soldats, qui, dans une émeute, avaient tué deux personnages prétoriens, Cosconius et Galba ; la seule punition qu'il leur infligea fut de leur donner le nom de citoyens, au lieu de celui de soldats ; il leur distribua même mille drachmes par tête, et leur assigna des terres considérables dans l'Italie. On lui reprochait aussi les fureurs de Dolabella, l'avarice d'Amintius, les ivrogneries d'Antoine et l'insolence de Cornificius, qui, s'étant fait adjuger la maison de Pompée et ne la trouvant pas assez grande pour lui, en construisait sur le même terrain une plus grande. Les Romains étaient indignés de tous ses désordres ; et César, qui ne l'ignorait pas, aurait bien voulu les empêcher ; mais, pour arriver à ses fins politiques, il était obligé d'employer de pareils agents.

LVII. Après la bataille de Pharsale, Caton et Scipion s'étaient enfuis en Afrique, où, par le secours du roi Juba, ils avaient mis sur pied une armée assez considérable, César, résolu de marcher contre eux sans différer, passe en Sicile vers le solstice d'hiver ; et, pour ôter à ses officiers tout espoir de retard et de délai, il dresse sa tente sur le bord de la mer, et, au premier vent favorable, il fait voile avec trois mille hommes de pied et quelques chevaux ; il les débarque sans être aperçu, et se remet aussitôt en mer, pour aller chercher le reste de son armée, dont il était inquiet ; il la rencontre sur sa route et l'amène dans son camp. Il apprit en arrivant que les ennemis avaient la plus grande confiance en un ancien oracle qui portait que la race des Scipions serait toujours victorieuse en Afrique. Il serait difficile de dire s'il se fit un jeu de tourner en ridicule Scipion qui commandait les troupes ennemies, ou s'il voulut sérieusement s'approprier cet oracle ; mais il prit dans son camp un homme obscur et méprisé, qui était de la famille des Scipion et qui se nommait Scipion Salutio. Dans tous les combats, il le mettait à la tête de l'armée, comme s'il eût été le véritable général, et l'obligeait souvent de combattre contre les ennemis. César ayant peu de vivres pour les hommes, et peu de fourrages pour les chevaux, qu'il fallait nourrir avec de la mousse et de l'algue marine qu'on faisait macérer dans de l'eau douce, et à laquelle on mêlait du sainfoin, pour lui donner un peu de goût, était forcé d'en venir souvent aux mains avec l'ennemi pour se procurer des provisions. Les Numides, peuples très légers à la course, se montraient tous les jours en grand nombre et étaient maîtres de la campagne. Un jour que les cavaliers de César, n'ayant rien à faire, s'amusaient à regarder un Africain qui dansait et jouait de la flûte à ravir ; que, charmés de son talent, ils étaient assis à l'admirer, et avaient laissé les chevaux à leurs valets, tout à coup, les ennemis fondent sur eux, les enveloppent, tuent les uns, mettent les autres en fuite, et les poursuivent jusqu'à leur camp, où ils entrent pêle-mêle avec eux. Si César et Pollion n'étaient sortis des retranchements, pour courir à leur secours et les arrêter dans leur fuite, la guerre était ce jour-là terminée. Dans une seconde rencontre, où les ennemis eurent encore l'avantage, César, voyant l'enseigne qui portait l'aigle prendre la fuite, court à lui, le saisit au cou et le force de tourner la tête, en lui disant : « C'est là qu'est l'ennemi. »

LVIII. Ces succès enflèrent tellement Scipion, qu'il résolut de risquer une bataille ; et que, laissant d'un côté Afranius, de l'autre Juba, qui campaient séparément à peu de distance de lui, il plaça son camp au-dessus d'un lac près de la ville de Thapse, et le fortifia, pour servir d'arsenal et de retraite à ses troupes. Il était occupé de ce travail, lorsque César, traversant avec une incroyable rapidité un pays marécageux et coupé de défilés, tombe sur ses soldats, prend les uns en queue, attaque les autres de front, et les met tous en fuite. De là, saisissant l'occasion et profitant de sa fortune, il prend tout d'un trait le camp d'Afranus, enlève et pille celui des Numides, d'où Juba s'était retiré. Ainsi, dans la moindre partie d'un seul jour, il s'empare de trois camps et tue cinquante mille ennemis, sans avoir perdu cinquante des siens. Voilà le récit que quelques historiens font de cette bataille ; d'autres prétendent que César ne fut pas présent à l'action ; qu'au moment où il rangeait son armée en bataille et donnait ses ordres, il fut pris d'un accès d'épilepsie, maladie à laquelle il était sujet ; que, lorsqu'il en sentit les premières atteintes, et qu'il était déjà saisi du tremblement, avant que la maladie lui eût entièrement ôté l'usage de ses sens et de ses forces, il se fit porter dans une des tours voisines, où il attendit en repos la fin de l'accès. D'un grand nombre d'hommes consulaires et prétoriens qui échappèrent au carnage et qui furent faits prisonniers, les uns se tuèrent eux-mêmes, et César en fit mourir plusieurs.

LIX. Comme il avait le plus grand désir de prendre Caton vivant, il marcha promptement vers Utique : Caton, chargé de la défense de cette ville, ne s'était pas trouvé à la bataille. César apprit en chemin qu'il s'était donné lui-même la mort, et laissa voir toute la peine qu'il en ressentait ; on ignore par quel motif ; il dit seulement, quand on lui en donna la nouvelle : « Ô Caton, j'envie ta mort, puisque tu m'as envié la gloire de te donner la vie ! » Le traité qu'il écrivit contre Caton, après sa mort, n'est pas d'un homme adouci à son égard, et qui fût disposé à lui pardonner. L'eût-il épargné vivant, s'il l'eût eu en sa puissance, lui qui versait sur Caton, mort depuis longtemps, tant de fiel et d'amertume ? Il est vrai que la clémence dont il usa envers Cicéron, Brutus et mille autres qui avaient porté les armes contre lui, fait conjecturer qu'il aurait aussi pardonné à Caton, et que, s'il composa ce traité contre lui, ce fut moins par un sentiment de haine que par une rivalité politique. Il le fit à l'occasion suivante. Cicéron avait composé l'éloge de Caton et donné même le nom de ce célèbre Romain à cet ouvrage, qui, sorti de la plume du plus grand orateur de Rome, et sur un si beau sujet, était, comme on peut le croire, fort recherché. César en eut du chagrin ; il regarda comme une censure indirecte de sa personne l'éloge d'un homme dont il avait occasionné la mort. Il composa donc un écrit dans lequel il entassa beaucoup de charges contre lui, et qu'il intitula Anti-Caton. Les noms de Cicéron et de César font encore aujourd'hui à ces deux ouvrages de zélés partisans.

LX. Dès que César fut de retour de son expédition d'Afrique, il fit une harangue au peuple, où il parla de sa victoire dans les termes les plus magnifiques ; il dit que les pays dont il venait de faire la conquête étaient si étendus que le peuple romain en tirerait tous les ans deux cent mille médimnes attiques de blé, et trois millions de livres d'huile. Il triompha trois fois : la première pour l'Égypte, la seconde pour le Pont, et la troisième pour l'Afrique. Dans ce dernier triomphe, Scipion n'était pas nommé ; il n'y était question que du roi Juba ; le fils de ce prince, qui était encore dans l'enfance, suivit le char du triomphateur ; et ce fut pour lui la captivité la plus heureuse. Né barbare et Numide, il dut à son malheur de devenir un des plus savants historiens grecs. Après ses triomphes, César fit de grandes largesses à ses soldats, et donna des festins et des spectacles à tout le peuple, qu'il traita sur vingt-deux mille tables de trois lits chacune. Il fit représenter à l'honneur de sa fille Julie, morte depuis longtemps, des combats de gladiateurs et des naumachies. Quand tous ces spectacles furent terminés, on fit le dénombrement du peuple, et au lieu de trois cent vingt mille citoyens qu'avait donné le dernier dénombrement, il ne s'en trouva que cent trente mille : tant la guerre civile avait été meurtrière pour Rome ! tant elle avait moissonné de citoyens, sans compter tous les fléaux dont elle avait affligé le reste de l'Italie et toutes les provinces.

LXI. Après ce dénombrement, César, nommé consul pour la quatrième fois, partit sur-le-champ pour aller en Espagne faire la guerre aux fils de Pompée. Malgré leur jeunesse, ils avaient mis sur pied une armée formidable par le nombre des soldats, et ils montraient une audace qui les rendait dignes du commandement ; aussi mirent-ils César dans le plus grand danger. Ils livrèrent sous les murs de la ville de Munda une grande bataille, dans laquelle César, voyant ses troupes vivement pressées, n'opposer aux ennemis qu'une faible résistance, se jeta au fort de la mêlée, en criant à ses soldats s'ils n'avaient pas honte de le livrer ainsi à des enfants. Ce ne fut que par des efforts extraordinaires qu'il parvint à repousser les ennemis : il leur tua plus de trente mille hommes, et perdit mille des siens, qui étaient les plus braves de l'armée, En rentrant dans son camp, après la bataille, il dit à ses amis qu'il avait souvent combattu pour la victoire, mais qu'il venait de combattre pour la vie. Il remporta cette victoire le jour de la fête des Dionysiaques, le même jour que Pompée, quatre ans auparavant, était sorti de Rome pour cette guerre civile. Le plus jeune des fils de Pompée se sauva de la bataille, et peu de jours après Didius vint mettre aux pieds de César la tête de l'aîné.

LXII. Ce fut la dernière guerre de César, et le triomphe qui la suivit affligea plus les Romains que tout ce qu'il avait pu faire précédemment ; c'était, non pour ses victoires sur des généraux étrangers ou sur des rois barbares qu'il triomphait, mais pour avoir détruit et éteint la race du plus grand personnage que Rome eût produit, et qui avait été lu victime des caprices de la fortune. On ne lui pardonnait pas de triompher ainsi des malheurs de sa patrie, et de se glorifier d'un succès que la nécessité seule pouvait excuser, et devant les dieux, et devant les hommes, d'autant que jusqu'alors il n'avait jamais ni envoyé de courriers, ni écrit de lettres au sénat, pour annoncer les victoires qu'il avait remportées dans les guerres civiles ; il avait toujours paru rejeter une gloire dont il était honteux. Cependant les Romains pliaient sous l'ascendant de sa fortune, et se soumettaient au frein sans résistance : persuadés même qu'ils ne pourraient plus se relever de tous les maux qu'avaient causés les guerres civiles que sous l'autorité d'un seul, ils le nommèrent dictateur perpétuel. C'était reconnaître ouvertement la tyrannie, puisque à l'autorité absolue et indépendante de la monarchie on ajoutait l'assurance de la posséder toujours. Les premiers honneurs que Cicéron avait proposés au sénat de lui décerner étaient dans les bornes d'une grandeur humaine ; mais d'autres y en ajoutèrent de si immodérés, en disputant à l'envi qui lui en prodiguerait le plus, que, par ces distinctions excessives et déplacées, ils le rendirent odieux et insupportable aux personnes même du naturel le plus doux. Aussi croit-on que ses ennemis ne contribuèrent pas moins que ses flatteurs à les lui faire décerner, pour se préparer plus de prétextes de l'attaquer un jour, en paraissant en avoir les motifs les plus graves et les plus légitimes ; car il faut avouer que, les guerres civiles une fois terminées, il se montra depuis irréprochable dans sa conduite.

LXIII. Ce fut donc une justice que les Romains lui rendirent, lorsqu'ils ordonnèrent que, pour consacrer sa douceur dans la victoire, on bâtirait en son honneur un temple à la Clémence. En effet, il avait pardonné à la plupart de ceux qui avaient porté les armes contre lui ; il donna même à quelques-uns d'entre eux des dignités et des emplois, en particulier à Brutus et à Cassius, qu'il nomma tous deux préteurs. Il ne vit pas même avec indifférence qu'on eût abattu les statues de Pompée, et il les fit relever. « César, dit à ce sujet Cicéron, en relevant les statues de Pompée, a affermi les siennes. » Ses amis lui conseillaient de prendre des gardes pour sa sûreté, et plusieurs même d'entre eux s'offraient à lui en servir. Il le refusa constamment, et leur dit qu'il valait mieux mourir une fois que de craindre continuellement la mort ; mais, persuadé que l'affection du peuple était la garde la plus honorable et la plus sûre dont il pût s'entourer, il s'appliqua de nouveau à gagner les citoyens par des repas publics, par des distributions de blé, et les soldats par l'établissement de nouvelles colonies. Les plus considérables furent Corinthe et Carthage : ainsi ces deux villes, qui avaient été prises et détruites en même temps, furent aussi rétablies et repeuplées ensemble. Il s'attira la bienveillance des grands en promettant aux uns des consulats et des prétures, en consolant les autres de leurs pertes par des charges et des honneurs, en donnant enfin à tous les plus belles espérances, et cherchant par là à rendre la soumission volontaire. Le consul Fabius Maximus mourut la veille de l'expiration de son consulat. César nomma Caninus Rébilius consul pour le seul jour qui restait ; et comme on allait en foule, suivant l'usage, chez le nouveau consul, pour le féliciter et l'accompagner au sénat, Cicéron dit plaisamment « Hâtons-nous d'y aller, de peur qu'il ne sorte de charge avant qu'il ait pu recevoir notre compliment. »

LXIV. César se sentait né pour les grandes entreprises ; et loin que ses nombreux exploits lui fissent désirer la jouissance paisible du fruit de ses travaux, ils lui inspirèrent au contraire de plus vastes projets ; et flétrissant, pour ainsi dire, à ses yeux la gloire qu'il avait acquise, ils allumèrent en lui l'amour d'une gloire plus grande encore. Cette passion n'était qu'une sorte de jalousie contre lui-même, telle qu'il aurait pu l'avoir à l'égard d'un étranger ; qu'une rivalité de surpasser ses exploits précédents par ceux qu'il projetait pour l'avenir. Il avait formé le dessein de porter la guerre chez les Parthes, et il en faisait déjà les préparatifs. Il se proposait, après les avoir domptés, de traverser l'Hircanie, le long de la mer Caspienne et du mont Caucase ; de se jeter ensuite dans la Scythie, de soumettre tous les pays voisins de la Germanie, et la Germanie même ; et de revenir enfin en Italie par les Gaules, après avoir arrondi l'empire romain, qui aurait été ainsi de tous côtés borné par l'Océan. Pendant qu'il préparait cette expédition, il songeait à couper l'isthme de Corinthe ; il avait même chargé Aniénus de cette entreprise, et de celle de creuser un canal profond qui commencerait à Rome même, et irait jusqu'à Circéum, pour conduire le Tibre dans la mer Terracine, et ouvrir au commerce une route plus commode et plus sûre jusqu'à Rome. Il voulait aussi dessécher les marais Pontins, dans le voisinage de Sétium, et changer les terres qu'ils inondaient en des campagnes fertiles, qui fourniraient du blé à des milliers de cultivateurs. Il avait enfin le projet d'opposer des barrières à la mer la plus voisine de Rome, en élevant sur les bords de fortes digues, et après avoir nettoyé la rade d'Ostie, que des rochers couverts par les eaux rendaient périlleuse pour les navigateurs, d'y construire des ports et des arsenaux, qui pussent contenir le grand nombre de vaisseaux qui s'y rendaient de toutes parts : mais ces grands ouvrages restèrent en projets.

LXV. Il fut plus heureux dans la réforme du calendrier : il imagina une correction ingénieuse de l'inégalité qui jetait dans le calcul des temps beaucoup de confusion ; et cette réforme, heureusement terminée, fut depuis d'un usage aussi commode qu'agréable. Les Romains, dans les premiers temps de leur monarchie, n'avaient pas même des périodes fixes et réglées pour accorder leurs mois avec l'année ; et il en résultait que leurs sacrifices et leurs fêtes, en reculant peu à peu, se trouvaient successivement dans des saisons entièrement opposées à celles de leur établissement. Bien plus, au temps de César, où l'année solaire était seule en usage, le commun des citoyens n'en connaissait pas la révolution ; les prêtres, qui seuls avaient la connaissance des temps, ajoutaient tout à coup, sans qu'on s'y attendît, un mois intercalaire, qu'ils appelaient Mercédonius, que le roi Numa avait imaginé ; mais qui n'était qu'un faible remède, dont l'effet avait peu d'influence sur les erreurs qui, comme on l'a dit dans la vie de ce prince, avaient lieu dans le calcul de l'année. César ayant proposé cette question aux plus savants philosophes et aux plus habiles mathématiciens de son temps, publia, d'après les méthodes déjà trouvées, une réforme particulière et exacte, dont les Romains font encore usage, et qui prévient une partie des erreurs auxquelles les autres peuples sont sujets, sur l'inégalité qui a lieu entre les mois et les années. Cependant ses envieux, et ceux qui ne pouvaient souffrir sa domination, en prirent sujet de le railler. Cicéron, si je ne me trompe, ayant entendu dire à quelqu'un que la constellation de la Lyre se lèverait le lendemain : « Oui, dit-il, elle se lèvera par édit » ; comme si ce changement même n'avait été reçu que par contrainte.

LXVI. Mais la haine la plus envenimée des Romains contre lui et la véritable cause de sa mort vinrent du désir qu'il eut de se faire déclarer roi. De là naquit l'aversion que le peuple lui porta toujours depuis, et le prétexte le plus spécieux pour ses ennemis secrets d'exécuter leur mauvais dessein. Ceux qui voulaient l'élever à la royauté semaient dans le public que, d'après un oracle des livres sibyllins, les Parthes ne seraient soumis par les armées romaines que lorsqu'elles seraient commandées par un roi ; que, sans cela, elles n'entreraient jamais dans leur pays. Un jour qu'il revenait d'Albe à Rome, ces mêmes personnes osèrent le saluer du nom de roi. César, qui s'aperçut du trouble que ce titre excitait parmi le peuple, fit semblant d'en être offensé et dit qu'il ne s'appelait pas roi, mais César. Ce mot fut suivi d'un silence profond de la part de tous les assistants, et César suivit son chemin d'un air triste et mécontent. Un autre jour que le sénat lui avait décerné des honneurs extraordinaires, les consuls et les préteurs, suivis de tous les sénateurs, se rendirent sur la place, où il était assis dans la tribune, pour lui faire part du décret. Il ne daigna pas se lever à leur arrivée ; et leur donnant audience comme aux plus simples particuliers, il leur dit qu'il fallait diminuer ses honneurs plutôt que de les augmenter. Le sénat ne fut pas plus mortifié de cette hauteur que le peuple lui-même, qui crut voir Rome méprisée dans ce dédain affecté pour les sénateurs ; tous ceux qui n'étaient pas obligés par état de rester s'en retournèrent la tête baissée, et dans un morne silence. César s'en aperçut et rentra sur-le-champ dans sa maison ; là, se découvrant la poitrine, il criait à ses amis qu'il était prêt à la présenter au premier qui voudrait l'égorger. Enfin, il s'excusa sur sa maladie ordinaire, qui, disait-il, ôte à ceux qui en sont attaqués l'usage de leurs sens, quand ils parlent debout devant une assemblée nombreuse ; saisis d'abord d'un tremblement général, ils éprouvent des éblouissements et des vertiges qui les privent de toute connaissance. Mais cette excuse était fausse, car il avait voulu se lever devant le sénat : mais il en fut empêché par un de ses amis, ou plutôt par un de ses flatteurs, Cornélius Palbus, qui lui dit : « Oubliez-vous que vous êtes César ? et voulez-vous rejeter les honneurs qui sont dus à votre dignité ? »

LXVII. Après avoir ainsi mécontenté tous les ordres de la ville, il fit encore aux tribuns du peuple un outrage sanglant. On célébrait la fête des Lupercales, qui, selon plusieurs écrivains, fut anciennement une fête de bergers, et a beaucoup de rapport avec la fête des Lyciens en Arcadie. Ce jour-là, les jeunes gens des premières maisons de Rome, et la plupart des magistrats, courent nus par la ville, armés de bandes de cuir qui ont tout leur poil, et dont ils frappent, en s'amusant, toutes les personnes qu'ils rencontrent. Les femmes même les plus distinguées par leur naissance vont au-devant d'eux, et tendent la main à leurs coups, comme les enfants dans les écoles ; elles sont persuadées que c'est un moyen sûr pour les femmes grasses d'accoucher heureusement et, pour celles qui sont stériles, d'avoir des enfants. César assistait à cette fête, assis dans la tribune sur un siège d'or, et vêtu d'une robe de triomphateur. Antoine, en sa qualité de consul, était un de ceux qui figuraient dans cette course sacrée. Quand il arriva sur la place publique, et que la foule se fut ouverte pour lui donner passage, il s'approcha de César et lui présenta un diadème enlacé d'une branche de laurier. Cette tentative n'excita, qu'un battement de mains faible et sourd, qui avait l'air de venir de gens apostés ; César repoussa la main d'Antoine, et à l'instant tout le peuple applaudit, Antoine lui présenta une seconde fois le diadème, et très peu de personnes battirent des mains ; César le repoussa encore, et la place retentit d'applaudissements universels. Convaincu, par cette double épreuve, des dispositions du peuple, il se lève, et donne ordre qu'on porte ce diadème au Capitole. Quelques jours après, on vit ses statues couronnées d'un bandeau royal : deux tribuns du peuple, Flavius et Marcellus, allèrent sur les lieux, et arrachèrent ces diadèmes. Les premiers qu'ils rencontrèrent de ceux qui avaient salué César roi, ils les firent arrêter et conduire en prison. Le peuple suivait ces magistrats en battant des mains et les appelait des Brutus, parce que anciennement Brutus avait mis fin à l'autorité monarchique, et transféré le pouvoir souverain des rois au sénat et au peuple. César, transporté de colère, priva les tribuns de leur charge, et en se plaignant d'eux publiquement il ne craignit pas d'insulter le peuple lui-même en les appelant, à plusieurs reprises, des brutes et des cuméens.

LXVIII . Cet événement attira sur Brutus les regards de la multitude ; il passait pour être, du côté paternel, un descendant de l'ancien Brutus, et par sa mère il était de la famille Servilia, autre maison non moins illustre : il était d'ailleurs neveu et gendre de Caton, et devait naturellement désirer la ruine de la monarchie ; mais les honneurs et les bienfaits qu'il avait reçus de César émoussaient ce désir et l'empêchaient de se porter à la détruire. Non content de lui avoir donné la vie après la bataille de Pharsale et la fuite de Pompée, et d'avoir, à sa prière, sauvé plusieurs de ses amis, César lui avait encore témoigné la plus grande confiance, en lui conférant cette année même la préture la plus honorable, et le désignant consul pour quatre ans après ; il lui donnait la préférence sur Cassius, son compétiteur, quoiqu'il avouât que Cassius apportait de meilleurs titres, mais qu'il ne pouvait le faire passer avant Brutus : aussi, lorsqu'on le lui dénonça comme engagé dans la conjuration qui se tramait déjà, il n'ajouta pas foi à cette accusation ; et se prenant la peau du corps avec la main : « Ce corps, dit-il, attend Brutus. » Il faisait entendre par là que la vertu de Brutus le rendait digne de régner ; mais que pour régner, il ne deviendrait pas ingrat et criminel. Cependant ceux qui désiraient un changement, et qui avaient les yeux fixés sur Brutus seul, ou du moins sur lui plus que sur tout autre, n'osaient pas, à la vérité, lui en parler ouvertement ; mais la nuit ils couvraient le tribunal et le siège où il rendait la justice comme prêteur de billets conçus la plupart en ces termes : « Tu dors, Brutus ! Tu n'es pas Brutus ! » Cassius, qui s'aperçut que ces reproches réveillaient insensiblement en Brutus un vif désir de gloire, le pressa lui-même beaucoup plus qu'il n'avait fait encore ; car il avait contre César des motifs particuliers de haine, que nous ferons connaître dans la vie de Brutus. Aussi César, qui avait des soupçons sur son compte, dit-il un jour à ses amis : « Que croyez-vous que projette Cassius ? Pour moi, il ne me plaît guère, car je le trouve bien pâle. » Une autre fois on accusait auprès de lui Antoine et de Dolabella de tramer quelques nouveautés. « Ce n'est pas, dit-il, ces gens si gras et si bien peignés que je redoute ; je crains plutôt ces hommes si pâles et si maigres. » Il désignait Brutus et Cassius.

LXIX. Mais il est bien plus facile de prévoir sa destinée que de l'éviter ; celle de César fut, dit-on, annoncée par les présages et les prodiges les plus étonnants. À la vérité, dans un événement de cette importance, les feux célestes, les bruits nocturnes qu'on entendit en plusieurs endroits, les oiseaux solitaires qui vinrent, en plein jour, se poser sur la place de Rome, ne sont pas des signes assez frappants pour être remarqués. Mais, au rapport de Strabon le philosophe, on vit en l'air des hommes de feu marcher les uns contre les autres ; le valet d'un soldat fit jaillir de sa main une flamme très vive ; on crut que sa main en serait brûlée : mais quand il eut cessé, on n'aperçut aucune trace du feu. Dans un sacrifice que César offrait, on ne trouva point de coeur à la victime ; et c'était le prodige le plus effrayant, car il est contre la nature que ce viscère manque à un animal. Plusieurs personnes racontent encore aujourd'hui qu'un devin avertit César qu'il était menacé d'un très grand danger, le jour des ides de mars ; et que ce jour-là César en allant au Sénat, ayant rencontré le devin, le salua, et lui dit, en se moquant de sa prédiction : « Eh bien ! voilà les ides de mars venues. - Oui, lui répondit tout bas le devin, elles sont venues ; mais elles ne sont pas passées. » La veille de ces ides, il soupait chez Lépidus, ou, suivant sa coutume, il signa quelques lettres à table. Pendant qu'il faisait ces signatures, les convives proposèrent cette question : Quelle mort était la meilleure ? César, prévenant leurs réponses, dit tout haut : « C'est la moins attendue. » Après souper, il rentra chez lui ; et pendant qu'il était couché avec sa femme, comme à son ordinaire, les portes et les fenêtres s'ouvrirent tout à coup d'elles-mêmes : réveillé en sursaut et troublé par le bruit et par la clarté de la lune qui donnait dans sa chambre, il entendit sa femme Calpurnia, qui dormait d'un sommeil profond, pousser des gémissements confus, et prononcer des mots inarticulés qu'il ne put distinguer ; mais il lui sembla qu'elle le pleurait, en le tenant égorgé dans ses bras. Selon quelques auteurs, Calpurnia eut pendant son sommeil une autre vision que celle-là : ils disent, d'après, Tite-Live, que le sénat, par un décret, avait fait placer au faîte de la maison de César une espèce de pinacle qui en était comme un ornement et une distinction ; que Calpurnia avait songé que ce pinacle était rompu, et que c'était là le sujet de ses gémissements et de ses larmes. Quand le jour parut, elle conjura César de ne pas sortir, s'il lui était possible, ce jour-là, et de remettre à un autre jour l'assemblée du sénat. « Si vous faites peu d'attention à mes songes, ajouta-t-elle, ayez du moins recours à d'autres divinations, et faites des sacrifices pour consulter l'avenir. » Ces alarmes de Calpurnia donnèrent des soupçons et des craintes à César ; il n'avait jamais vu dans sa femme les faiblesses ordinaires à son sexe, ni aucun sentiment superstitieux ; et il la voyait alors vivement affectée. Après plusieurs sacrifices, les devins lui déclarèrent que les signes n'étaient pas favorables ; et il se décida enfin à envoyer Antoine au sénat, pour remettre l'assemblée à un autre jour.

LXX. Mais, dans ce moment, il voit entrer Décimus Brutus, surnommé Albinus. César avait en lui une telle confiance qu'il l'avait institué son second héritier : il était cependant de la conjuration de l'autre Brutus et de Cassius ; et craignant que, si César ne tenait pas l'assemblée ce jour-là, leur complot ne fût découvert, il se moqua des devins, et représenta vivement à César que ce délai donnerait lieu aux plaintes et aux reproches du sénat, qui se croirait insulté. « Les sénateurs, lui dit-il, ne se sont assemblés que sur votre convocation ; ils sont disposés à vous déclarer roi de tous les pays situés hors de l'Italie, et à vous permettre de porter le diadème partout ailleurs qu'à Rome, sur terre et sur mer. Si, maintenant qu'ils sont sur leurs sièges, quelqu'un va leur dire de se retirer et de revenir un autre jour où Calpurnia aura eu des songes plus favorables, quels propos ne ferez-vous pas tenir à vos envieux ? Et qui voudra seulement écouter vos amis, lorsqu'ils diront que ce n'est pas d'un côté la plus entière servitude, et de l'autre la tyrannie la plus absolue ? Si toutefois, ajouta-t-il, vous croyez devoir éviter ce jour comme malheureux pour vous, il convient au moins que vous alliez en personne au sénat, pour lui déclarer vous-même que vous remettez l'assemblée à un autre jour. En achevant ces mots, il le prend par la main et le fait sortir. Il avait à peine passé le seuil de sa porte, qu'un esclave étranger qui voulait absolument lui parler n'ayant pu l'approcher, à cause de la foule qui l'environnait, alla se jeter dans sa maison, et se remit entre les mains de Calpurnia, en la priant de le garder jusqu'au retour de César, à qui il avait des choses importantes à communiquer. Artémidore de Cnide, qui enseignait à Rome les lettres grecques, qui voyait habituellement des complices de Brutus, et savait une partie de la conjuration, vint pour remettre à César un écrit qui contenait les différents avis qu'il voulait lui donner ; mais voyant que César, à mesure qu'il recevait quelques papiers, les remettait aux officiers qui l'entouraient, il s'approcha le plus près qu'il lui fut possible, et en présentant son écrit : « César, dit-il, lisez ce papier seul et promptement ; il contient des choses importantes, qui vous intéressent personnellement. » César l'ayant pris de sa main essaya plusieurs fois de le lire ; mais il en fut toujours empêché par la foule de ceux qui venaient lui parler. Il entra dans le sénat, le tenant toujours dans sa main, car c'était le seul qu'il eût gardé. Quelques auteurs disent qu'Artémidore, sans cesse repoussé dans le chemin par la foule, ne put jamais approcher de César, et qu'il lui fit remettre le papier par un autre.

LXXI. Toutes ces circonstances peuvent avoir été l'effet du hasard ; mais on ne saurait en dire autant du lieu où le sénat fut assemblé ce jour-là, et où se passa cette scène sanglante. Il y avait une statue de Pompée, et c'était un des édifices qu'il avait dédiés pour servir d'ornement à son théâtre. N'est-ce pas une preuve évidente que cette entreprise était conduite par un dieu qui avait marqué cet édifice pour le lieu de l'exécution ? On dit même que Cassius, lorsqu'on fut prêt d'attaquer César, porta ses yeux sur la statue de Pompée, et l'invoqua en secret, quoiqu'il fût d'ailleurs dans les sentiments d'Épicure, mais la vue du danger présent pénétra son âme d'un vif sentiment d'enthousiasme, qui lui fit démentir ses anciennes opinions. Antoine, dont on craignait la fidélité pour César, et la force de corps extraordinaire, fut retenu, hors du lieu de l'assemblée, par Albinus, qui engagea à dessein avec lui une longue conversation. Lorsque César entra, tous les sénateurs se levèrent pour lui faire honneur. Des complices de Brutus, les uns se placèrent autour du siège de César ; les autres allèrent au-devant de lui, pour joindre leurs prières à celles de Métellus Cimber, qui demandait le rappel de son frère ; et ils le suivirent, en redoublant leurs instances, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à sa place. Il s'assit, en rejetant leurs prières ; et comme ils le pressaient toujours plus vivement, il leur témoigna à chacun en particulier son mécontentement. Alors Métellus lui prit la robe de ses deux mains, et lui découvrit le haut de l'épaule ; c'était le signal dont les conjurés étaient convenus. Casca le frappa le premier de son épée ; mais le coup ne fut pas mortel, le fer n'ayant pas pénétré bien avant. Il y a apparence que, chargé de commencer une si grande entreprise, il se sentit troublé. César, se tournant vers lui, saisit son épée, qu'il tint toujours dans sa main. Ils s'écrièrent tous deux en même temps, César en latin : « Scélérat de Casca, que fais-tu ? » Et Casca, s'adressant à son frère, lui cria, en grec : « Mon frère, au secours ! »

LXXII. Dans le premier moment, tous ceux qui n'étaient pas du secret furent saisis d'horreur ; et, frissonnant de tout leur corps, ils n'osèrent ni prendre la fuite, ni défendre César, ni proférer une seule parole. Cependant les conjurés, tirant chacun son épée, l'environnent de toutes parts ; de quelque côté qu'il se tourne, il ne trouve que des épées qui le frappent aux yeux et au visage : telle qu'une bête féroce assaillie par les chasseurs, il se débattait entre toutes ces mains armées contre lui ; car chacun voulait avoir part à ce meurtre et goûter pour ainsi dire à ce sang, comme aux libations d'un sacrifice. Brutus lui-même lui porta un coup dans l'aine. Il s'était défendu, dit-on, contre les autres, et traînait son corps de côté et d'autre en poussant de grands cris. Mais quand il vit Brutus venir sur lui l'épée nue à la main, il se couvrit la tête de sa robe et s'abandonna au fer des conjurés. Soit hasard, soit dessein formé de leur part, il fut poussé jusqu'au piédestal de la statue de Pompée, qui fut couverte de son sang. Il semblait que Pompée présidât à la vengeance qu'on tirait de son ennemi, qui, abattu et palpitant, venait d'expirer à ses pieds, du grand nombre de blessures qu'il avait reçues. Il fut percé, dit-on, de vingt-trois coups ; et plusieurs des conjurés se blessèrent eux-mêmes, en frappant tous à la fois sur un seul homme.

LXXIII. Quand César fut mort, Brutus s'avança au milieu du sénat pour rendre raison de ce que les conjurés venaient de faire : mais les sénateurs n'eurent pas la force de l'entendre ; ils s'enfuirent précipitamment par les portes et jetèrent parmi le peuple le trouble et l'effroi. Les uns fermaient leurs maisons, les autres abandonnaient leurs banques et leurs comptoirs ; les rues étaient pleines de gens qui couraient çà et là, et dont les uns allaient au sénat pour voir cet affreux spectacle, les autres en revenaient après l'avoir vu. Antoine et Lépidus, les deux plus grands amis de César, se dérobant de la foule, cherchèrent un asile dans des maisons étrangères. Mais Brutus et les autres conjurés, encore tout fumants du sang qu'ils venaient de répandre, et tenant leurs épées nues, sortirent tous ensemble du sénat, et prirent le chemin du Capitole, non comme des gens qui fuient, mais l'air content, et avec un visage gai qui annonçait leur confiance. Ils appelaient le peuple à la liberté, et s'arrêtaient avec les personnes de distinction qu'ils rencontraient dans les rues. Il y en eut même qui se joignirent à eux, pour faire croire qu'ils avaient eu part à la conjuration, et en partager faussement la gloire. De ce nombre furent Caïus Octavius et Lentulus Spinther, qui, dans la suite, furent bien punis de cette vanité. Antoine et le jeune César les firent mettre à mort, et leur ôtèrent même l'honneur qu'ils avaient ambitionné et qui causa leur perte. Ceux qui les condamnèrent punirent en eux, non la complicité du meurtre, mais l'intention. Le lendemain, Brutus et les autres conjurés se rendirent sur la place et parlèrent au peuple, qui les écouta sans donner un signe de blâme ni d'approbation ; le profond silence qu'il garda faisait seulement connaître que, si d'un côté il plaignait César, de l'autre il respectait Brutus. Le sénat décréta l'amnistie générale du passé ; il ordonna qu'on rendrait à César les honneurs divins, et qu'on ne changerait aucune des ordonnances qu'il avait faite pendant sa dictature. Il distribua à Brutus et à ses complices des gouvernements, et leur décerna des honneurs convenables. Tout le monde crut que les affaires étaient sagement disposées, et la république remise dans le meilleur état.

LXXIV. Mais quand on eut ouvert le testament de César, et qu'on y eut lu qu'il laissait à chaque Romain un legs considérable ; qu'ensuite on vit porter, à travers la place, son corps sanglant et déchiré de plaies, le peuple, ne se contenant plus et ne gardant aucune modération, fit un bûcher des bancs, des barrières et des tables qui, étaient sur la place, et brûla le corps de César. Prenant ensuite des tisons enflammés, il courut en foule aux maisons des meurtriers, pour y mettre le feu ; plusieurs même se répandirent dans la ville, et les cherchèrent dans le dessein de les mettre en pièces ; mais on ne put les découvrir, parce qu'ils se tinrent bien renfermés. Un des amis de César, nommé Cinna, avait eu, la nuit précédente, un songe assez extraordinaire : il avait cru voir César qui l'invitait à souper, et qui, sur son refus, l'avait pris par la main et l'avait entraîné, malgré sa résistance. Quand il apprit qu'on brûlait, sur la place, le corps du dictateur, il se leva ; et quoique inquiet du songe qu'il avait eu, quoique malade de la fièvre, il y courut pour rendre à son ami les derniers devoirs. Lorsqu'il arriva sur la place, quelqu'un du peuple le nomma à un citoyen qui lui demandait son nom ; celui-ci le dit à un autre ; et bientôt il courut dans toute la foule que c'était un des meurtriers de César : il y avait en effet un des conjurés qui s'appelait Cinna ; et le peuple, prenant cet homme pour le meurtrier, se jeta sur lui, et le mit en pièces sur la place même. Brutus et Cassius, effrayés de cette fureur populaire, sortirent de la ville peu de jours après. Je raconterai dans la vie de Brutus ce qu'ils firent depuis, et les malheurs qu'ils éprouvèrent.

LXXV. César mourut âgé de cinquante-six ans, et ne survécut guère que de quatre ans à Pompée. Cette domination, ce pouvoir souverain qu'il n'avait cessé de poursuivre à travers mille dangers, et qu'il obtint avec tant de peine, ne lui procura qu'un vain titre, qu'une gloire fragile, qui lui attirèrent la haine de ses concitoyens. Mais ce génie puissant qui l'avait conduit pendant sa vie le suivit encore après sa mort ; il s'en montra le vengeur, en s'attachant sur les pas de ses meurtriers et par terre et par mer ; jusqu'à ce qu'il n'en restât plus un seul de ceux qui avaient pris la moindre part à l'exécution, ou qui avaient seulement approuvé le complot. Entre les événements humains, il n'en est pas de plus étonnant que celui qu'éprouva Cassius : vaincu à la bataille de Philippes, il se tua de la même épée dont il avait frappé César ; et parmi les phénomènes célestes, on vit un premier signe remarquable dans cette grande comète qui, après le meurtre de César, brilla avec tant d'éclat pendant sept nuits et disparut ensuite. Un second signe, ce fut l'obscurcissement du globe solaire, qui parut fort pâle toute cette année-là, et qui chaque jour, à son lever, au lieu de rayons étincelants, n'envoyait qu'une lumière faible et une chaleur si languissante, que l'air fut toujours épais et ténébreux ; car la chaleur seule peut le raréfier ; son intempérie fit avorter les fruits, qui se flétrirent avant que d'arriver à leur maturité.

LXXVI. Mais rien ne prouve davantage comment le meurtre de César avait déplu aux dieux que le fantôme qui apparut à Brutus. Pendant qu'il se disposait à faire passer son armée du port d'Abyde au rivage opposé, il se reposait la nuit dans sa tente, suivant sa coutume, sans dormir et réfléchissant sur l'avenir. C'était de tous les généraux celui qui avait le moins besoin de sommeil, et que la nature avait fait pour veiller le plus longtemps. Il crut entendre quelque bruit à la porte de sa tente ; et en regardant à la clarté d'une lampe prête à s'éteindre, il aperçut un spectre horrible, d'une grandeur démesurée, et d'une figure hideuse. Cette apparition lui causa d'abord de l'effroi ; mais quand il vit que le spectre, sans faire aucun mouvement et sans rien dire, se tenait en silence auprès de son lit, il lui demanda qui il était : « Brutus, lui répondit le fantôme, je suis ton mauvais génie, et tu me verras à Philippes. - Eh bien ! reprit Brutus d'un ton assuré, je t'y verrai. » Et aussitôt le spectre s'évanouit. Quelque temps après, à la bataille de Philippes contre Antoine et César, il remporta une première victoire, renversa de son côté tout ce qui lui faisait tête, et poursuivit les fuyards jusqu'au camp de César, qui fut livré au pillage. Il se préparait à un second combat, lorsque ce même spectre lui apparut encore la nuit, sans proférer une seule parole. Brutus, qui comprit que son heure était venue, se précipita volontairement au milieu des plus grands dangers. Cependant il ne mourut pas dans le combat ; ses troupes ayant été mises en déroute, il se retira sur une roche escarpée ; là, se jetant sur son épée, avec l'aide d'un de ses amis, il se l'enfonça dans la poitrine, et expira sur le coup.