Origine illustre de la famille de Quintus Fabius Maximus. Son caractère et ses moeurs. —II. Actions remarquables de ses premiers consulats. Il obtient le triomphe pour sa victoire sur les Liguriens. — III. Hannibal gagne sur les consuls Scipion et Flaminius les batailles de Trébie et deTrasimène. — IV. Mort du consul Flaminius. Effroi que cette défaite répand dans Rome. — V. Fabius Maximus est nommé dictateur. — VI. Il voue plusieurs sacrifices aux dieux, et par sa conduite prudente ranime la confiance publique. — VII. Hannibal tente inutilement tous les moyens de le forcer à combattre. — VIII. Les railleries de Minucius, général de la cavalerie, ne font pas changer à Fabius son plan de campagne. — IX. Hannibal, que ses guides avaient égaré et conduit dans des défilés, est battu par Fabius. — X. Ruse par laquelle il se tire de ce poste dangereux, et échappe au dictateur.—XI. Fabius, qui avait reconnu la ruse, n’ose pas l’attaquer pendant la nuit. —XII. Fabius fait vendre ses terres par son fils pour racheter des prisonniers. — XIII. Obligé d’aller à Rome pour y faire des sacrifices, il défend à Minucius de combattre en son absence. Minucius méprise sa défense, et remporte un avantage sur Hannibal. — XIV. Le peuple donne au général de la cavalerie une autorité égale à celle du dictateur.—XV. Grandeur d’âme que Fabius montre en cette occasion. —XVI. Sa conduite envers Minucius après son retour à l’armée.—XVII. Minucius, malgré les conseils du dictateur, attaque Hannibal. Il est battu. — XVIII. Générosité avec laquelle Fabius vole à son secours. —XIX. Il force Hannibal de faire retraite. — XX. Minucius reconnaît sa faute devant ses soldats. — XXI. Il les ramène lui-même au dictateur, et se remet sous son obéissance. — XXII. Fabius retourne à Rome, et se démet de la dictature. — XXIII. Ses conseils à Paul-Emile, qui venait d’être nommé consul, et qui partait pour l’armée avec Varron son collègue. — XXIV. Présomption de Varron. Son impatience de livrer bataille à Hannibal. — XXV. Bataille de Cannes, perdue par l’inexpérience et la témérité de Varron. — XXVI. Mort du consul Paul-Emile. Hannibal, après sa victoire, refuse de marcher tout de suite à Rome. — XXVII. Une grande partie des villes d’Italie se déclarent pour Hannibal. Consternation où cette défaite jette les Romains. — XXVIII. Constance de Fabius. Sagesse des moyens qu’il propose pour ranimer la confiance publique. — XXIX. Générosité du sénat à l’égard de Varron, lorsqu’il rentre dans Rome. XXX. Fabius marche de nouveau contre Hannibal avec Marcellus. — XXXI. Il évite un piège que le général carthaginois lui avait tendu, et contient dans le devoir les villes alliées. —XXXII. Modération et douceur de sa conduite. —XXXIII. Il trompe Hannibal, et le fait donner dans un piège. — XXXIV. Il surprend la ville de Tarente. —XXXV. Butin immense qu’il fait dans cette ville. — XXXVI. Il obtient une seconde fois les honneurs du triomphe.— XXXVII. Conduite ferme du fils de Fabius, alors consul, envers son père.—XXXVIII. Scipion va en Espagne. Fabius s’oppose à ce qu’il porte la guerre en Afrique. — XXXIX. Motifs de cette opposition. — XL. Scipion passe en Afrique, et justifie son entreprise par les plus grands succès. — XLI. Mort de Fabius. Regrets du peuple romain sur sa perte.
I. Après avoir fait connaître le caractère de Périclès dans les actions dignes de mémoire que nous avons recueillies de lui, nous allons passer à l’histoire de Fabius. Hercule, étant en Italie, eut commerce près du Tibre avec une nymphe, ou, selon d’autres, avec une femme du pays ; elle mit au monde un fils nommé Fabius, qui fut la tige de toute la famille de ce nom, une des plus nombreuses et des plus illustres de Rome[1]. Quelques auteurs prétendent que les premiers chefs de cette maison s’appelaient anciennement Fodiens, parce qu’à la chasse ils prenaient les bêtes fauves dans des fosses que les Romains appellent encore aujourd’hui foveae ; comme ils disent fodere, pour creuser la terre : dans la suite, par le changement de deux lettres, ils furent appelés Fabiens[2]. Cette maison a produit plusieurs grands hommes, et en particulier un Fabius Rullus, que ses grands exploits firent surnommer Maximus[3]. C’est de lui que descendait en quatrième degré ce Fabius Maximus dont nous écrivons la Vie, et qui fut surnommé Verrucosus, d’une petite verrue qu’il avait sur la lèvre. On lui donna aussi dans son enfance le nom d’Ovicula[4], parce qu’il avait beaucoup de douceur, et l’esprit lent à se développer. Son naturel tranquille et taciturne, son peu d’empressement pour les plaisirs de son âge, sa lenteur et sa difficulté à apprendre, sa complaisance et même sa docilité pour ses camarades, le faisaient soupçonner de bêtise et de stupidité par les personnes du dehors. Très peu de gens avaient su reconnaître en lui, sous cette pesanteur apparente, son caractère ferme, son esprit profond, sa grandeur d’âme et son courage de lion. Mais, excité ensuite par les affaires publiques, il fit bientôt voir à tout le monde que ce qu’on traitait de stupidité, de paresse, d’engourdissement et d’insensibilité était en lui gravité de caractère, prudence, constance et fermeté.
En considérant la grandeur de la république et les guerres multipliées qu’elle avait à soutenir[5], il sentit la nécessité de fortifier son corps par les exercices militaires, afin de le rendre propre aux combats ; il le regardait comme une arme naturelle à l’homme. Il s’appliqua aussi à l’art de la parole, pour s’en faire un moyen de persuasion auprès du peuple ; il l’adapta au genre de vie qu’il avait embrassé. Son éloquence n’avait rien de ces ornements recherchés, de ces grâces vaines et frivoles qui ne peuvent plaire qu’à la multitude ; elle était pleine de ce bon sens qui lui était naturel, abondante en pensées fortes et profondes, qu’on trouvait semblables à celles de Thucydide[6]. On a de lui un discours qu’il prononça devant le peuple assemblé : c’est l’oraison funèbre de son fils, qui mourut après avoir été consul[7].
II. Fabius fut élevé cinq fois au consulat : dans le premier, il triompha des Liguriens[8], qui, défaits dans une bataille où ils perdirent beaucoup de monde, et forcés de se renfermer dans les Alpes, cessèrent leurs incursions et leurs ravages dans les pays limitrophes.
Cependant Hannibal était entré en Italie, et avait gagné une première bataille près du fleuve Trébie[9]. De là, traversant la Toscane et ravageant tout le pays, il jeta la frayeur et la consternation jusque dans Rome. Ces désastres furent accompagnés de signes et de prodiges menaçants, les uns familiers aux Romains, comme la chute de la foudre, les autres aussi extraordinaires qu’effrayants. On rapporta que des boucliers avaient sué du sang ; qu’on avait coupé aux environs d’Antium des épis ensanglantés ; qu’il était tombé du ciel des pierres ardentes ; et qu’au-dessus de Falérie le ciel ayant paru s’entr’ouvrir, il en était tombé en différents endroits plusieurs écriteaux, sur un desquels on lisait mot à mot : Mars agite ses armes[10]. Rien de tout cela néanmoins ne put étonner le consul Caius Flaminius, homme d’un caractère ardent, plein d’ambition, enflé des succès qu’il avait eus auparavant, lorsque, méprisant la défense du sénat et l’opposition de son collègue, il avait, contre toute apparence, défait les Gaulois en bataille rangée[11]. Quoique le bruit de ces prodiges eût jeté l’effroi dans les esprits, Fabius n’en était pas affecté ; il les trouvait trop absurdes pour y croire. Mais instruit du petit nombre des ennemis, et du manque d’argent où ils se trouvaient, il conseillait aux Romains de traîner la guerre en longueur, et de ne pas risquer de bataille contre un général dont les troupes étaient aguerries par plusieurs combats. Il proposait donc d’envoyer des secours aux alliés, de tenir les villes dans la soumission, de laisser les forces d’Hannibal se consumer d’elles-mêmes, comme une flamme qui jetait, à la vérité, un grand éclat, mais trop faible et trop légère pour durer longtemps.
III. Des conseils si sages ne persuadèrent pas Flaminius ; il déclara qu’il ne souffrirait point que la guerre s’approchât si fort de Rome, et qu’il n’attendrait pas d’avoir, comme autrefois Camille, à combattre pour la ville dans la ville même. Il ordonna sans différer aux centurions de faire sortir les troupes, et sauta lui-même sur son cheval, qui tout à coup, et sans ancune cause apparente, se mit à trembler de tous ses membres, et s’effaroucha tellement qu’il le renversa la tête première[12]. Cet accident ne changea rien à sa résolution ; et suivant son premier dessein il marcha contre Hannibal, et rangea son armée en bataille près du lac de Trasimène dans la Toscane. Pendant que les deux armées en étaient aux mains, il survint un tremblement de terre si violent, qu’il renversa des villes entières, fit changer de cours à des rivières, entr’ouvrit des montagnes, sans qu’aucun des combattants sentît une si terrible commotion.
Flaminius, après avoir fait des prodiges de force et d’audace, fut tué[13] avec les plus braves de ses soldats ; les autres prirent la fuite, et les ennemis en firent un horrible carnage. Le nombre des morts fut de quinze mille ; il y eut autant de prisonniers[14]. Hannibal fit chercher le corps de Flaminius pour lui rendre les honneurs dus à son courage ; mais on ne le trouva point parmi les morts, et l’on n’a jamais pu savoir ce qu’il était devenu. A la défaite de Trébie, ni le général qui en écrivit la nouvelle, ni le courrier qui l’apporta, n’en firent un récit fidèle ; ils trompèrent le peuple en disant que la victoire avait été douteuse[15]. Mais dans cette occasion, dès que le préteur Pomponius eut appris la déroute de l’armée, il convoqua l’assemblée du peuple ; et, sans user de détours ni de déguisement, il lui dit : « Romains, nous avons été vaincus dans un grand combat[16] ; l’armée a été taillée en pièces, et le consul Flaminius a péri. Délibérez sur ce qu’exigent le salut de Rome et votre sûreté. » Cette nouvelle, répandue au milieu d’une multitude immense, comme un vent impétueux sur une vaste mer, jeta l’effroi dans la ville ; la consternation fut si générale, qu’on ne savait à quoi s’arrêter, ni quelle résolution il fallait prendre. Tous convinrent enfin que la situation présente demandait qu’on eût recours à cette puissance absolue appelée dictature, et qu’elle fût confiée à un homme capable de l’exercer avec autant de fermeté que de courage ; que Fabius Maximus était le seul qui, par sa grandeur d’âme et la gravité de ses moeurs, fût digne d’être élevé à cette importante dignité ; que d’ailleurs il était à cet âge où la force du corps peut seconder les conceptions de l’esprit, et où l’audace est tempérée par la prudence.
IV. Cet avis fut approuvé de tout le monde ; et Fabius, nommé dictateur, choisit Lucius Minucius pour général de la cavalerie[17]. Il commença par demander au sénat la permission d’être à cheval à l’armée. Une ancienne loi le défendait expressément, soit que les Romains, qui font consister la plus grande force de leurs troupes dans l’infanterie, crussent que le général doit toujours être à la tête des bataillons ; soit qu’à cause de la grande autorité que donne cette charge, et qui approche de la tyrannie[18], ils voulussent que le dictateur parût au moins en cela dépendre du peuple[19]. Fabius donc, pour déployer d’abord la puissance et la majesté de la dictature, pour rendre ses concitoyens plus soumis et plus dociles, sortit en public, précédé de vingt-quatre licteurs qui portaient les faisceaux[20] ; et ayant vu venir à lui l’autre consul, il lui envoya dire, par un de ses hérauts, de renvoyer ses licteurs, de quitter toutes les marques de sa dignité, et de ne paraître que comme un simple citoyen. Ensuite, pour commencer sa dictature sous les meilleurs auspices, il offrit des sacrifices aux dieux ; et après avoir représenté au peuple que ce n’était point par la lâcheté des soldats, mais par la négligence et le mépris du général pour la divinité, qu’on avait perdu la bataille de Trasimène, il l’exhorta à ne pas craindre les ennemis, mais à honorer les dieux et à les apaiser. Par là, loin de porter les esprits à la superstition, il fortifiait leur courage par la piété ; et en excitant leur confiance pour les dieux, il bannissait de leurs âmes la frayeur que l’ennemi y avait répandue.
On consulta dans cette occasion ces livres si secrets et si utiles qu’ils appellent sibyllins ; et l’on y trouva, à ce qu’on assure, des prédictions qui se rapportaient aux événements présents et aux malheurs qu’on venait d’éprouver. Mais il n’était pas permis de divulguer ce qu’elles contenaient[21]. Le dictateur, ayant convoqué le peuple, voua aux dieux le sacrifice de tous les fruits que porteraient au printemps prochain, dans toute l’Italie, les chèvres, les truies, les brebis et les vaches, tant sur les montagnes que dans les plaines, les rivières et les prairies[22]. Il voua aussi la célébration des jeux scéniques jusqu’à la somme de 333,000 sesterces, 333 deniers et un tiers, ce qui fait 83,583 drachmes et deux oboles de notre monnaie grecque[23]. Il serait difficile de dire le motif de la détermination précise de cette somme. Aurait-on voulu par là relever la vertu du nombre 3, qui, de sa nature, est un nombre parfait, le premier des nombres impairs, le principe de toute pluralité, et qui comprend en soi les premières différences et les premiers éléments de tous les nombres, qu’il unit et qu’il combine ensemble ?
V. Fabius, en élevant ainsi l’esprit du peuple vers la divinité, le rendit plus confiant sur l’avenir. Pour lui, mettant en soi-même tout l’espoir de la victoire, persuadé que Dieu donne le succès à la vertu et à la prudence, il marcha contre Hannibal, non dans l’intention de le combattre, mais résolu d’épuiser, à force de temps, la vigueur de ses troupes, et de consumer, par sa propre abondance et par ses nombreuses légions, le peu d’hommes et d’argent qu’avait son ennemi. Pour n’avoir pas à craindre les attaques de la cavalerie d’Hannibal, il campait toujours en des endroits montueux et escarpés. Quand l’ennemi restait dans son camp, il se tenait tranquille ; lorsqu’il se mettait en marche, il tournait autour de lui, et toujours à sa vue, mais sans quitter les hauteurs, et à une distance où Hannibal ne pouvait pas le forcer à combattre, assez près cependant pour faire craindre aux ennemis que ces lenteurs n’eussent d’autre but que d’attendre le moment favorable pour les attaquer.
Cependant Fabius, en traînant ainsi la guerre en longueur, se faisait généralement mépriser ; ses troupes murmuraient ouvertement contre lui, et l’ennemi lui-même avait conçu une bien faible opinion de son courage et de ses talents. Hannibal seul n’en jugeait pas ainsi. Il reconnut dans sa conduite une grande habileté ; et, d’après le plan de campagne que Fabius avait adopté, il sentit ou qu’il lui fallait employer la ruse et la force pour l’attirer au combat, ou que les Carthaginois étaient perdus, puisqu’ils ne pouvaient plus faire usage des armes qui étaient leur principale force, et qu’ils voyaient s’affaiblir et se consumer peu à peu les moyens dont ils étaient le moins pourvus, les hommes et l’argent. Il eut donc recours à toutes les ruses, à tous les stratagèmes qu’il put imaginer ; et, essayant de tout, comme un habile athlète qui épie toutes les occasions de saisir son adversaire, tantôt il s’approchait de son camp et lui donnait l’alarme, tantôt il s’éloignait, et changeait à tout moment de place, pour lui faire abandonner la résolution qu’il paraissait avoir prise de ne rien hasarder. Fabius, bien convaincu de la sagesse de son plan, s’y tint invariablement attaché.
Mais il était contrarié dans ses vues par le général de la cavalerie Minucius, qui, brûlant du désir de combattre, et faisant parade d’une audace déplacée, travaillait l’esprit des soldats, leur inspirait une sorte de fureur de se mesurer avec l’ennemi, et les remplissait des plus vaines espérances. Ils se moquaient de Fabius, et l’appelaient par dérision le pédagogue d’Hannibal ; au contraire, ils exaltaient le mérite de Minucius, le qualifiaient de grand personnage, de général vraiment digne de Rome. Minucius, devenu plus fier et plus présomptueux par tous ces éloges, tournait en ridicule les campements de Fabius sur la croupe des montagnes. Il disait que le dictateur leur choisissait de belles places pour les rendre spectateurs de l’incendie et du ravage de l’Italie entière. Il demandait aux amis de Fabius si, désespérant d’être en sûreté sur la terre, il ne transporterait pas son armée dans le ciel ; ou si, pour fuir les ennemis, il voulait se cacher dans les brouillards et dans les nuages[24]. Les amis de Fabius, en lui rapportant toutes ces bravades, l’exhortaient à faire cesser le décri général où il était, et à risquer un combat. « Ce serait bien alors, leur dit Fabius, que je serais réellement plus timide que je ne le parais maintenant, si, cédant à leurs railleries et à leurs injures, j’allais changer de résolution. Il n’y a point de honte à craindre pour sa patrie ; mais déférer lâchement à l’opinion des hommes, redouter leurs calomnies et leurs censures, ce serait se montrer indigne d’un poste éminent ; ce serait se rendre l’esclave de ceux à qui l’on commande, et qu’on doit réprimer quand ils se laissent aller à de mauvais conseils. »
VI. Quelque temps après, Hannibal tomba dans une grande méprise. Il voulut s’éloigner de Fabius pour aller camper dans des plaines où il pût avoir des fourrages, et il ordonna à ses guides de le conduire, après le souper de ses troupes, sur les terres de Casinum. Mais sa prononciation étrangère fit que les guides entendirent mal ce nom, et qu’ils jetèrent son armée dans l’extrémité de la Campanie, près de la ville de Casilinum[25], que traverse le fleuve Lothronus, appelé Vulturne par les Romains[26]. Ce pays est environné de montagnes, le long desquelles règne un vallon qui s’étend jusqu’à la mer, où le fleuve forme, près de son embouchure, des marais et des bancs de sable profonds qui se terminent en une côte dangereuse où l’on ne trouve point d’abri. Dès qu’Hannibal fut descendu dans le vallon, Fabius, qui connaissait le pays, se mit en marche. Il posta à l’issue de la vallée quatre mille hommes d’infanterie, plaça le reste de ses troupes sur les hauteurs dans un poste très avantageux ; et, prenant avec lui les plus légers et les plus actifs de ses soldats, il tomba sur l’arrière-garde des Carthaginois, la mit en désordre, et leur tua huit cents hommes. Hannibal voulut sortir d’une position si défavorable ; et, ayant reconnu la méprise de ses guides et le danger où ils l’avaient jeté, il les fit mettre en croix.
Mais désespérant de chasser par force les ennemis des hauteurs qu’ils occupaient, et voyant ses troupes découragées par la crainte d’être enfermées sans pouvoir échapper, il eut recours à la ruse pour tromper Fabius ; et voici le stratagème qu’il imagina : il fit prendre deux mille boeufs de ceux qu’on avait enlevés en fourrageant ; on leur attacha à chaque corne une torche ou un fagot de sarments et de broussailles sèches. Il commanda qu’à l’entrée de la nuit, à un signal convenu, on allumât ces torches, et qu’on chassât les boeufs vers les montagnes du côté des détroits que gardaient les ennemis. Pendant qu’on fait pour cela les préparatifs nécessaires, il rassemble ses troupes ; et à la nuit tombante elles se mettent en marche au petit pas. Tant que le feu ne fut pas considérable et qu’il ne brûla que les torches, les boeufs gagnèrent lentement le haut des montagnes. Les pâtres et les bouviers qui gardaient leurs troupeaux, étonnés de voir ces flammes sur les cornes des boeufs, pensaient que c’était une armée qui marchait dans un grand ordre à la lueur des flambeaux. Mais quand les cornes, brûlées dans leur racine, firent sentir à ces animaux le feu jusqu’au vif ; que, pressés par la douleur, et secouant leurs têtes, ils se furent couverts de flammes les uns les autres ; alors effarouchés, et ne pouvant résister à la violence de la douleur, ils ne gardèrent plus aucun ordre ; et courant à travers les montagnes, la tête et la queue enflammées, ils mettaient le feu à tout le bois qui se trouvait sur leur passage. C’était un spectacle effrayant pour les Romains qui gardaient les détroits ; ces flammes leur paraissaient des flambeaux portés par des hommes qui couraient avec précipitation. Saisis de trouble et d’effroi, ils ne doutent pas que ce ne soient les ennemis qui viennent les attaquer et les envelopper de toutes parts. Ils n’osent rester à leur poste ; et abandonnant la garde des passages, ils s’enfuient vers le grand camp. Les troupes légères d’Hannibal se saisissent aussitôt des détroits ; et le reste de l’armée sort du vallon avec sécurité, emmenant un immense butin.
VII. Fabius reconnut, dès la nuit même, que c’était une ruse ; quelques boeufs, qui s’étaient écartés, tombèrent entre ses mains ; mais craignant une embuscade dans les ténèbres, il resta toute la nuit dans son camp, et tint seulement ses troupes sous les armes. A la pointe du jour, il se mit à la poursuite des ennemis, et tomba sur les derniers bataillons[27], que les escarmouches qui eurent lieu dans ces détroits mirent en désordre. Enfin, Hannibal fit passer du front de son armée à la queue un corps d’Espagnols qui, très légers à la course, et accoutumés à gravir les montagnes, fondirent sur l’infanterie des Romains, et forcèrent Fabius à la retraite. Cet échec le fit encore plus blâmer, et augmenta le mépris qu’on avait pour lui. Il avait renoncé à la force ouverte pour ne vaincre Hannibal que par le conseil et par la prudence, et c’était par ces moyens mêmes qu’il était battu. Hannibal, pour enflammer davantage le courroux des Romains contre le dictateur, ordonna, lorsqu’il fut sur les terres qui lui appartenaient, de brûler et de détruire tous les environs, et défendit de faire aucun dégât sur celles de Fabius ; il y plaça même une garde pour empêcher qu’on n’y fît aucun tort, et qu’on n’emportât la moindre chose.
Cette nouvelle, étant arrivée à Rome, ouvrit un vaste champ à la calomnie. Les tribuns du peuple ne cessaient de le décrier dans les assemblées ; ils étaient animés surtout par Métilius, qui, sans aucun motif personnel de haine contre le dictateur, mais parce qu’il était parent du général de la cavalerie, croyait que les reproches faits au premier tourneraient à la gloire de Minucius. Le sénat même était irrité contre Fabius, et blâmait hautement l’accord qu’il avait fait avec Hannibal pour le rachat des prisonniers. Les deux généraux étaient convenus qu’on échangerait homme pour homme, et que celui qui en aurait de plus les rendrait pour deux cent cinquante drachmes par tête[28]. L’échange fait sur ce pied, il se trouva qu’il restait à Hannibal deux cent quarante Romains. Le sénat refusa leur rançon, et reprocha à Fabius d’avoir, contre la dignité et l’intérêt de Rome, racheté des soldats assez lâches pour s’être laissé prendre par les ennemis. Le dictateur, informé de ces tracasseries, supporta avec modération l’aigreur de ses concitoyens ; mais comme il n’avait pas d’argent, et qu’il ne voulait ni manquer de parole à Hannibal, ni abandonner les prisonniers, il envoya son fils à Rome, avec ordre de vendre ses terres et de lui en rapporter l’argent dans le camp même. Le jeune homme les vendit et revint très promptement. Fabius envoya l’argent à Hannibal, et retira les prisonniers. Plusieurs d’entre eux voulurent dans la suite lui rendre leur rançon, mais il la refusa, et la leur remit à tous.
VIII. Peu de temps après il fut rappelé à Rome par les prêtres pour y faire quelques sacrifices : il laissa, en partant, le commandement de l’armée à Minucius ; et non content de lui défendre, comme dictateur, de combattre et de rien tenter contre l’ennemi, il employa les conseils et même les prières pour l’y engager. Minucius ne tint compte ni des uns ni des autres ; et le dictateur fut à peine hors du camp qu’il se mit à harceler l’ennemi. S’étant aperçu un jour qu’Hannibal avait envoyé au fourrage une grande partie de ses troupes, il attaqua celles qui étaient restées, les poussa jusque dans leur camp, en tua un grand nombre et leur fit craindre de se voir forcées dans leurs retranchements. Hannibal ayant fait rentrer toute son année, Minucius se retira sans être poursuivi[29]. Un tel avantage lui donna une présomption sans bornes, et inspira à ses soldats une excessive témérité. La nouvelle de cet exploit, grossi par la renommée, étant parvenue à Rome, Fabius dit en l’apprenant qu’il ne craignait rien tant que les succès de Minucius. Mais le peuple en conçut les plus flatteuses espérances, et courut, plein de joie, à la place publique, où le tribun Métilius, étant monté sur la tribune, fit un discours dans lequel il exalta le général de la cavalerie, et accusa Fabius, non de mollesse et de lâcheté, mais de trahison. Il enveloppa dans la même accusation les premiers et les plus puissants d’entre les Romains, à qui il imputait d’avoir, dès l’origine, attiré cette guerre, afin de ruiner la puissance du peuple, et de remettre la ville sous la domination absolue d’un dictateur, qui, par ses lenteurs affectées, donnerait le temps à Hannibal de s’affermir, et de faire venir d’Afrique une nouvelle armée pour conquérir toute l’Italie[30].
IX. Fabius, s’étant présenté à l’assemblée du peuple, ne daigna pas se justifier des accusations du tribun ; il dit seulement qu’il fallait se hâter de finir les sacrifices, afin qu’il pût retourner promptement à l’armée et punir Minucius d’avoir combattu contre son ordre. Ces paroles excitèrent un grand tumulte parmi le peuple, qui sentit tout le danger que courait Minucius : car le dictateur a le pouvoir de faire emprisonner et mettre à mort sans aucune instruction préalable ; et l’on pensait que, puisque Fabius était sorti de ce caractère de douceur qu’il portait si loin, il devait être bien irrité, et qu’il serait inexorable. Tous les assistants furent saisis de crainte, et gardèrent le silence. Le seul Métilius, que sa qualité de tribun rendait inviolable (le tribunat est la seule magistrature qui subsiste et qui conserve son autorité lors même qu’on a nommé un dictateur, tandis que toutes les autres sont suspendues), le seul Métilius faisait au peuple les plus vives instances, et le suppliait de ne pas abandonner Minucius ; de ne pas souffrir qu’il éprouvât le même traitement que le fils de Manlius Torquatus, à qui son père avait fait trancher la tête pour avoir combattu malgré sa défense, quoiqu’il eût remporté la victoire et mérité la couronne ; il le pressait d’ôter à Fabius cette autorité tyrannique, et de confier le sort de la république à celui qui pouvait et qui voulait la sauver. Le peuple, ému par ces discours, n’osa pas cependant forcer Fabius, tout méprisé qu’il était, à se démettre de la dictature : il ordonna seulement que Minucius partagerait le commandement de l’armée, et ferait la guerre avec un pouvoir égal à celui du dictateur : ce qui n’avait pas encore eu d’exemple[31]. On le vit une seconde fois après la défaite de Cannes. Pendant que le dictateur Junius était à l’armée, on nomma dictateur à Rome Fabius Butéo pour remplacer le grand nombre de sénateurs qui avaient péri à cette bataille. Il est vrai que ce second dictateur n’eut pas plus tôt paru en public et rempli les places vacantes dans le sénat, qu’il renvoya le jour même ses licteurs ; et que, se dérobant à la foule qui l’environnait, il se mêla parmi le peuple, et resta sur la place, comme un simple particulier, pour y vaquer à ses affaires.
X. Les Romains, après avoir conféré à Minucius un pouvoir égal à celui du dictateur, s’attendaient avoir celui-ci abattu et humilié. Mais ils ne connaissaient pas Fabius ; il était loin de croire que leur ignorance fût un malheur pour lui. On disait un jour au sage Diogène : « Ces gens-là se moquent de vous. — Et moi, répondit-il, je ne me tiens pas pour moqué. » II pensait avec raison qu’il n’y a réellement de moqués que ceux qui prêtent à la raillerie, et qui s’en laissent troubler. De même Fabius supporta patiemment et sans amertume ce qui lui était personnel, et réalisa par sa conduite cette maxime des philosophes, qu’un homme honnête et vertueux ne peut être outragé ni déshonoré[32]. Mais l’intérêt public lui faisait voir avec chagrin l’imprudence du peuple, qui venait de donner à Minucius un moyen de satisfaire, en combattant, son ambition et sa témérité. Craignant donc qu’aveuglé par la présomption et par une fausse gloire, il ne se précipitât dans quelque démarche funeste, il partit de Rome à l’insu de tout le monde.
Arrivé au camp, il trouva que Minucius était devenu intraitable. Enflé de l’avantage qu’il avait obtenu, il voulait commander alternativement avec Fabius ; mais le dictateur s’y refusa constamment ; et, persuadé qu’il y avait moins d’inconvénient à lui laisser conduire toujours une partie des troupes qu’à lui en confier un seul jour le commandement général, il partagea l’année en deux corps, garda pour lui la première et la quatrième légion, et donna à Minucius la seconde et la troisième. Ils partagèrent aussi par moitié les troupes des alliés[33]. Minucius se glorifiait hautement de ce qu’on avait diminué et rabaissé pour lui la majesté de la charge la plus absolue de la république ; mais Fabius lui représentait que, s’il pensait sagement, il devait voir que ce n’était pas contre le dictateur, mais contre Hannibal, qu’il avait à combattre. « Au reste, ajouta-t-il, si vous voulez absolument voir un rival dans votre collègue, montrez, après avoir été si fort honoré par le peuple et l’avoir emporté sur votre général, montrez que vous n’avez pas moins à coeur le salut et la sûreté de vos concitoyens que moi, qui ai succombé, et que le peuple a si fort maltraité. »
XI. Minucius ne regarda ce conseil que comme une ironie de vieillard. Il prit la portion de troupes que le dictateur lui avait remise, et alla camper dans un lieu séparé[34]. Hannibal, qui n’ignorait rien de ce qui se passait, épiait le moment d’en profiter. Il y avait entre son camp et celui de Minucius une colline dont il n’était pas difficile de s’emparer, mais qui offrait à celui qui en serait le maître une assiette sûre et commode pour un camp. La plaine qui l’environnait paraissait de loin tout unie, parce qu’elle était entièrement découverte ; cependant elle avait d’espace en espace des creux et des ravins. Il eût été facile à Hannibal de se saisir secrètement de la colline ; mais il ne le voulut pas, et la laissa entre lui et l’ennemi, comme une amorce pour l’attirer au combat. Voyant Minucius séparé du dictateur, il dispersa pendant la nuit quelques troupes[35] dans ces ravins ; et le lendemain, dès que le jour parut, il envoya à découvert un détachement s’emparer de la colline, afin d’engager Minucius à la lui disputer ; ce qui arriva comme il l’avait prévu. Minucius détacha d’abord ses troupes légères, ensuite sa cavalerie. Enfin, voyant Hannibal lui-même marcher au secours de ceux qui étaient sur la colline, il s’avança avec toute son armée en ordre de bataille, et chargea vigoureusement ceux qui défendaient la hauteur. Le combat fut longtemps douteux ; mais lorsque Hannibal eut vu que Minucius avait donné pleinement dans le piège, et que ses derrières étaient sans défense contre les troupes qu’il avait mises en embuscade, il leur donna le signal convenu. Elles se lèvent en même temps de tous les côtés, fondent sur les Romains avec de grands cris, taillent en pièces les derniers rangs, et jettent parmi les autres une frayeur et un désordre qu’il est impossible d’exprimer. L’audace de Minucius lui-même en fut abattue. Il regardait successivement tous ses capitaines, dont pas un n’osait rester à son poste ; ils ne songeaient qu’à fuir, et ils ne trouvaient pas même leur salut dans la fuite. Les Numides, déjà vainqueurs, rouraient dans la plaine, et massacraient tous ceux qu’ils rencontraient dispersés.
XII. Le danger extrême où se trouvaient les troupes de Minucius n’avait pas échappé à la prévoyance du dictateur, et il avait eu soin de tenir les siennes sous les armes ; voulant même être instruit, non sur des rapports étrangers, mais de ses propres yeux, de tout ce qui se passerait, il s’était placé sur une hauteur voisine de son camp. Dès qu’il vit l’armée en désordre et enveloppée de toutes parts, qu’il entendit les cris des soldats, qui, saisis de frayeur, ne savaient plus se défendre, et prenaient ouvertement la fuite, il frappa sur sa cuisse[36], et, poussant un profond soupir, il dit à ceux qui étaient près de lui : « O dieux ! que Minucius s’est perdu beaucoup plus tôt que je ne le pensais, mais bien plus tard qu’il ne le voulait lui-même ! » En même temps, il ordonna aux enseignes de marcher, et à toute l’armée de les suivre. « Soldats ! s’écria-t-il, hâtons-nous d’aller au secours de Minucius : souvenons-nous que c’est un homme de coeur et qui aime sa patrie. Si, par trop d’empressement à chasser l’ennemi, il a commis quelque faute, nous l’en reprendrons dans un autre moment. »
A peine arrivé, il fond sur les Numides, qui voltigeaient dans la plaine, et les dissipe : de là, courant aux troupes qui battaient les Romains en queue, il taille en pièces ceux qui font résistance, et charge les autres, qui, pour n’être pas enveloppés à leur tour comme les Romains l’avaient été, se hâtent de prendre la fuite. Hannibal, voyant ce. revers de fortune, et Fabius qui, avec une vigueur au-dessus de son âge, s’ouvrait un passage à travers les combattants pour aller sur la colline dégager Minucius, fait sonner la retraite, et ramène les Carthaginois dans son camp. Les Romains eux-mêmes ne demandaient pas mieux que de regagner leurs retranchements. On rapporte qu’Annîbal, comme il s’en retournait, dit agréablement à ses amis : « Ne vous l’avais-je pas souvent dit que ce nuage qui se tenait toujours sur les montagnes (il parlait de Fabius) finirait un jour par crever, et ferait fondre sur nous un violent orage ? »
XIII. Après le combat, Fabius fit enlever les dépouilles des ennemis qu’on avait tués, et rentra dans son camp sans proférer un seul mot d’insulte ou de reproche contre son collègue. Mais Minucius ayant aussitôt assemblé ses troupes : « Mes compagnons, leur dit-il, ne commettre jamais de faute dans de grandes entreprises, c’est une perfection au-dessus de l’humanité ; mais tirer de ses fautes des leçons pour l’avenir, c’est le propre d’un homme vertueux et sage. Quant à moi, j’avoue que j’ai beaucoup moins à me plaindre de la fortune que je n’ai sujet de m’en louer. Ce que j’avais ignoré si longtemps, quelques heures ont suffi pour me l’apprendre. Je me suis convaincu que, loin d’être en état de commander aux autres, j’ai besoin moi-même de quelqu’un qui me commande, et que je ne dois pas avoir l’ambition de l’emporter sur ceux à qui il est plus beau de céder. Le dictateur seul vous commandera désormais en tout. Il n’est plus qu’une seule circonstance où je veuille encore me trouver à votre tête, c’est pour aller lui témoigner notre reconnaissance, c’est pour vous donner l’exemple de l’obéissance et de la soumission la plus entière à ses ordres. »
A peine a-t-il achevé, qu’il ordonne qu’on lève les aigles et que toute l’armée les suive. Il marche le premier vers le camp de Fabius ; et, dès qu’il y est entré, il va droit au quartier du dictateur. Les troupes, étonnées, étaient dans l’attente de ce qui allait arriver. Fabius étant sorti, Minucius fait planter devant lui les enseignes, et lui donne hautement le nom de père. Ses soldats appellent ceux de Fabius leurs patrons, nom que les affranchis donnent à ceux qui les ont mis en liberté. Lorsqu’on eut fait silence, Minucius, adressant la parole à Fabius : « Mon dictateur, lui dit-il, vous remportez aujourd’hui deux victoires, l’une sur les ennemis par votre courage, l’autre sur votre collègue par votre prudence et par votre bonté. La première de ces victoires nous a sauvés, la seconde nous a instruits. Ma défaite par Hannibal a été honteuse et funeste, votre victoire sur moi m’est glorieuse et salutaire. Je vous appelle donc mon père, parce que je n’ai point de nom plus honorable à vous donner, car je vous ai plus d’obligation qu’à celui de qui j’ai reçu le jour : je ne lui dois que ma vie, et je vous dois avec ma vie celle de tous ces Romains[37]. » En finissant, il se jette dans les bras de Fabius ; tous ses soldats embrassent aussi leurs camarades ; ils se serrent étroitement les uns les autres, et se donnent tous les témoignages de l’affection la plus vive. Le camp est rempli d’allégresse, et partout on voit couler des larmes de joie[38].
XIV. Fabius s’étant démis bientôt après de la dictature, on créa de nouveau des consuls[39]. Les premiers qui furent nommés suivirent le même plan de guerre que Fabius[40] : évitant avec soin de combattre avec Hannibal en bataille rangée, ils se contentèrent de secourir les alliés et de prévenir leur défection. Mais Térentius Varron, homme d’une naissance obscure[41], trop connu par sa témérité et par ses lâches flatteries envers le peuple, ayant été élevé au consulat, fit bientôt connaître que, par son audace et son inexpérience, il risquerait le salut de l’état dans une bataille. Il répétait dans toutes les assemblées que la guerre ne finirait pas tant qu’on mettrait des Fabius à la tête des armées. Pour lui, il ne voulait, disait-il, qu’un jour pour voir les ennemis et pour les vaincre. En tenant ces discours présomptueux, il rassembla de plus grandes forces que les Romains n’en avaient encore mis sur pied dans aucune des guerres précédentes. On leva une armée de quatre-vingt mille hommes[42], ce qui donna les plus vives inquiétudes à Fabius et à tout ce qu’il y avait dans la ville de citoyens sensés, qui ne voyaient plus pour Rome de moyens de se relever si elle perdait une jeunesse si nombreuse qui faisait tout son espoir.
Fabius s’adressa donc au collègue de Varron, Paul-Emile, homme d’une grande expérience dans la guerre, mais qui ne plaisait pas au peuple, et qui lui-même le craignait beaucoup, depuis la condamnation qu’il avait essuyée[43]. Il l’exhorta à s’opposer autant qu’il pourrait à la folle témérité de son collègue ; il le prévint qu’il n’aurait pas moins à défendre sa patrie contre Varron que contre Hannibal lui-même ; qu’ils auraient tous deux la même ardeur pour combattre, l’un parce qu’il ne connaissait pas ses forces, l’autre parce qu’il connaissait sa faiblesse. « Paul-Emile, ajouta-t-il, vous devez, sur ce qui concerne Hannibal, vous en rapporter plutôt à moi qu’à Varron. Je vous réponds que, si personne ne combat contre lui cette année, il sera forcé d’abandonner l’Italie, ou, s’il s’obstine à y rester, il se ruinera nécessairement. Car, jusqu’à présent, quoiqu’il paraisse victorieux et supérieur à nous, aucun de ses ennemis ne nous a quittés pour suivre son parti, et il n’a pas le tiers des troupes qu’il a amenées d’Afrique. — A ne considérer que moi, lui répondit Paul-Émile, j’aime mieux, Fabius, tomber sous les traits des ennemis que de retomber entre les mains de mes concitoyens. Mais puisque Rome est dans une conjoncture si fâcheuse, je ferai mon possible pour paraître à vous seul un sage capitaine plutôt qu’à tous ceux qui voudront m’entraîner à prendre un parti contraire. » Paul-Émile partit pour l’armée avec cette résolution.
XV. Mais Varron, ayant arraché de lui qu’ils commanderaient chacun leur jour[44], alla camper en présence d’Hannibal sur la rivière d’Aufide, près du bourg de Cannes[45] ; et le lendemain, dès le point du jour, il fit placer le signal de la bataille : c’est un manteau de pourpre qu’on déploie devant la tente du général. La hardiesse du consul, le grand nombre de ses troupes, deux fois plus fortes que celles des Carthaginois, intimidèrent d’abord ceux-ci. Hannibal, leur ayant fait prendre les armes, alla lui-même à cheval, avec peu de monde, sur une petite hauteur, d’où il considéra les ennemis, qui étaient déjà rangés en bataille. Un de ceux qui l’accomp’agnaient, nommé Giscon, homme d’une naissance égale à celle d’Hannibal, lui ayant témoigné son étonnement sur le grand nombre des ennemis : « Giscon, lui dit Hannibal en fronçant le sourcil, il y a une chose bien plus étonnante et qui t’échappe. — Laquelle ? lui demanda Giscon. — C’est, reprit Hannibal, que dans une si grande multitude d’hommes il n’y en a pas un seul qui s’appelle Giscon. » Cette saillie, à laquelle on ne s’attendait pas, fit rire ceux qui étaient présents ; et quand ils furent descendus de la colline, ils contèrent cette plaisanterie à tous ceux qu’ils trouvèrent sur leur chemin. Bientôt ce fut dans tout le camp une risée universelle, et Hannibal lui-même ne pouvait s’empêcher de rire. Ce badinage rendit la confiance aux Carthaginois, qui pensèrent que leur général n’aurait pas songé à plaisanter au moment même du danger, s’il ne s’était pas cru assez fort pour mépriser l’ennemi.
XVI. Hannibal, dans cette bataille, employa deux stratagèmes. Le premier fut de placer son armée de manière qu’elle eût à dos un vent impétueux[46] et brûlant qui, faisant élever de cette plaine découverte et sablonneuse une poussière échauffée, la portait, par dessus les phalanges carthaginoises, dans les bataillons des Romains, et la poussait dans les yeux de ceux-ci avec tant de violence, qu’ils ne pouvaient s’empêcher de tourner la tête et de rompre leurs rangs. Le second stratagème fut dans son ordre de bataille : il mit sur les deux ailes les plus forts et les plus vaillants de ses soldats ; et se plaçant lui-même au milieu avec les moins aguerris, il les disposa de manière que le centre de son armée s’avançait en pointe et débordait les ailes. Il avait ordonné à celles-ci que, lorsque les Romains auraient enfoncé le front de bataille, et qu’en s’attachant à la poursuite des fuyards ils auraient pénétré jusqu’au centre, alors elles tombent brusquement sur eux, les prennent en flanc et par-derrière, et les enveloppent de tous côtés. Ce fut surtout ce qui causa le carnage horrible qu’on fit des Romains : car aussitôt que le front eut plié, et que les Romains, en le poussant vivement, l’eurent entièrement enfoncé, en sorte que le corps d’armée, qui d’abord formait une pointe, prit la figure d’un croissant, les officiers des troupes d’élite qui occupaient les ailes les ayant fait se rapprocher de droite et de gauche[47], elles chargèrent les ennemis en queue, et firent main basse sur tous ceux qui se trouvèrent enveloppés avant d’avoir pu prendre la fuite. On dit aussi que la cavalerie romaine tomba dans une méprise aussi extraordinaire que funeste. Paul-Emile ayant été renversé par son cheval, qui vraisemblablement était blessé, les cavaliers qui étaient auprès de lui mirent tous pied à terre pour le secourir. Le reste de la cavalerie, qui vit ce mouvement, crut que c’était un ordre de faire de même, et quittant ses chevaux, elle combattit à pied. Hannibal l’ayant vu : « Je les aime mieux, dit-il, comme cela, que si ou me les livrait pieds et poings liés. » Ces particularités se trouvent dans les historiens qui ont raconté les détails de cette bataille[48].
Des deux consuls, Varron, suivi d’un petit nombre des siens, se sauva à toute bride dans la ville de Venuse. Paul-Emile, entraîné par le torrent de cette déroute, le corps couvert des traits qui étaient restés dans ses blessures, et l’âme encore plus accablée d’un si grand désastre, s’assit sur une pierre, pour y attendre que quelqu’un des ennemis vînt lui ôter la vie. Il avait le visage plein de sang, et tellement défiguré, que personne ne le reconnut ; ses amis même et ses domestiques passèrent devant lui sans s’arrêter. Il n’y eut qu’un jeune patricien, nommé Cornélius Lentulus, qui, l’ayant reconnu, sauta à bas de son cheval et le lui présenta, en le conjurant de s’en servir et de se conserver pour ses concitoyens, qui avaient besoin plus que jamais d’un bon consul. Paul-Émile refusa son offre, et, malgré les larmes de Lentulus, il l’obligea de remonter à cheval ; ensuite lui prenant la main et se soulevant un peu : « Lentulus, lui dit-il, va trouver Fabius, et sois-lui témoin que Paul-Emile a suivi jusqu’à la fin ses conseils, qu’il n’a pas manqué à la parole qu’il lui avait donnée ; mais qu’il a été vaincu d’abord par Varron, ensuite par Hannibal. » Après lui avoir donné cet ordre, il le congédia, et, se jetant dans la foule qu’on massacrait, il s’y fit tuer[49]. Cinquante mille Romains périrent, dit-on, dans la bataille ; quatre mille furent faits prisonniers ; et, le combat fini, on n’en prit pas moins de dix mille dans les deux camps[50].
XVII. Après une victoire si complète, les amis d’Hannibal lui conseillaient de profiter de sa fortune, et de marcher droit à Rome ; il y entrerait, disaient-ils, avec les fuyards, et pourrait dans cinq jours souper au Capitole. Il n’est pas facile de dire quel motif l’empêcha de suivre ce conseil ; mais il est vraisemblable que son irrésolution et ses craintes furent l’ouvrage d’un dieu ou d’un génie qui se mit au devant de lui et l’arrêta. Ce fut alors qu’un Carthaginois nommé Barca[51] lui dit en colère : « Tu sais vaincre, Hannibal, mais tu ne sais pas profiter de la victoire[52]. »
Cependant cette victoire opéra dans ses affaires la plus heureuse révolution. Avant la bataille, il n’avait à lui dans toute l’Italie ni ville, ni magasin, ni port ; ce n’était qu’avec les plus grandes difficultés et par des pillages continuels qu’il faisait subsister son armée ; n’ayant aucune provision d’assurée pour faire la guerre, il était obligé d’errer de côté et d’autre avec ses soldats, qui ressemblaient à une grande troupe de brigands. Mais alors il se vit maître de presque toute l’Italie. La plupart des peuples les plus puissants[53] embrassèrent volontairement son parti ; Capoue même, la ville la plus considérable après Rome, lui ouvrit ses portes. Cet exemple montra que les grands revers font connaître non seulement les amis fidèles, comme dit Euripide[54], mais encore les généraux sages et prudents. Ce que l’on avait jusque alors regardé dans Fabius comme faiblesse et pusillanimité parut après ce désastre une prudence plus qu’humaine, une inspiration divine, qui lui avaient fait prévoir de si loin des événements que ceux qui les éprouvaient pouvaient à peine croire. Aussi Rome, n’hésitant plus à mettre en lui ses dernières espérances, eut recours à ses conseils comme à ceux d’une divinité tutélaire[55] ; et si le peuple n’abandonna point la ville, s’il ne se dispersa point comme à l’époque de l’invasion des Gaulois, c’est surtout à son extrême prudence qu’on en fut redevable.
Quand on ne paraissait redouter aucun malheur, Fabius n’avait pas dissimulé ses craintes et ses alarmes ; alors que la consternation était générale, que l’excès de la douleur et le trouble qui en était la suite empêchaient de pourvoir à rien, il marchait seul dans la ville, d’un pas modéré et avec un visage tranquille, parlait à tout le monde avec douceur, faisait taire les lamentations des femmes, et dissipait les attroupements de ceux qui se rendaient dans les places publiques pour y déplorer les malheurs communs. Il fit assembler le sénat, et redonna de la confiance aux magistrats, dont il était seul la force et le soutien, et qui tous avaient les yeux fixés sur lui.
XVIII. Il posa des gardes à toutes les portes pour empêcher le peuple de sortir et d’abandonner la ville. Il limita à trente jours le temps du deuil, et ne voulut pas qu’on le portât hors de sa maison : ce terme expiré, chacun fut obligé de le quitter, afin que la ville n’offrît plus rien de cet appareil lugubre. La fête de Déméter arrivait dans ce temps-là[56] : il jugea plus convenable de ne pas la célébrer, d’omettre les sacrifices et la procession d’usage, pour ne pas montrer, par le petit nombre et par la tristesse de ceux qui y assisteraient, la grandeur des pertes qu’on avait faites. Il pensait d’ailleurs que la divinité reçoit avec plus de plaisir les hommages des personnes heureuses[57]. Mais il fit exactement tout ce que les devins ordonnèrent pour apaiser les dieux et détourner les effets des prodiges. On envoya Fabius Pictor, parent de Fabius Maximus, consulter l’oracle de Delphes ; et deux vestales, s’étant laissé corrompre, l’une fut, suivant l’usage, enterrée toute vive, l’autre se donna la mort[58].
On ne saurait trop admirer la magnanimité et la douceur des Romains dans la conduite qu’ils tinrent à l’égard de Varron. Lorsque, après la défaite la plus humiliante et la plus désastreuse qu’on eût encore éprouvée, ce consul revint à Rome dans un état de confusion et d’abattement, le sénat et le peuple allèrent le recevoir aux portes de la ville ; et quand on eut fait silence, les magistrats et les principaux sénateurs, parmi lesquels était Fabius, le louèrent de n’avoir pas, dans une si grande calamité, désespéré de la république, et d’être revenu se mettre à la tête des affaires pour exécuter les lois et gouverner les citoyens, qu’il ne croyait pas perdus sans ressource[59].
XIX. Mais lorsqu’ils eurent appris qu’Hannibal, après la bataille, au lieu de marcher droit sur Rome, avait mené son armée dans d’autres cantons de l’Italie, leur confiance se ranima ; ils mirent des armées en campagne, et nommèrent des généraux, dont les plus illustres étaient Fabius et Claudius Marcellus, qui, par des qualités presque opposées, avaient acquis une égale réputation. Marcellus, comme je l’ai dit dans sa vie, était doué d’une valeur active et brillante, d’un caractère hardi et entreprenant, toujours prêt à affronter les périls, tel enfin que ces hommes qu’Homère appelle fiers et belliqueux. Charmé d’avoir en tête un ennemi comme Hannibal, qui lui-même, plein d’audace, ne demandait qu’à signaler son courage, il saisissait toutes les occasions qui s’offraient de le combattre. Fabius, au contraire, toujours invariable dans son plan de campagne, espérait que, si tous les généraux s’accordaient à ne jamais combattre ni harceler Hannibal, il se minerait, il se consumerait lui-même par une guerre continuelle ; que son armée, épuisée de fatigues et de travaux, perdrait enfin toute sa vigueur, comme un athlète qui lutte sans cesse a bientôt usé toutes ses forces. De là vient que les Romains, au rapport de Posidonios, appelaient Fabius leur bouclier, et Marcellus leur épée. Ils disaient que la fermeté de l’un, sa constance à ne rien hasarder, jointes à l’audace de l’autre, avaient sauvé Rome. Car Hannibal, qui rencontrait toujours Marcellus comme un torrent impétueux, voyait ses forces s’affaiblir peu à peu par ces chocs continuels ; et il ne s’apercevait pas que Fabius, semblable à une rivière qui coule sans bruit, et dont l’action n’est jamais interrompue, le minait insensiblement et épuisait ses forces. Enfin il se trouva réduit à une telle extrémité, que, d’un côté, las de combattre Marcellus, il craignait, de l’autre, l’obstination de Fabius à ne pas combattre. Pendant tout le temps que cette guerre dura, il eut presque toujours à la soutenir contre ces deux généraux, qui commandèrent en qualité de préteurs, de proconsuls ou de consuls. Ils furent tous deux élevés cinq fois au consulat ; mais enfin Marcellus, étant consul pour la cinquième fois, tomba dans une embuscade que lui tendit Hannibal, et il y périt.
Hannibal essaya souvent de surprendre Fabius ; il imagina toutes sortes de ruses, mais toujours sans succès. Une fois seulement il le fit donner dans une légère surprise. Il avait contrefait des lettres des principaux habitants de Métaponte, et les avait envoyées à Fabius. On lui offrait de lui livrer la ville s’il voulait s’en approcher, et on l’assurait que ceux qui lui faisaient cette offre n’attendaient, pour l’effectuer, que de le voir au pied de leurs murailles. Fabius, sur la foi de ces lettres, se disposait à marcher la nuit suivante avec une partie de son armée ; mais les auspices n’ayant pas été favorables[60], il changea de dessein. Il sut bientôt après que les lettres avaient été contrefaites par Hannibal, et qu’il était en embuscade près de la ville. On peut croire qu’il dut à la bienveillance des dieux d’avoir évité ce danger.
XX. Fabius aima toujours mieux employer la douceur et la modération pour prévenir la défection des villes et retenir les alliés dans le devoir que d’approfondir les soupçons et d’user de rigueur contre les personnes suspectes. On raconte à ce sujet qu’ayant su qu’un soldat marse, qui par sa naissance et sa valeur était un des premiers d’entre les alliés, avait proposé à d’autres soldats de passer dans le camp des ennemis, au lieu de l’irriter par des châtiments, il le fit venir, lui avoua qu’on avait eu tort de le négliger. « Je m’en prends, ajouta-il, à vos officiers, qui, dans la distribution des récompenses, ont plus d’égard à la faveur qu’au mérite ; mais, à l’avenir, je m’en prendrai à vous seul si vous avez besoin de quelque chose et que vous ne vous adressiez pas à moi. » En même temps il lui fit présent d’un cheval de bataille, et lui donna d’autres marques d’honneur. Depuis il n’eut pas de soldat plus fidèle ni plus affectionné.
Il trouvait extraordinaire que, tandis que les écuyers et les chasseurs qui veulent dompter la férocité des animaux les plus indociles et les plus rebelles emploient le soin, le temps et la nourriture, plutôt que les fouets et les colliers, au contraire ceux qui gouvernent les hommes, au lieu de prendre pour les corriger les voies de la patience et de la douceur, usent de moyens plus durs et plus violents que ceux dont les jardiniers se servent pour la culture des figuiers, des poiriers et des oliviers sauvages, qu’ils adoucissent, qu’ils apprivoisent, pour ainsi dire, à force de travail, et à qui ils font porter d’excellents fruits. Un jour ses officiers lui rapportèrent qu’un soldat lucanien quittait souvent son poste et s’absentait du camp. Il leur demanda quel homme c’était d’ailleurs. Ils lui rendirent tous le témoignage qu’on ne trouverait pas facilement dans toute l’armée un aussi bon soldat que lui, et racontèrent plusieurs de ses belles actions. Fabius, ayant voulu savoir la cause de ses absences, découvrit qu’il aimait passionnément une jeune femme ; et que, pour aller la voir, il faisait tous les jours un grand trajet en s’exposant à de grands dangers. Il envoya donc, à son insu, quelques soldats chercher cette femme. Quand elle fut arrivée, il l’enferma dans sa tente ; et ayant mandé le Lucanien, il le prit en particulier et lui dit : « Je n’ignore pas que, contre les lois de la discipline militaire, tu passes souvent la nuit hors du camp ; mais je sais aussi que, jusqu’à présent, tu t’es conduit en homme de coeur. Je te pardonne tes fautes en considération de les services ; mais pour l’avenir je vais te donner en garde à quelqu’un qui me répondra de toi. » Le soldat restait tout interdit, lorsque Fabius fit sortir cette femme, et la lui remit entre les mains, en lui disant : « Voilà celle qui me sera caution que tu resteras avec nous dans le camp. C’est à toi désormais à faire voir que tes absences n’avaient pas un motif criminel dont l’amour n’était que le prétexte[61]. »
XXI. La ville de Tarente avait été enlevée aux Romains par trahison ; Fabius la reprit de la même manière. Un jeune Tarentin qui servait dans son armée avait à Tarente une soeur dont il était tendrement chéri, et qui aimait un capitaine bruttien de la garnison qu’Hannibal avait mise dans cette ville. Cette passion ayant fait concevoir au jeune homme un projet dont il espérait une heureuse issue, il le communique à Fabius, et de son aveu se rend à Tarente, où il feint d’avoir déserté pour venir retrouver sa soeur. Les premiers jours le Bruttien ne parut pas chez sa maîtresse, qui croyait que son frère ignorait ses liaisons avec lui. Mais bientôt le Tarentin dit à sa soeur : « Pendant que j’étais à l’armée de Fabius, le bruit courait que tu avais des habitudes avec un des principaux officiers de cette garnison. Dis-moi quel homme c’est. Si, comme on l’assure, il est honnête et brave, qu’importe le lieu de sa naissance ? La guerre confond tout, et quand la nécessité commande, il n’y a point de honte d’obéir à ses lois ; on doit même se féliciter, dans un temps où la justice est sans vigueur, de trouver la douceur alliée avec la force. » La jeune fille alors appelle près d’elle le Bruttien, et lui fait lier connaissance avec son frère. Celui-ci, en favorisant l’amour du Barbare, en paraissant même rendre sa soeur plus complaisante pour lui, gagna tellement sa confiance, qu’il n’eut pas de peine à faire changer de parti un homme amoureux et une âme mercenaire, en lui promettant, de la part de Fabius, les plus grandes récompenses. Tel est le récit de la plupart des historiens. D’autres disent que la femme qui gagna le Bruttien n’était pas de Tarente, mais de l’Abruzze ; qu’elle était aimée de Fabius ; et qu’ayant su que celui qui commandait les Bruttiens dans Tarente était de son pays et de sa connaissance, elle en parla à Fabius, trouva moyen de s’aboucher avec cet homme en s’approchant des murailles, et parvint à le gagner.
XXII. Pendant qu’on préparait l’exécution du complot, Fabius, pour éloigner Hannibal, fit donner ordre à la garnison de Rhégium d’entrer sur les terres des Bruttiens, et de s’emparer de la forteresse de Caulonie. Cette garnison était composée de huit mille hommes, la plupart déserteurs, ou du nombre de ces mauvaises troupes que Marcellus y avait fait transporter de Sicile[62], après les avoir notées d’infamie, et qu’on pouvait sacrifier sans que la république eût à regretter leur perte. Il espéra qu’en les offrant à Hannibal comme un appât, il l’éloignerait de Tarente, et son espoir ne fut pas trompé. Hannibal marcha droit à eux avec son armée ; et Fabius ayant aussitôt mis le siège devant la ville, le jeune homme, qui, par l’entremise de sa soeur, avait tout disposé avec le Bruttien, vint dès le sixième jour trouver le consul dans sa tente, après avoir bien observé le poste où le Bruttien était de garde, et où il devait recevoir ceux des Romains qui attaqueraient de ce côté-là. Cependant Fabius, ne voulant pas s’en fier uniquement à la trahison, s’approcha lui-même de l’endroit convenu, et s’y tint en silence pendant que le reste de l’armée battait la ville par terre et par mer avec un bruit et des cris effroyables. Le plus grand nombre des Tarentins s’étant portés du côté de la ville où toute l’attaque paraissait dirigée, le Bruttien donna le signal à Fabius, qui escalada la ville et s’en rendit maître. Il semble que, dans cette occasion, il ne sut pas se défendre d’un mouvement d’amour-propre : car, afin de cacher qu’il avait pris la ville par trahison, il fit tuer les premiers tous les Bruttiens[63] ; mais il ne recueillit pas la gloire qu’il s’était promise, et il encourut à la fois le reproche de perfidie et de cruauté.
Il périt dans cette affaire un grand nombre de Tarentins, et on en vendit jusqu’à trente mille. La ville fut livrée au pillage, et l’on versa dans le trésor public trois mille talents[64]. Comme on apportait de toutes parts un butin immense, le greffier demanda, dit-on, à Fabius ce qu’on ferait des dieux : il appelait ainsi leurs statues et leurs images. « Laissons aux Tarentins, lui répondit Fabius, leurs dieux irrités. » Cependant il emporta le colosse d’Hercule, qui fut déposé dans le Capitole, et auprès duquel il fit placer sa propre statue équestre en bronze[65]. Il ne montra pas en ce genre d’ouvrages les mêmes connaissances et le même goût que Marcellus, ou plutôt, comme je l’ai dit dans la vie de ce dernier, il fit admirer encore davantage la douceur et l’humanité de Marcellus[66].
XXIII. Hannibal, qui, sur la nouvelle du siège, accourait au secours de la ville, n’en était qu’à quarante stades lorsqu’il apprit qu’elle était au pouvoir de l’ennemi. « Les Romains, dit-il tout haut, ont donc aussi leur Hannibal : nous avons perdu Tarente comme nous l’avions prise. » Mais en particulier il convint pour la première fois, avec ses amis, que, depuis longtemps, il avait senti la difficulté de se rendre maître de l’Italie avec les troupes qu’il avait, mais que maintenant il en voyait l’impossibilité.
Fabius triompha pour la seconde fois[67] ; et ce triomphe fut beaucoup plus glorieux que le premier : il l’obtint comme un vaillant athlète qui, en luttant avec avantage contre Hannibal, avait su rendre tous ses efforts inutiles, et s’était joué de lui comme d’un adversaire qui n’avait plus la même force ni la même vigueur. En effet, l’armée d’Hannibal, déjà diminuée et affaiblie par des combats continuels, était encore énervée parle luxe et parles richesses. Un Romain, nommé Marcus Livius, commandait à Tarente lorsque Hannibal la prit ; il se retira dans la citadelle, d’où on ne put le chasser, et il la conserva jusqu’à la reprise de la ville par les Romains. Il voyait avec chagrin les honneurs qu’on rendait à Fabius ; et un jour, ne pouvant contenir sa jalousie et son ambition, il dit en plein sénat que c’était lui seul, et non pas Fabius, qui avait fait reprendre Tarente[68]. « Vous avez raison, lui dit Fabius en souriant : car si vous ne l’aviez pas laissé prendre, je ne l’aurais pas reprise. »
XXIV. Les Romains comblèrent Fabius d’honneurs, et nommèrent son fils consul[69]. Pendant que celui-ci était en charge, un jour qu’il expédiait quelques affaires à son tribunal, Fabius, soit à cause de son grand âge et de sa faiblesse, soit pour éprouver son fils, monte à cheval pour aller lui parler, et s’avance à travers la foule. Le jeune magistrat, l’apercevant de loin, ne permit pas qu’il s’approchât ainsi, et envoya un licteur lui dire de descendre et de venir à pied s’il avait affaire au consul. Cet ordre affligea tous les assistants ; ils regardaient Fabius en silence, et paraissaient touchés d’un traitement si peu digne de sa gloire. Mais lui, mettant aussitôt pied à terre, courut à son fils, et l’embrassant avec tendresse : « Mon fils, lui dit-il, tu penses et tu agis avec dignité ; tu sens à quels hommes tu commandes, et quelle autorité tu exerces. C’est ainsi que nous et nos ancêtres nous avons augmenté la puissance romaine, en préférant toujours notre patrie à nos pères et à nos enfants[70]. » On dit en effet que le bisaïeul de Fabius[71], un des personnages les plus puissants et les plus honorés de Rome, qui avait été cinq fois consul, et avait obtenu cinq triomphes des plus glorieux pour autant de victoires remportées dans des guerres importantes, accompagna son fils, alors consul, en qualité de son lieutenant, dans une expédition contre les Samnites[72] ; et lorsque ce fils entra dans Rome en triomphe sur un char attelé de quatre chevaux, son père le suivait à cheval avec les autres officiers, et faisait gloire de ce qu’ayant son fils sous la puissance paternelle, et étant regardé comme le plus grand des Romains, il se soumettait le premier aux lois et aux magistrats de la république. Mais ce n’était pas seulement par ces qualités que Fabius se faisait admirer : son fils étant venu à mourir, il supporta cette perte avec la plus grande modération, en homme sage et en bon père. Il prononça lui-même dans la place publique son oraison funèbre, selon l’usage observé chez les Romains, où, aux funérailles des personnes illustres, le plus proche parent du mort fait publiquement son éloge. Fabius publia dans la suite ce discours[73].
XXV. C’est vers cette époque que Scipion fut envoyé en Espagne, où il remporta plusieurs grandes victoires sur les Carthaginois, qu’il chassa de tout le pays ; et après avoir soumis aux Romains plusieurs nations, pris un grand nombre de villes et mis les affaires de la république dans l’état le plus florissant, il revint à Rome, où il fut autant estimé et honoré qu’aucun autre capitaine. Nommé d’abord consul, il sentit que le peuple demandait et attendait de lui quelque grande entreprise ; mais, ne regardant plus que comme un exploit suranné et digne d’un vieillard de combattre Hannibal en Italie, il conçut le projet d’aller droit à Carthage, de remplir l’Afrique des légions et des armes romaines, d’en ravager les contrées, et de reporter dans son sein la guerre qu’elle avait elle-même allumée en Italie. Il travaillait avec la plus grande ardeur à faire approuver ce dessein au peuple ; mais Fabius faisait tout craindre aux Romains d’une pareille entreprise ; il leur représentait que l’imprudence d’un jeune homme allait les précipiter dans les plus grands dangers, et les perdre peut-être sans ressource. Il n’épargnait ni paroles ni démarches pour les en détourner. Il vint à bout de persuader le sénat[74] ; mais le peuple crut que Fabius ne s’y opposait que par jalousie des succès de Scipion ; qu’il craignait que, si le consul se signalait par quelque grand exploit, et qu’il parvînt à terminer la guerre ou à l’éloigner de l’Italie, il ne parût lui-même s’être conduit avec mollesse et avec lâcheté en la faisant durer si longtemps.
Il est vraisemblable que Fabius, redoutant le péril où le projet de Scipion mettrait la république, ne le combattit d’abord que par prudence et pour l’intérêt de son pays ; mais qu’ensuite il y mit de l’entêtement, qu’il se laissa emporter trop loin ; et que, par un sentiment d’ambition et de jalousie, il s’opposa à l’agrandissement de Scipion. Ce qui semble le prouver, c’est qu’il persuada Crassus, le collègue de Scipion, de ne pas lui céder le commandement de l’armée, de lui résister constamment, et, s’il le jugeait à propos, de passer lui-même à Carthage[75] ; enfin, il empêcha qu’on ne lui donnât des fonds pour cette guerre. Scipion, obligé de se procurer lui-même tout ce qui lui était nécessaire pour son expédition, le trouva dans les villes de Toscane, qui, favorablement disposées pour lui, s’empressèrent de lui fournir ses approvisionnements. Crassus se tint chez lui, soit par une suite de son caractère doux et ennemi de toute dispute, soit par respect pour la loi sacrée de son sacerdoce, car il était souverain pontife.
XXVI. Alors Fabius, prenant une autre voie pour s’opposer à Scipion, détourna de cette expédition les jeunes gens qui s’offraient avec empressement pour l’y accompagner[76]. Il ne cessait de répéter dans les assemblées du peuple que Scipion, non content de fuir lui-même Hannibal, emmenait au-delà des mers ce qui restait de forces en Italie ; qu’il séduisait les jeunes gens par de belles espérances, et les persuadait d’abandonner leurs pères, leurs femmes et leur patrie, lorsqu’elle avait à ses portes un ennemi puissant et jusque alors invincible. Les Romains, effrayés par ces discours, arrêtèrent que Scipion ne prendrait avec lui que les légions qui étaient en Sicile, et trois cents hommes à son choix, parmi ceux qui l’avaient servi le plus fidèlement en Espagne. En cela Fabius paraît avoir suivi son caractère timide et prudent.
Cependant Scipion fut à peine passé en Afrique, qu’il fil retentir Rome du récit des exploits les plus admirables, des victoires les plus brillantes et les plus extraordinaires. Ces nouvelles furent bientôt suivies et confirmées par une immense quantité de dépouilles. Un roi des Numides avait été fait prisonnier, et deux camps brûlés en un jour[77], où les flammes ayaient consumé un nombre prodigieux d’hommes, de chevaux et d’armes. Les Carthaginois même avaient envoyé des ambassadeurs à Hannibal pour le rappeler en Afrique, pour le conjurer d’abandonner des espérances qui ne pourraient plus se réaliser, et de venir sauver sa patrie. On ne parlait plus à Rome que de Scipion et de ses exploits. Mais Fabius demanda qu’on lui envoyât un successeur, et il n’en donna pas d’autre motif que cette maxime commune, qu’il était dangereux de confier à un seul homme de si grands intérêts, parce qu’il est difficile qu’un même homme soit toujours heureux. Cette proposition offensa singulièrement le peuple, et fit regarder Fabius comme un homme difficile et envieux, ou du moins comme un vieillard timide qui n’osait plus se livrer à d’heureuses espérances, et qui craignait Hannibal au-delà de toute mesure. Lors même que ce général eut quitté l’Italie, et qu’il se fut rembarqué avec toute son armée, il ne laissa pas jouir les Romains d’une satisfaction pure, et troubla leur confiance par des craintes exagérées. Il disait que les affaires n’avaient jamais été dans une situation plus alarmante, et que la ville courait les plus grands dangers ; qu’Hannibal serait bien plus redoutable en Afrique, et sous les murs de Carthage ; que là Scipion aurait à combattre une armée encore fumante du sang de tant de préteurs, de dictateurs etde consuls. Ces discours jetèrent une telle frayeur dans la ville, que, quoique la guerre fût transportée en Afrique, on croyait le danger plus près de Rome qu’il ne l’avait encore été.
XXVII. Mais bientôt Scipion, ayant vaincu Hannibal dans une grande bataille, abattit et mit sous ses pieds l’orgueil de Carthage[78] ; il fit goûter à ses concitoyens une joie qui surpassait toutes leurs espérances et raffermissait leur empire
si longtemps agité par d’affreuses tempêtes[79].
Mais Fabius ne vécut pas jusqu’à la fin de la guerre ; il ne sut pas qu’Hannibal avait été battu ; il ne vit pas cette brillante et solide prospérité de sa patrie : il mourut de maladie vers le temps où Hannibal sortit de l’Italie[80]. Les Thébains enterrèrent Epaminondas aux dépens du public, parce qu’il mourut si pauvre, qu’on ne trouva chez lui qu’une petite pièce de monnaie[81]. Fabius ne fut pas enterré aux dépens de la république, mais les Romains contribuèrent à ses obsèques de la plus petite de leurs pièces de monnaie par tête[82] : non qu’il fallût suppléer à sa pauvreté, mais parce que le peuple voulut faire les frais de ses funérailles, comme de celles d’un père. Ainsi sa mort fut illustrée par un honneur et une gloire dignes de sa vie.