PLUTARQUE

Vie de Fabius Maximus

Traduction D. Ricard, 1830

(La numérotation a été modernisée)

SOMMAIRE.

Origine illustre de la famille de Quintus Fabius Maximus. Son caractère et ses moeurs. —II. Actions remarquables de ses premiers consulats. Il obtient le triomphe pour sa victoire sur les Liguriens. — III. Hannibal gagne sur les consuls Scipion et Flaminius les batailles de Trébie et deTrasimène. — IV. Mort du consul Flaminius. Effroi que cette défaite répand dans Rome. — V. Fabius Maximus est nommé dictateur. — VI. Il voue plusieurs sacrifices aux dieux, et par sa conduite prudente ranime la confiance publique. — VII. Hannibal tente inutilement tous les moyens de le forcer à combattre. — VIII. Les railleries de Minucius, général de la cavalerie, ne font pas changer à Fabius son plan de campagne. — IX. Hannibal, que ses guides avaient égaré et conduit dans des défilés, est battu par Fabius. — X. Ruse par laquelle il se tire de ce poste dangereux, et échappe au dictateur.—XI. Fabius, qui avait reconnu la ruse, n’ose pas l’attaquer pendant la nuit. —XII. Fabius fait vendre ses terres par son fils pour racheter des prisonniers. — XIII. Obligé d’aller à Rome pour y faire des sacrifices, il défend à Minucius de combattre en son absence. Minucius méprise sa défense, et remporte un avantage sur Hannibal. — XIV. Le peuple donne au général de la cavalerie une autorité égale à celle du dictateur.—XV. Grandeur d’âme que Fabius montre en cette occasion. —XVI. Sa conduite envers Minucius après son retour à l’armée.—XVII. Minucius, malgré les conseils du dictateur, attaque Hannibal. Il est battu. — XVIII. Générosité avec laquelle Fabius vole à son secours. —XIX. Il force Hannibal de faire retraite. — XX. Minucius reconnaît sa faute devant ses soldats. — XXI. Il les ramène lui-même au dictateur, et se remet sous son obéissance. — XXII. Fabius retourne à Rome, et se démet de la dictature. — XXIII. Ses conseils à Paul-Emile, qui venait d’être nommé consul, et qui partait pour l’armée avec Varron son collègue. — XXIV. Présomption de Varron. Son impatience de livrer bataille à Hannibal. — XXV. Bataille de Cannes, perdue par l’inexpérience et la témérité de Varron. — XXVI. Mort du consul Paul-Emile. Hannibal, après sa victoire, refuse de marcher tout de suite à Rome. — XXVII. Une grande partie des villes d’Italie se déclarent pour Hannibal. Consternation où cette défaite jette les Romains. — XXVIII. Constance de Fabius. Sagesse des moyens qu’il propose pour ranimer la confiance publique. — XXIX. Générosité du sénat à l’égard de Varron, lorsqu’il rentre dans Rome. XXX. Fabius marche de nouveau contre Hannibal avec Marcellus. — XXXI. Il évite un piège que le général carthaginois lui avait tendu, et contient dans le devoir les villes alliées. —XXXII. Modération et douceur de sa conduite. —XXXIII. Il trompe Hannibal, et le fait donner dans un piège. — XXXIV. Il surprend la ville de Tarente. —XXXV. Butin immense qu’il fait dans cette ville. — XXXVI. Il obtient une seconde fois les honneurs du triomphe.— XXXVII. Conduite ferme du fils de Fabius, alors consul, envers son père.—XXXVIII. Scipion va en Espagne. Fabius s’oppose à ce qu’il porte la guerre en Afrique. — XXXIX. Motifs de cette opposition. — XL. Scipion passe en Afrique, et justifie son entreprise par les plus grands succès. — XLI. Mort de Fabius. Regrets du peuple romain sur sa perte.


I. Après avoir fait connaître le caractère de Périclès dans les actions dignes de mémoire que nous avons recueillies de lui, nous allons passer à l’histoire de Fabius. Hercule, étant en Italie, eut commerce près du Tibre avec une nymphe, ou, selon d’autres, avec une femme du pays ; elle mit au monde un fils nommé Fabius, qui fut la tige de toute la famille de ce nom, une des plus nombreuses et des plus illustres de Rome[1]. Quelques auteurs prétendent que les premiers chefs de cette maison s’appelaient anciennement Fodiens, parce qu’à la chasse ils prenaient les bêtes fauves dans des fosses que les Romains appellent encore aujourd’hui foveae ; comme ils disent fodere, pour creuser la terre : dans la suite, par le changement de deux lettres, ils furent appelés Fabiens[2]. Cette maison a produit plusieurs grands hommes, et en particulier un Fabius Rullus, que ses grands exploits firent surnommer Maximus[3]. C’est de lui que descendait en quatrième degré ce Fabius Maximus dont nous écrivons la Vie, et qui fut surnommé Verrucosus, d’une petite verrue qu’il avait sur la lèvre. On lui donna aussi dans son enfance le nom d’Ovicula[4], parce qu’il avait beaucoup de douceur, et l’esprit lent à se développer. Son naturel tranquille et taciturne, son peu d’empressement pour les plaisirs de son âge, sa lenteur et sa difficulté à apprendre, sa complaisance et même sa docilité pour ses camarades, le faisaient soupçonner de bêtise et de stupidité par les personnes du dehors. Très peu de gens avaient su reconnaître en lui, sous cette pesanteur apparente, son caractère ferme, son esprit profond, sa grandeur d’âme et son courage de lion. Mais, excité ensuite par les affaires publiques, il fit bientôt voir à tout le monde que ce qu’on traitait de stupidité, de paresse, d’engourdissement et d’insensibilité était en lui gravité de caractère, prudence, constance et fermeté.

En considérant la grandeur de la république et les guerres multipliées qu’elle avait à soutenir[5], il sentit la nécessité de fortifier son corps par les exercices militaires, afin de le rendre propre aux combats ; il le regardait comme une arme naturelle à l’homme. Il s’appliqua aussi à l’art de la parole, pour s’en faire un moyen de persuasion auprès du peuple ; il l’adapta au genre de vie qu’il avait embrassé. Son éloquence n’avait rien de ces ornements recherchés, de ces grâces vaines et frivoles qui ne peuvent plaire qu’à la multitude ; elle était pleine de ce bon sens qui lui était naturel, abondante en pensées fortes et profondes, qu’on trouvait semblables à celles de Thucydide[6]. On a de lui un discours qu’il prononça devant le peuple assemblé : c’est l’oraison funèbre de son fils, qui mourut après avoir été consul[7].

II. Fabius fut élevé cinq fois au consulat : dans le premier, il triompha des Liguriens[8], qui, défaits dans une bataille où ils perdirent beaucoup de monde, et forcés de se renfermer dans les Alpes, cessèrent leurs incursions et leurs ravages dans les pays limitrophes.

Cependant Hannibal était entré en Italie, et avait gagné une première bataille près du fleuve Trébie[9]. De là, traversant la Toscane et ravageant tout le pays, il jeta la frayeur et la consternation jusque dans Rome. Ces désastres furent accompagnés de signes et de prodiges menaçants, les uns familiers aux Romains, comme la chute de la foudre, les autres aussi extraordinaires qu’effrayants. On rapporta que des boucliers avaient sué du sang ; qu’on avait coupé aux environs d’Antium des épis ensanglantés ; qu’il était tombé du ciel des pierres ardentes ; et qu’au-dessus de Falérie le ciel ayant paru s’entr’ouvrir, il en était tombé en différents endroits plusieurs écriteaux, sur un desquels on lisait mot à mot : Mars agite ses armes[10]. Rien de tout cela néanmoins ne put étonner le consul Caius Flaminius, homme d’un caractère ardent, plein d’ambition, enflé des succès qu’il avait eus auparavant, lorsque, méprisant la défense du sénat et l’opposition de son collègue, il avait, contre toute apparence, défait les Gaulois en bataille rangée[11]. Quoique le bruit de ces prodiges eût jeté l’effroi dans les esprits, Fabius n’en était pas affecté ; il les trouvait trop absurdes pour y croire. Mais instruit du petit nombre des ennemis, et du manque d’argent où ils se trouvaient, il conseillait aux Romains de traîner la guerre en longueur, et de ne pas risquer de bataille contre un général dont les troupes étaient aguerries par plusieurs combats. Il proposait donc d’envoyer des secours aux alliés, de tenir les villes dans la soumission, de laisser les forces d’Hannibal se consumer d’elles-mêmes, comme une flamme qui jetait, à la vérité, un grand éclat, mais trop faible et trop légère pour durer longtemps.

III. Des conseils si sages ne persuadèrent pas Flaminius ; il déclara qu’il ne souffrirait point que la guerre s’approchât si fort de Rome, et qu’il n’attendrait pas d’avoir, comme autrefois Camille, à combattre pour la ville dans la ville même. Il ordonna sans différer aux centurions de faire sortir les troupes, et sauta lui-même sur son cheval, qui tout à coup, et sans ancune cause apparente, se mit à trembler de tous ses membres, et s’effaroucha tellement qu’il le renversa la tête première[12]. Cet accident ne changea rien à sa résolution ; et suivant son premier dessein il marcha contre Hannibal, et rangea son armée en bataille près du lac de Trasimène dans la Toscane. Pendant que les deux armées en étaient aux mains, il survint un tremblement de terre si violent, qu’il renversa des villes entières, fit changer de cours à des rivières, entr’ouvrit des montagnes, sans qu’aucun des combattants sentît une si terrible commotion.

Flaminius, après avoir fait des prodiges de force et d’audace, fut tué[13] avec les plus braves de ses soldats ; les autres prirent la fuite, et les ennemis en firent un horrible carnage. Le nombre des morts fut de quinze mille ; il y eut autant de prisonniers[14]. Hannibal fit chercher le corps de Flaminius pour lui rendre les honneurs dus à son courage ; mais on ne le trouva point parmi les morts, et l’on n’a jamais pu savoir ce qu’il était devenu. A la défaite de Trébie, ni le général qui en écrivit la nouvelle, ni le courrier qui l’apporta, n’en firent un récit fidèle ; ils trompèrent le peuple en disant que la victoire avait été douteuse[15]. Mais dans cette occasion, dès que le préteur Pomponius eut appris la déroute de l’armée, il convoqua l’assemblée du peuple ; et, sans user de détours ni de déguisement, il lui dit : « Romains, nous avons été vaincus dans un grand combat[16] ; l’armée a été taillée en pièces, et le consul Flaminius a péri. Délibérez sur ce qu’exigent le salut de Rome et votre sûreté. » Cette nouvelle, répandue au milieu d’une multitude immense, comme un vent impétueux sur une vaste mer, jeta l’effroi dans la ville ; la consternation fut si générale, qu’on ne savait à quoi s’arrêter, ni quelle résolution il fallait prendre. Tous convinrent enfin que la situation présente demandait qu’on eût recours à cette puissance absolue appelée dictature, et qu’elle fût confiée à un homme capable de l’exercer avec autant de fermeté que de courage ; que Fabius Maximus était le seul qui, par sa grandeur d’âme et la gravité de ses moeurs, fût digne d’être élevé à cette importante dignité ; que d’ailleurs il était à cet âge où la force du corps peut seconder les conceptions de l’esprit, et où l’audace est tempérée par la prudence.

IV. Cet avis fut approuvé de tout le monde ; et Fabius, nommé dictateur, choisit Lucius Minucius pour général de la cavalerie[17]. Il commença par demander au sénat la permission d’être à cheval à l’armée. Une ancienne loi le défendait expressément, soit que les Romains, qui font consister la plus grande force de leurs troupes dans l’infanterie, crussent que le général doit toujours être à la tête des bataillons ; soit qu’à cause de la grande autorité que donne cette charge, et qui approche de la tyrannie[18], ils voulussent que le dictateur parût au moins en cela dépendre du peuple[19]. Fabius donc, pour déployer d’abord la puissance et la majesté de la dictature, pour rendre ses concitoyens plus soumis et plus dociles, sortit en public, précédé de vingt-quatre licteurs qui portaient les faisceaux[20] ; et ayant vu venir à lui l’autre consul, il lui envoya dire, par un de ses hérauts, de renvoyer ses licteurs, de quitter toutes les marques de sa dignité, et de ne paraître que comme un simple citoyen. Ensuite, pour commencer sa dictature sous les meilleurs auspices, il offrit des sacrifices aux dieux ; et après avoir représenté au peuple que ce n’était point par la lâcheté des soldats, mais par la négligence et le mépris du général pour la divinité, qu’on avait perdu la bataille de Trasimène, il l’exhorta à ne pas craindre les ennemis, mais à honorer les dieux et à les apaiser. Par là, loin de porter les esprits à la superstition, il fortifiait leur courage par la piété ; et en excitant leur confiance pour les dieux, il bannissait de leurs âmes la frayeur que l’ennemi y avait répandue.

On consulta dans cette occasion ces livres si secrets et si utiles qu’ils appellent sibyllins ; et l’on y trouva, à ce qu’on assure, des prédictions qui se rapportaient aux événements présents et aux malheurs qu’on venait d’éprouver. Mais il n’était pas permis de divulguer ce qu’elles contenaient[21]. Le dictateur, ayant convoqué le peuple, voua aux dieux le sacrifice de tous les fruits que porteraient au printemps prochain, dans toute l’Italie, les chèvres, les truies, les brebis et les vaches, tant sur les montagnes que dans les plaines, les rivières et les prairies[22]. Il voua aussi la célébration des jeux scéniques jusqu’à la somme de 333,000 sesterces, 333 deniers et un tiers, ce qui fait 83,583 drachmes et deux oboles de notre monnaie grecque[23]. Il serait difficile de dire le motif de la détermination précise de cette somme. Aurait-on voulu par là relever la vertu du nombre 3, qui, de sa nature, est un nombre parfait, le premier des nombres impairs, le principe de toute pluralité, et qui comprend en soi les premières différences et les premiers éléments de tous les nombres, qu’il unit et qu’il combine ensemble ?

V. Fabius, en élevant ainsi l’esprit du peuple vers la divinité, le rendit plus confiant sur l’avenir. Pour lui, mettant en soi-même tout l’espoir de la victoire, persuadé que Dieu donne le succès à la vertu et à la prudence, il marcha contre Hannibal, non dans l’intention de le combattre, mais résolu d’épuiser, à force de temps, la vigueur de ses troupes, et de consumer, par sa propre abondance et par ses nombreuses légions, le peu d’hommes et d’argent qu’avait son ennemi. Pour n’avoir pas à craindre les attaques de la cavalerie d’Hannibal, il campait toujours en des endroits montueux et escarpés. Quand l’ennemi restait dans son camp, il se tenait tranquille ; lorsqu’il se mettait en marche, il tournait autour de lui, et toujours à sa vue, mais sans quitter les hauteurs, et à une distance où Hannibal ne pouvait pas le forcer à combattre, assez près cependant pour faire craindre aux ennemis que ces lenteurs n’eussent d’autre but que d’attendre le moment favorable pour les attaquer.

Cependant Fabius, en traînant ainsi la guerre en longueur, se faisait généralement mépriser ; ses troupes murmuraient ouvertement contre lui, et l’ennemi lui-même avait conçu une bien faible opinion de son courage et de ses talents. Hannibal seul n’en jugeait pas ainsi. Il reconnut dans sa conduite une grande habileté ; et, d’après le plan de campagne que Fabius avait adopté, il sentit ou qu’il lui fallait employer la ruse et la force pour l’attirer au combat, ou que les Carthaginois étaient perdus, puisqu’ils ne pouvaient plus faire usage des armes qui étaient leur principale force, et qu’ils voyaient s’affaiblir et se consumer peu à peu les moyens dont ils étaient le moins pourvus, les hommes et l’argent. Il eut donc recours à toutes les ruses, à tous les stratagèmes qu’il put imaginer ; et, essayant de tout, comme un habile athlète qui épie toutes les occasions de saisir son adversaire, tantôt il s’approchait de son camp et lui donnait l’alarme, tantôt il s’éloignait, et changeait à tout moment de place, pour lui faire abandonner la résolution qu’il paraissait avoir prise de ne rien hasarder. Fabius, bien convaincu de la sagesse de son plan, s’y tint invariablement attaché.

Mais il était contrarié dans ses vues par le général de la cavalerie Minucius, qui, brûlant du désir de combattre, et faisant parade d’une audace déplacée, travaillait l’esprit des soldats, leur inspirait une sorte de fureur de se mesurer avec l’ennemi, et les remplissait des plus vaines espérances. Ils se moquaient de Fabius, et l’appelaient par dérision le pédagogue d’Hannibal ; au contraire, ils exaltaient le mérite de Minucius, le qualifiaient de grand personnage, de général vraiment digne de Rome. Minucius, devenu plus fier et plus présomptueux par tous ces éloges, tournait en ridicule les campements de Fabius sur la croupe des montagnes. Il disait que le dictateur leur choisissait de belles places pour les rendre spectateurs de l’incendie et du ravage de l’Italie entière. Il demandait aux amis de Fabius si, désespérant d’être en sûreté sur la terre, il ne transporterait pas son armée dans le ciel ; ou si, pour fuir les ennemis, il voulait se cacher dans les brouillards et dans les nuages[24]. Les amis de Fabius, en lui rapportant toutes ces bravades, l’exhortaient à faire cesser le décri général où il était, et à risquer un combat. « Ce serait bien alors, leur dit Fabius, que je serais réellement plus timide que je ne le parais maintenant, si, cédant à leurs railleries et à leurs injures, j’allais changer de résolution. Il n’y a point de honte à craindre pour sa patrie ; mais déférer lâchement à l’opinion des hommes, redouter leurs calomnies et leurs censures, ce serait se montrer indigne d’un poste éminent ; ce serait se rendre l’esclave de ceux à qui l’on commande, et qu’on doit réprimer quand ils se laissent aller à de mauvais conseils. »

VI. Quelque temps après, Hannibal tomba dans une grande méprise. Il voulut s’éloigner de Fabius pour aller camper dans des plaines où il pût avoir des fourrages, et il ordonna à ses guides de le conduire, après le souper de ses troupes, sur les terres de Casinum. Mais sa prononciation étrangère fit que les guides entendirent mal ce nom, et qu’ils jetèrent son armée dans l’extrémité de la Campanie, près de la ville de Casilinum[25], que traverse le fleuve Lothronus, appelé Vulturne par les Romains[26]. Ce pays est environné de montagnes, le long desquelles règne un vallon qui s’étend jusqu’à la mer, où le fleuve forme, près de son embouchure, des marais et des bancs de sable profonds qui se terminent en une côte dangereuse où l’on ne trouve point d’abri. Dès qu’Hannibal fut descendu dans le vallon, Fabius, qui connaissait le pays, se mit en marche. Il posta à l’issue de la vallée quatre mille hommes d’infanterie, plaça le reste de ses troupes sur les hauteurs dans un poste très avantageux ; et, prenant avec lui les plus légers et les plus actifs de ses soldats, il tomba sur l’arrière-garde des Carthaginois, la mit en désordre, et leur tua huit cents hommes. Hannibal voulut sortir d’une position si défavorable ; et, ayant reconnu la méprise de ses guides et le danger où ils l’avaient jeté, il les fit mettre en croix.

Mais désespérant de chasser par force les ennemis des hauteurs qu’ils occupaient, et voyant ses troupes découragées par la crainte d’être enfermées sans pouvoir échapper, il eut recours à la ruse pour tromper Fabius ; et voici le stratagème qu’il imagina : il fit prendre deux mille boeufs de ceux qu’on avait enlevés en fourrageant ; on leur attacha à chaque corne une torche ou un fagot de sarments et de broussailles sèches. Il commanda qu’à l’entrée de la nuit, à un signal convenu, on allumât ces torches, et qu’on chassât les boeufs vers les montagnes du côté des détroits que gardaient les ennemis. Pendant qu’on fait pour cela les préparatifs nécessaires, il rassemble ses troupes ; et à la nuit tombante elles se mettent en marche au petit pas. Tant que le feu ne fut pas considérable et qu’il ne brûla que les torches, les boeufs gagnèrent lentement le haut des montagnes. Les pâtres et les bouviers qui gardaient leurs troupeaux, étonnés de voir ces flammes sur les cornes des boeufs, pensaient que c’était une armée qui marchait dans un grand ordre à la lueur des flambeaux. Mais quand les cornes, brûlées dans leur racine, firent sentir à ces animaux le feu jusqu’au vif ; que, pressés par la douleur, et secouant leurs têtes, ils se furent couverts de flammes les uns les autres ; alors effarouchés, et ne pouvant résister à la violence de la douleur, ils ne gardèrent plus aucun ordre ; et courant à travers les montagnes, la tête et la queue enflammées, ils mettaient le feu à tout le bois qui se trouvait sur leur passage. C’était un spectacle effrayant pour les Romains qui gardaient les détroits ; ces flammes leur paraissaient des flambeaux portés par des hommes qui couraient avec précipitation. Saisis de trouble et d’effroi, ils ne doutent pas que ce ne soient les ennemis qui viennent les attaquer et les envelopper de toutes parts. Ils n’osent rester à leur poste ; et abandonnant la garde des passages, ils s’enfuient vers le grand camp. Les troupes légères d’Hannibal se saisissent aussitôt des détroits ; et le reste de l’armée sort du vallon avec sécurité, emmenant un immense butin.

VII. Fabius reconnut, dès la nuit même, que c’était une ruse ; quelques boeufs, qui s’étaient écartés, tombèrent entre ses mains ; mais craignant une embuscade dans les ténèbres, il resta toute la nuit dans son camp, et tint seulement ses troupes sous les armes. A la pointe du jour, il se mit à la poursuite des ennemis, et tomba sur les derniers bataillons[27], que les escarmouches qui eurent lieu dans ces détroits mirent en désordre. Enfin, Hannibal fit passer du front de son armée à la queue un corps d’Espagnols qui, très légers à la course, et accoutumés à gravir les montagnes, fondirent sur l’infanterie des Romains, et forcèrent Fabius à la retraite. Cet échec le fit encore plus blâmer, et augmenta le mépris qu’on avait pour lui. Il avait renoncé à la force ouverte pour ne vaincre Hannibal que par le conseil et par la prudence, et c’était par ces moyens mêmes qu’il était battu. Hannibal, pour enflammer davantage le courroux des Romains contre le dictateur, ordonna, lorsqu’il fut sur les terres qui lui appartenaient, de brûler et de détruire tous les environs, et défendit de faire aucun dégât sur celles de Fabius ; il y plaça même une garde pour empêcher qu’on n’y fît aucun tort, et qu’on n’emportât la moindre chose.

Cette nouvelle, étant arrivée à Rome, ouvrit un vaste champ à la calomnie. Les tribuns du peuple ne cessaient de le décrier dans les assemblées ; ils étaient animés surtout par Métilius, qui, sans aucun motif personnel de haine contre le dictateur, mais parce qu’il était parent du général de la cavalerie, croyait que les reproches faits au premier tourneraient à la gloire de Minucius. Le sénat même était irrité contre Fabius, et blâmait hautement l’accord qu’il avait fait avec Hannibal pour le rachat des prisonniers. Les deux généraux étaient convenus qu’on échangerait homme pour homme, et que celui qui en aurait de plus les rendrait pour deux cent cinquante drachmes par tête[28]. L’échange fait sur ce pied, il se trouva qu’il restait à Hannibal deux cent quarante Romains. Le sénat refusa leur rançon, et reprocha à Fabius d’avoir, contre la dignité et l’intérêt de Rome, racheté des soldats assez lâches pour s’être laissé prendre par les ennemis. Le dictateur, informé de ces tracasseries, supporta avec modération l’aigreur de ses concitoyens ; mais comme il n’avait pas d’argent, et qu’il ne voulait ni manquer de parole à Hannibal, ni abandonner les prisonniers, il envoya son fils à Rome, avec ordre de vendre ses terres et de lui en rapporter l’argent dans le camp même. Le jeune homme les vendit et revint très promptement. Fabius envoya l’argent à Hannibal, et retira les prisonniers. Plusieurs d’entre eux voulurent dans la suite lui rendre leur rançon, mais il la refusa, et la leur remit à tous.

VIII. Peu de temps après il fut rappelé à Rome par les prêtres pour y faire quelques sacrifices : il laissa, en partant, le commandement de l’armée à Minucius ; et non content de lui défendre, comme dictateur, de combattre et de rien tenter contre l’ennemi, il employa les conseils et même les prières pour l’y engager. Minucius ne tint compte ni des uns ni des autres ; et le dictateur fut à peine hors du camp qu’il se mit à harceler l’ennemi. S’étant aperçu un jour qu’Hannibal avait envoyé au fourrage une grande partie de ses troupes, il attaqua celles qui étaient restées, les poussa jusque dans leur camp, en tua un grand nombre et leur fit craindre de se voir forcées dans leurs retranchements. Hannibal ayant fait rentrer toute son année, Minucius se retira sans être poursuivi[29]. Un tel avantage lui donna une présomption sans bornes, et inspira à ses soldats une excessive témérité. La nouvelle de cet exploit, grossi par la renommée, étant parvenue à Rome, Fabius dit en l’apprenant qu’il ne craignait rien tant que les succès de Minucius. Mais le peuple en conçut les plus flatteuses espérances, et courut, plein de joie, à la place publique, où le tribun Métilius, étant monté sur la tribune, fit un discours dans lequel il exalta le général de la cavalerie, et accusa Fabius, non de mollesse et de lâcheté, mais de trahison. Il enveloppa dans la même accusation les premiers et les plus puissants d’entre les Romains, à qui il imputait d’avoir, dès l’origine, attiré cette guerre, afin de ruiner la puissance du peuple, et de remettre la ville sous la domination absolue d’un dictateur, qui, par ses lenteurs affectées, donnerait le temps à Hannibal de s’affermir, et de faire venir d’Afrique une nouvelle armée pour conquérir toute l’Italie[30].

IX. Fabius, s’étant présenté à l’assemblée du peuple, ne daigna pas se justifier des accusations du tribun ; il dit seulement qu’il fallait se hâter de finir les sacrifices, afin qu’il pût retourner promptement à l’armée et punir Minucius d’avoir combattu contre son ordre. Ces paroles excitèrent un grand tumulte parmi le peuple, qui sentit tout le danger que courait Minucius : car le dictateur a le pouvoir de faire emprisonner et mettre à mort sans aucune instruction préalable ; et l’on pensait que, puisque Fabius était sorti de ce caractère de douceur qu’il portait si loin, il devait être bien irrité, et qu’il serait inexorable. Tous les assistants furent saisis de crainte, et gardèrent le silence. Le seul Métilius, que sa qualité de tribun rendait inviolable (le tribunat est la seule magistrature qui subsiste et qui conserve son autorité lors même qu’on a nommé un dictateur, tandis que toutes les autres sont suspendues), le seul Métilius faisait au peuple les plus vives instances, et le suppliait de ne pas abandonner Minucius ; de ne pas souffrir qu’il éprouvât le même traitement que le fils de Manlius Torquatus, à qui son père avait fait trancher la tête pour avoir combattu malgré sa défense, quoiqu’il eût remporté la victoire et mérité la couronne ; il le pressait d’ôter à Fabius cette autorité tyrannique, et de confier le sort de la république à celui qui pouvait et qui voulait la sauver. Le peuple, ému par ces discours, n’osa pas cependant forcer Fabius, tout méprisé qu’il était, à se démettre de la dictature : il ordonna seulement que Minucius partagerait le commandement de l’armée, et ferait la guerre avec un pouvoir égal à celui du dictateur : ce qui n’avait pas encore eu d’exemple[31]. On le vit une seconde fois après la défaite de Cannes. Pendant que le dictateur Junius était à l’armée, on nomma dictateur à Rome Fabius Butéo pour remplacer le grand nombre de sénateurs qui avaient péri à cette bataille. Il est vrai que ce second dictateur n’eut pas plus tôt paru en public et rempli les places vacantes dans le sénat, qu’il renvoya le jour même ses licteurs ; et que, se dérobant à la foule qui l’environnait, il se mêla parmi le peuple, et resta sur la place, comme un simple particulier, pour y vaquer à ses affaires.

X. Les Romains, après avoir conféré à Minucius un pouvoir égal à celui du dictateur, s’attendaient avoir celui-ci abattu et humilié. Mais ils ne connaissaient pas Fabius ; il était loin de croire que leur ignorance fût un malheur pour lui. On disait un jour au sage Diogène : « Ces gens-là se moquent de vous. — Et moi, répondit-il, je ne me tiens pas pour moqué. » II pensait avec raison qu’il n’y a réellement de moqués que ceux qui prêtent à la raillerie, et qui s’en laissent troubler. De même Fabius supporta patiemment et sans amertume ce qui lui était personnel, et réalisa par sa conduite cette maxime des philosophes, qu’un homme honnête et vertueux ne peut être outragé ni déshonoré[32]. Mais l’intérêt public lui faisait voir avec chagrin l’imprudence du peuple, qui venait de donner à Minucius un moyen de satisfaire, en combattant, son ambition et sa témérité. Craignant donc qu’aveuglé par la présomption et par une fausse gloire, il ne se précipitât dans quelque démarche funeste, il partit de Rome à l’insu de tout le monde.

Arrivé au camp, il trouva que Minucius était devenu intraitable. Enflé de l’avantage qu’il avait obtenu, il voulait commander alternativement avec Fabius ; mais le dictateur s’y refusa constamment ; et, persuadé qu’il y avait moins d’inconvénient à lui laisser conduire toujours une partie des troupes qu’à lui en confier un seul jour le commandement général, il partagea l’année en deux corps, garda pour lui la première et la quatrième légion, et donna à Minucius la seconde et la troisième. Ils partagèrent aussi par moitié les troupes des alliés[33]. Minucius se glorifiait hautement de ce qu’on avait diminué et rabaissé pour lui la majesté de la charge la plus absolue de la république ; mais Fabius lui représentait que, s’il pensait sagement, il devait voir que ce n’était pas contre le dictateur, mais contre Hannibal, qu’il avait à combattre. « Au reste, ajouta-t-il, si vous voulez absolument voir un rival dans votre collègue, montrez, après avoir été si fort honoré par le peuple et l’avoir emporté sur votre général, montrez que vous n’avez pas moins à coeur le salut et la sûreté de vos concitoyens que moi, qui ai succombé, et que le peuple a si fort maltraité. »

XI. Minucius ne regarda ce conseil que comme une ironie de vieillard. Il prit la portion de troupes que le dictateur lui avait remise, et alla camper dans un lieu séparé[34]. Hannibal, qui n’ignorait rien de ce qui se passait, épiait le moment d’en profiter. Il y avait entre son camp et celui de Minucius une colline dont il n’était pas difficile de s’emparer, mais qui offrait à celui qui en serait le maître une assiette sûre et commode pour un camp. La plaine qui l’environnait paraissait de loin tout unie, parce qu’elle était entièrement découverte ; cependant elle avait d’espace en espace des creux et des ravins. Il eût été facile à Hannibal de se saisir secrètement de la colline ; mais il ne le voulut pas, et la laissa entre lui et l’ennemi, comme une amorce pour l’attirer au combat. Voyant Minucius séparé du dictateur, il dispersa pendant la nuit quelques troupes[35] dans ces ravins ; et le lendemain, dès que le jour parut, il envoya à découvert un détachement s’emparer de la colline, afin d’engager Minucius à la lui disputer ; ce qui arriva comme il l’avait prévu. Minucius détacha d’abord ses troupes légères, ensuite sa cavalerie. Enfin, voyant Hannibal lui-même marcher au secours de ceux qui étaient sur la colline, il s’avança avec toute son armée en ordre de bataille, et chargea vigoureusement ceux qui défendaient la hauteur. Le combat fut longtemps douteux ; mais lorsque Hannibal eut vu que Minucius avait donné pleinement dans le piège, et que ses derrières étaient sans défense contre les troupes qu’il avait mises en embuscade, il leur donna le signal convenu. Elles se lèvent en même temps de tous les côtés, fondent sur les Romains avec de grands cris, taillent en pièces les derniers rangs, et jettent parmi les autres une frayeur et un désordre qu’il est impossible d’exprimer. L’audace de Minucius lui-même en fut abattue. Il regardait successivement tous ses capitaines, dont pas un n’osait rester à son poste ; ils ne songeaient qu’à fuir, et ils ne trouvaient pas même leur salut dans la fuite. Les Numides, déjà vainqueurs, rouraient dans la plaine, et massacraient tous ceux qu’ils rencontraient dispersés.

XII. Le danger extrême où se trouvaient les troupes de Minucius n’avait pas échappé à la prévoyance du dictateur, et il avait eu soin de tenir les siennes sous les armes ; voulant même être instruit, non sur des rapports étrangers, mais de ses propres yeux, de tout ce qui se passerait, il s’était placé sur une hauteur voisine de son camp. Dès qu’il vit l’armée en désordre et enveloppée de toutes parts, qu’il entendit les cris des soldats, qui, saisis de frayeur, ne savaient plus se défendre, et prenaient ouvertement la fuite, il frappa sur sa cuisse[36], et, poussant un profond soupir, il dit à ceux qui étaient près de lui : « O dieux ! que Minucius s’est perdu beaucoup plus tôt que je ne le pensais, mais bien plus tard qu’il ne le voulait lui-même ! » En même temps, il ordonna aux enseignes de marcher, et à toute l’armée de les suivre. « Soldats ! s’écria-t-il, hâtons-nous d’aller au secours de Minucius : souvenons-nous que c’est un homme de coeur et qui aime sa patrie. Si, par trop d’empressement à chasser l’ennemi, il a commis quelque faute, nous l’en reprendrons dans un autre moment. »

A peine arrivé, il fond sur les Numides, qui voltigeaient dans la plaine, et les dissipe : de là, courant aux troupes qui battaient les Romains en queue, il taille en pièces ceux qui font résistance, et charge les autres, qui, pour n’être pas enveloppés à leur tour comme les Romains l’avaient été, se hâtent de prendre la fuite. Hannibal, voyant ce. revers de fortune, et Fabius qui, avec une vigueur au-dessus de son âge, s’ouvrait un passage à travers les combattants pour aller sur la colline dégager Minucius, fait sonner la retraite, et ramène les Carthaginois dans son camp. Les Romains eux-mêmes ne demandaient pas mieux que de regagner leurs retranchements. On rapporte qu’Annîbal, comme il s’en retournait, dit agréablement à ses amis : « Ne vous l’avais-je pas souvent dit que ce nuage qui se tenait toujours sur les montagnes (il parlait de Fabius) finirait un jour par crever, et ferait fondre sur nous un violent orage ? »

XIII. Après le combat, Fabius fit enlever les dépouilles des ennemis qu’on avait tués, et rentra dans son camp sans proférer un seul mot d’insulte ou de reproche contre son collègue. Mais Minucius ayant aussitôt assemblé ses troupes : « Mes compagnons, leur dit-il, ne commettre jamais de faute dans de grandes entreprises, c’est une perfection au-dessus de l’humanité ; mais tirer de ses fautes des leçons pour l’avenir, c’est le propre d’un homme vertueux et sage. Quant à moi, j’avoue que j’ai beaucoup moins à me plaindre de la fortune que je n’ai sujet de m’en louer. Ce que j’avais ignoré si longtemps, quelques heures ont suffi pour me l’apprendre. Je me suis convaincu que, loin d’être en état de commander aux autres, j’ai besoin moi-même de quelqu’un qui me commande, et que je ne dois pas avoir l’ambition de l’emporter sur ceux à qui il est plus beau de céder. Le dictateur seul vous commandera désormais en tout. Il n’est plus qu’une seule circonstance où je veuille encore me trouver à votre tête, c’est pour aller lui témoigner notre reconnaissance, c’est pour vous donner l’exemple de l’obéissance et de la soumission la plus entière à ses ordres. »

A peine a-t-il achevé, qu’il ordonne qu’on lève les aigles et que toute l’armée les suive. Il marche le premier vers le camp de Fabius ; et, dès qu’il y est entré, il va droit au quartier du dictateur. Les troupes, étonnées, étaient dans l’attente de ce qui allait arriver. Fabius étant sorti, Minucius fait planter devant lui les enseignes, et lui donne hautement le nom de père. Ses soldats appellent ceux de Fabius leurs patrons, nom que les affranchis donnent à ceux qui les ont mis en liberté. Lorsqu’on eut fait silence, Minucius, adressant la parole à Fabius : « Mon dictateur, lui dit-il, vous remportez aujourd’hui deux victoires, l’une sur les ennemis par votre courage, l’autre sur votre collègue par votre prudence et par votre bonté. La première de ces victoires nous a sauvés, la seconde nous a instruits. Ma défaite par Hannibal a été honteuse et funeste, votre victoire sur moi m’est glorieuse et salutaire. Je vous appelle donc mon père, parce que je n’ai point de nom plus honorable à vous donner, car je vous ai plus d’obligation qu’à celui de qui j’ai reçu le jour : je ne lui dois que ma vie, et je vous dois avec ma vie celle de tous ces Romains[37]. » En finissant, il se jette dans les bras de Fabius ; tous ses soldats embrassent aussi leurs camarades ; ils se serrent étroitement les uns les autres, et se donnent tous les témoignages de l’affection la plus vive. Le camp est rempli d’allégresse, et partout on voit couler des larmes de joie[38].

XIV. Fabius s’étant démis bientôt après de la dictature, on créa de nouveau des consuls[39]. Les premiers qui furent nommés suivirent le même plan de guerre que Fabius[40] : évitant avec soin de combattre avec Hannibal en bataille rangée, ils se contentèrent de secourir les alliés et de prévenir leur défection. Mais Térentius Varron, homme d’une naissance obscure[41], trop connu par sa témérité et par ses lâches flatteries envers le peuple, ayant été élevé au consulat, fit bientôt connaître que, par son audace et son inexpérience, il risquerait le salut de l’état dans une bataille. Il répétait dans toutes les assemblées que la guerre ne finirait pas tant qu’on mettrait des Fabius à la tête des armées. Pour lui, il ne voulait, disait-il, qu’un jour pour voir les ennemis et pour les vaincre. En tenant ces discours présomptueux, il rassembla de plus grandes forces que les Romains n’en avaient encore mis sur pied dans aucune des guerres précédentes. On leva une armée de quatre-vingt mille hommes[42], ce qui donna les plus vives inquiétudes à Fabius et à tout ce qu’il y avait dans la ville de citoyens sensés, qui ne voyaient plus pour Rome de moyens de se relever si elle perdait une jeunesse si nombreuse qui faisait tout son espoir.

Fabius s’adressa donc au collègue de Varron, Paul-Emile, homme d’une grande expérience dans la guerre, mais qui ne plaisait pas au peuple, et qui lui-même le craignait beaucoup, depuis la condamnation qu’il avait essuyée[43]. Il l’exhorta à s’opposer autant qu’il pourrait à la folle témérité de son collègue ; il le prévint qu’il n’aurait pas moins à défendre sa patrie contre Varron que contre Hannibal lui-même ; qu’ils auraient tous deux la même ardeur pour combattre, l’un parce qu’il ne connaissait pas ses forces, l’autre parce qu’il connaissait sa faiblesse. « Paul-Emile, ajouta-t-il, vous devez, sur ce qui concerne Hannibal, vous en rapporter plutôt à moi qu’à Varron. Je vous réponds que, si personne ne combat contre lui cette année, il sera forcé d’abandonner l’Italie, ou, s’il s’obstine à y rester, il se ruinera nécessairement. Car, jusqu’à présent, quoiqu’il paraisse victorieux et supérieur à nous, aucun de ses ennemis ne nous a quittés pour suivre son parti, et il n’a pas le tiers des troupes qu’il a amenées d’Afrique. — A ne considérer que moi, lui répondit Paul-Émile, j’aime mieux, Fabius, tomber sous les traits des ennemis que de retomber entre les mains de mes concitoyens. Mais puisque Rome est dans une conjoncture si fâcheuse, je ferai mon possible pour paraître à vous seul un sage capitaine plutôt qu’à tous ceux qui voudront m’entraîner à prendre un parti contraire. » Paul-Émile partit pour l’armée avec cette résolution.

XV. Mais Varron, ayant arraché de lui qu’ils commanderaient chacun leur jour[44], alla camper en présence d’Hannibal sur la rivière d’Aufide, près du bourg de Cannes[45] ; et le lendemain, dès le point du jour, il fit placer le signal de la bataille : c’est un manteau de pourpre qu’on déploie devant la tente du général. La hardiesse du consul, le grand nombre de ses troupes, deux fois plus fortes que celles des Carthaginois, intimidèrent d’abord ceux-ci. Hannibal, leur ayant fait prendre les armes, alla lui-même à cheval, avec peu de monde, sur une petite hauteur, d’où il considéra les ennemis, qui étaient déjà rangés en bataille. Un de ceux qui l’accomp’agnaient, nommé Giscon, homme d’une naissance égale à celle d’Hannibal, lui ayant témoigné son étonnement sur le grand nombre des ennemis : « Giscon, lui dit Hannibal en fronçant le sourcil, il y a une chose bien plus étonnante et qui t’échappe. — Laquelle ? lui demanda Giscon. — C’est, reprit Hannibal, que dans une si grande multitude d’hommes il n’y en a pas un seul qui s’appelle Giscon. » Cette saillie, à laquelle on ne s’attendait pas, fit rire ceux qui étaient présents ; et quand ils furent descendus de la colline, ils contèrent cette plaisanterie à tous ceux qu’ils trouvèrent sur leur chemin. Bientôt ce fut dans tout le camp une risée universelle, et Hannibal lui-même ne pouvait s’empêcher de rire. Ce badinage rendit la confiance aux Carthaginois, qui pensèrent que leur général n’aurait pas songé à plaisanter au moment même du danger, s’il ne s’était pas cru assez fort pour mépriser l’ennemi.

XVI. Hannibal, dans cette bataille, employa deux stratagèmes. Le premier fut de placer son armée de manière qu’elle eût à dos un vent impétueux[46] et brûlant qui, faisant élever de cette plaine découverte et sablonneuse une poussière échauffée, la portait, par dessus les phalanges carthaginoises, dans les bataillons des Romains, et la poussait dans les yeux de ceux-ci avec tant de violence, qu’ils ne pouvaient s’empêcher de tourner la tête et de rompre leurs rangs. Le second stratagème fut dans son ordre de bataille : il mit sur les deux ailes les plus forts et les plus vaillants de ses soldats ; et se plaçant lui-même au milieu avec les moins aguerris, il les disposa de manière que le centre de son armée s’avançait en pointe et débordait les ailes. Il avait ordonné à celles-ci que, lorsque les Romains auraient enfoncé le front de bataille, et qu’en s’attachant à la poursuite des fuyards ils auraient pénétré jusqu’au centre, alors elles tombent brusquement sur eux, les prennent en flanc et par-derrière, et les enveloppent de tous côtés. Ce fut surtout ce qui causa le carnage horrible qu’on fit des Romains : car aussitôt que le front eut plié, et que les Romains, en le poussant vivement, l’eurent entièrement enfoncé, en sorte que le corps d’armée, qui d’abord formait une pointe, prit la figure d’un croissant, les officiers des troupes d’élite qui occupaient les ailes les ayant fait se rapprocher de droite et de gauche[47], elles chargèrent les ennemis en queue, et firent main basse sur tous ceux qui se trouvèrent enveloppés avant d’avoir pu prendre la fuite. On dit aussi que la cavalerie romaine tomba dans une méprise aussi extraordinaire que funeste. Paul-Emile ayant été renversé par son cheval, qui vraisemblablement était blessé, les cavaliers qui étaient auprès de lui mirent tous pied à terre pour le secourir. Le reste de la cavalerie, qui vit ce mouvement, crut que c’était un ordre de faire de même, et quittant ses chevaux, elle combattit à pied. Hannibal l’ayant vu : « Je les aime mieux, dit-il, comme cela, que si ou me les livrait pieds et poings liés. » Ces particularités se trouvent dans les historiens qui ont raconté les détails de cette bataille[48].

Des deux consuls, Varron, suivi d’un petit nombre des siens, se sauva à toute bride dans la ville de Venuse. Paul-Emile, entraîné par le torrent de cette déroute, le corps couvert des traits qui étaient restés dans ses blessures, et l’âme encore plus accablée d’un si grand désastre, s’assit sur une pierre, pour y attendre que quelqu’un des ennemis vînt lui ôter la vie. Il avait le visage plein de sang, et tellement défiguré, que personne ne le reconnut ; ses amis même et ses domestiques passèrent devant lui sans s’arrêter. Il n’y eut qu’un jeune patricien, nommé Cornélius Lentulus, qui, l’ayant reconnu, sauta à bas de son cheval et le lui présenta, en le conjurant de s’en servir et de se conserver pour ses concitoyens, qui avaient besoin plus que jamais d’un bon consul. Paul-Émile refusa son offre, et, malgré les larmes de Lentulus, il l’obligea de remonter à cheval ; ensuite lui prenant la main et se soulevant un peu : « Lentulus, lui dit-il, va trouver Fabius, et sois-lui témoin que Paul-Emile a suivi jusqu’à la fin ses conseils, qu’il n’a pas manqué à la parole qu’il lui avait donnée ; mais qu’il a été vaincu d’abord par Varron, ensuite par Hannibal. » Après lui avoir donné cet ordre, il le congédia, et, se jetant dans la foule qu’on massacrait, il s’y fit tuer[49]. Cinquante mille Romains périrent, dit-on, dans la bataille ; quatre mille furent faits prisonniers ; et, le combat fini, on n’en prit pas moins de dix mille dans les deux camps[50].

XVII. Après une victoire si complète, les amis d’Hannibal lui conseillaient de profiter de sa fortune, et de marcher droit à Rome ; il y entrerait, disaient-ils, avec les fuyards, et pourrait dans cinq jours souper au Capitole. Il n’est pas facile de dire quel motif l’empêcha de suivre ce conseil ; mais il est vraisemblable que son irrésolution et ses craintes furent l’ouvrage d’un dieu ou d’un génie qui se mit au devant de lui et l’arrêta. Ce fut alors qu’un Carthaginois nommé Barca[51] lui dit en colère : « Tu sais vaincre, Hannibal, mais tu ne sais pas profiter de la victoire[52]. »

Cependant cette victoire opéra dans ses affaires la plus heureuse révolution. Avant la bataille, il n’avait à lui dans toute l’Italie ni ville, ni magasin, ni port ; ce n’était qu’avec les plus grandes difficultés et par des pillages continuels qu’il faisait subsister son armée ; n’ayant aucune provision d’assurée pour faire la guerre, il était obligé d’errer de côté et d’autre avec ses soldats, qui ressemblaient à une grande troupe de brigands. Mais alors il se vit maître de presque toute l’Italie. La plupart des peuples les plus puissants[53] embrassèrent volontairement son parti ; Capoue même, la ville la plus considérable après Rome, lui ouvrit ses portes. Cet exemple montra que les grands revers font connaître non seulement les amis fidèles, comme dit Euripide[54], mais encore les généraux sages et prudents. Ce que l’on avait jusque alors regardé dans Fabius comme faiblesse et pusillanimité parut après ce désastre une prudence plus qu’humaine, une inspiration divine, qui lui avaient fait prévoir de si loin des événements que ceux qui les éprouvaient pouvaient à peine croire. Aussi Rome, n’hésitant plus à mettre en lui ses dernières espérances, eut recours à ses conseils comme à ceux d’une divinité tutélaire[55] ; et si le peuple n’abandonna point la ville, s’il ne se dispersa point comme à l’époque de l’invasion des Gaulois, c’est surtout à son extrême prudence qu’on en fut redevable.

Quand on ne paraissait redouter aucun malheur, Fabius n’avait pas dissimulé ses craintes et ses alarmes ; alors que la consternation était générale, que l’excès de la douleur et le trouble qui en était la suite empêchaient de pourvoir à rien, il marchait seul dans la ville, d’un pas modéré et avec un visage tranquille, parlait à tout le monde avec douceur, faisait taire les lamentations des femmes, et dissipait les attroupements de ceux qui se rendaient dans les places publiques pour y déplorer les malheurs communs. Il fit assembler le sénat, et redonna de la confiance aux magistrats, dont il était seul la force et le soutien, et qui tous avaient les yeux fixés sur lui.

XVIII. Il posa des gardes à toutes les portes pour empêcher le peuple de sortir et d’abandonner la ville. Il limita à trente jours le temps du deuil, et ne voulut pas qu’on le portât hors de sa maison : ce terme expiré, chacun fut obligé de le quitter, afin que la ville n’offrît plus rien de cet appareil lugubre. La fête de Déméter arrivait dans ce temps-là[56] : il jugea plus convenable de ne pas la célébrer, d’omettre les sacrifices et la procession d’usage, pour ne pas montrer, par le petit nombre et par la tristesse de ceux qui y assisteraient, la grandeur des pertes qu’on avait faites. Il pensait d’ailleurs que la divinité reçoit avec plus de plaisir les hommages des personnes heureuses[57]. Mais il fit exactement tout ce que les devins ordonnèrent pour apaiser les dieux et détourner les effets des prodiges. On envoya Fabius Pictor, parent de Fabius Maximus, consulter l’oracle de Delphes ; et deux vestales, s’étant laissé corrompre, l’une fut, suivant l’usage, enterrée toute vive, l’autre se donna la mort[58].

On ne saurait trop admirer la magnanimité et la douceur des Romains dans la conduite qu’ils tinrent à l’égard de Varron. Lorsque, après la défaite la plus humiliante et la plus désastreuse qu’on eût encore éprouvée, ce consul revint à Rome dans un état de confusion et d’abattement, le sénat et le peuple allèrent le recevoir aux portes de la ville ; et quand on eut fait silence, les magistrats et les principaux sénateurs, parmi lesquels était Fabius, le louèrent de n’avoir pas, dans une si grande calamité, désespéré de la république, et d’être revenu se mettre à la tête des affaires pour exécuter les lois et gouverner les citoyens, qu’il ne croyait pas perdus sans ressource[59].

XIX. Mais lorsqu’ils eurent appris qu’Hannibal, après la bataille, au lieu de marcher droit sur Rome, avait mené son armée dans d’autres cantons de l’Italie, leur confiance se ranima ; ils mirent des armées en campagne, et nommèrent des généraux, dont les plus illustres étaient Fabius et Claudius Marcellus, qui, par des qualités presque opposées, avaient acquis une égale réputation. Marcellus, comme je l’ai dit dans sa vie, était doué d’une valeur active et brillante, d’un caractère hardi et entreprenant, toujours prêt à affronter les périls, tel enfin que ces hommes qu’Homère appelle fiers et belliqueux. Charmé d’avoir en tête un ennemi comme Hannibal, qui lui-même, plein d’audace, ne demandait qu’à signaler son courage, il saisissait toutes les occasions qui s’offraient de le combattre. Fabius, au contraire, toujours invariable dans son plan de campagne, espérait que, si tous les généraux s’accordaient à ne jamais combattre ni harceler Hannibal, il se minerait, il se consumerait lui-même par une guerre continuelle ; que son armée, épuisée de fatigues et de travaux, perdrait enfin toute sa vigueur, comme un athlète qui lutte sans cesse a bientôt usé toutes ses forces. De là vient que les Romains, au rapport de Posidonios, appelaient Fabius leur bouclier, et Marcellus leur épée. Ils disaient que la fermeté de l’un, sa constance à ne rien hasarder, jointes à l’audace de l’autre, avaient sauvé Rome. Car Hannibal, qui rencontrait toujours Marcellus comme un torrent impétueux, voyait ses forces s’affaiblir peu à peu par ces chocs continuels ; et il ne s’apercevait pas que Fabius, semblable à une rivière qui coule sans bruit, et dont l’action n’est jamais interrompue, le minait insensiblement et épuisait ses forces. Enfin il se trouva réduit à une telle extrémité, que, d’un côté, las de combattre Marcellus, il craignait, de l’autre, l’obstination de Fabius à ne pas combattre. Pendant tout le temps que cette guerre dura, il eut presque toujours à la soutenir contre ces deux généraux, qui commandèrent en qualité de préteurs, de proconsuls ou de consuls. Ils furent tous deux élevés cinq fois au consulat ; mais enfin Marcellus, étant consul pour la cinquième fois, tomba dans une embuscade que lui tendit Hannibal, et il y périt.

Hannibal essaya souvent de surprendre Fabius ; il imagina toutes sortes de ruses, mais toujours sans succès. Une fois seulement il le fit donner dans une légère surprise. Il avait contrefait des lettres des principaux habitants de Métaponte, et les avait envoyées à Fabius. On lui offrait de lui livrer la ville s’il voulait s’en approcher, et on l’assurait que ceux qui lui faisaient cette offre n’attendaient, pour l’effectuer, que de le voir au pied de leurs murailles. Fabius, sur la foi de ces lettres, se disposait à marcher la nuit suivante avec une partie de son armée ; mais les auspices n’ayant pas été favorables[60], il changea de dessein. Il sut bientôt après que les lettres avaient été contrefaites par Hannibal, et qu’il était en embuscade près de la ville. On peut croire qu’il dut à la bienveillance des dieux d’avoir évité ce danger.

XX. Fabius aima toujours mieux employer la douceur et la modération pour prévenir la défection des villes et retenir les alliés dans le devoir que d’approfondir les soupçons et d’user de rigueur contre les personnes suspectes. On raconte à ce sujet qu’ayant su qu’un soldat marse, qui par sa naissance et sa valeur était un des premiers d’entre les alliés, avait proposé à d’autres soldats de passer dans le camp des ennemis, au lieu de l’irriter par des châtiments, il le fit venir, lui avoua qu’on avait eu tort de le négliger. « Je m’en prends, ajouta-il, à vos officiers, qui, dans la distribution des récompenses, ont plus d’égard à la faveur qu’au mérite ; mais, à l’avenir, je m’en prendrai à vous seul si vous avez besoin de quelque chose et que vous ne vous adressiez pas à moi. » En même temps il lui fit présent d’un cheval de bataille, et lui donna d’autres marques d’honneur. Depuis il n’eut pas de soldat plus fidèle ni plus affectionné.

Il trouvait extraordinaire que, tandis que les écuyers et les chasseurs qui veulent dompter la férocité des animaux les plus indociles et les plus rebelles emploient le soin, le temps et la nourriture, plutôt que les fouets et les colliers, au contraire ceux qui gouvernent les hommes, au lieu de prendre pour les corriger les voies de la patience et de la douceur, usent de moyens plus durs et plus violents que ceux dont les jardiniers se servent pour la culture des figuiers, des poiriers et des oliviers sauvages, qu’ils adoucissent, qu’ils apprivoisent, pour ainsi dire, à force de travail, et à qui ils font porter d’excellents fruits. Un jour ses officiers lui rapportèrent qu’un soldat lucanien quittait souvent son poste et s’absentait du camp. Il leur demanda quel homme c’était d’ailleurs. Ils lui rendirent tous le témoignage qu’on ne trouverait pas facilement dans toute l’armée un aussi bon soldat que lui, et racontèrent plusieurs de ses belles actions. Fabius, ayant voulu savoir la cause de ses absences, découvrit qu’il aimait passionnément une jeune femme ; et que, pour aller la voir, il faisait tous les jours un grand trajet en s’exposant à de grands dangers. Il envoya donc, à son insu, quelques soldats chercher cette femme. Quand elle fut arrivée, il l’enferma dans sa tente ; et ayant mandé le Lucanien, il le prit en particulier et lui dit : « Je n’ignore pas que, contre les lois de la discipline militaire, tu passes souvent la nuit hors du camp ; mais je sais aussi que, jusqu’à présent, tu t’es conduit en homme de coeur. Je te pardonne tes fautes en considération de les services ; mais pour l’avenir je vais te donner en garde à quelqu’un qui me répondra de toi. » Le soldat restait tout interdit, lorsque Fabius fit sortir cette femme, et la lui remit entre les mains, en lui disant : « Voilà celle qui me sera caution que tu resteras avec nous dans le camp. C’est à toi désormais à faire voir que tes absences n’avaient pas un motif criminel dont l’amour n’était que le prétexte[61]. »

XXI. La ville de Tarente avait été enlevée aux Romains par trahison ; Fabius la reprit de la même manière. Un jeune Tarentin qui servait dans son armée avait à Tarente une soeur dont il était tendrement chéri, et qui aimait un capitaine bruttien de la garnison qu’Hannibal avait mise dans cette ville. Cette passion ayant fait concevoir au jeune homme un projet dont il espérait une heureuse issue, il le communique à Fabius, et de son aveu se rend à Tarente, où il feint d’avoir déserté pour venir retrouver sa soeur. Les premiers jours le Bruttien ne parut pas chez sa maîtresse, qui croyait que son frère ignorait ses liaisons avec lui. Mais bientôt le Tarentin dit à sa soeur : « Pendant que j’étais à l’armée de Fabius, le bruit courait que tu avais des habitudes avec un des principaux officiers de cette garnison. Dis-moi quel homme c’est. Si, comme on l’assure, il est honnête et brave, qu’importe le lieu de sa naissance ? La guerre confond tout, et quand la nécessité commande, il n’y a point de honte d’obéir à ses lois ; on doit même se féliciter, dans un temps où la justice est sans vigueur, de trouver la douceur alliée avec la force. » La jeune fille alors appelle près d’elle le Bruttien, et lui fait lier connaissance avec son frère. Celui-ci, en favorisant l’amour du Barbare, en paraissant même rendre sa soeur plus complaisante pour lui, gagna tellement sa confiance, qu’il n’eut pas de peine à faire changer de parti un homme amoureux et une âme mercenaire, en lui promettant, de la part de Fabius, les plus grandes récompenses. Tel est le récit de la plupart des historiens. D’autres disent que la femme qui gagna le Bruttien n’était pas de Tarente, mais de l’Abruzze ; qu’elle était aimée de Fabius ; et qu’ayant su que celui qui commandait les Bruttiens dans Tarente était de son pays et de sa connaissance, elle en parla à Fabius, trouva moyen de s’aboucher avec cet homme en s’approchant des murailles, et parvint à le gagner.

XXII. Pendant qu’on préparait l’exécution du complot, Fabius, pour éloigner Hannibal, fit donner ordre à la garnison de Rhégium d’entrer sur les terres des Bruttiens, et de s’emparer de la forteresse de Caulonie. Cette garnison était composée de huit mille hommes, la plupart déserteurs, ou du nombre de ces mauvaises troupes que Marcellus y avait fait transporter de Sicile[62], après les avoir notées d’infamie, et qu’on pouvait sacrifier sans que la république eût à regretter leur perte. Il espéra qu’en les offrant à Hannibal comme un appât, il l’éloignerait de Tarente, et son espoir ne fut pas trompé. Hannibal marcha droit à eux avec son armée ; et Fabius ayant aussitôt mis le siège devant la ville, le jeune homme, qui, par l’entremise de sa soeur, avait tout disposé avec le Bruttien, vint dès le sixième jour trouver le consul dans sa tente, après avoir bien observé le poste où le Bruttien était de garde, et où il devait recevoir ceux des Romains qui attaqueraient de ce côté-là. Cependant Fabius, ne voulant pas s’en fier uniquement à la trahison, s’approcha lui-même de l’endroit convenu, et s’y tint en silence pendant que le reste de l’armée battait la ville par terre et par mer avec un bruit et des cris effroyables. Le plus grand nombre des Tarentins s’étant portés du côté de la ville où toute l’attaque paraissait dirigée, le Bruttien donna le signal à Fabius, qui escalada la ville et s’en rendit maître. Il semble que, dans cette occasion, il ne sut pas se défendre d’un mouvement d’amour-propre : car, afin de cacher qu’il avait pris la ville par trahison, il fit tuer les premiers tous les Bruttiens[63] ; mais il ne recueillit pas la gloire qu’il s’était promise, et il encourut à la fois le reproche de perfidie et de cruauté.

Il périt dans cette affaire un grand nombre de Tarentins, et on en vendit jusqu’à trente mille. La ville fut livrée au pillage, et l’on versa dans le trésor public trois mille talents[64]. Comme on apportait de toutes parts un butin immense, le greffier demanda, dit-on, à Fabius ce qu’on ferait des dieux : il appelait ainsi leurs statues et leurs images. « Laissons aux Tarentins, lui répondit Fabius, leurs dieux irrités. » Cependant il emporta le colosse d’Hercule, qui fut déposé dans le Capitole, et auprès duquel il fit placer sa propre statue équestre en bronze[65]. Il ne montra pas en ce genre d’ouvrages les mêmes connaissances et le même goût que Marcellus, ou plutôt, comme je l’ai dit dans la vie de ce dernier, il fit admirer encore davantage la douceur et l’humanité de Marcellus[66].

XXIII. Hannibal, qui, sur la nouvelle du siège, accourait au secours de la ville, n’en était qu’à quarante stades lorsqu’il apprit qu’elle était au pouvoir de l’ennemi. « Les Romains, dit-il tout haut, ont donc aussi leur Hannibal : nous avons perdu Tarente comme nous l’avions prise. » Mais en particulier il convint pour la première fois, avec ses amis, que, depuis longtemps, il avait senti la difficulté de se rendre maître de l’Italie avec les troupes qu’il avait, mais que maintenant il en voyait l’impossibilité.

Fabius triompha pour la seconde fois[67] ; et ce triomphe fut beaucoup plus glorieux que le premier : il l’obtint comme un vaillant athlète qui, en luttant avec avantage contre Hannibal, avait su rendre tous ses efforts inutiles, et s’était joué de lui comme d’un adversaire qui n’avait plus la même force ni la même vigueur. En effet, l’armée d’Hannibal, déjà diminuée et affaiblie par des combats continuels, était encore énervée parle luxe et parles richesses. Un Romain, nommé Marcus Livius, commandait à Tarente lorsque Hannibal la prit ; il se retira dans la citadelle, d’où on ne put le chasser, et il la conserva jusqu’à la reprise de la ville par les Romains. Il voyait avec chagrin les honneurs qu’on rendait à Fabius ; et un jour, ne pouvant contenir sa jalousie et son ambition, il dit en plein sénat que c’était lui seul, et non pas Fabius, qui avait fait reprendre Tarente[68]. « Vous avez raison, lui dit Fabius en souriant : car si vous ne l’aviez pas laissé prendre, je ne l’aurais pas reprise. »

XXIV. Les Romains comblèrent Fabius d’honneurs, et nommèrent son fils consul[69]. Pendant que celui-ci était en charge, un jour qu’il expédiait quelques affaires à son tribunal, Fabius, soit à cause de son grand âge et de sa faiblesse, soit pour éprouver son fils, monte à cheval pour aller lui parler, et s’avance à travers la foule. Le jeune magistrat, l’apercevant de loin, ne permit pas qu’il s’approchât ainsi, et envoya un licteur lui dire de descendre et de venir à pied s’il avait affaire au consul. Cet ordre affligea tous les assistants ; ils regardaient Fabius en silence, et paraissaient touchés d’un traitement si peu digne de sa gloire. Mais lui, mettant aussitôt pied à terre, courut à son fils, et l’embrassant avec tendresse : « Mon fils, lui dit-il, tu penses et tu agis avec dignité ; tu sens à quels hommes tu commandes, et quelle autorité tu exerces. C’est ainsi que nous et nos ancêtres nous avons augmenté la puissance romaine, en préférant toujours notre patrie à nos pères et à nos enfants[70]. » On dit en effet que le bisaïeul de Fabius[71], un des personnages les plus puissants et les plus honorés de Rome, qui avait été cinq fois consul, et avait obtenu cinq triomphes des plus glorieux pour autant de victoires remportées dans des guerres importantes, accompagna son fils, alors consul, en qualité de son lieutenant, dans une expédition contre les Samnites[72] ; et lorsque ce fils entra dans Rome en triomphe sur un char attelé de quatre chevaux, son père le suivait à cheval avec les autres officiers, et faisait gloire de ce qu’ayant son fils sous la puissance paternelle, et étant regardé comme le plus grand des Romains, il se soumettait le premier aux lois et aux magistrats de la république. Mais ce n’était pas seulement par ces qualités que Fabius se faisait admirer : son fils étant venu à mourir, il supporta cette perte avec la plus grande modération, en homme sage et en bon père. Il prononça lui-même dans la place publique son oraison funèbre, selon l’usage observé chez les Romains, où, aux funérailles des personnes illustres, le plus proche parent du mort fait publiquement son éloge. Fabius publia dans la suite ce discours[73].

XXV. C’est vers cette époque que Scipion fut envoyé en Espagne, où il remporta plusieurs grandes victoires sur les Carthaginois, qu’il chassa de tout le pays ; et après avoir soumis aux Romains plusieurs nations, pris un grand nombre de villes et mis les affaires de la république dans l’état le plus florissant, il revint à Rome, où il fut autant estimé et honoré qu’aucun autre capitaine. Nommé d’abord consul, il sentit que le peuple demandait et attendait de lui quelque grande entreprise ; mais, ne regardant plus que comme un exploit suranné et digne d’un vieillard de combattre Hannibal en Italie, il conçut le projet d’aller droit à Carthage, de remplir l’Afrique des légions et des armes romaines, d’en ravager les contrées, et de reporter dans son sein la guerre qu’elle avait elle-même allumée en Italie. Il travaillait avec la plus grande ardeur à faire approuver ce dessein au peuple ; mais Fabius faisait tout craindre aux Romains d’une pareille entreprise ; il leur représentait que l’imprudence d’un jeune homme allait les précipiter dans les plus grands dangers, et les perdre peut-être sans ressource. Il n’épargnait ni paroles ni démarches pour les en détourner. Il vint à bout de persuader le sénat[74] ; mais le peuple crut que Fabius ne s’y opposait que par jalousie des succès de Scipion ; qu’il craignait que, si le consul se signalait par quelque grand exploit, et qu’il parvînt à terminer la guerre ou à l’éloigner de l’Italie, il ne parût lui-même s’être conduit avec mollesse et avec lâcheté en la faisant durer si longtemps.

Il est vraisemblable que Fabius, redoutant le péril où le projet de Scipion mettrait la république, ne le combattit d’abord que par prudence et pour l’intérêt de son pays ; mais qu’ensuite il y mit de l’entêtement, qu’il se laissa emporter trop loin ; et que, par un sentiment d’ambition et de jalousie, il s’opposa à l’agrandissement de Scipion. Ce qui semble le prouver, c’est qu’il persuada Crassus, le collègue de Scipion, de ne pas lui céder le commandement de l’armée, de lui résister constamment, et, s’il le jugeait à propos, de passer lui-même à Carthage[75] ; enfin, il empêcha qu’on ne lui donnât des fonds pour cette guerre. Scipion, obligé de se procurer lui-même tout ce qui lui était nécessaire pour son expédition, le trouva dans les villes de Toscane, qui, favorablement disposées pour lui, s’empressèrent de lui fournir ses approvisionnements. Crassus se tint chez lui, soit par une suite de son caractère doux et ennemi de toute dispute, soit par respect pour la loi sacrée de son sacerdoce, car il était souverain pontife.

XXVI. Alors Fabius, prenant une autre voie pour s’opposer à Scipion, détourna de cette expédition les jeunes gens qui s’offraient avec empressement pour l’y accompagner[76]. Il ne cessait de répéter dans les assemblées du peuple que Scipion, non content de fuir lui-même Hannibal, emmenait au-delà des mers ce qui restait de forces en Italie ; qu’il séduisait les jeunes gens par de belles espérances, et les persuadait d’abandonner leurs pères, leurs femmes et leur patrie, lorsqu’elle avait à ses portes un ennemi puissant et jusque alors invincible. Les Romains, effrayés par ces discours, arrêtèrent que Scipion ne prendrait avec lui que les légions qui étaient en Sicile, et trois cents hommes à son choix, parmi ceux qui l’avaient servi le plus fidèlement en Espagne. En cela Fabius paraît avoir suivi son caractère timide et prudent.

Cependant Scipion fut à peine passé en Afrique, qu’il fil retentir Rome du récit des exploits les plus admirables, des victoires les plus brillantes et les plus extraordinaires. Ces nouvelles furent bientôt suivies et confirmées par une immense quantité de dépouilles. Un roi des Numides avait été fait prisonnier, et deux camps brûlés en un jour[77], où les flammes ayaient consumé un nombre prodigieux d’hommes, de chevaux et d’armes. Les Carthaginois même avaient envoyé des ambassadeurs à Hannibal pour le rappeler en Afrique, pour le conjurer d’abandonner des espérances qui ne pourraient plus se réaliser, et de venir sauver sa patrie. On ne parlait plus à Rome que de Scipion et de ses exploits. Mais Fabius demanda qu’on lui envoyât un successeur, et il n’en donna pas d’autre motif que cette maxime commune, qu’il était dangereux de confier à un seul homme de si grands intérêts, parce qu’il est difficile qu’un même homme soit toujours heureux. Cette proposition offensa singulièrement le peuple, et fit regarder Fabius comme un homme difficile et envieux, ou du moins comme un vieillard timide qui n’osait plus se livrer à d’heureuses espérances, et qui craignait Hannibal au-delà de toute mesure. Lors même que ce général eut quitté l’Italie, et qu’il se fut rembarqué avec toute son armée, il ne laissa pas jouir les Romains d’une satisfaction pure, et troubla leur confiance par des craintes exagérées. Il disait que les affaires n’avaient jamais été dans une situation plus alarmante, et que la ville courait les plus grands dangers ; qu’Hannibal serait bien plus redoutable en Afrique, et sous les murs de Carthage ; que là Scipion aurait à combattre une armée encore fumante du sang de tant de préteurs, de dictateurs etde consuls. Ces discours jetèrent une telle frayeur dans la ville, que, quoique la guerre fût transportée en Afrique, on croyait le danger plus près de Rome qu’il ne l’avait encore été.

XXVII. Mais bientôt Scipion, ayant vaincu Hannibal dans une grande bataille, abattit et mit sous ses pieds l’orgueil de Carthage[78] ; il fit goûter à ses concitoyens une joie qui surpassait toutes leurs espérances et raffermissait leur empire

si longtemps agité par d’affreuses tempêtes[79].

Mais Fabius ne vécut pas jusqu’à la fin de la guerre ; il ne sut pas qu’Hannibal avait été battu ; il ne vit pas cette brillante et solide prospérité de sa patrie : il mourut de maladie vers le temps où Hannibal sortit de l’Italie[80]. Les Thébains enterrèrent Epaminondas aux dépens du public, parce qu’il mourut si pauvre, qu’on ne trouva chez lui qu’une petite pièce de monnaie[81]. Fabius ne fut pas enterré aux dépens de la république, mais les Romains contribuèrent à ses obsèques de la plus petite de leurs pièces de monnaie par tête[82] : non qu’il fallût suppléer à sa pauvreté, mais parce que le peuple voulut faire les frais de ses funérailles, comme de celles d’un père. Ainsi sa mort fut illustrée par un honneur et une gloire dignes de sa vie.


[1] Selon Denys d’Halycarnasse, liv.I, c.x, Hercule n’eut en Italie que deux enfants : l’un nommé Pallas, que lui donna la fille d’Evandre, et l’autre appelé Latinus, qui naquit d’une fille hyperboréenne qu’il avait menée avec lui. D’après la tradition qui donne Hercule pour tige aux Fabius, cette famille aurait précédé de quatre ou cinq cents ans la fondation de Rome. Mais on sent bien que c’est ici une origine fabuleuse, sur laquelle on ne peut faire aucun fond, et qui avait été imaginée, comme bien d’autres, pour complaire à la vanité des premières maisons de Rome. Cependant il est certain qu’il y avait déjà des Fabius avant que Rome fût bâtie, puisque Rémus appela de ce nom ceux qui s’attachèrent à lui. On ne peut douter non plus que cette famille ne fût une des plus nombreuses et des plus illustres de Rome ; elle entreprit seule la guerre contre les Véiens, la dernière année de la soixante-quinzième olympiade, deux cent soixante-seize de la fondation de Rome, et envoya contre eux trois cent six Fabius, qui furent tous tués. (Tite-Live, liv. II, c. L ; Aulu-Gelle, liv. XVI, c. xxi.) Elle fut aussi des plus illustres, ayant, été élevée aux premières dignités de l’état ; il y eut des Fabius qui furent sept fois consuls. Au reste le mot famille, que nous employons ici, n’a pas la même acception que dans le latin. Les Romains distinguaient entre gens et familia. Le premier terme comprenait toutes les branches qui sortaient d’une même tige, et familia ne désignait qu’une seule branche, une seule maison. En français nous lui donnons la même extension qu’avait le mot gens chez les Latins.
[2] Festus, au mot Fovii, dit que les Fabius avaient été d’abord appelés Fovii et non pas Fodii, et il en donne deux raisons : la première, que la mère de l’auteur de cette famille avait eu commerce avec Hercule dans un fossé, fovea ; la seconde, que ce fils d’Hercule, avait montré le premier la manière de prendre dans des fosses les ours et les loups. Pline le naturaliste, liv. XVIII, c. iii, donne de ce nom une étymologie plus naturelle : il le dérive des fèves, fabis, parce que cette famille ou avait appris à cultiver les fèves, ou les cultivait mieux que les autres ; comme les Lentulus et les Cicérons furent ainsi nommés à cause de leur industrie à élever les lentilles et les pois. On sait que plusieurs des premières maisons de Rome tiraient leurs noms ou surnoms des différents travaux de l’agriculture, qui, dans ces premiers temps, faisait la principale occupation des personnages les plus distingués, et même des plus grands héros.
[3] Amyot, dans ses notes manuscrites, remarque que dans Pline, liv. VIII, c. XLI, ce Fabius est nommé Rutilianus au lieu de Rullus. Il fut cinq fois consul, et remporta plusieurs grandes victoires sur les Saronites, les Toscans et d’autres peuples. Mais ce n’est pas à ses exploits qu’il dut le surnom de Maximus : il lui fut donné parce que, dans sa censure, comme le dit Tite-Live, liv. IX, c. XLVI, il avait rassemblé en quatre tribus la populace de Rome, qui, avant lui, était dispersée dans toutes les tribus, et faisait la loi dans les assemblées. Ces quatre tribus furent appelées urbaines, par opposition aux tribus rustiques, composées des meilleures familles, qui vivaient habituellement à la campagne.
[4] Petite brebis.
[5] C’était surtout contre les Carthaginois que la république romaine avait alors à soulenir des guerres fréquentes et difficiles en Afrique, en Espagne et en Sicile : celle-ci était la première guerre punique.
[6] Le caractère particulier du style de Thucydide, c’est la force, la concision, l’abondance des pensées mâles et énergiques. Ce fut pour se former à cette éloquence vive, serrée et pressante, que Démosthène copia, dit-on, jusqu’à huit fois l’ouvrage profond de cet historien. Thucydide évitait avec soin les grâces efféminées de ces orateurs dont Plalon, dans son Phèdre, blâme l’éloquence comme trop variée et trop fleurie. Et c’est dans cet écrivain un mérite d’autant plus recommandable, qu’il vivait dans un temps où ce style énervé était le plus suivi, et que, selon la remarque de Cicéron, Orat. XII, il sut résister à la corruption, et se préserver de ces vaines délices, ou plutôt de ces inepties ; a talibus deliciis, vel potius ineptiis, abfuit.
[7] Cicéron, dans le traité de la consolation, qu’on lui avait attribué, parle avec éloge de ce discours : il dit qu’il est remarquable par la force d’esprit, par le jugement et l’ordre qui le caractérisent. Il le loue aussi dans le traité de la vieillesse, c. IV. Cependant Fabius Maximus était fort âgé quand il le prononça, car le fils ne parvint au consulat que dix ans avant la mort de son père.
[8] Fabius fut consul pour la première fois l’an de Rome cinq cent dix-neuf, selon les suppléments de Tite-Live, liv. XX, c. XVII. Meziriac met ce premier consulat à l’an cinq cent vingt et un, et recule ainsi de deux années chacun des suivants. Fabius eut pour collègue Pomponius Matho, et alla faire la guerre aux Liguriens : ce sont les peuples qui habitent aujourd’hui la côte depuis la rivière de Gênes jusqu’à Monaco. Il en revint victorieux, et obtint les honneurs du triomphe. Pomponius, son collègue, triompha aussi des Sardes. Le second consulat de Fabius fut l’an cinq cent vingt-quatre de Rome, suivant les mêmes suppléments, ibid., c. XXXI. Il eut pour collègue Spur. Carvilius, comme le dit Cicéron dans son traité de la vieillesse, c. IV : c’était dix ans avant l’entrée d’Hannibal dans l’Italie. Il fut consul pour la troisième fois l’an trois cent trente-sept de Rome. On avait d’abord nommé pour consuls Sempionius Gracchus et Posthumius Albinus. Ce dernier étant mort avant d’entrer en charge on lui substitua Claudius Marcellus ; mais son élection s’étant trouvée vicieuse, il fut remplacé par Fabius, au rapport de Tite-Live, liv. XXIII, c. xxxi. Le quatrième consulat de Fabius est de l’année suivante, cinq cent trente-huit de Rome, où il eut pour collègue Claudius Marcellus, consul pour la troisième fois. (Tite-Live, liv. XXIV, c. IX.) Enfin la dixième année de la seconde guerre punique, l’an cinq cent quarante-trois de Rome, il fut nommé à un cinquième consulat, et eut pour collègue Fluvius Flaccus, consul pour la quatrième fois. Ce fut alors que Fabius reprit Tarente par surprise, comme nous le verrons plus bas, et comme Tite-Live le rapporte, liv. XXVII, c. XV.
[9] Plutarque omet ici un espace de quinze années. Hannibal, suivant Tite-Live, liv. XXI, c. xxxviii, entra en Italie sous le consulat de Cornélius Scipion et de Sempronius Longus, l’an cinq cent trente-quatre de Rome ; et nous avons dit, dans la note précédente, que le premier consulat de Fabius dont Plutarque vient de parler est de l’an cinq cent dix-neuf de Rome. Hannibal, avant la bataille de Trébie, perdue par le consul Sempronius, avait gagné celle du Tésin contre Scipion. Voy. Tite-Live, ibid., c. XI,VI.
[10] Plutarque ne paraît pas avoir bien saisi en cet endroit le sens de Tite-Live, qui distingue deux prodiges différents. Voici les propres termes de cet historien, liv. XXII, c. i. Après avoir rapporté les mêmes prodiges que Plutarque et un grand nombre d’autres, il ajoute : « On vit à Falérie le ciel se fendre et s’entr’ouvrir ; il sortit de cette ouverture une grande lumière ; les sorts diminuèrent d’eux-mêmes, et il en tomba un sur lequel étaient écrits ces mots : Mars agite ses armes. » Plularque de ces deux prodiges n’en fait qu’un. Ces sorts ne tombèrent pas du ciel, comme il le suppose, Tite-Live parle des sorts de Préneste qui parurent diminuer, et il en tomba un etc. Nous avons déjà eu occasion de parler de cette diminution des sorts dans la vie de Publicola; et quoiqu’il n’y eût rien de plus frivole que cette prétendue divination, le lecteur ne sera peut-être pas fâché de connaître comment elle se pratiquait, et en quoi consistaient ces sorts et ces écriteaux. Cicéron, dans le liv. II De la divination, c. XLI, en rapporte toute l’histoire, déjà citée par M. Dacier. « Dans les archives de Préneste, dit-il, il était rapporté qu’un homme des plus considérables de cette ville, nommé Numérius Suffucius, fut averti, par plusieurs songes réitérés et menaçants, d’aller entr’ouvrir un rocher dans un certain li eu : il y alla, et, malgré les risées de ses concitoyens, malgré les objets effrayants qui s’offrirent à lui, il brisa le rocher, d’où il sortit plusieurs sorts qui étaient de petits morceaux de bois de chêne bien taillés, sur lesquels étaient écrites des prédictions en caractères anciens. On les mit dans un coffre de bois d’olivier, et quand on voulait les consulter on ouvrait ce coffre, on faisait mêler et brouiller tous ces sorts par un enfant, qui ensuite en tirait un, et c’était la réponse qu’on donnait au consultant. » Par le passage de Plutarque il semble qu’on en tirait plusieurs, et que des caractères qui étaient gravés sur tous ces morceaux de bois, qu’on mettait ensemble, ou composait ces prophéties. Mais il est démenti par le passage de Cicéron et par celui de Tite-Live rapportés plus haut, par lesquels il paraît clairement que chacun de ces sorts contenait une prophétie entière, comme celle que les deux historiens citent également. La supercherie se servait habilement de ces sorts suivant l’occasion : c’était un moyen de tromper, et d’attirer des dons dans le temple. Tota res, dit Cicéron lui-même, est inventa fallaciis, aut ad quaestum aut ad superstitionem. Mais que peut-on dire sur ces mêmes sorts qui, suivant Tite-Live, paraissaient quelquefois diminuer, ce qui était toujours d’un mauvais présage, comme leur augmentation était d’un bon augure ? Apparemment que ses sorts étaient doubles ou même triples ; il y en avait d’ordinaires, de plus petits et de plus grands, et on tirait les uns ou les autres, suivant qu’on voulait effrayer ou donner de la confiance. Cicéron dit encore que ces sorts étaient fort décriés de son temps, qu’on ne s’en servait plus, et que leur nom même n’était guère connu que du vulgaire, toujours opiniâtre dans ses pratiques superstitieuses. Cependant un passage de Suétone, liv. III, c. LXIII, fait voir qu’ils étaient encore en considération ou qu’ils avaient repris faveur au temps de Tibère : car cet historien rapporte que cet empereur, ayant formé le dessein de détruire tous les oracles voisins de Rome, en fut détourné par la majesté des sorts de Préneste, sur ce que, s’étant fait apporter le coffre bien fermé et bien cacheté, les sorts ne s’y trouvèrent pas, et que le coffre ne fut pas plus tôt rapporté dans le temple que les sorts s’y retrouvèrent. Cela prouve qu’on connaissait alors à Rome l’art d’escamoter. Préneste n’était pas le seul endroit où il y eût de ces sorts ; il y en avait à Antium, à Tibur et ailleurs. Quant aux autres prodiges rapportés par Plutarque, surtout ces pluies et ces sueurs de sang, nous avons déjà dit que c’étaient des phénomènes naturels occasionnés par des insectes ou des vapeurs de couleur rouge, qui s’élèvent quelquefois en abondance sur la terre, ou s’attachent à différents corps.
[11] Polybe, liv. III, dit de Flaminius qu’il était grand orateur, mais mauvais général, très fier d’ailleurs, et plein de présomption. Il doutait si peu de la victoire, qu’il avait dans son armée moins de soldats que de valets, qui la suivaient avec des chaînes pour mettre aux fers les ennemis. Il l’avait remportée six ans auparavant, et dans son premier consulat avec P. Furius Philus, l’an cinq cent vingt-neuf de Rome, cinq ans avant qu’Hannibal entrât en Italie. Plutarque dit que F’aminius avait battu les Gaulois contre toute apparence, parce qu’il avait fait plusieurs grandes fautes : la première, d’avoir livré bataille à des ennemis très supérieurs en nombre ; la seconde, d’avoir négligé les auspices et méprisé les ordres du sénat, dont il ne voulut ouvrir les lettres qu’après le combat ; et la troisième, qui n’était pas la moins considérable, d’avoir mal rangé son armée : il la mit en bataille sur les bords du Pô, de manière qu’il n’avait laissé aucun espace à ses troupes pour pouvoir se retirer en arrière ; si elles eussent été forcées de reculer, elles se seraient renversées dans la rivière. Mais l’imprudence du consul fut réparée par la prévoyance des tribuns, à qui l’on dut le succès de la bataille. Voyez. Polybe, liv. II, et les Suppléments de Tite-Live, liv. XX, c. XLIX. A la journée de Trébie, Flaminius était consul pour la seconde fois, et avait pour collègue Servilius Géminus.
[12] Cette chute de cheval, qui parut de mauvais augure, fut, suivant Tite-Live, liv. XXII, c. III, suivie d’un autre signe qui ne fut pas expliqué plus favorablement. Lorsque l’enseigne voulut arracher son étendard pour marcher, il ne put en venir à bout. Mais est-il donc si merveilleux qu’un cheval s’effraie, et qu’un enseigne qui voudrait peut-être ne point partir ne se prenne que faiblement à arracher un étendard qu’il a enfoncé bien avant dans la terre ? Ce fut, au reste, la vaine ambition de Flaminius qui le rendit sourd aux représentations de Fabius Maximus. Il voulut combattre avant que l’autre consul l’eût joint, de peur qu’il ne partageât avec lui l’honneur de la victoire.
[13] Il périt, dit Tite-Live, ibid., c. VI, de la main d’un Gaulois nommé Ducarius, qui le perça d’un coup de lance, après avoir tué son écuyer, qui s’était jeté au devant de l’ennemi pour couvrir le consul.
[14] Tite-Live, ibid., et Valère-Maxime, liv. I, c. VI, ne mettent que six mille prisonniers. Le premier de ces historiens est d’accord avec Plutarque sur le nombre des morts. Il dit qu’il y eut quinze cents hommes de tués du côté d’Hannibal, et qu’il en périt un plus grand nombre des suites de leurs blessures.
[15] Le consul Sempronius écrivit au Sénat que le mauvais temps lui avait arraché la victoire des mains (Polybe, liv. III).
[16] Le préteur ne dit que ces premiers mots : « Nous avons été vaincus dans un grand combat ; » le reste fut ajouté par ceux qui recueillirent les divers bruits qui se répandirent à ce premier instant.
[17] Tite-Live dit, ibid., c. VIII, qu’il fut nommé prodictateur par le peuple ; et, c. XXXI, il observe que presque tous les annalistes donnent à Fabius, dans cette campagne, le nom de dictateur ; mais qu’ils n’avaient pas fait attention que, les consuls étant les seuls qui eussent droit de nommer le dictateur, Servilius étant alors à l’année, et Flaminius ayant été tué, comme l’effroi où était la ville ne lui permettait pas d’attendre que le consul revînt à Rome, le peuple, par une nouveauté jusque alors sans exemple, élut Fabius prodictateur ; et qu’ensuite les exploits de ce général et la gloire qu’il s’était acquise firent obtenir à ses descendants la permission de mettre dans ses titres celui de dictateur. C’est un trait qui mérite d’être remarqué. Son général de la cavalerie est nommé par Polybe, liv. III, et par Tite-Live, Marcus Minucius Rufus, et non pas Lucius.
[18] Denys d’Halicarnasse l’appelle une tyrannie élective, liv. V, c. XIV.
[19] Plutarque vient de dire que Fabius demanda cette permission au sénat ; et ici il semble dire que c’était au peuple à l’accorder. Il n’y a pas d’apparence qu’il soit tombé dans une telle contradiction en si peu de lignes. Il est probable que Fabius proposa sa demande au sénat, qui fit confirmer par le peuple la permission qu’il avait donnée au dictateur. Car il est certain que cela dépendait du peuple, comme on le voit dans Tite-Live, qui dit, liv. XXIII, c. xiv, que le dictateur Junius Péra demanda au peuple, selon l’usage, la permission de monter à cheval.
[20] Fabius ne déploya pas cet appareil imposant dans Rome, mais seulement dans la campagne, lorsqu’il se fut mis en marche pour aller prendre le commandement des troupes. Tite-Live, qui rapporte aussi, liv. XXV, c. xi, l’ordre qu’il fit signifier au consul Servilius 4e mettre pied à terre, remarque que la manière dont se passa leur entrevue donna une grande idée de la dictature aux citoyens et aux alliés, qui avaient presque oublié cette magistrature depuis le long intervalle de temps que l’exercice en avait été suspendu. Il y avait en effet trente-trois ans qu’on n’avait nommé de dictateur que pour tenir les comices ; fonction très bornée, et où ce magistrat n’avait pas lieu de déployer tout l’appareil de sa puissance.
[21] Les décemvirs préposés à la garde de ces livres ne parlèrent pas des prédictions qu’ils contenaient, et dirent seulement, selon Tite-Live, ibid., c. IX, ce qu’il fallait faire. C’était de renouveler le voeu qu’on avait fait à Mars, et auquel il avait manqué des cérémonies essentielles ; de célébrer les grands jeux à l’honneur de Jupiter ; de vouer des temples à Vénus Érycine et à l’Intelligence ; de faire des supplications publiques, et de vouer un printemps sacré. Voyez la note suivante.
[22] Cette consécration de tous les fruits de la terre était appelée par les anciens le printemps sacré. Suivant Tite-Live, liv. XXII, c. x, ce n’était pas le dictateur, mais le souverain pontife, qui prononçait le voeu. Cet historien nous en a conservé la formule dans l’ancien langage romain, qui était toujours d’usage dans ces cérémonies de religion. Le pontife disait au peuple : « Voulez-vous et ordonnez-vous que, si pendant l’espace de cinq ans la république du peuple romain des Quirites est maintenue et conservée dans l’état que vous désirez pendant le cours de ses différentes guerres, soit de celle que le peuple romain fait contre les Carthaginois, soit de celles qu’il a avec les Gaulois qui sont en deçà des Alpes, le peuple romain donne et cède tout ce que le printemps produira de porcs, de brebis, de chèvres et de veaux, et consacre à Jupiter tout ce qui sera encore profane (qui n’aura pas été déjà consacré à quelque autre dieu), à compter du jour qu’il plaira au sénat et au peuple ? Que celui qui les consacrera le fasse quand et à quelle condition il voudra ; et que, de quelque manière qu’il fasse cette consécration, elle soit légitime. Si ce qui doit être consacré vient à mourir, il sera réputé profane, et on ne pourra en faire un crime à celui qui n’aura pu le consacrer. Si quelqu’un vient à tuer ou à détruire, sans le vouloir, quelqu’une des choses vouées, que cela ne lui soit pas imputé à crime. Si elle vient à êlre dérobée, que ce vol ne soit un sacrilège ni pour le peuple ni pour celui à qui elle aura été prise. Si quelqu’un, sans le savoir, a fait cette consécration un jour néfaste, qu’elle soit réputée légitime, qu’il l’ait faite la nuit ou le jour ; que ce soit un esclave ou un homme libre, on la regardera comme légitime ; s’il la fait avant le jour que le sénat et le peuple romain auront fixé, et où ils l’auront faite eux-mêmes, que le peuple soit à l’abri de toute inculpation. » On voit par cette formule que le sénat et le peuple fixaient les jours où commencerait et finirait cette consécration. Tite-Live, en rapportant, liv. XXXIV, c. XLIV, l’accomplissement de ce voeu, dit qu’on consacra tout ce qui serait né depuis le premier de mars jusqu’au premier de mai. Dans l’origine, les enfants qui naissaient pendant cet intervalle étaient compris dans le voeu, mais ensuite on abolit cette coutume, et on eut soin de spécifier ce qu’on vouait, comme nous venons de le dire dans la formule. Suivant Meziriac, chez quelques peuples de l’Italie, où ce printemps sacré avait aussi lieu, les enfants n’en étaient pas exceptés ; mais comme il leur paraissait trop cruel de sacrifier, avec les autres animaux, les enfants nés dans le printemps sacré, ils les élevaient jusqu’à l’âge de leur adolescence ; et alors, après les avoir voilés, ils les bannissaient de leur territoire, afin qu’ils aillent chercher d’autres lieux à habiter.
[23] Nous avons déjà parlé de ces jeux, et nous en avons rapporté les cérémonies dans les notes sur la vie de Camille, note 11. Quant à la somme qu’ils coûtèrent, Tite-Live, liv. XXII, c. X, la porte à trois cent trente-trois mille trois cent trente-trois as et un tiers, ce qui ferait, au prix où était alors l’argent à Rome, environ trente mille livres de notre monnaie ; somme bien inférieure aux quatre-vingt-trois mille cinq cent quatre-vingt-trois drachmes et deux oboles, qui feraient soixante-quinze mille deux cent vingt-cinq livres, en négligeant les deux oboles, qui valent six sous. Mais cet endroit de Tite-Live, disent les éditeurs d’Amyot, est fort altéré dans les manuscrits ; on l’a restitué sur des conjectures. Plutarque a lu un exemplaire plus correct, ou bien il a suivi quelque autre auteur. (Voyez, sur cette difficulté, Gronovius, dans son traité De pecunia veteri, liv. IV, c. II.) Quant à l’affectation du nombre trois, qui paraît dans cette somme, on a vu dans la vie de Numa quelles étaient les idées des Romains sur les nombres. Ce que Plutarque dit de la perfection du nombre trois ne doit pas s’entendre, dit Meziriac selon la définition d’Euclide, où l’on voit que le nombre parfait est celui qui est égal à toutes ses parties jointes ensemble, comme sont 6 et 28 ; définition souvent rapportée par Plutarque. Il faut le prendre dans le sens des disciples de Pythagore et de Platon, qui enseignaient que le nombre ternaire est le plus parfait de tous pour des raisons très mystérieuses. On l’appelait aussi le nombre sacré, parce qu’on le croyait le plus convenable pour tout ce qui regardait la religion. Quand Plutarque, ajoute Meziriac, dit que le ternaire est le commencement de la pluralité, il parle à la manière des Grecs, qui ont trois nombres dans leurs déclinaisons, le singulier, le duel et le pluriel, et qui n’emploient pas ordinairement le pluriel s’il n’y a plus de deux choses, c’est-à-dire au moins trois. On peut consulter sur les propriétés de tous les nombres, depuis un jusqu’à dix, l’ouvrage de Meursius, intitulé Denarius pythagoricus.
[24] Tite-Live, liv. XXII, c. xii, fait sur cette présomption audacieuse de Minucius une réflexion très sensée : « Minucius, dit-il, s’élevait par l’art de rabaisser ses supérieurs ; et cet art, le plus méprisable de tous, s’est accru et fortifié par les trop grands succès d’un grand nombre d’hommes qui s’en sont servis très utilement. » Cet art a fait depuis bien des progrès.
[25] Le but d’Hannibal en voulant gagner les plaines de Casinum n’était pas seulement d’avoir des fourrages ; son principal motif en occupant, ce poste, dit Tite-Live, ibid., c. XIII, était, d’après les renseignements que lui avaient donnés ses guides, d’empêcher Fabius de porter du secours à ses alliés. Mais, ajoute cet historien, en traînant la seconde syllabe de Casinum, il prononça ce mot comme s’il eût eu quatre syllabes, et donna lieu à la méprise des guides,qui entendirent Casilinum, au lieu de Casinum. Tite Live dit qu’Hannibal, pour intimider les autres guides, fit battre de verges et mettre en croix leur chef ; au lieu que Plutarque va dire qu’il les punit tous du même supplice, ce qui ne paraît pas vraisemblable : il aurait eu de la peine à en trouver d’autres.
[26] Polybe, liv. III, le nomme Athurnus ; mais ce nom est corrompu ou dans cet auteur ou dans Plutarque, peut-être dans tous les deux. On l’appelle encore aujourd’hui Volturno. Casilinum était où est maintenant la ville de Capoue, et Casinum dans le pays des Volsques près de Rome.
[27] Polybe, liv. III, dit qu’il chargea l’infanterie qu’Hannibal avait envoyée pour occuper les hauteurs, après en avoir chassé les ennemis. Tite Live, ibid., c. xix, spécifïe que c’était l’infanterie légère.
[28] Selon Tite-Live, Fabius devait donner pour chaque soldat deux livres et demie d’argent. L’évaluation que Plutarque en fait montre que la livre romaine d’argent, qu’ils appelaient pondo, faisait les cent drachmes des Grecs. Les deux cent cinquante drachmes valaient de notre monnaie environ deux cent vingt livres. Le nombre des soldats faisait soixante mille drachmes, environ cinquante-quatre mille livres. Tite-Live, c. xxiii, en met deux cent quarante-sept. Cet historien ne parle point des plaintes du sénat contre Fabius, ni du refus que Plutarque suppose avoir été fait par ce corps d’envoyer la rançon des prisonniers ; il dit seulement que, comme le sénat, à qui Fabius l’avait souvent proposé, différait toujours de faire compter l’argent, parce que le dictateur ne l’avait pas consulté sur cet échange, Fabius prit le parti de vendre ses terres pour payer Hannibal.
[29] Dans Tite-Live, c. XXIV, l’avantage de Minucius n’est pas aussi grand que le dit Plutarque. Les ennemis, à la vérité, perdirent dans cette occasion six mille hommes ; mais il n’y en eut que mille de moins de tués du côté des Romains : aussi cet historien dit-il que la perte fut à peu près égale, in tam pari prope clade, et que ce succès causa plus de joie qu’il ne fut heureux.
[30] On peut lire ce discours dans Tite-Live, liv. XXII, c. XXV.
[31] Tite-Live, c. XXVI, rapporte que ce fut Térentius Varron, celui qu’Hannibal défit à Cannes, qui proposa cet expédient au peuple, et fit passer la loi.
[32] C’est une pensée qu’Horace a exprimée en très beaux vers dans la seconde ode du troisième livre.
Virtus, repulsae nescia sordidae,
Intaminatis fulget honoribus,
Nec sumit aut ponit secures
Arbitrio popularis aurae.
« La vertu, qui ne connaît pas les refus avilissants, brille d’un éclat toujours pur ; elle ne prend ni ne dépose les faisceaux au gré d’un peuple capricieux. » La réflexion que Tite-Live fait à cette occasion mérite d’être rapportée : « Fabius, dit-il, avait cette confiance que le peuple, en lui égalant Minucius en autorité, ne lui avait pas donné un talent égal pour commander. — Salis fidens haud quaquam cum imperii jure artem imperandi aequatam. »
[33] Tite-Live, c. XXVII, dit au contraire que Fabius donna la première et la quatrième légion à Minucius, et qu’il retint pour lui la seconde et la troisième. Polybe raconte la manière dont la chose se passa entre le dictateur et le général de la cavalerie tout autrement que Plutarque, et même que Tite-Live, qui dit aussi que Minucius voulait que les deux généraux commandent chacun à leur tour toute l’armée, un ou plusieurs jours de suite, et que Fabius s’y opposa, persuadé que c’était le moyen de tout perdre. Polybe, au contraire, rapporte, liv. III, que Fabius donna le choix à Minucius ou de commander chacun tour à tour l’armée, ou de partager les légions, et que Minucius préféra ce dernier parti. Mais est-il vraisemblable que cet avis, qui était sans contredit le meilleur, comme la suite le prouva, ait été celui de Minucius ? Un homme aussi vain, aussi présomptueux, aurait-il pris le parti le plus sage et le moins capable de flatter son ambition et sa vanité.
[34] A quinze cents pas de Fabius, suivant Polybe, liv. III.
[35] Selon Tite-Live, c. xxviii, il y eut cinq mille hommes tant d’infanterie que de cavalerie ; Polybe dit cinq mille hommes de pied et cinq cents chevaux.
[36] Ce mouvement, fort ordinaire chez les peuples de l’Orient, était un signe de douleur ou d’étonnement. Il paraît par une lettre de Cicéron à Atticus, liv. 1, lettre 1, et par d’autres passages, que dans ces occasions on se frappait aussi le front. Dans son Oraison pour Gallius, que nous n’avons plus, mais dont il a rapporté un fragment dans son livre Des orateurs célèbres, c. lxxx, il répond à Calidius, qui reprochait à l’accusé les plus grands crimes : « Gallius n’a laissé voir aucun trouble dans l’esprit, aucune agitation dans le corps ; il ne s’est point frappé le front ou la cuisse ; et ce qui est moins encore, il n’a pas même frappé du pied la terre. » — Dans Tite-Live, Fabius dit au contraire : « Minucius ne s’est pas perdu plus tôt que je ne l’avais pensé. »
[37] Les deux discours que Minucius tient dans cette occasion, l’un à ses soldats et l’autre au dictateur, méritent d’être comparés à ceux de Tite-Live, liv. XXII, c. XXIX et XXX.
[38] Polybe, liv. III, fait ici une réflexion que le lecteur verra avec plaisir. Il dit qu’on connut alors évidemment à Rome quel avantage la prudence et le jugement ferme et plein de sens d’un général ont sur la témérité et la folle présomption d’un homme qui n’est que soldat.
[39] On ne créa point de nouveaux consuls après que Fabius se fut démis de la dictature. Tite-Live dit, c. XXXII, qu’il remit l’armée entre les mains des consuls de cette année, C. Servilius et Atilius Régulus : ce dernier avait remplacé Flaminius, tué à la bataille de Trasimène. Suivant Polybe, ibid., il ne la remit qu’aux consuls de l’année suivante : « Comme le temps des comices consulaires approchait, dit-il, les Romains nommèrent consuls Paul-Emile et Térentius Varron ; après quoi les dictateurs se démirent de leur charge ; et les consuls de l’année précédente, Servilius et Atilius Régulus, ayant été nommés proconsuls par le consul Paul-Emile, prirent le commandement des armées, et en disposèrent selon qu’ils le jugèrent à propos. »
[40] C’étaient Servilius et Atilius, à qui Tite-Live tend le même témoignage, liv. XXII, c. XXXII.
[41] Il était fils d’un boucher, selon Tite-Live, c. XXVI, et avait servi lui-même son père dans ce métier. La fortune dont il hérita lui fit prendre la carrière du barreau ; et, par ses basses flatteries, il s’insinua si bien dans les bonnes grâces du peuple, dont il protégeait les dernières classes contre les citoyens les plus illustres, qu’il passa par toutes les charges de la république ; il fut questeur, édile, préteur et enfin consul.
[42] Polybe, qui avait accompagné Scipion en Afrique, et qui ne parlait que de ce qu’il avait vu de ses propres yeux, nous apprend, liv. I et III, ce qui se passait dans ce temps-là pour la levée des troupes. Les Romains mettaient tous les ans sur pied quatre légions, chacune de quatre mille hommes d’infanterie et de deux cents chevaux ; dans les temps difiiciles ils les portaient à cinq mille hommes de pied et à trois cents chevaux ; on ajoutait autant d’infanterie latine, et deux fois autant de chevaux : de sorte que les légions étaient de dix mille fantassins et de neuf cents cavaliers. En cette occasion, on leva, ce qui ne s’était jamais fait encore, huit légions, et par conséquent l’armée romaine fut de quatre-vingt mille hommes d’infanterie et de sept mille deux cents chevaux. Tite-Live, qui avoue que les historiens ne conviennent pas entre eux du nombre de troupes qu’on mit alors sur pied, dit cependant qu’on fit des levées extraordinaires, et paraît assez pencher vers le sentiment de ceux qui assurent qu’on augmenta chaque légion de mille hommes de pied et de cent chevaux. — Voyez c. XXXVI.
[43] Paul-Emile avait été consul avec Livius Salinator, un an avant qu’Hannibal passât en Italie. Pendant ce premier consulat, il fit la guerre en Illyrie, et subjugua entièrement ce pays, après en avoir chassé Démétrius Pharius. Voilà ce que raconte Polybe, liv. III. Mais Aurélius Victor dit que les deux consuls furent à cette guerre, et qu’ils triomphèrent tous deux des Illyriens. A leur retour, Livius Salinator fut accusé devant le peuple, et condamné à une grosse amende, pour avoir, dit Frontin, liv. IV, c. I, n° 15, partagé trop inégalement le butin aux soldats, ou, selon Aurélius Victor, comme coupable de péculat. Paul-Emile fut aussi accusé et condamné, mais il fut moins maltraité que son collègue : car Tite-Live, c. XXXV, dit qu’il échappa comme à demi brûlé de la condamnation de Livius et de la sienne propre.
[44] Plutarque s’est trompé sur cette coutume des Romains. Ce ne fut point par importunité que Varron obtint que les consuls commanderaient chacun à son tour : car c’était le droit de sa charge, comme Polybe l’a formellement observé, ibid.
[45] Plutarque a oublié une première action que Tite-Live raconte, c. XLI, et dans laquelle les Romains, commandés par Paul-Emile, battirent les fourrageurs des Carthaginois, qui ne furent pas soutenus par Hannibal. Les ennemis y perdirent dix-sept cents hommes, et il n’en périt que cent tant Romains qu’alliés. Ce premier succès devint funeste aux vainqueurs par la confiance présomptueuse qu’il inspira à l’autre consul.
[46] Tite-Live, liv. XXII, c. XLVI, appelle ce vent Vulturne ; il soufflait entre le levant et le midi.
[47] Mot à mot, les uns du côté du bouclier, qu’on portait à la main gauche ; les autres du côté de la javeline, qu’on tenait de la droite. Tite-Live, c. xlviii, ajoute un troisième stratagème : il raconte que cinq cents Numides, au commencement de l’action, passèrent du côté des Romains, ayant, outre les armes ordinaires, des épées sous leurs cuirasses. Pendant que le combat s’engageait de part et d’autre, ils se tinrent tranquilles ; lorsqu’ils virent qu’on était au fort de la bataille, ils se saisirent des boucliers qui étaient répandus de côté et d’autre, et, chargeant les Romains par derrière, ils en tuèrent un grand nombre, et causèrent encore un plus grand désordre.
[48] On les trouve dans Polybe, liv. III, et dans Tite-Live, ibid., auquel Plutarque s’est particulièrement attaché. Mais en général, malgré les détails où sont entrés ces historiens en décrivant l’ordre de bataille de l’armée d’Hannibal, il reste encore dans leur récit des obscurités qui font qu’on a de la peine à le bien comprendre.
[49] C’est ce qu’Horace a si bien exprimé dans la onzième ode du premier livre :
Animaeque magnae Prodigum
Paulum superante Poeno.
Le discours que Tite-Live lui fait tenir, c. XLIX, est à peu près le même que celui de Plutarque. Seulement, dans le premier historien, il charge Lentulus d’aller dire au sénat de pourvoir à la défense de la ville avant que l’ennemi n’arrive au pied de ses murailles. Et à la fin il dit qu’il préfère mourir, pour ne pas être une seconde fois accusé au sortir du consulat, ou pour n’avoir pas à accuser son collègue afin de se justifier lui-même.
[50] Tite-Live, ibid., dit quarante mille hommes de pied et deux mille sept cents chevaux de tués, en égal nombre de Romains et d’alliés. Il compte parmi les morts les deux préteurs Atilius et Furius ; vingt et un tribuns des soldats, plusieurs tant consulaires qu’anciens préteurs et édiles : parmi ceux-là étaient Servilius, et Minucius, qui avait été maître de la cavalerie sous Fabius et consul quelques années auparavant ; quatre-vingts ou sénateurs ou destinés à l’être, et qui étaient à l’armée en qualité de volontaires. Il porte le nombre des prisonniers à trois mille hommes de pied et trois cents chevaux. Il compte huit mille morts du côté des Carthaginois, et d’entre les plus braves. Polybe, liv. III, écrit soixante-dix mille morts, et plus de dix mille prisonniers. Peut-être comprend-il dans ce dernier nombre ceux qui furent pris dans les deux camps dont Hannibal se rendit maître sans résistance. Selon le même historien, ce général ne perdit que quatre mille Gaulois, quinze cents Africains ou Espagnols, et environ deux cents hommes de cheval. Polybe, à l’occasion de la victoire d’Hannibal, observe qu’il vaut mieux avoir la moitié moins d’infanterie que son ennemi et être plus fort en cavalerie, que d’avoir le même nombre de gens de pied et de gens de cheval. Il semble pourtant que les Romains n’étaient pas de cette opinion : ils faisaient consister la principale force des armées dans l’infanterie, et leurs grands succès prouveraient qu’ils avaient raison. L’exception peut avoir lieu pour quelques cas particuliers.
[51] Tite-Live, c. Li, attribue ce mot à Maharbal, général de la cavalerie carthaginoise. Peut-être n’est-ce que le même personnage, qui portait, comme Hamilcar, le surnom de Barca.
[52] On dit que dans la suite Hannibal reconnut la faute qu’il avait faite de ne pas poursuivre les Romains après cette journée, et qu’il s’écriait souvent : O Cannes ! ô Cannes ! Les opinions sont partagées sur le succès qu’aurait eu sa démarche, s’il eût été sur-le-champ mettre le siège devant Rome. Les uns croient que, dans le premier moment de trouble et de consternation dont la ville fut frappée, il aurait pu s’en rendre aisément le maître. D’autres pensent que les Romains auraient eu le temps de se retirer au moins dans le Capitole, avec des provisions suffisantes pour laisser Hannibal se consumer au pied de cette forteresse, comme le firent les Gaulois dans un temps où Rome avait bien moins de ressources. Cependant Paul-Emile, en ordonnant au jeune officier qui lui conseillait de prendre la fuite d’aller dire au sénat de mettre la ville en état de défense avant l’arrivée du vainqueur, donne lieu de croire qu’il ne doutait pas qu’Hannibal n’y allât, et que par conséquent il pensait qu’il aurait dû le faire. Tite-Live dit aussi, ibid., qu’on crut généralement que ce délai d’Hannibal avait sauvé Rome et l’empire.
[53] Apuliens, Samnites, Tarentins, etc.
[54] Dans sa tragédie d’Hécube, vers la fin du cinquième acte.
[55] Le grec porte comme à un autel et à un temple. Dans Tite-Live, c. lv, il donne le conseil d’envoyer sur la route de Cannes des jeunes gens choisis, pour savoir des fuyards qu’ils pourraient rencontrer quelle était la situation des consuls et ce qui restait de troupes, en quel lieu elles étaient, et quel poste occupait Hannibal. Il donne pour la sûreté de la ville les mêmes ordres que dans Plutarque, qui a presque copié cet historien.
[56] Tite-Live, c. lvi, donne un autre motif à la suspension de cette fête, qui se célébrait le douze d’avril. Il dit qu’il n’était pas permis à des personnes en deuil de la célébrer, et que dans cette occasion il n’y avait pas une seule dame romaine qui ne le portât. Il ajoute que ce fut pour ne pas suspendre, par la même raison, des sacrifices publics et particuliers, que la durée du deuil fut bornée à trente jours.
[57] Cette opinion de Plutarque paraît assez singulière. Si telle était la disposition de la divinité, elle recevrait bien peu d’hommages avec plaisir : car le nombre des gens heureux est infiniment moindre que celui des personnes malheureuses. II semble au contraire que, comme le malheur rappelle naturellement à la divinité, et rend l’homme plus susceptible de pensées et de sentiments religieux, elle doit aussi voir d’un oeil plus favorable des hommages qui lui sont offerts par des coeurs plus pénétrés de leurs besoins, et par conséquent plus sincères.
[58] Le corrupteur d’une de ces vestales, nommé Cantilius, fut, selon Tite-Live, c. LVII, battu de verges jusqu’à la mort. Plutarque n’ajoute pas, avec cet historien, que, les décemvirs ayant ouvert les livres sibyllins, on fit, d’après ce qu’on y lut, des sacrifices extraordinaires, et on enterra dans le marché aux boeufs, lieu déjà souillé par le sang de victimes humaines, quatre personnes vivantes, un Gaulois et une Gauloise, un Grec et une Grecque ; sacrifice, remarque Tite-Live, qui n’était point du tout dans les moeurs et dans l’usage des Romains. Plutarque a rapporté ce sacrifice barbare dans ses Questions romaines, q. 83, mais avec plusieurs différences.
[59] Tite-Live, c. LXI, en rapportant ce fait, observe que, s’il eût été général des Carthaginois, il n’y avait pas de supplice auquel il ne dût s’attendre. Valère-Maxime, liv. III, c. IV, et liv. IV, c. V, ajoute à tout ce que Plutarque dit ici que le sénat et le peuple offrirent à Varron la dictature, et qu’il la refusa, effaçant par sa modestie la honte de sa faute. Frontin, liv. IV, c. v, n° 6, écrit que Varron, tout le reste de sa vie, laissa croître sa barbe et ses cheveux, et ne se coucha jamais sur un lit pour manger, comme c’était la coutume des Romains ; le peuple ayant encore voulu lui conférer de nouvelles dignités, il les refusa, eu disant que la république avait besoin de magistrats plus heureux.
[60] Avant de partir de Tarente il consulta deux fois les oiseaux, et fit un sacrifice ; mais les oiseaux et la victime furent contraires ; et le sacrificateur, vraisemblablement mieux instruit que Fabius, lui annonça qu’il devait se tenir en garde contre les pièges que son ennemi lui dressait. (Tite-Live, liv. XXVII, c. XVI.) Mais il y a cette différence entre Plutarque et Tite-Live, que le premier place ce fait avant la prise de Tarente par Hannibal, et que le second le met après la reprise de cette ville par Fabius. Le trait relatif au soldat marse, que Plutarque rapporte tout de suite, est attribué à Marcellus par Tite-Live, liv. XXIII, c. XV. Ce soldat, dit-il, était un cavalier de Nole, appelé L. Bantius, qui, à la bataille de Cannes, avait été trouvé parmi les morts, tout couvert de blessures. Aux marques de distinction qui lui furent accordées Tite-Live ajoute les entrées libres que Marcellus lui accorda, en ordonnant à ses licteurs de le laisser entrer toutes les fois qu’il voudrait.
[61] Le texte ajoute : Voilà ce qu’on raconte sur ce sujet.
[62] Ce ne fut pas Marcellus qui transporta ces troupes de Sicile à Rhégium, mais son collègue Lévinus : car Marcellus avait quitté la Sicile après la prise de Syracuse. Voyez Tite-Live, liv. XXVI, c. XL, où il dit que ces troupes, au nombre de quatre mille hommes, étaient des gens ramassés de côté et d’autre, des bannis perdus de dettes, qui la plupart avaient commis des crimes dignes de mort, et qui, réunis par divers événements dans Agathyrne, ville de Sicile, y vivaient de brigandages et de rapines.
[63] Tite-Live, liv. XXVII, c. XVI, ne dit pas que Fabius ait donné cet ordre ; il rapporte seulement qu’il y eut beaucoup de Bruttiens tués dans toute la ville, soit par ignorance ou à cause de l’ancienne haine que les Romains avaient pour eux, soit pour éteindre par là entièrement la connaissance de cette trahison, et pour persuader que Tarente avait été prise de force. C’est apparemment à cause de cette incertitude que Plutarque a dit : Il semble.
[64] Ces trois mille talents faisaient environ quinze millions de notre monnaie. Tite-Live, ibid., met une somme bien plus forte ; il n’évalue pas l’argent, et se contente de dire qu’on emporta une somme immense d’argent monnayé ou mis en oeuvre. Mais il marque précisément la somme d’or, qu’il porte à quatre-vingt-trois mille livres pesant. La livre d’argent, le pondo des Romains, valait, comme nous l’avons déjà dit, cent drachmes, et en ce temps-là l’or ne valait que dix fois l’argent, comme cela paraît par le témoignage des anciens, et par ce passage de Tite-Live, liv. XXXVIII, c. XI : « Que s’ils voulaient donner de l’or au lieu d’argent, on en serait d’accord, à condition que pour dix pièces d’argent ils donneraient une pièce d’or. » La livre d’or valait donc neuf cents livres, et par conséquent les quatre-vingt-trois mille livres pesant d’or faisaient près de soixante-quinze millions. Voilà une énorme différence entre la somme de Tite-Live et celle de Plutarque.
[65] Le mot de Fabius paraît encore plus beau, quand on sait que les dieux de Tarente étaient représentés, suivant Tite-Live, ibid., chacun avec ses armes et dans la posture de combattants. Apollon, par exemple, lançait des flèches, Jupiter la foudre, etc. ; et c’est ce qui donne du fondement à l’épithète irrités, comme si ces dieux eussent combattu pour les Romains contre les Tarentins. Mais en même temps ce mot de Fabius renferme un grand précepte qu’il donnait aux Romains, de ne pas transporter à Rome les ornements des villes conquises. Car, selon la remarque judicieuse de Polybe, qui a traité cette matière dans son neuvième livre, outre que par là ils accoutumaient le peuple à la magnificence et au luxe, ils réveillaient dans l’esprit des spectateurs le souvenir de leurs propres misères, et y allumaient l’envie, la haine et la fureur contre les victorieux. Meziriac remarque que la coutume qu’avaient les Tarentins de faire représenter leurs dieux sous une forme guerrière leur venait des Lacédémoniens, dont Tarente était une colonie : car à Sparte tous les dieux étaient armés, jusqu’à la déesse Aphrodite. — Strabon, dans son sixième livre, parle de ce colosse d’Héraclès, qu’il dit être de bronze, et de la main du célèbre Lysippe.
[66] Plularque attribue au mauvais goût de Fabius de n’avoir emporté de Tarente qu’une seule statue, et il fait honneur au bon goût de Marcellus d’avoir enlevé de Syracuse tout ce qu’il y avait de plus beau et de plus rare en ce genre. Nous avons vu dans la note précédente que ce n’était pas le sentiment du judicieux Polybe ; et Tite-Live pensait à cet égard comme lui : car il dit, ibid., que Fabius, en laissant à Tarente tous ces ornements, montra plus de grandeur d’aine que Marcellus. Plularque lui-même, dans la vie de Marcellus, convient que les citoyens sensés louaient beaucoup plus l’action de Fabius que celle de Marcellus. Voyez aussi ce qu’en dit Cicéron dans la seconde action contre Verrès, Orat. de signis.
[67] On a vu que Fabius, dans son premier consulat, triompha des Liguriens.
[68] Il n’y a pas d’apparence qu’un homme à qui l’on voulait faire son procès se fût oublié au point de proférer des paroles si hautaines. Tite-Live, liv. XXVII, c. XXV, raconte la chose d’une manière plus vraisemblable ; il dit que, comme le sénat délibérait sur ce qu’on devait ordonner contre Livius pour avoir laissé prendre Tarente, les avis étant partagés, ses amis, qui le défendaient, glissèrent dans leurs opinions ce mot de justification, que c’était lui qui avait été cause qu’on avait repris Tarente. Ils voulaient dire qu’en conservant la citadelle, il avait laissé plus de facilité pour reprendre la ville. Fabius, en opinant, donna ainsi son avis : « J’avoue qu’il est cause que nous avons repris Tarente, car nous n’aurions pas eu à la reprendre s’il ne l’eût pas perdue. » Voyez aussi Cicéron, de Senect., c. IV, et de Orat., liv. II, c. LXVII.
[69] Il s’appelait Q. Fabius Maximus, comme son père, et fut consul avec Tib. Sempronius Gracchus, la sixième année de la seconde guerre punique, immédiatement après le quatrième consulat de Fabius. Valère-Maxime, liv. IV, c. I, fait à celte occasion une remarque que Plutarque ne devait pas omettre, puisque c’est un témoignage éclatant de la modestie de notre Fabius, et de l’amour qu’il portait à sa patrie. « Fabius Maximus, dit cet écrivain, considérant qu’il avait été quatre fois consul, que son père, son aïeul, son bisaïeul et ses autres ancêtres avaient souvent obtenu l’honneur du consulat, et voyant que le peuple, d’un consentement universel, allait déclarer son fils consul, demanda très instamment que la famille des Fabius fût désormais dispensée d’exercer cette charge, non qu’il se défiât de la vertu de son fils, car c’était un personnage fort illustre, mais afin que l’autorité souveraine ne fût pas en quelque sorte perpétuelle dans une même famille. » Au reste, Plutarque ne s’attache pas à l’ordre des faits : car le fils de Fabius fut consul quatre ans avant que son père reprît Tarente, comme on le voit dans Tite-Live, qui suit les années depuis le fondation de Rome.
[70] Voici comment Tite-Live raconte ce fait, liv. XXIV, c. XLIV : Fabius le fils étant avec son armée auprès de Suessula dans la Pouille, son père se rendit à son camp, chargé d’une commission du sénat. Le fils étant allé au-devant de lui, et ses licteurs, par respect pour la majesté d’un père si illustre, l’ayant laissé approcher sans rien dire, il avait déjà passé à cheval les onze premiers licteurs, lorsque le consul ordonna à celui de ses officiers qui était auprès de lui de faire son devoir ; et le licteur ayant crié au vieillard de mettre pied à terre, Fabius descendit aussitôt de cheval, et dit à son fils : « J’ai voulu éprouver si tu savais bien que tu es consul. »
[71] C’était Q. Fabius Rullus, dont on a parlé au commencement de cette vie ; celui qui institua la revue des chevaliers, que les censeurs faisaient tous les ans au mois de juillet. On voit par les fastes consulaires, et par les trois derniers livres de la première décade de Tite-Live, liv. VIII, c. XXXVIII, liv. IX, c. XXXIII, LXI, liv. X, c. XIII et XXII, qu’il fut en effet cinq fois consul.
[72] Ce fils, nommé Q. Fabius Gurgès, avait été défait par les Samnites, et il allait être déposé du consulat, si son père n’eût promis de l’accompagner à cette seconde expédition, comme son lieutenant. Voyez Tite-Live, liv. XI, c. V, et Valère-Maxime, liv. V, c. VII.
[73] Cicéron, dans son traité de la vieillesse, c. IV, rappelle ce discours, et fait dire à Caton le censeur, en parlant de Fabius : « J’ai reconnu plusieurs belles qualités dans ce grand homme ; mais je n’ai rien vu en lui de plus admirable que la modération avec laquelle il supporta la mort de son fils Marcus, personnage illustre et consulaire. Nous avons entre les mains l’oraison funèbre qu’il fit à sa louange ; et quand nous la lisons, est-il un philosophe que nous ne trouvions inférieur à son auteur ? » On remarquera que Cicéron donne le prénom de Marcus à ce fils de Fabius, qui dans Tite-Live a toujours celui de Quintus.
[74] Cette question fut très agitée dans le sénat. Fabius prononça un très long discours, plein de force et de vigueur, et appuyé sur de si bonnes raisons, qu’il entraîna la plus grande partie des sénateurs à son avis. La réponse de Scipion, quoique très bien faite, n’était pas de nature à ramener le sénat ; il s’éleva une dispute assez vive, qui se termina enfin par un décret qui assignait à Scipion la Sicile pour province, avec la permission de passer en Afrique, s’il le jugeait convenable aux intérêts de la république. Ces deux discours méritent d’être lus : ils sont dans le vingt-huitième livre, c. XL-XLIV.
[75] Plutarque paraît avoir porté trop loin l’opposition qu’il suppose avoir été mise par Fabius à l’entreprise de Scipion. II n’est pas vraisemblable qu’il ait conseillé à Crassus de passer en Afrique, puisqu’on voit dans Plutarque même que la loi sacrée du sacerdoce ne le permettait pas, et que Crassus, étant souverain pontife, ne pouvait pas sortir non de Rome, comme traduit Amyot, mais de l’Italie. Car dans le discours de Scipion, dont nous avons parlé, il dit, en s’adressant à Fabius : « Prenez garde de faire un très grand affront au consul Licinus Crassus en niant que ce que vous avez pu faire contre Hannibal lorsqu’il parcourait en vainqueur toute l’Italie, ce grand homme » puisse le faire contre ce même Hannibal affaibli et à demi défait. » Crassus pouvait donc faire la guerre en Italie, mais non pas en Afrique. Voyez aussi Tacite, liv. III des Annales, c. LXXI. Quant aux fonds dont Scipion avait besoin pour cette expédition, il est certain que Fabius les lui fit refuser, et que les villes de Toscane lui fournirent toutes ses provisions. Tite-Live le dit de même, c. XLV, et spécifie la contribution de chaque peuple. Les Cérites donnèrent le blé avec toutes sortes de provisions de bouche. Il reçut le fer des Populoniens ; des Tarquiniens, les toiles pour les voiles de ses galères ; ceux de Volaterre lui envoyèrent le goudron avec du blé ; les habitants d’Arétium, trente mille boucliers, autant de casques, avec d’autres armes. Les villes de Toscane ne furent pas les seules qui contribuèrent à cet armement ; leur exemple fut suivi par d’autres peuples.
[76] Tite-Live dit au contraire, c. XLVI, qu’il embarqua avec lui sept mille volontaires ; ce qui porte à croire que Plutarque a été trompé par un autre passage de cet historien, c. XLV, où on lit : « Ut voluntarios sibi ducere liceret, tenuit. » Plutarque l’a rapporté à Fabius, et a pris le mot tenuit dans le sens que les Grecs donnent quelquefois à leur verbe avoir, auquel ils font signifier empêcher, retenir ; au lieu que dans Tite-Live il veut dire obtenir, et il se rapporte à Scipion, qui, suivant cet historien, n’ayant pu avoir la p ermission de lever des soldats en Italie, et ne s’y étant pas même opiniâtre, obtint du moins qu’il pourrait emmener des volontaires.
[77] Ce roi fait prisonnier était Syphax ; son camp fut brûlé avec celui d’Hasdrubal ; il y eut quarante mille hommes tués ou brûlés, et cinq mille faits prisonniers avec un butin immense. Mais, dans Tite-Live, l’incendie des camps précède la prise de Syphax. Voyez liv. XXX, c. V et XI.
[78] Plutarque fait sans doute allusion aux trente ambassadeurs que Tite-Live, c. XVI, dit avoir été envoyés à Scipion par les Carthaginois pour lui demander la paix, et qui, arrivés à son camp, se prosternèrent à ses pieds. Voyez Polybe, liv. XV. Voyez aussi Tite-Live, c. XXXVI, où il raconte qu’après la bataille de Zama, perdue par Hannibal, on députa vers Scipion, alors au port de Cartilage, des ambassadeurs qui parurent devant lui dans la posture la plus humiliante.
[79] Sophocle, Antigone, (163) [UB].
[80] Hannibal sortit d’Italie sous le consulat de Servilius Cépion et de Servilius Geminus, l’an cinq cent quarante-neuf de Rome. Fabius mourut très peu de temps après. Il devait être fort vieux, s’il est vrai qu’il ait été augure soixante-deux ans, comme Tite-Live le rapporte, liv. XXX, c. XXVI, mais sans le regarder comme certain.
[81] Il y a dans le texte une petite broche de fer. C’était une très petite pièce de monnaie, comme on le voit dans la vie de Lysandre.
[82] M. Dacier pense que ce pouvait être un quadrans, qui valait le quart d’un sou, ou un sextans, qui n’en valait que la sixième partie. Les éditeurs d’Amyot disent que c’était un as, qui valait alors plus d’un sou de notre monnaie. Dans le cens fait à Rome l’année précédente, ou avait compté deux cent quatorze mille citoyens.