PLUTARQUE

VIE DE GALBA (5 av. J.-C. — 69 apr. J.-C.)

Traduction Bernard Latzarus, 1950

I. Importance de l’état d’esprit d’une armée ; opinions diverses à ce sujet. La tragédie impériale depuis la fin de Néron. — II. Nymphidius Sabinus fait proclamer Galba Empereur. — III. La carrière de Galba. — IV. Conduite de Galba dans son gouvernement d’Espagne. Révolte de Vindex en Gaule. — V. Galba se laisse proclamer en Espagne. Inquiétude de Néron. — VI. Rivalité armée de Verginius Rufus et de Vindex. Victoire de Verginius. Sa réserve à l’égard de Galba. — VII. Galba apprend officiellement la mort de Néron et sa propre accession au pouvoir. — VIII. Audace croissante de Nymphidius. — IX. Nymphidius essaie de se faire passer pour le fils de Caligula. Ses excès. — X. Noble conduite de Verginius Rufus. Avantages pour lui de sa disgrâce apparente. — XI. Galba rencontre à Narbonne les envoyés du Sénat. Simplicité et dignité de son train de vie. Fâcheuse influence de Titus Vinius. — XII. Antécédents de Vinius. — XIII. Intrigues de Nymphidius. — XIV. Coup d’État avorté et mort de Nymphidius. — XV. Actes de vigueur de Galba. Tentative de mutinerie et répression sévère aux portes de Rome. — XVI. Économie mesquine de Galba. Impopularité croissante de Vinius. — XVII. Supplice de plusieurs familiers de Néron. Tigellin rachète sa vie. — XVIII. Mécontentement des soldats. — XIX. Galba songe à s’assurer un successeur par adoption. Othon. Ses débuts. Son inconduite. — XX. Habile politique d’Othon. — XXI. Vinius propose vainement à Galba l’adoption d’Othon. — XXII. Soulèvement des légions de Germanie en faveur de Vitellius. — XXIII. Galba proclame l’adoption de Pison. Présages fâcheux. Colère d’Othon. Excitations dont il est l’objet. — XXIV. Othon continue ses intrigues. Nouveaux augures défavorables à Galba. Othon se rend au Forum. — XXV. Othon est proclamé Empereur par les prétoriens. Émotion au palais. — XXVI. Galba, sur le faux bruit de la mort d’Othon, se décide à sortir du palais. Il est assailli par les mutins. Dévouement de Sempronius Densus. — XXVII. Mort de Galba, de Pison, de Vinius et de Lacon. Othon sauve Marius Celsus en le faisant arrêter. — XXVIII. Le Sénat prête serment à Othon. Sort des restes de Vinius, de Pison et de Galba. — XXIX. Jugement sur Galba.

I. L’Athénien Iphicrate [1] voulait que le mercenaire fût ami des richesses et du plaisir, pour que, cherchant à satisfaire ses passions, il s’exposât plus facilement dans les combats. Mais la plupart des autorités préfèrent que le soldat, pareil à un corps vigoureux [qui ne fait qu’un avec l’esprit], n’obéisse jamais à sa propre impulsion et ne soit mû que par celle du général. Aussi dit-on que Paul-Émile, ne trouvant dans l’armée de Macédoine, à sa prise de commandement, que bavardage, curiosité et même prétentions stratégiques, convint avec ses hommes que chacun d’eux aurait la main prompte et l’épée bien aiguisée ; lui-même se chargerait du reste. Platon, voyant qu’un bon chef et un bon général ne sert de rien à une armée qui n’est pas raisonnable et ne partage pas ses sentiments, pense que la vertu de l’obéissance, comme celle du commandement, exige une nature noble et une éducation philosophique, capable de combiner, en parfaite harmonie, le courage et l’énergie avec la douceur et l’humanité. On peut invoquer à l’appui de son opinion, entre autres calamités nombreuses, celles qui sont arrivées aux Romains après la mort de Néron. Alors on vit que rien n’est plus terrible qu’une soldatesque abandonnée à ses instincts grossiers et brutaux, si elle se déchaîne dans un Empire. Démade, après la mort d’Alexandre, comparait l’armée de Macédoine au Cyclope aveuglé, en la voyant agitée de mouvements déréglés, et contradictoires. Quant à l’Empire romain, il était au temps dont je parle, secoué par des catastrophes et des convulsions semblables à celles que l’on appelle Titaniques [2] . Il se déchirait en mille partis et retombait en même temps de bien des côtés sur lui-même. Ce résultat tenait moins à l’ambition des personnages proclamés Empereurs qu’à l’avidité et à l’indiscipline de l’élément militaire, qui faisait sauter les souverains comme un clou chasse l’autre. Et cependant Denys [3] appelait le tyran de Phères [4] , qui avait régné dix mois sur les Thessaliens et aussitôt après avait été tué, un tyran de tragédie, pour railler la rapidité de la catastrophe [5] . Mais le foyer des Césars, le Palatin, reçut en moins de temps quatre Empereurs. C’était comme au théâtre : on faisait entrer l’un en scène pour faire sortir l’autre ! Mais il y avait du moins une consolation pour ceux qui souffraient de ces troubles : sans avoir besoin d’un autre châtiment pour les coupables, ils les voyaient s’égorger eux-mêmes. En premier lieu et à plus juste titre encore que les autres, périt l’homme qui avait séduit les Romains en leur faisant attendre d’un changement de César tout ce qu’il leur en promettait. Il discréditait ainsi la plus belle action en la payant, ce qui faisait du juste abandon de Néron une trahison [6] .

II. Nymphidius Sabinus, était, comme je l’ai dit, préfet du prétoire avec Tigellin quand, la situation de Néron étant tout à fait désespérée, il fut certain que ce Prince allait se réfugier en Égypte. Il décida l’élément militaire, en affirmant que Néron n’était plus à Rome, mais déjà en fuite, à proclamer Empereur Galba [7] , et promit aux gardes du palais, et aux prétoriens une gratification de sept mille cinq cents drachmes [8] par homme, et aux troupes du dehors, de douze cent cinquante [9] , somme qu’il était impossible de réunir sans causer à toute l’humanité mille fois plus de mal que Néron n’en avait fait. Cette promesse causa tout de suite la perte de Néron, et, peu après, celle de Galba ; car, pour avoir cet argent, les soldats sacrifièrent l’un ; et, ne l’ayant pas reçu, ils tuèrent l’autre. Ensuite, cherchant le prétendant qui donnerait une si grosse somme, ils s’épuisèrent en défections et en trahisons avant d’obtenir ce qu’ils avaient espéré. Dans ces conditions, raconter en détail chaque série d’événements est du domaine de l’histoire proprement dite. Mais les accidents dignes de mémoire qui marquèrent l’activité et l’infortune des Césars, je n’ai pas le droit, moi non plus, de les passer sous silence.

III. Que Sulpicius Galba soit le particulier le plus riche qui entrât jamais dans la maison des Césars, on en convient. Quoiqu’il eût aussi un rang élevé dans la noblesse, comme membre de la famille des Servius, il était plus fier de sa parenté avec Catulus [10] , qui avait été le premier des hommes de son temps en mérite et en réputation, tout en cédant volontiers le pouvoir à d’autres. Il était aussi apparenté à Livie, la femme d’Auguste ; et c’est pour ce motif qu’elle le fit sortir du Palatin pour aller prendre ses fonctions de consul [11] . On dit encore qu’il commanda une armée en Germanie, et bien, et que, proconsul d’Afrique, il fut au nombre des rares magistrats qui se firent apprécier dans ces fonctions. Mais la simplicité de sa vie, son esprit d’économie et sa modération dans les dépenses, lui attirèrent, une fois Empereur, l’accusation de mesquinerie, son renom de régularité et de tempérance paraissant démodé. Il fut envoyé en Espagne comme gouverneur par Néron, qui n’avait pas encore appris à redouter les citoyens d’une grande notoriété. Il est vrai que, si Galba paraissait de caractère naturellement doux, sa vieillesse passait, de plus, pour une garantie de circonspection.

IV. Là-bas sévissaient des procurateurs qui mettaient au pillage les provinces avec une cruauté barbare. Galba n’avait pas d’autre moyen, pour secourir les opprimés, que de partager ostensiblement leur douleur et de souffrir de leurs peines ; mais cela suffisait pour apporter, tant bien que mal, une sorte de détente et de consolation aux malheureux que l’on vendait par autorité de justice. On faisait contre Néron des couplets qui circulaient en beaucoup d’endroits et y étaient chantés. Galba, loin de partager à cet égard le mécontentement des procurateurs, n’en empêchait pas la diffusion, ce qui le fit aimer davantage encore de la population. Elle l’avait en effet adopté, depuis huit ans qu’il l’administrait. C’est alors que Julius Vindex, propréteur de Gaule [12] , se révolta contre Néron. Il paraît qu’avant sa défection officielle, une lettre de lui parvint à Galba. Il ne la prit pas au sérieux, mais s’abstint de dénoncer Vindex et de signaler sa démarche, comme d’autres gouverneurs, qui firent passer à Néron les lettres qu’on leur avait écrites et ainsi compromirent, autant qu’il était en eux, le succès d’un complot auquel ils finirent par s’associer. Mais lorsque, ayant déclaré la guerre à Néron avec éclat, Vindex écrivit à Galba pour le presser d’accepter le pouvoir et de servir de tête à un corps vigoureux, les Gaules, qui avaient cent mille hommes sous les armes et pouvaient en armer davantage encore, Galba demanda conseil à ses amis. Ils lui conseillaient d’ordinaire d’attendre, pour se prononcer, de voir comment Rome réagirait devant la révolution et si elle s’y rallierait. Mais Titus Vinius, le propre chef de la cohorte prétorienne [13] , lui dit : « Galba, quel est ce genre de délibération ? Car nous demander si nous resterons fidèles à Néron, c’est déjà cesser de l’être. Donc, ou bien Néron est dès maintenant notre ennemi, et il ne faut pas sacrifier l’amitié de Vindex ; ou bien il faut tout de suite mettre Vindex en accusation et lui faire la guerre, parce qu’il veut que les Romains t’aient pour chef plutôt que Néron pour tyran. »

V. A la suite de cette intervention Galba fit connaître, par affiche, une date où il accorderait leur affranchissement à tous ceux qui viendraient le demander [14] . On en parla beaucoup, et l’annonce suffit pour rassembler, à la date fixée, une foule d’hommes prêts à faire la révolution. Galba ne tarda pas à se montrer sur son tribunal, et tous, d’une même voix, le proclamèrent Empereur. Mais il n’accepta pas tout de suite cette appellation. Après avoir accusé Néron et déploré le sort de ses victimes les plus illustres, il promit de consacrer ses peines à la patrie, sans prendre les titres de César ni d’Empereur et en se faisant appeler seulement lieutenant du Sénat et du peuple de Rome. Vindex avait raison et calculait bien en appelant Galba au pouvoir, comme l’établit le témoignage de Néron. Car ce Prince feignait de mépriser Vindex et de n’attacher aucune importance aux événements de Gaule ; mais, dès qu’il apprit la conduite de Galba (il venait alors de prendre un bain et déjeunait), il renversa la table. Cependant, le Sénat ayant déclaré Galba ennemi public, il affecta de plaisanter et de payer d’audace devant ses amis, en disant que cette décision était un grand bien qui lui tombait du ciel au moment où il avait besoin d’argent ; car les propriétés des Gaulois lui seraient acquises comme dépouilles après la soumission de ces peuples ; mais la fortune de Galba, il l’avait sous la main à Rome ; il pouvait tout de suite l’employer et en faire argent, puisque Galba était désormais son ennemi officiel. Néron fit donc vendre les biens de Galba ; mais Galba, l’ayant appris, fit publier à son de trompe la dispersion de toutes les propriétés de Néron en Espagne et trouva beaucoup d’acheteurs assez empressés.

VI. Le nombre des généraux qui faisaient défection à Néron était grand, et tout le monde à peu près se ralliait à Galba. Seuls Clodius Macer en Afrique et Verginius Rufus en Gaule, où il commandait l’armée de Germanie, agissaient isolément. Ils n’étaient pas du même parti. Clodius, compromis autrefois dans des affaires de pillage et de meurtre, ne pouvait évidemment, à cause de sa cruauté et de son avidité, ni garder l’empire, s’il le prenait, ni l’abandonner [15]  ; et Verginius, placé à la tête des légions les plus fortes, qui souvent le proclamaient Empereur contre son gré, affirmait que lui-même n’accepterait pas le gouvernement et ne le laisserait pas remettre à un autre prétendant que le Sénat n’aurait pas choisi. Cette situation au début troublait extrêmement Galba. Mais lorsque les armées de Verginius et de Vindex, entraînant, en quelque sorte, de force leurs chefs, comme des cochers impuissants à se servir du frein, dans un grand combat, s’y furent heurtées et que Vindex se fut tué sur les corps de vingt mille Gaulois, le bruit se répandit que les artisans d’une si grande victoire exigeaient tous, maintenant, l’acceptation du pouvoir par Verginius ; sinon, ils retourneraient à Néron. Alors l’épouvante de Galba fut au comble et il écrivit à Verginius pour l’engager à faire cause commune avec lui et à sauvegarder à la fois la souveraineté de l’État et la liberté des Romains. Puis, avec ses amis, il se retira à Clunia, ville d’Espagne [16] , où il passait son temps à se reprocher son initiative et à regretter l’inaction dont il s’était fait une douce habitude plutôt qu’à rien faire de ce qu’il fallait.

VII. On était déjà en été ; et un jour, à la fin de l’après-midi, arriva de Rome un de ses affranchis, Icélus, qui voyageait depuis six jours. On lui dit que Galba se reposait et n’avait personne avec lui. Il alla, sans désemparer, à l’appartement de son maître, dont il força l’entrée malgré les valets de chambre, et il informa Galba que Néron, toujours en vie, restant introuvable, l’armée d’abord, puis le peuple et le Sénat, l’avaient proclamé lui-même Empereur : peu après d’ailleurs, était parvenue la nouvelle de la mort de Néron [17]  : « Moi-même, ajouta Icélus, je n’y avais pas cru tout d’abord ; mais j’ai été sur les lieux ; j’ai reconnu le corps gisant à terre, et je ne suis parti qu’après. « Galba rayonnait. Il accourut bientôt à ses portes beaucoup de gens dont sa joie visible affermit la confiance, quoique la rapidité du messager parût incroyable. Mais deux jours après arriva de l’armée, avec d’autres officiers, Titus Vinius, qui apportait le détail des décisions du Sénat. Il fut promu à une charge honorable ; quant à l’affranchi, Galba lui conféra le droit de porter un anneau d’or ; et cet Icélus, appelé désormais Marcianus, eut le premier rang parmi les hommes de sa catégorie.

VIII. A Rome, Nymphidius Sabinus supportait le poids de toutes les affaires. Au lieu d’avancer tranquillement et pas à pas, il prit tous les pouvoirs d’un seul coup, dans la pensée qu’un vieillard comme Galba aurait tout juste, en raison de son grand âge (soixante-treize ans !), la force de faire le voyage de Rome. Quant aux troupes en garnison dans la Ville, elles étaient dévouées à Nymphidius depuis longtemps et ne dépendaient désormais que de lui. Bien plus, à cause de l’importance de la gratification promise, elles le considéraient comme leur bienfaiteur, et Galba comme leur débiteur. Il ordonna donc sur le champ à son collègue Tigellin de déposer l’épée ; puis il offrit de grands dîners auxquels il invitait, de la part de Galba, des personnages consulaires et d’anciens préteurs. Il aposta dans l’armée beaucoup de meneurs pour dire qu’il fallait envoyer demander à Galba que Nymphidius fût à perpétuité préfet du prétoire sans collègue. Le Sénat ne cessait d’augmenter ses honneurs et sa puissance, le qualifiant de Bienfaiteur, courant chaque jour à sa porte, s’autorisant de son nom dans tous les actes publics et lui demandant de les ratifier. Tout cela lui fit pousser encore plus loin son audace de façon qu’en peu de temps il se rendit non seulement odieux, mais redoutable même à ses courtisans. Les consuls avaient chargé des esclaves publics d’apporter les sénatus consultes à l’Empereur sous plis cachetés, les autorités de chaque ville, au moment des relais, donnant, sur le vu du sceau, priorité aux messagers officiels. Nymphidius se montra mécontent que ces magistrats n’eussent pas pris chez lui des lettres scellées de son sceau et des soldats pour les porter. On dit même qu’il délibéra sur la sanction à leur infliger ; mais enfin, devant leurs explications et leurs prières, il s’apaisa quelque peu. Pour faire plaisir à la populace, il la laissait massacrer ceux des amis de Néron qui lui tombaient sous la main. C’est ainsi que l’on fit mourir le gladiateur Spiculus en le mettant sous les statues de Néron que l’on traînait sur le Forum, et un certain Aponius, de la catégorie des délateurs : on le jeta par terre et on fit passer sur lui des chariots chargés de pierres. La foule en déchira pas mal d’autres, dont quelques-uns étaient tout à fait innocents. Aussi Mauricus, l’un des personnages les mieux vus, et à juste titre, de la Ville, dit-il au Sénat : « Je crains que bientôt nous n’allions rechercher Néron ! »

IX. Croyant ainsi se rapprocher de l’objet de ses espérances, Nymphidius n’hésitait pas à dire qu’il était le fils de Caius César [Caligula], le successeur de Tibère. Caius avait en effet, semble-t-il, étant encore un tout jeune homme, connu la mère de Nymphidius, personne assez agréable de figure et que Calliste, affranchi de César, avait eue d’une couturière. Mais les rapports de Caius avec cette femme étaient, croit-on, postérieurs à la naissance de Nymphidius. Celui-ci fut accusé d’être le fils du gladiateur Martianus, dont Nymphidia s’était éprise à cause de sa célébrité, et cette filiation paraissait attestée par sa ressemblance avec le père supposé ; il reconnaissait, en tout cas, Nymphidia pour sa mère. Mais il s’attribuait à lui seul la chute de Néron et n’estimait pas suffisants les profits qu’il en avait tirés : honneurs et argent. Il lui fallait encore dormir avec le Sporus de Néron, qu’il fit chercher au pied du bûcher où le corps de ce Prince brûlait encore, qu’il traitait comme son épouse et appelait Poppée [18] . Il lui restait un pas à faire, et il cherchait à s’assurer sous main la succession impériale. Dans ce dessein, il faisait lui-même à Rome, par l’intermédiaire de ses amis, une partie du travail, avec la collaboration secrète de quelques femmes et de quelques sénateurs. Il envoya de plus en Espagne un de ses amis, Gellianus, à titre d’observateur.

X. Quant à Galba, depuis la mort de Néron, tout lui réussissait. Cependant Verginius Rufus, qui évitait de se prononcer, lui causait encore des soucis ; car on se demandait si, joignant à l’avantage de commander une armée nombreuse et très guerrière le prestige de sa victoire sur Vindex, et ayant entre les mains une grande partie de l’Empire romain avec la Gaule entière, prise d’une fièvre de séparatisme, il n’écouterait pas ceux qui l’engageaient à prendre le pouvoir. Car il n’était pas de plus grand nom que celui de Verginius, et nul n’avait une réputation pareille à la sienne, son influence ayant été prépondérante dans la crise récente, quand il fallait débarrasser l’État romain d’une tyrannie pénible et lui épargner en même temps une nouvelle guerre des Gaules. Mais ce grand homme, toujours fidèle à la politique affirmée par lui dès le début, réservait au Sénat le choix de l’Empereur. Et pourtant, la mort de Néron une fois connue, le commun des troupes renouvelait ses instances auprès de Verginius, et l’un des tribuns de son armée, tirant l’épée, le sommait de recevoir la souveraineté ou le fer. Mais lorsque Fabius Valens, commandant d’une légion, eut le premier prêté serment à Galba et qu’il fut arrivé de Rome des renseignements écrits sur les décisions du Sénat, il se donna du mal pour décider ses soldats à proclamer Galba Empereur. Il y parvint à grand-peine ; et, le nouveau César lui ayant envoyé comme successeur Flaccus Hordéonius, il l’accueillit et lui remit son armée. Il alla ensuite au-devant de Galba, qui avançait vers Rome. Il y revint avec lui sans recevoir du Prince aucune marque de colère, ni de satisfaction visible. L’abstention, dans le premier cas, était du fait de Galba lui-même, qui respectait ce grand homme ; dans le second, du fait de ses amis, et surtout de Titus Vinius, qui, par envie, croyait ainsi rabaisser Verginius. A son insu, il agissait ainsi d’accord avec le bon génie de Verginius, qui finit par soustraire son protégé aux guerres et aux maux dont les autres généraux eurent à souffrir pour lui réserver une vie sans orage et une vieillesse pleine de paix et de tranquillité [19] .

XI. Galba se trouvait aux environs de Narbonne, ville de Gaule, quand il rencontra les envoyés du Sénat, qui venaient le saluer et l’inviter à se montrer promptement au peuple impatient de le voir. Dans toutes les entrevues et les audiences, il se montra avec eux affable et simple ; quant aux repas, bien qu’il eût à sa disposition la vaisselle et le matériel de table de Néron, d’une opulence royale, que Nymphidius lui avait expédiés d’avance, il ne s’en servit pas du tout, se contentant uniquement des siens propres. Cette modération le fit valoir, puisqu’il se montrait magnanime et au-dessus d’un luxe sans goût. Bientôt cependant Vinius lui fit croire que cette conduite noble, modérée et politique, était de la démagogie, et que cette élégante simplicité lui donnait l’air de se juger lui-même indigne de grandeur. Il le décida donc à se servir des richesses de Néron et à ne pas épargner, dans les réceptions, les marques d’une opulence royale. En somme, le vieillard laissait voir que, peu à peu, il se laisserait absolument dominer par Vinius.

XII. Or Vinius était au dernier degré, et plus qu’aucun autre, esclave de l’argent ; mais il était aussi sujet à l’amour criminel des femmes. Étant encore jeune et faisant sa première campagne sous Calvisius Sabinus, il introduisit de nuit dans le camp, déguisée en soldat, la femme du général, une dévergondée, et abusa d’elle au siège même du commandement, que les Romains appellent principia [20] . A la suite de ce crime Caius César [Caligula] le fit mettre en prison ; mais, après la mort de ce Prince, il eut la chance d’être libéré. Plus tard, à la table de l’Empereur Claude, il vola une coupe d’argent. Le Prince, instruit de ce vol, l’invita encore le lendemain ; mais il ne fit pas mettre devant lui de vaisselle d’argent ; on ne le servait qu’en vaisselle de terre. L’indélicatesse de Vinius, grâce à la modération de Claude, qui tourna l’affaire au comique, parut plutôt risible que digne de colère. Mais les abus où l’entraîna l’amour de l’argent, quand il eut Galba sous son influence et disposa d’un immense pouvoir, furent, pour les uns, le motif, pour les autres le prétexte d’horreurs tragiques, d’où résultèrent de grandes infortunes [21] .

XIII. Nymphidius, en effet, dès le retour, auprès de lui, de Gellianus, qu’il avait envoyé, en quelque sorte, pour espionner Galba, fut bouleversé des nouvelles qu’on lui apportait. Cornélius Lacon avait été nommé préfet du palais et de la garde prétorienne [22]  ; toute l’autorité appartenait à Vinius ; et Gellianus n’avait jamais eu l’occasion d’approcher Galba ni de voir ce Prince en particulier, étant surveillé et suspecté par tout le monde. Il réunit donc les chefs de l’armée et leur dit que Galba lui-même était un vieillard raisonnable et modéré, mais que, ne s’inspirant pas du tout de ses idées personnelles, il se laissait gouverner, et fort mal, par Vinius et Lacon.

Avant donc que ceux-ci n’acquissent en secret le crédit qu’avait eu Tigellin dans les affaires d’État, il fallait envoyer au Prince des délégués pour lui expliquer, au nom de l’armée, qu’en écartant seulement deux de ses amis, ceux-là, il serait plus agréable à tout le monde et plus désiré. Mais, n’arrivant pas à persuader ses officiers, car il leur paraissait étrange et déplacé de faire la leçon à un souverain âgé, comme à un jeune garçon qui viendrait seulement de goûter au pouvoir, sur les amis dont il pourrait se servir, ou non, il changea de tactique. Il écrivait donc à Galba pour l’effrayer, tantôt que la Ville était travaillée par bien des agitations souterraines, tantôt que Clodius Macer bloquait les approvisionnements en Afrique, d’autres fois que les légions de Germanie remuaient et qu’il avait des renseignements analogues sur les armées de Syrie et de Judée. Mais comme Galba ne faisait aucune attention à lui et se défiait, il décida de prendre les devants ; et cependant Clodius Celsus d’Antioche, homme de sens et son ami dévoué, le détournait de ce projet en disant : « Je ne crois pas qu’il y ait à Rome une seule maison où l’on veuille donner à Nymphidius le nom de César ! » Mais beaucoup de gens se moquaient de Galba, et Mithridate de Pont, raillant sa calvitie et ses rides, disait : « Maintenant il paraît quelque chose aux Romains ; mais, quand on l’aura vu, son titre de César sera la honte de nos jours ! »

XIV. On résolut donc de conduire Nymphidius, vers minuit, au camp des prétoriens et de le proclamer Empereur. Mais le premier des tribuns militaires, Antonius Honoratus, le soir venu, réunit les soldats sous ses ordres. Il s’injuria lui-même et les injuria aussi pour avoir, en si peu de temps, fait tant de volte-face, sans aucune réflexion et sans aucun souci de choisir le meilleur parti, mais sous l’impulsion d’un mauvais génie qui les traînait de trahison en trahison. Au début, ils avaient pour prétexte leurs griefs contre Néron ; mais pour trahir Galba maintenant, avaient-ils à lui reprocher l’assassinat d’une mère ou le meurtre d’une épouse ? ou bien quelle honteuse exhibition de l’Empereur sur la scène lyrique ou tragique redoutaient-ils ? « Encore, ajouta Antonius, n’est-ce pas même pour ces turpitudes que nous avons eu le courage d’abandonner Néron ; nous croyions sur parole Nymphidius, qui nous disait que Néron le premier nous avait abandonnés pour se réfugier en Égypte. Allons-nous donc sacrifier, après Néron, Galba, et choisir pour César le fils de Nymphidia en tuant celui de Livie [23] , comme nous avons tué celui d’Agrippine ? Ou bien infligerons-nous à Nymphidius le châtiment de ses crimes, nous montrant ainsi les vengeurs de Néron et les gardes honnêtes et loyaux de Galba ? » Ces paroles du tribun eurent l’assentiment de tous les soldats ; et, allant trouver leurs camarades, ils les engageaient à persévérer dans la fidélité à l’Empereur. Ils déplacèrent ainsi la majorité. Une grande clameur s’étant élevée, Nymphidius, soit qu’il fût persuadé, comme quelques-uns l’affirment, que les soldats l’appelaient déjà, soit qu’il se hâtât pour couper court à l’agitation et à l’indécision persistantes, sortit, entouré de mille lumières et tenant à la main le manuscrit du discours rédigé par Cingonius Varron et qu’il avait appris par coeur pour le réciter aux soldats. Mais en voyant les portes du camp fermées et beaucoup d’hommes en armes sur les remparts, il prit peur, et s’avançant, leur demanda ce qu’ils voulaient et sur quel ordre ils avaient pris les armes. Ils répondirent tous d’une seule voix qu’ils reconnaissaient Galba comme Empereur ; et, tout en s’approchant, il les félicitait et engageait sa suite à les imiter. Les sentinelles qui étaient aux portes l’ayant laissé passer avec quelques-uns de ses amis, on voulut lui porter un coup de javelot. Septimius, qui marchait devant lui, reçut ce coup sur son bouclier ; mais d’autres soldats, l’épée nue, se jetaient sur Nymphidius. Il s’enfuit et on le poursuivit jusque dans la chambre d’un prétorien, où on l’égorgea. On traîna le cadavre en public, et, l’entourant d’une palissade, on l’offrit en spectacle, le jour suivant, à qui voulait.

XV. Nymphidius ayant fini de la sorte, Galba, mis au courant, envoya l’ordre d’exécuter tous ceux des conjurés qui ne s’étaient pas donné tout de suite la mort. De ce nombre étaient Cingonius [24] , l’auteur du discours, et Mithridate de Pont. Ce n’était pas injuste, mais on pensa qu’il n’avait pas agi légalement, ni d’une façon démocratique, en faisant mourir sans jugement des hommes de quelque notoriété [25] . Car tous les Romains attendaient une autre forme de gouvernement, se laissant tromper, comme d’ordinaire, par les déclarations du début. Ce qui les révolta plus encore fut l’ordre de mourir signifié à un personnage consulaire, fidèle à Néron, Pétronius Turpilianus [26] . Car lorsque Galba faisait tuer Macer en Afrique par Trébonius [27] , et Fontéius [28] en Germanie par Valens [29] , il avait pour prétexte la peur que lui inspiraient ces généraux, avec leurs armes et leurs camps. Mais Turpilianus, vieillard sans moyen d’action et désarmé, rien n’empêchait de prendre contact avec lui, si l’on voulait pratiquer en fait la modération qu’on affichait par écrit. Ces actes comportent donc les reproches que nous venons d’énoncer.

Galba était à vingt-cinq stades [30] de la Ville, quand il tomba sur une foule tumultueuse et désordonnée de marins qui lui barraient la route, répandus de tous côtés. C’étaient les matelots que Néron avait transformés en soldats et réunis en une seule légion. Ils réclamaient la confirmation de leur état militaire [31] et ils empêchaient les gens venus à la rencontre du cortège, de voir et d’entendre l’Empereur ; car ils faisaient beaucoup de vacarme, exigeant, par leurs cris, des enseignes et un emplacement pour leur légion [32] . Comme l’Empereur ajournait sa décision et les invitait à revenir lui parler, ils affirmèrent que cette remise était un refus déguisé [33] , marquèrent un vif mécontentement et se mirent à le suivre sans épargner les cris : quelques-uns même avaient tiré leurs épées. Galba les fit alors charger par sa cavalerie. Nul d’entre eux n’y résista : les uns furent tout de suite renversés et foulés aux pieds ; les autres, massacrés dans leur fuite. Ce n’était pas un bon, ni favorable présage pour Galba, d’entrer à Rome dans une mare de sang et sur des monceaux de cadavres [34] . Mais si auparavant on le méprisait en le voyant faible et vieux, alors il fut pour tous effrayant et redoutable.

XVI. Voulant montrer, par rapport aux prodigalités excessives et à l’étalage d’opulence de Néron, une réaction sérieuse, il paraissait rester en deçà des convenances. Par exemple, Canus lui ayant joué de la flûte à table, (or une audition de Canus était appréciée), il le loua et le félicita : puis il se fit apporter sa bourse où il prit quelques pièces d’or qu’il lui donna, en faisant remarquer qu’il faisait plaisir à ses dépens, et non aux dépens de l’État. Les gratifications que Néron avait accordées aux comédiens et aux athlètes, il en fit réclamer avec insistance les neuf dixièmes aux bénéficiaires ; puis, comme la plupart les avaient dépensées, vivant au jour le jour et dans la débauche, il recherchait ceux qui avaient acheté ou reçu d’eux si peu que ce fût, et il exigeait le remboursement. On n’en finissait pas ; les recherches allaient très loin et s’étendaient à beaucoup de monde, ce qui faisait mal juger Galba. Mais l’envie et la haine allaient à Vinius, qui rendait le Prince chiche et mesquin à l’égard de tous les autres pour profiter sans vergogne de la situation, prendre et vendre tout. Car si Hésiode affirme qu’il faut

boire à sa soif, tant au début qu’à la fin du tonneau [35] ,

Vinius, voyant Galba faible et vieux, se gorgeait des faveurs d’une fortune qui, dès le début, était à son déclin.

XVII. Mais le vieillard avait à souffrir, d’abord parce que Vinius administrait mal, ensuite parce que ses bonnes décisions, à lui, il les attaquait et en empêchait l’exécution, par exemple pour le châtiment des néroniens. Car le Prince avait fait mourir les méchants, notamment Hélios, Polyclète, Pétinus et Patrobius. Le peuple applaudissait ; et, comme on les menait au supplice à travers le Forum, il criait que c’était une belle procession, et agréable aux dieux, mais que dieux et hommes réclamaient le maître qui avait enseigné à Néron la tyrannie, Tigellin. Or le brave homme s’était hâté de prendre les devants en corrompant Vinius par de grandes largesses. Ensuite Turpilianus, haï parce qu’il ne trahissait ni ne haïssait son Prince, fût-ce Néron, mais qui n’avait pas d’autre tort sérieux, était mort. Et celui qui avait rendu Néron digne de mort pour l’abandonner et le trahir quand ses leçons eurent porté leurs fruits, celui-là survivait pour apprendre à tous (grand enseignement !) qu’il n’y avait rien d’impossible ni d’inespéré pour les solliciteurs de Vinius, s’ils y mettaient le prix. Car il n’était pas de spectacle auquel le peuple romain aspirât plus passionnément que de voir Tigellin conduit au supplice, et il ne cessait, dans toutes les représentations au théâtre et du cirque, de réclamer cette victime. Mais il fut atterré par un message de l’Empereur, qui affirmait que Tigellin ne vivrait pas longtemps, étant miné par la phtisie, et demandait aux Romains de ne pas donner à son gouvernement un caractère cruel et tyrannique. Le peuple se fâchait ; mais, pour se moquer de lui, Tigellin offrit un sacrifice d’action de grâces pour son salut et donna un brillant festin. Vinius, lui, se leva de la table de l’Empereur après dîner pour aller faire la fête chez son protégé. Il amenait sa fille veuve. Tigellin offrit à cette personne [36] deux cent cinquante mille drachmes [37] et dit à la principale de ses concubines d’ôter son collier pour le lui mettre au cou. Ce collier valait, dit-on, cent cinquante mille drachmes [38] .

XVIII. Depuis ce moment, même les actes de modération attiraient des attaques au pouvoir, comme, par exemple, les mesures de Galba en faveur des Gaulois qui s’étaient soulevés avec Vindex ; car on avait l’impression qu’ils ne devaient pas à la bonté de l’Empereur la remise des tributs et le droit de cité, mais qu’ils achetaient ces grâces à Vinius. Ainsi, la plupart des citoyens étaient devenus hostiles au régime pour tous ces motifs ; quant aux soldats, qui ne recevaient pas la gratification annoncée, l’espoir les faisait patienter ; car ils pensaient que, si Galba ne donnait pas la somme promise, il donnerait toujours autant que Néron. Mais lorsque ayant appris leur mécontentement, il prononça ce mot, digne d’un grand Prince : « J’ai l’habitude d’enrôler mes soldats, et non de les acheter », cette déclaration, une fois connue d’eux, leur inspira une haine terrible et sauvage pour lui ; car ils pensaient que ce refus ne lui serait pas personnel, mais deviendrait une loi et constituerait un précédent pour les futurs Empereurs. Cependant l’agitation à Rome était encore sourde, et un certain respect pour la présence de Galba émoussait l’hostilité et retardait la révolution ; et comme on ne voyait personne prendre ostensiblement l’initiative d’un changement de souverain, la malveillance se contenait et se dissimulait tant bien que mal. Mais les soldats qui avaient servi autrefois sous Verginius et servaient maintenant sous Flaccus [39] , se jugeant dignes de grandes faveurs à cause du combat qu’ils avaient livré à Vindex et n’obtenant rien, restaient intraitables, en dépit de leurs chefs. Flaccus lui-même, impotent par suite d’une goutte persistante, et sans expérience des affaires, ne comptait pour ainsi dire pas. Une fois qu’il y avait spectacle, comme les tribuns et les centurions demandaient aux dieux, suivant la coutume romaine, le bonheur de l’Empereur Galba, la plupart des hommes firent d’abord du tapage ; puis, les officiers continuant leur prière, ils répliquèrent : « ... S’il en est digne ! »

XIX. D’autres outrages de ce genre venaient aussi des légions placées sous les ordres de Tigellin et Galba en était souvent informé par des rapports de ses procurateurs. Et lui, effrayé, car il se jugeait méprisé, non seulement pour sa vieillesse, mais aussi parce qu’il n’avait pas d’enfants, songeait à adopter un personnage en vue, tout jeune, et à le désigner comme son successeur à l’empire. Or il y avait Marcus Othon, dont la naissance n’était pas sans éclat, mais que le luxe et les plaisirs avaient, dès l’enfance, corrompu comme peu de Romains l’étaient ; et, de même qu’Homère nomme souvent Alexandre [Pâris] « l’époux d’Hélène à la belle chevelure », ne lui donnant pas d’autre titre d’honneur que celui de mari de sa femme, ainsi Othon ne devait sa notoriété à Rome qu’à son mariage avec Poppée, aimée de Néron quand elle était unie à Crispinus. Mais comme il respectait encore sa femme [40] et redoutait sa mère, il chargea Othon de tenter Poppée à sa place. Il avait Othon pour ami et pour commensal à cause de leur commun libertinage ; et il s’amusait d’être souvent raillé par lui sur sa mesquinerie et son peu de générosité. On dit qu’une fois Néron, s’étant oint d’un parfum précieux, en humecta Othon. Le lendemain celui-ci, recevant à son tour l’Empereur, avait fait disposer en tout sens des tuyaux d’or et d’argent, qui répandaient les essences parfumées comme de l’eau et inondaient les convives. Il débaucha donc Poppée pour le compte de Néron et la corrompit ; ensuite, par les espérances qu’il lui fit concevoir touchant le Prince, il la décida à quitter son mari. Mais, quand elle fut installée chez lui comme sa femme, il ne se contentait pas d’avoir part à ses faveurs ; il répugnait à les partager, sans que Poppée elle-même, dit-on, se fâchât de cette jalousie. On dit, en effet, qu’elle fermait sa porte à Néron quand Othon n’était pas là, soit qu’elle crût la satiété contraire au plaisir, soit, comme l’affirment quelques-uns, que, regardant comme une lourde chaîne un mariage régulier avec César, elle l’acceptât pour amant ; car c’était une femme sans moeurs. Othon risqua donc sa vie ; et il est extraordinaire qu’ayant tué sa femme, qui était aussi sa soeur [adoptive] pour épouser Poppée, Néron ait épargné Othon.

XX. Mais il avait Sénèque pour lui. Sur les instances répétées de ce grand homme, Néron se contenta de l’envoyer aux bords de l’Océan, comme propréteur de Lusitanie. Il ne se montra ni désagréable, ni incommode pour ses administrés, sachant que cette charge lui était donnée comme adoucissement de sa disgrâce et couverture de son exil. Quand Galba fit défection, il fut le premier des généraux à le rejoindre [41]  ; et, apportant tout l’argent et tout l’or qu’il avait en vaisselle et en mobilier, il le lui donna pour le mettre à la fonte et en faire de la monnaie à l’effigie du nouveau César. Il lui fit encore cadeau de ceux de ses officiers qui étaient habitués à servir convenablement un grand personnage dans le cours habituel de la vie. Il lui était fidèle et montrait, pour les affaires, autant de capacité que personne. Il fit tout le voyage, et, plusieurs jours de suite, dans la voiture de l’Empereur. Profitant des relations forcées qu’entraînait ce déplacement, il fit la conquête de Vinius par son affabilité et ses largesses, mais surtout en lui cédant la première place, excellent moyen de s’assurer au moins la seconde. Il avait l’avantage de ne pas exciter l’envie, accordant gratuitement tout ce qu’on lui demandait et se montrant abordable et courtois pour tout le monde. Il rendait surtout service aux hommes de guerre et il en fit promouvoir plusieurs à des commandements, soit en intervenant lui-même auprès de l’Empereur, soit en recourant à l’appui de Vinius et des affranchis Icélus et Asiaticus, car c’étaient les plus influents des gens de la cour. Toutes les fois qu’il invitait Galba à sa table, il distribuait une pièce d’or par tête à la cohorte qui était de garde ; et il paraissait ainsi honorer le Prince tout en poursuivant sa politique personnelle et en se faisant une popularité parmi les soldats.

XXI. Ainsi, comme Galba réfléchissait au choix d’un successeur, Vinius mettait en avant Othon. Ce n’était pas à titre gratuit qu’il agissait de la sorte ; il avait en vue le mariage de sa fille, qu’aux termes d’un accord secret Othon épouserait s’il était désigné comme fils adoptif de Galba et son successeur à l’Empire. Mais il était toujours évident que Galba faisait passer l’intérêt public avant son intérêt privé et cherchait à adopter non pas le plus agréable à ses yeux, mais le plus utile aux Romains. Il semble que, même pour sa fortune privée, il n’aurait pas choisi Othon comme héritier, le sachant débauché, dépensier et affligé de cinquante millions de dettes [42] . Aussi, après avoir écouté Vinius en silence et avec douceur, ajourna-t-il sa décision. Comme il s’était nommé consul avec Vinius pour collègue [43] , on s’attendait qu’il proclamerait son successeur au début de l’année. L’élément militaire aurait eu pour agréable la proclamation d’Othon, plus que celle de tout autre.

XXII. Galba fut surpris, quand il tardait et réfléchissait encore, par le soulèvement de Germanie. Car si, en général, toutes les troupes en voulaient à Galba de ne pas leur donner la gratification promise, les soldats de Germanie avaient des motifs particuliers à invoquer, l’humiliante éviction de Verginius Rufus, l’octroi de gratifications aux Gaulois qui avaient combattu contre eux, la punition de tous ceux qui ne s’étaient pas ralliés à Vindex, seul objet de la reconnaissance et de l’estime de Galba, qui récompensait ce général défunt par des sacrifices officiels, comme si Vindex seul l’eût nommé Empereur romain. Des griefs de ce genre circulaient déjà ouvertement dans le camp lorsque survint la nouvelle lune du premier mois de l’année, que l’on appelle à Rome les calendes de janvier [44] . Flaccus ayant réuni ses soldats pour le serment qu’il est coutume de prêter à l’Empereur, ils renversèrent les statues de Galba et les mirent en pièces ; puis, d’eux-mêmes, ils prêtèrent serment au Sénat et au peuple romain avant de rompre les rangs. Les officiers se mirent alors à craindre l’anarchie autant que la défection. L’un d’eux dit aux hommes : « A quoi songeons-nous, camarades ? Nous ne voulons, ni nommer un autre Empereur, ni garder celui que nous avons maintenant. On dirait que nous ne cherchons pas à éviter la domination de Galba, mais la soumission à n’importe quel chef. Flaccus Hordéonius n’est sans doute que l’ombre et le fantôme de Galba. Il faut le laisser ; mais, à une journée de marche, se trouve Vitellius, le Gouverneur de l’autre Germanie [45] , dont le père a été censeur, trois fois consul, et, en quelque sorte, collègue de l’Empereur Claude [46] . Quant à lui-même, la pauvreté qu’on lui reproche est une brillante attestation de sa vertu et de sa grandeur d’âme. Allons ! choisissons-le et montrons à tous les hommes que nous sommes plus capables que les Espagnols et les Portugais d’élire un Empereur ! » Cette suggestion fut tout de suite adoptée par les uns, et non par les autres ; mais un porte-enseigne alla de nuit et en cachette aviser Vitellius, qu’il trouva à table avec beaucoup de monde. La nouvelle s’étant répandue aux armées, Fabius Valens, chef d’une légion, alla le premier, dès le lendemain, trouver Vitellius avec un grand nombre de cavaliers et le saluer Empereur. Vitellius, les jours précédents, paraissait repousser de pareilles offres et écarter l’idée d’une souveraineté dont la grandeur l’effrayait ; mais, à ce moment, plein de vin et de nourriture, car il était, dit-on, à table depuis midi [47] , il sortit et accueillit favorablement le nom de Germanicus qu’on lui donnait, sans accepter celui de César [48] . Aussitôt l’armée de Flaccus, comme les autres, reniant les beaux serments démocratiques prêtés au Sénat, jura d’exécuter les ordres de l’Empereur Vitellius.

XXIII. C’est ainsi que Vitellius fut proclamé Empereur en Germanie. Instruit de cette révolution lointaine, Galba ne retarda plus l’adoption qu’il projetait. Il voyait quelques-uns de ses amis faire campagne pour Dolabella [49] et la plupart pour Othon ; mais, ne jugeant ni l’un, ni l’autre, à la hauteur, il fit soudain, sans avoir prévenu personne, venir auprès de lui Pison, fils de Crassus et de Scribonie [50] , que Néron avait fait mourir. C’était un jeune homme dont l’heureuse nature était propre à toutes les vertus et dont le sérieux et l’austérité éclataient à tous les yeux. L’empereur descendit au camp des prétoriens avec lui pour le proclamer César et héritier de l’Empire. Cependant, dès sa sortie du palais, des présages menaçants l’accompagnaient ; et lorsqu’au camp il eut commencé son discours, qu’il improvisait et lisait tour à tour, le tonnerre éclata si souvent, le ciel fut tellement sillonné d’éclairs, tant d’averses assourdissantes s’abattirent sur le camp et la Ville qu’il fut visible que la divinité n’admettait ni n’approuvait cette adoption, dont l’issue ne serait pas bonne. L’attitude des soldats était aussi menaçante et sombre, la gratification n’ayant pas même encore été donnée. Quant à Pison, les assistants admirèrent qu’à en croire sa voix et sa physionomie il reçût un si grand bienfait sans en être foudroyé et toutefois sans y rester indifférent. Au contraire, la contenance d’Othon montrait, par mille détails, qu’il supportait avec amertume et colère sa déconvenue, lui qui, jugé le premier digne de cet honneur, avait été plus près qu’un autre de l’obtenir ; aussi voyait-il dans son échec une marque de la malveillance et de la haine de Galba pour lui. Il n’était donc pas même sans crainte pour l’avenir ; redoutant Pison, haïssant Galba, mécontent de Vinius, il partit agité de bien des émotions. Car les devins et les Chaldéens qu’il avait toujours auprès de lui ne le laissaient absolument pas abandonner ses espérances ni renoncer à son ambition. Ptolémée [51] surtout l’y affermissait et se faisait croire, pour lui avoir souvent prédit autrefois que Néron ne le tuerait pas, mais serait mort avant lui, et que lui-même, survivant à ce Prince, serait à la tête des Romains. Les faits ayant vérifié la première de ces prédictions, Ptolémée n’admettait pas qu’Othon désespérât de la seconde. Et surtout, le prétendant évincé avait des amis qui, jugeant indigne la conduite de l’Empereur à son égard, récriminaient et gémissaient en secret avec lui. Enfin, un très grand nombre de ceux qui avaient été aux honneurs du temps de Tigellin et de Nymphidius, disgraciés maintenant et dans une situation basse, se laissaient attirer auprès de lui, partageaient son ressentiment et l’excitaient.

XXIV. De ce nombre, étaient Véturius et Barbius, l’un option [52] et l’autre tesséraire [53]  ; c’est ainsi qu’on appelle ceux qui font office de messagers et d’observateurs à l’armée [54] . Un affranchi d’Othon, Onomastus, se joignit à eux ; et tous trois corrompaient, soit par l’argent, soit par l’espoir, des soldats déjà gangrenés et en quête d’un prétexte de révolte. Car ce n’eût pas été un travail de quatre jours seulement que d’égarer la fidélité d’une armée saine ; et c’est juste le compte des jours qui s’écoulèrent entre l’adoption de Pison et l’assassinat des deux Princes. Ils furent, en effet, tués le sixième jour après l’adoption, à la date que les Romains appellent le 18 avant les calendes de février [55] . Ce jour-là, dès la première heure, Galba offrait un sacrifice au Palatin en présence de ses amis. Or le devin Umbricius, quand il eut pris dans ses mains les entrailles de la victime, déclara après examen, non à mots couverts, mais directement, qu’il y voyait les signes d’un grand trouble dans l’État et que le péril d’une trahison planait sur la tête de l’Empereur. Dieu livrait, en quelque sorte, à Galba Othon, qu’il eût été facile de prendre ; car il se trouvait derrière l’Empereur et portait grande attention à tout ce qu’Umbricius disait et montrait. Mais comme il était troublé, et, sous l’empire de la crainte, changeait continuellement de couleur, son affranchi Onomastus vint lui dire que les architectes étaient arrivés et l’attendaient chez lui. C’était le signal convenu pour le moment où il fallait qu’Othon allât à la rencontre des soldats. Il dit donc qu’il avait acheté une vieille maison et qu’il voulait en faire visiter par ses entrepreneurs les endroits qui menaçaient ruine ; puis il sortit, et, en passant par ce qu’on appelle la maison de Tibère [56] , il arriva au Forum, à l’endroit où se dresse le milliaire d’or, point d’intersection de tous les grands chemins d’Italie.

XXV. Les premiers soldats qui l’accueillirent à cet endroit et le proclamèrent Empereur n’étaient pas, on l’affirme, plus de vingt-trois. Aussi, bien qu’en dépit de sa faiblesse physique et de ses allures efféminées, il n’eût pas l’âme débile et sût, en présence du péril, rester ferme et inébranlable, il eut un moment de faiblesse. Mais les soldats ne tolérèrent pas son incertitude. Ils entourèrent sa litière, l’épée nue, et ordonnèrent de la soulever, lui-même répétant qu’il était perdu et pressant le pas des porteurs. Quelques personnes, qui l’entendirent, étaient plus surprises qu’effrayées, devant le petit nombre des hommes qui risquaient ce coup de force. Mais, pendant qu’on portait ainsi Othon sur le Forum, d’autres soldats, en nombre égal aux premiers, se joignaient au cortège. D’autres encore se ralliaient, par groupes de trois ou de quatre ; enfin, tous ensemble revinrent au camp en appelant Othon César et en brandissant devant lui leurs épées nues. Martialis, celui des tribuns qui avait la garde du camp et qui, on l’affirme, n’était pas du complot, fut stupéfait de cette irruption imprévue, et, dans sa frayeur, laissa entrer les mutins. Quand Othon fut à l’intérieur, nul ne résista ; car ceux qui ignoraient l’intrigue, se trouvant mêlés à ceux qui étaient au courant et les enveloppant à dessein en les isolant un à un ou deux à deux, se joignirent au mouvement d’abord par crainte, et ensuite par persuasion. La nouvelle fut aussitôt portée au Palatin, où Galba la reçut pendant que le sacrificateur était encore là et tenait dans ses mains les entrailles des victimes ; aussi même les plus ancrés dans l’incrédulité furent-ils frappés de stupeur et d’admiration pour les voies de la divinité. Mais comme une cohue débouchait du Forum, Vinius, Lacon et quelques affranchis de Galba dégainèrent pour prêter main-forte à l’Empereur. Pison sortit pour aller parler aux gardes du corps qui veillaient à l’entrée du palais [57] . On envoya pour maintenir dans le devoir la légion d’Illyrie, qui campait sous le portique de Vipsanius [58] , un homme de coeur, Marius Celsus.

XXVI. Comme Galba se demandait s’il sortirait, Vinius le lui déconseillait, mais Celsus et Lacon l’y engageaient et contredisaient Vinius avec assez de vigueur. Un bruit sourd se répandit alors avec insistance qu’Othon avait été tué au camp ; et au bout d’un moment on vit Julius Atticus, prétorien en vue, s’avancer, l’épée nue, en criant qu’il avait tué l’ennemi de César. Il se fraya un passage dans la foule et montra à Galba son épée ensanglantée. Mais Galba le regarda en disant : « Qui t’a donné cet ordre ? » L’homme répondit : « Ma loyauté et le serment que j’ai prêté ! » Comme la foule criait : « Très bien ! », en battant des mains, Galba monta dans sa litière pour aller sacrifier à Jupiter et se montrer aux citoyens. Mais quand il fut arrivé au Forum, le vent avait changé, et il se heurta à la nouvelle qu’Othon était maître du camp. Comme il était naturel dans une si grande foule, des cris contradictoires s’élevaient : « Arrière ! En avant ! Courage ! Défiance ! » Ainsi que dans une tempête, la litière oscillait ici et là, et s’inclinait souvent vers le sol, quand on vit paraître d’abord des cavaliers, puis des fantassins, qui débouchaient par la basilique de Paul-Émile [59] et, d’une seule voix, criaient à tue-tête : « Hors d’ici le particulier ! » [60] La plupart des assistants se dispersèrent alors en courant, non pour s’enfuir, mais pour aller occuper les portiques et les lieux élevés du Forum, comme s’il se fût agi d’un spectacle. A ce moment Atilius Vergélion donna le signal de la guerre civile en jetant à terre l’image de Galba [61] . Les mutins criblèrent alors la litière de traits ; mais, n’atteignant pas l’Empereur, ils l’assaillirent en brandissant leurs épées nues. Nul ne le défendit ; nul ne résista, sauf un homme, le seul que, sur tant de dizaines de milliers, le soleil vit ce jour-là se montrer digne de l’Empire romain. C’était le centurion Sempronius Densus, qui n’avait reçu de Galba aucune grâce particulière, mais qui venait au secours de l’honneur et de la loi. Il se plaça devant la litière ; et, levant d’abord le cep de vigne dont les centurions se servent pour frapper ceux qui méritent une punition, il criait d’une voix impérieuse aux assaillants d’épargner l’Empereur. Puis, comme on s’attachait à lui, il tira son épée et se défendit longtemps, jusqu’au moment où, frappé aux jarrets, il tomba.

XXVII. La litière de Galba ayant été renversée près de ce qu’on appelle le lac Curtius [62] , il roula lui-même à terre, couvert de sa cuirasse, et les mutins accourus le frappèrent. Il leur tendit la gorge en disant : « Faites, si cela vaut mieux pour le peuple romain ! » Il reçut plusieurs blessures aux jambes et aux bras, et fut enfin égorgé selon la plupart des historiens, par un certain Camurius, de la quinzième légion. Quelques auteurs donnent toutefois pour le meurtrier Térentius ; d’autres, Lécanius ; d’autres, Fabius Fabulus. Ce dernier, après avoir coupé la tête de Galba, l’aurait même, dit-on, emportée dans un pan de son vêtement, ne pouvant la prendre autrement puisqu’elle était chauve. Mais ses camarades ne lui permettant pas de la cacher et voulant, au contraire, qu’il exhibât à tous les yeux cette preuve de sa vaillance, il mit au bout d’une pique et brandit la tête d’un vieillard, d’un souverain modéré, d’un souverain pontife et d’un consul, en courant comme les bacchantes. Il se retournait souvent et secouait sa pique dégouttante de sang. Quant à Othon, quand on lui apporta la tête, il s’écria, dit-on : « Ce n’est rien, camarades ; montrez-moi la tête de Pison ! » Peu après on vint la lui apporter ; car le jeune homme, déjà blessé, avait été poursuivi jusque dans le temple de Vesta par un certain Murcus, qui l’arracha à ce refuge et l’égorgea. On tua encore Vinius, qui avoua sa complicité dans le complot contre Galba en criant qu’il mourait contre la volonté d’Othon. Pourtant on lui coupa la tête à lui aussi pour la porter à Othon avec celle de Lacon et en réclamer le prix. Et, comme dit Archiloque :

Sept ennemis sont tombés morts,

que nous avions rattrapés à la course ;

et nous sommes bien mille meurtriers !

C’est ainsi qu’alors beaucoup de gens qui n’avaient pris aucune part au massacre, trempèrent dans le sang leurs mains et leurs épées pour les montrer à Othon en lui remettant des demandes de gratifications. En tout cas on trouva par la suite, dans les archives, cent vingt de ces suppliques, dont Vitellius rechercha les auteurs, qu’il fit tous mettre à mort. Marius Celsus était aussi venu au camp. Comme beaucoup de gens l’accusaient d’avoir engagé les soldats à secourir Galba et que la multitude réclamait sa mort à grands cris, Othon n’y consentit pas ; mais, craignant de heurter en face la soldatesque, il déclara qu’il ne le tuerait pas si vite ; car il avait auparavant des renseignements à tirer de lui. Il le fit donc enchaîner et le plaça sous la garde de ses hommes de confiance.

XXVIII. On convoqua aussitôt le Sénat. Comme si les membres de cette assemblée eussent été autres ou qu’ils eussent eu d’autres dieux, ils se réunirent pour prêter à Othon le serment que lui-même n’avait pas tenu ; et ils le proclamèrent César et Auguste quand les cadavres décapités des titulaires de ces noms, revêtus des insignes consulaires, gisaient à l’abandon sur le Forum. Les têtes ne pouvant plus servir à rien, les sicaires vendirent celle de Vinius à sa fille pour deux mille cinq cents drachmes [63]  ; celle de Pison fut donnée à sa femme Vérania, qui l’obtint par ses prières ; celle de Galba aux esclaves de Patrobius [64] . Après l’avoir outragée de la façon la plus ignoble, ils la jetèrent à l’endroit où l’on exécute ceux que les Césars condamnent à mort : ce lieu s’appelle Sessorium. Quant au corps de Galba, Helvidius Priscus le fit enlever avec l’autorisation d’Othon ; et Argius, affranchi du vieil Empereur, l’enterra de nuit.

XXIX. Tel fut le sort de Galba, personnage qui, soit par sa naissance, soit par sa richesse, n’était inférieur qu’à peu de Romains d’autrefois, et qui, par l’union de la richesse et de la naissance, était le premier de tous ceux de son temps. Il avait vécu sous le principat de cinq Empereurs successifs, entouré de considération et de gloire ; aussi renversa-t-il Néron plutôt par sa réputation que par sa puissance. Parmi les artisans de cette révolution les uns ne furent jugés par personne dignes de la souveraineté, les autres s’en jugèrent eux-mêmes incapables. Mais Galba, proclamé Empereur, s’inclina ; et, en prêtant son nom à l’audace de Vindex, il fit d’un mouvement et d’une rébellion qualifiés d’abord de simples mutineries, une vraie guerre civile, en leur donnant un chef digne de régner. Il s’ensuivit que, ne croyant pas prendre l’Empire pour lui, mais plutôt se donner à l’Empire, il voulut gouverner les Romains abâtardis par Tigellin et Nymphidius comme Scipion, Fabricius et Camille gouvernaient leurs contemporains. Bien que desservi par sa vieillesse, il fut, dans le domaine des armes et de la guerre, un Empereur parfait et digne de l’ancienne Rome. Et si, en se livrant à Vinius, à Lacon et aux ‘affranchis qui faisaient argent de tout, comme Néron s’était livré aux plus insatiables des hommes, il ne laissa personne pour regretter son gouvernement, le plus grand nombre eut pitié de sa mort.



[1] Iphicrate ( ?-349 av. J.-C.), général athénien, créa des corps légers et assouplit l’armement. Il vainquit les Spartiates en 392. Il épousa la fille du Roi de Thrace Cotys.

[2] Allusion aux mouvements violents et désordonnés des Titans dans leur vaine résistance à Zeus. Cf. pour le détail des événements, l’éloquent tableau de Tacite (Histoires, I, 1 et 2).

[3] Il s’agit d’un des deux tyrans de Syracuse qui portèrent ce nom, probablement Denys l’Ancien.

[4] Jason ou l’un de ses frères.

[5] L’action d’une tragédie grecque se déroule d’un seul tenant et en moins d’une journée.

[6] Cette remarque explique les événements postérieurs : la chute de Néron n’est pas une revanche de la morale et sera, par conséquent, le début d’une série de crimes.

[7] Il comptait bien, en réalité, travailler pour son compte. Le récit de Tacite n’est d’ailleurs pas absolument conforme à celui de Plutarque.

[8] 6.750 francs-or [1950].

[9] 1.125 francs-or.

[10] Quintus Lutatius Catulus, le vainqueur des Cimbres. Mummia, mère de Galba, descendait de lui par les femmes.

[11] Le consul désigné sortait de chez lui pour aller prendre possession de sa charge. En le faisant sortir de la maison d’Auguste, Livie montre qu’elle considère Galba comme un membre de la famille impériale. Elle lui fit un legs important, que Tibère réduisit.

[12] Caius Julius Vindex, propréteur de Gaule, avait donné le signal de la révolte contre Néron.

[13] C’est-à-dire de la garde personnelle du gouverneur.

[14] C’était une mesure hardie et presque révolutionnaire, devant laquelle avait reculé même Catilina.

[15] Car l’abandonner eût été risquer de terribles représailles.

[16] En Tarraconaise.

[17] Cependant le bas peuple regrettait Néron, et les prétoriens se sentaient humiliés que des soldats de province eussent fait un Empereur.

[18] Néron avait épousé officiellement ce malheureux, qu’il appelait Sabina. Cela fit dire à un homme d’esprit : « Heureux le genre humain, si Domitius [le père de Néron], n’avait pas eu d’autre femme que celle-là ! » Poppée était le nom de la femme d’Othon, que Néron lui avait prise et qu’il finit par tuer d’un coup de pied.

[19] Verginius Rufus, consul pour la troisième fois, mourut sous Nerva en 97 av. J.-C. Tacite le remplaça, comme consul substitué (suffectus), et prononça son oraison funèbre.

[20] « Cette action insolente et honteuse par elle-même, l’était encore davantage à cause du lieu où elle fut commise, car cet endroit du camp était sacré. C’était là que l’on mettait les enseignes, et là étaient les autels des dieux. » (Note de Dacier.)

[21] Les uns étaient sincèrement indignés des excès de Vinius ; les autres ne cherchaient qu’une occasion de pêcher en eau trouble. Ainsi, de bonne ou de mauvaise foi, tout le monde devait travailler à la chute de Galba, début d’une nouvelle série de drames.

[22] Préfet du prétoire. Il remplaçait Tigellin. Comme on l’a vu plus haut (chapitre II), Néron avait deux préfets du prétoire, Nymphidius et Tigellin, ayant jugé bon, après la mort de Burrhus, de dédoubler une charge qui lui faisait ombrage, mais qu’il ne pouvait supprimer.

[23] Antithèse frappante, mais on Ignore la parenté exacte de Galba avec Livie.

[24] Cingonius Varron, consul désigné.

[25] Qu’importe qu’au hasard un sang vil soit versé ? fera dire Racine à Mathan. La notoriété des victimes est ce qui émeut le plus les cercles dont Plutarque rapporte l’avis. On s’étonne donc de les voir invoquer la démocratie.

[26] Il avait été, sous Néron, gouverneur de Bretagne.

[27] Clodius Macer, proconsul d’Afrique, avait songé à briguer la dignité impériale. Il fut tué par le procurateur Trébonius Garutianus.

[28] Caius Fonteius Capito, propréteur de la Germanie inférieure.

[29] Fabius Valens était un simple légat [lieutenant de légion, comme Cornélius Aquinus], qui, d’après Tacite (Histoires, I, 7), prit part au meurtre de Fontéius. Mais, d’après Tacite, Galba n’avait rien ordonné.

[30] Environ quatre kilomètres. Galba était parti d’Espagne au début de juillet 68 ; et il arriva à Rome en septembre.

[31] Le service de la légion, surtout à Rome, garnison privilégiée, était moins pénible, mieux payé et plus estimé que celui de la marine. Ces soldats craignent d’être renvoyés à la mer.

[32] Cette légion n’était encore qu’en formation. Lui donner des enseignes et un emplacement eût été la constituer d’une façon officielle et définitive. Néron l’avait fait pour une autre légion, recrutée aussi parmi les marins.

[33] C’était, en effet, probable, vu la politique d’économies de Galba.

[34] Tacite parle de « tant de milliers » de morts ; Dion Cassius, de sept mille.

[35] Travaux et Jours, 366.

[36] Elle s’appelait Crispina. Elle se trouvait à Rome quand son père se déclara pour Galba, et Tigellin prétendait lui avoir alors sauvé la vie.

[37] 225.000 francs-or.

[38] 135.000 francs-or.

[39] Hordéonius Flaccus avait, comme on sait, remplacé Verginius comme légat en Germanie supérieure.

[40] Octavie, fille de Claude et soeur de Britannicus.

[41] Il était aussi son plus proche voisin.

[42] Cinquante millions de drachmes, donc quarante-cinq millions de francs-or.

[43] Pour l’année suivante.

[44] Le 1er janvier.

[45] Vitellius avait été préposé par Galba au gouvernement de la Germanie inférieure.

[46] D’après Tacite (Histoires, I, 9), l’illustration du père de Vitellius avait paru suffisante à Galba pour entraîner l’élévation du fils.

[47] C’était une preuve de débauche, le repas principal ne commençant guère avant trois heures.

[48] Le nom de César était devenu une sorte de nom dynastique et équivalait au titre d’Empereur.

[49] Les Dolabella étaient une branche de l’illustre famille des Cornelii.

[50] Pison, fils de Marcus Licinius Crassus, avait été adopté par Lucius Calpurnius Piso et s’appelait depuis lors Lucius Calpurnius Piso Licinianus.

[51] Cet astrologue avait accompagné Othon en Lusitanie.

[52] Un option était un sous-officier choisi par le centurion pour le doubler au besoin.

[53] Le tesséraire était chargé de faire circuler le mot d’ordre, inscrit sur une tablette, Cessera.

[54] Cette définition n’est pas absolument exacte.

[55] Le 15 janvier.

[56] Cette maison, située sur le Palatin, était devenue une dépendance du palais d’Auguste.

[57] Ces gardes appartenaient à la cohorte prétorienne, qui, jusqu’alors, était restée fidèle au Prince, quel qu’il fût. Elle n’avait abandonné Néron que parce qu’elle se croyait abandonnée de lui.

[58] Le portique construit sur le Champ-de-Mars par Marcus Vipsanius Agrippa, gendre d’Auguste.

[59] Cette basilique, construite en 179 av. J.-C. par les censeurs Lucius, Aemilius Lepidus et Marcus Fulvius Nobilior, avait été restaurée au temps de César par Emilius Paulus.

[60] Les mutins considèrent Galba comme déchu.

[61] Ce personnage étant le porte-enseigne de la cohorte qui escortait Galba (Tacite, Histoires, I, 41), il s’agit évidemment de l’image de l’Empereur attachée à l’enseigne, seule interprétation possible du texte de Tacite. Il ne peut être question d’une statue.

[62] Sur l’emplacement supposé du gouffre où Marcus Curtius, en 362 av. J.-C., s’était jeté pour s’offrir en sacrifice à la patrie.

[63] 2.250 francs or.

[64] Ce Patrobius, affranchi de Néron, avait été mis à mort par ordre de Galba.