PLUTARQUE

VIE DE LYCURGUE (dates incertaines)

Traduction Bernard Latzarus, 1950

I. Incertitude de la biographie de Lycurgue et surtout du temps où il vécut. Généalogies diverses. — II. La dynastie des Eurypontides. L’anarchie à Sparte. Mort du père et du frère aîné de Lycurgue. — III. Régence de Lycurgue. Naissance du Roi Charilaos. Les calomnies décident Lycurgue à s’expatrier. — IV. Voyages, vrais ou supposés, de Lycurgue. — V. Son retour. Révolution qu’il opère. Institution du Sénat. — VI. Rôle prépondérant de cette assemblée. Citation de Tyrtée. — VII. Institution de l’éphorat. — VIII. Partage des terres. — IX. Mesures économiques. — X. Établissement des repas publics. — XI. Mécontentement des riches. Attentat contre Lycurgue. — XII. Ordonnance des repas communs. — XIII. Opposition de Lycurgue aux lois écrites. Ses oracles. — XIV. L’éducation des filles. — XV. Le mariage. — XVI. L’éducation des garçons. — XVII. Sobriété du régime des enfants. Causes et conséquences de cette pratique. — XVIII. Formation morale, punitions et amours des enfants. — XIX. Le langage laconique. Citations de Lycurgue. — XX. Autres exemples du style laconique. — XXI. Caractère moral de la poésie lacédémonienne. — XXII. Les Spartiates à la guerre. — XXIII. Esprit pacifique de Lycurgue. Sa part dans l’organisation des jeux Olympiques. — XXIV. Oisiveté obligatoire à Sparte. — XXV. L’esprit de communauté à Sparte. Mots significatifs de quelques Spartiates. — XXVI. Les élections au Sénat. — XXVII. Règlement des funérailles. Interdiction de tout contact avec l’étranger. — XXVIII. Oppression des ilotes. Faut-il attribuer à Lycurgue la cryptie ? — XXIX. Stratagème de Lycurgue pour faire garder ses lois aux Lacédémoniens. Il se donne la mort. — XXX. Prestige de Sparte. — XXXI. Véritable but de la législation de Lycurgue. Son influence sur les utopistes. Phénomène qui suit sa mort. Autres versions sur sa sépulture.

I. Au sujet de Lycurgue le législateur il n’est possible, en général, de rien dire d’incontestable, puisque sa naissance, ses voyages, sa fin, et, outre tout cela, son activité de législateur et d’homme d’État, ont été rapportées de façons différentes. Mais le temps où a vécu ce grand homme est encore ce sur quoi l’on s’accorde le moins. Les uns disent que sa belle période a coïncidé avec celle d’Iphitos [1] et qu’il a ménagé, avec l’aide de celui-ci, la trêve d’Olympie [2] . Du nombre de ces auteurs est le philosophe Aristote, qui invoque à l’appui de son opinion le disque déposé à Olympie, et sur lequel on a écrit le nom de Lycurgue [3] . Les autres, qui calculent les temps par la succession des Rois de Sparte, comme Ératosthène et Apollodore, croient établir que Lycurgue est antérieur de bien des années à la première Olympiade [4] . Timée suppose qu’il y a eu deux Lycurgue à Sparte, qu’ils ne vivaient pas dans le même temps et qu’à cause de la gloire de l’un, on lui a attribué les actions de tous les deux. Le plus ancien n’aurait pas été éloigné du temps d’Homère ; et même quelques historiens supposent qu’il a pu voir ce poète. Xénophon donne aussi à supposer l’antiquité de ce grand homme dans le passage où il dit que Lycurgue était né au temps des Héraclides [5] . Car Héraclides de race, sans doute même les plus récents des Rois de Sparte l’étaient ; mais il semble que Xénophon veuille réserver ce nom aux plus anciens de la dynastie, qui étaient tout proches d’Héraclès. Cependant, bien que l’histoire tâtonne à ce point, nous essaierons, en suivant les écrits qui comportent le moins de contradictions ou les témoins les plus connus, de donner de ce personnage l’histoire la plus exacte.

... [On n’est pas d’accord sur son origine], puisque le poète Simonide dit que Lycurgue n’avait pas pour père Eunomos, mais Prytanis, dont vinrent deux fils, Lycurgue et Eunomos. La plupart des historiens n’établissent guère la généalogie de cette façon ; ils disent que Proclès, fils d’Aristodème, eut pour fils Soos ; Soos, Eurypon ; celui-ci Prytanis, dont naquit Eunomos ; qu’Eunomos eut Polydecte de sa première femme et Lycurgue, le cadet, de Dionassa, comme le rapporte Dieutychide. Lycurgue serait ainsi le sixième descendant de Proclès, et le onzième d’Héraclès.

II. Quant à ses ancêtres, le plus admiré fut Soos, sous le règne duquel les Spartiates firent esclaves les Ilotes et adjoignirent à leurs possessions un grand territoire, arraché aux Arcadiens. On dit que Soos, assiégé par les Clitoriens dans un endroit difficile à défendre et privé d’eau, convint avec eux de leur abandonner le sol conquis par ses armes, s’il buvait, lui-même et tous ses compagnons, à la source voisine. Les serments prêtés, il réunit tous ses compagnons et offrit la royauté à celui qui n’aurait pas bu. Personne n’eut le courage de résister à la soif, et tout le monde but. Il descendit le dernier de tous vers la source et se fit seulement arroser du dehors, les ennemis étant encore là. Puis il partit et garda le pays, sous prétexte que tout le monde n’avait pas bu [6] . Mais bien qu’on l’admirât pour ces grandes actions, ce n’est point son nom que prit la famille royale, mais celui de son fils. On appela les Princes de cette dynastie Eurypontides, parce qu’Eurypon, semble-t-il, fut le premier à relâcher l’absolutisme excessif de la royauté, en recherchant la popularité et en faisant plaisir à la foule. Par suite de ce relâchement, le peuple s’enhardit ; et sous les Rois qui vinrent après lui, soit qu’ils eussent de la répugnance à contraindre la multitude, soit qu’ils la supportassent par complaisance ou par faiblesse, le désordre et l’indiscipline possédèrent Sparte pour longtemps. Cette anarchie causa la mort du père de Lycurgue, alors régnant ; car, en essayant d’arrêter une rixe, il fut frappé mortellement d’un couteau de cuisine et laissa la royauté à son fils aîné Polydecte.

III. Ce Prince étant mort également peu de temps après, c’était, de l’avis général, à Lycurgue de régner ; et même, avant qu’on ne vît que la veuve de son frère était enceinte, il régna. Mais, dès qu’il s’aperçut de la grossesse de sa belle-soeur, il déclara que la royauté revenait à l’enfant à naître, si c’était un garçon. Il exerça donc désormais le pouvoir en qualité de tuteur du Roi ; or les tuteurs des Rois orphelins, on les appelait à Sparte prodiroï. Mais comme sa belle-soeur lui envoyait secrètement des émissaires et négociait avec lui, décidée qu’elle était à supprimer l’enfant, si elle pouvait à ce prix épouser Lycurgue, devenu Roi de Sparte, elle lui devint odieuse. Sans la contredire en face et feignant même d’approuver ses intentions et d’y entrer, il déclara qu’elle ne devait pas compromettre sa santé gravement en provoquant un avortement par des drogues ; car lui-même s’occuperait de la débarrasser de l’enfant dès sa naissance. Il fit ainsi prendre patience à cette créature jusqu’à l’enfantement ; et, quand il la sut près d’accoucher, il envoya des sages-femmes et aussi des gardes auxquels la consigne avait été donnée, si le nouveau-né était une fille, de la remettre aux femmes, et, si c’était un garçon, de le lui apporter, quoi qu’il se trouvât en train de faire alors. Il était précisément à table avec les magistrats, quand vint au monde l’enfant, qui était mâle ; et les serviteurs le lui apportèrent. Il le prit dans ses bras, à ce qu’on rapporte, et dit aux assistants : « Un Roi vous est né, Spartiates ! » Il le fit ensuite coucher à la place du Roi et le nomma Charilaos, [Joie du Peuple], parce que tout le monde était rempli de joie en admirant l’élévation de son âme et sa justice. Il avait régné huit mois en tout ; mais il attirait en général les regards bienveillants des citoyens ; et si certains d’entre eux lui obéissaient comme au tuteur du Roi et au dépositaire de l’autorité royale, le plus grand nombre l’écoutaient et s’empressaient d’exécuter ses ordres à cause de son mérite. Mais il fallait aussi compter avec les envieux, qui tentaient, dès sa jeunesse, de s’opposer à son avancement. Dans cette catégorie figuraient surtout les parents et les familiers de la mère du Roi, qui passait pour outragée. Le frère de cette Princesse, Léonidas, s’attaqua un jour hardiment à Lycurgue et lui dit, entre autres choses : « Je sais bien que tu dois régner ! », le faisant ainsi soupçonner et calomnier d’avance, dans le cas où il arriverait quelque chose au petit Roi : Lycurgue serait alors suspecté de complot contre ce Prince. La Reine-mère tenait aussi couramment des propos de ce genre. Tout cela le contrariait ; et, dans la crainte d’un avenir incertain, il décida d’échapper aux soupçons en quittant le pays, et de courir le monde jusqu’au moment où son neveu, arrivé à l’âge d’homme, aurait un fils, héritier présomptif du trône.

IV. Ce déplacement l’amena d’abord en Crète. Il examina les institutions de cette île et prit contact avec les hommes les plus réputés du pays. Parmi les lois, il en est qu’il envia à cet État et recueillit pour les faire connaître et appliquer chez lui ; il en est d’autres qu’il dédaigna. A force d’égards et de marques d’amitié, il décida l’un des hommes considérés là-bas comme d’habiles politiques à partir pour Sparte. C’était Thalès [7] , simple poète lyrique en apparence, mais à qui son art servait de paravent ; car, de fait, il exerçait une action pareille à celle des plus grands législateurs. Ses odes étaient des appels à la discipline et à la concorde, efficaces à la fois par le style et par le rythme, et qui respiraient l’amour de l’ordre et l’apaisement. A leur audition l’humeur s’adoucissait insensiblement ; et l’on s’accoutumait à l’émulation du bien, loin de persévérer dans la malveillance mutuelle qui régnait alors. Ainsi ce grand homme fraya, en quelque sorte, le chemin à Lycurgue pour l’éducation des Spartiates. En quittant la Crète, Lycurgue s’embarqua pour l’Asie, voulant, dit-on, comparer à la vie crétoise, qui était simple et austère, l’opulence et le luxe d’Ionie, voulant, dit-on, comme un médecin compare, à des corps sains, d’autres corps rongés par une maladie secrète, considérer la différence des moeurs et des régimes. C’est là qu’il tomba pour la première fois sur les poèmes d’Homère, gardés alors, à ce qu’il semble, chez les descendants de Créophyle [8] . Comme il y trouva mêlé au plaisir de la fiction poétique [9] un esprit civique et moral qui ne méritait pas moins d’attention, il les copia avec empressement et les rassembla pour les apporter chez nous. Il y avait déjà, sans doute, une idée vague de ces épopées en Grèce ; mais bien peu de personnes en possédaient quelques fragments, l’oeuvre d’Homère se trouvant dispersée au hasard. Celui qui la fit donc connaître le premier est Lycurgue. Les Égyptiens croient que Lycurgue est aussi venu chez eux, où il aurait surtout admiré la séparation des guerriers d’avec les autres classes, qu’il transporta à Sparte, où, mettant à part les manoeuvres et les artisans, il devait rendre l’organisation politique vraiment civilisée et sans tache. C’est ce dont quelques historiens grecs tombent d’accord avec les Égyptiens. Mais que Lycurgue ait été en Afrique et en Espagne, et que, faisant le tour de l’Inde, il soit entré en relations avec les gymnosophistes [10] , personne sauf Aristocrate [11] , fils d’Hipparque et Spartiate, ne l’a dit, à notre connaissance.

V. Les Lacédémoniens regrettaient l’absence de Lycurgue et ils l’envoyèrent chercher à plusieurs reprises, pensant que leurs Rois, sauf le titre et les honneurs, n’avaient rien qui les distinguât de la masse, mais qu’il avait, lui, le caractère d’un chef et le talent d’un conducteur d’hommes. Encore les Rois eux-mêmes n’étaient-ils pas sans désirer sa présence, dans l’espoir qu’ils auraient, grâce à lui, moins à souffrir de l’insolence du grand nombre. Il revint donc, et, trouvant ses compatriotes disposés comme je l’ai dit, il entreprit de bouleverser l’ordre de choses existant et de changer la Constitution, dans la pensée que les lois de détail n’ont ni effet, ni utilité, si l’on ne procède comme pour un corps malsain et rempli de toutes sortes de maladies. Il faut alors refondre et transformer le tempérament par des remèdes et des purgations, puis le soumettre à un régime tout nouveau. Pénétré de ce principe, il alla d’abord à Delphes ; et, après avoir sacrifié au dieu et obtenu une consultation de la Pythie, il revint en rapportant ce fameux oracle, qui le déclarait aimé des dieux et dieu lui-même plutôt qu’homme. Comme il demandait de bonnes lois pour son peuple, le dieu répondait à sa prière par la promesse de lui dicter une Constitution qui serait, de beaucoup, la meilleure de toutes. Transporté de joie par ces déclarations, il gagna l’aristocratie à sa cause et l’exhorta à se mettre à l’oeuvre avec lui. Il commença par s’entretenir secrètement avec ses amis ; puis il tâta peu à peu un plus grand nombre de Spartiates, qu’il finit par grouper en vue de l’action. Le moment venu, il prescrivit aux trente premiers citoyens de la ville de se rendre en armes, dès le matin, sur l’agora, pour frapper de terreur et d’épouvante les opposants. Sur ces trente, Hermippe en cite vingt des plus marquants [12] , mais le meilleur auxiliaire des réformes de Lycurgue et le principal collaborateur de sa législation, on le nomme Arthmiade. Au début de l’émeute, le Roi Charilaos effrayé crut que toute l’agitation était dirigée contre lui, et se réfugia dans le temple « d’airain » [d’Athéna] ; puis il se laissa persuader d’en sortir, et, sa sûreté étant garantie par serment, il se releva [13] et prit part à la révolution ; car il avait un caractère doux : aussi raconte-t-on que son collègue dans la royauté, Archélaos, dit à ceux qui louaient ce Prince, alors tout jeune : « Et comment Charilaos serait-il un homme de bien, lui qui n’est même pas mauvais pour les méchants ? » Entre les nombreuses innovations de Lycurgue, la première et la plus grande fut l’établissement du Sénat, qui, Platon l’affirme [14] , associé à l’autorité des Rois, alors dans toute la fièvre d’une restauration, et disposant d’un pouvoir de décision égal dans les grandes affaires, fut, pour l’État, une sauvegarde et une garantie de sagesse. Car la politique était jusqu’alors un jeu de bascule où gagnaient tantôt les Rois, [d’où risque de] tyrannie, tantôt la foule, d’où risque de démocratie. Il y eut désormais un point d’appui fixe. Le Sénat assurait l’équilibre, et le régime eut la base et l’assiette les plus solides ; car, si les vingt-huit sénateurs apportaient toujours leur appui aux Rois dans la mesure où il fallait résister à la tyrannie, en revanche, ils fortifiaient, à l’occasion, le peuple pour empêcher la tyrannie. D’après Aristote [15] , le chiffre de vingt-huit fut fixé par les sénateurs parce que des trente premiers associés de Lycurgue, deux abandonnèrent l’entreprise par lâcheté ; mais Sphaeros [16] , dit que, dès le début, il n’avait que vingt-huit partisans. Lycurgue put songer aussi que vingt-huit, produit de sept par quatre, et pouvant donc se diviser en plusieurs parties égales, est le premier nombre parfait après le quadruple de six [17] . Je croirais plutôt que Lycurgue voulait aboutir à un total de trente voix délibératives, en y comprenant les deux Rois.

VI. Lycurgue s’intéressa tellement à cette magistrature qu’il apporta de Delphes un oracle qui la concernait, ce qu’on appelle rhètra [18] . Il est ainsi conçu : « Après avoir bâti un temple à Zeus Syllanien et à Athéna Syllanienne [19] , distribué en tribus et sectionné en sections [20] , puis établi un Sénat de trente membres, y compris les chefs, haranguer [21] de saison en saison entre la Babyca et le Cnacion, et ainsi proposer et retirer les projets ; mais laisser au peuple la satisfaction et le pouvoir. » Dans ce texte, distribuer en tribus et sectionner en sections signifient diviser et répartir le peuple en fractions, dont l’oracle appelle les unes tribus, et les autres sections. Il nomme chefs les Rois, et haranguer, [en dorien apellazein], c’est convoquer l’assemblée, parce que Lycurgue attribue au dieu de Delphes [Apollon] l’origine et le principe de sa Constitution [22] . Quant à la Babyca, on l’appelle maintenant Cheimarros, et le Cnacion, OEnonte ; mais, d’après Aristote [23] le Cnacion serait une rivière, et la Babyca, un pont. C’est entre les deux que les Spartiates tenaient leurs assemblées, sans qu’il y eût de portique, ni d’installation quelconque ; car Lycurgue croyait que cela ne contribuait nullement à une bonne délibération, mais y nuisait plutôt en rendant frivoles et vaniteux, par suite d’une prétention sans fondement, les esprits des hommes assemblés, quand ils jetaient un regard sur les statues, les tableaux, les avant-scènes des théâtres, les plafonds ouvragés [24] et que le plaisir de cette vue leur faisait trop prolonger la séance. L’ensemble des citoyens une fois réuni, personne n’avait le droit de dire son avis, sauf les sénateurs et les Rois sur l’opinion desquels le peuple était qualifié pour se prononcer. Plus tard, cependant, comme la majorité dénaturait et bouleversait les avis du Sénat par suppression ou par addition, les Rois Polydore et Théopompe ajoutèrent cette disposition à l’oracle : « Mais si le peuple adoptait une motion altérée, ordre aux sénateurs et aux chefs de faire défection ! » Les autorités devaient donc, en ce cas, au lieu de ratifier le vote, s’abstenir de toute discussion et dissoudre l’assemblée du peuple, puisqu’elle détournait de son sens et changeait en pis l’avis du Sénat. Les deux Rois arrivèrent à faire adopter cette prescription à la cité en la donnant pour un ordre du dieu [de Delphes], comme Tyrtée le rappelle quelque part dans ces vers :

Ayant entendu Phébus, ils rapportèrent du temple chez eux

les prophéties du dieu et ses paroles définitives

que les Rois honorés par les dieux commandent au Conseil, eux qui ont le souci de Sparte, la ville charmante,

et après eux les vieux sénateurs, et qu’ensuite les hommes du peuple répondent, par leur soumission, à ces oracles immuables [25] .

VII. Lycurgue ayant ainsi équilibré sa Constitution, cependant ses successeurs, qui voyaient encore l’oligarchie intempérante et vigoureuse, lui imposèrent, suivant le mot de Platon [26] , comme un frein, la puissance des éphores, dont les premiers, Élatos et ses collègues, furent institués cent trente ans au plus après Lycurgue, sous le règne de Théopompe. On dit que ce Prince, à qui sa femme reprochait de laisser à ses enfants la royauté plus faible qu’il ne l’avait reçue, répondit : « Non, plus forte, dans la mesure où elle sera plus durable ! » Car, en fait, ayant perdu son pouvoir excessif, elle évita la haine, d’où naît le danger, et ses dépositaires n’eurent pas à subir le sort que Messène et Argos infligèrent à leurs Rois, qui n’avaient consenti à rien céder, ni rien relâcher de leur autorité au profit du peuple. Par là surtout éclatèrent la sagesse et la prévoyance de Lycurgue. On peut les apprécier en considérant le sort des Messéniens et des Argiens, voisins et parents des Spartiates, qui furent victimes des conflits du peuple avec les Rois et des mauvaises institutions. Aussi, bien qu’ils fussent partis sur un pied d’égalité avec Sparte et que, dans le partage, ils eussent même paru plus favorisés, ils ne furent pas longtemps heureux ; au contraire l’orgueil des Rois et l’indiscipline des masses bouleversèrent l’ordre établi, et l’on put voir que c’était vraiment une chance divine pour les Spartiates que d’avoir trouvé l’homme capable d’harmoniser et de tempérer leur Constitution. J’y reviendrai.

VIII. La deuxième des réformes politiques de Lycurgue, et la plus audacieuse, fut le partage des terres. Il régnait à cet égard une terrible inégalité, et l’on trouvait dans la ville beaucoup de personnes dénuées de propriétés et de ressources, la richesse étant absolument concentrée en un petit nombre de mains. Pour bannir l’orgueil, l’envie, la malfaisance, la débauche et des maux plus invétérés encore et plus grands pour l’État, la pauvreté et la richesse, Lycurgue décida ses concitoyens à mettre toutes les terres en commun et à en opérer la redistribution. Ils vivraient ainsi désormais les uns avec les autres, sans exception, sur un pied d’égalité, ayant chacun le même lot de terre, et, par conséquent, les mêmes moyens d’existence. Ils ne chercheraient la supériorité que dans la vertu, puisqu’il n’y aurait pas d’autres différences, ni d’autres inégalités que celles que déterminent le blâme du vice et l’éloge du bien. Joignant l’acte à la parole, il partagea entre les périèques [habitants de la banlieue], la terre de Laconie, divisée en trente mille parts. Du territoire de Sparte proprement dit, il fit neuf mille parts : c’est, en effet, à ce chiffre que montaient les propriétés des Spartiates natifs. Quelques historiens affirment pourtant que Lycurgue avait attribué six mille parts, et qu’ensuite Polydore [27] en ajouta trois mille ; les autres, que Lycurgue distribua la première moitié des neuf mille, et Polydore, l’autre. Le lot de chaque propriétaire était assez grand pour rapporter à un homme soixante-dix médimnes [28] d’orge, à une femme, douze, avec une récolte proportionnée de produits liquides [huile et vin] ; car, aux yeux de Lycurgue, ces quantités devaient suffire pour maintenir les Lacédémoniens en vigueur et en bonne santé, et il ne leur fallait rien de plus. On dit que, par la suite, revenant de voyage après la moisson, il sourit en voyant les meules de grains parallèles et égales, et dit aux personnes présentes : « On voit bien que la Laconie appartient tout entière à beaucoup de frères qui viennent de se la partager ! »

IX. Il entreprit aussi de partager la fortune mobilière afin de bannir absolument l’inégalité et les distinctions sociales ; mais, comme il voyait que l’on acceptait difficilement l’idée d’une confiscation directe, il recourut à un autre procédé et parvint à retrancher l’excès de ce genre de biens par des mesures politiques. D’abord, en effet, il abolit toute monnaie d’or et d’argent, et prescrivit de se servir seulement de monnaie de fer. Il donna à cette nouvelle monnaie, avec une grande masse et un grand poids, une valeur faible, de façon que, pour loger la somme de dix mines [29] , il fallait un grand coffre dans la maison, et, pour la transporter, un chariot attelé de boeufs. Cette mesure prise, bien des genres de crimes disparurent de Lacédémone. Qui, en effet, allait voler, recevoir illégalement, détourner ou saisir par force, des espèces qu’il n’était ni possible de cacher, ni enviable de posséder, ni même utile de mettre en pièces ? Lycurgue en effet, dit-on, faisait verser du vinaigre sur le fer chauffé à blanc pour en éteindre la force, et il empêcha ainsi de s’en servir à d’autres fins et pour d’autres usages, en le rendant difficile à manier et à travailler. Il bannit ensuite de la ville les métiers inutiles et superflus. La plupart d’ailleurs, même sans que personne les proscrivît, devaient, un jour ou l’autre, disparaître avec la monnaie en usage dans le reste de la Grèce ; car les moyens de paiement auraient manqué pour acquérir leurs ouvrages. La monnaie de fer, en effet, n’était pas séduisante pour les autres Grecs et n’avait pas cours chez eux ; on s’en moquait même. Les Lacédémoniens ne pouvaient donc plus acheter de marchandises étrangères, de bagatelles venues du dehors ; il n’arrivait pas de vaisseaux de commerce dans leurs ports, et il n’entrait en territoire laconien ni sophiste, ni devin-charlatan, ni souteneur, ni orfèvre, ni bijoutier, puisqu’il n’y avait pas de monnaie. Ainsi privé petit à petit de ce qui l’attisait et l’alimentait, le luxe se desséchait par lui-même ; et les citoyens fortunés n’avaient rien de plus que les autres, la richesse n’ayant pas le moyen de se produire en public et restant, au contraire, confinée et oisive dans les intérieurs. Aussi les objets d’un usage courant et indispensable, lits, sièges et tables, étaient-ils ouvragés le mieux du monde à Sparte, et la coupe à boire laconienne avait une grande réputation, surtout pour l’usage des troupes en campagne, à ce qu’affirme Critias. Car l’aspect, souvent répugnant, des eaux que l’on était forcé de boire, se trouvait dissimulé par la couleur de cette coupe, et, comme les courbures du dedans arrêtaient les matières en suspension, le liquide arrivait plus pur à la bouche. L’auteur de ces progrès était encore le législateur ; car, déchargés des fabrications inutiles, les artisans montraient leur habileté dans le perfectionnement des objets indispensables.

X. Le dessein de s’attaquer plus directement encore au luxe et de supprimer la passion des richesses lui inspira la troisième de ses réformes et la plus belle, l’institution des repas publics. Dorénavant les Lacédémoniens se réunissaient pour dîner ensemble. Ils mangeaient les mêmes plats et le même pain, fixés par l’autorité, au lieu de prendre leurs repas chez eux, couchés sur des lits magnifiques et accoudés à des tables somptueuses, où, par les soins de spécialistes experts en cuisine, ils s’engraissaient autrefois dans les ténèbres, comme des animaux voraces. Faire ainsi bombance, c’est ruiner, avec sa moralité, son tempérament ; car tous les plaisirs grossiers et les excès de table où l’on se laisse aller vous contraignent à de longs sommeils, à des bains chauds, à une extrême inaction, et, en somme, à des soins journaliers. La fin de ce mal était déjà un grand résultat ; Lycurgue en obtint un plus grand encore, qui était, comme dit Théophraste, de soustraire la richesse aux convoitises et même de lui faire perdre son nom grâce à la communauté des repas et à la simplicité du régime imposé. Car il n’y avait pas moyen d’utiliser une grande opulence, ni d’en jouir, ni même d’en faire étalage aux yeux d’autrui, puisque le riche allait prendre part au même repas que le pauvre. Aussi Sparte était-elle la seule ville sous le soleil où l’on pût vérifier le dicton rebattu sur Ploutos ; on y voyait ce dieu de la richesse aveugle et gisant à terre, comme une peinture sans âme et sans mouvement. Car il n’était même pas permis de commencer par dîner chez soi pour se rendre aux repas publics une fois restauré ; les autres convives observaient avec soin celui qui ne mangeait, ni ne buvait avec eux, et l’insultaient en lui reprochant la gourmandise et les goûts efféminés qui lui faisaient dédaigner la nourriture de tous.

XI. Cette institution fut donc, à ce qu’on dit, le principal motif de l’animosité des riches à l’égard de Lycurgue. Ils se soulevèrent contre lui, le conspuèrent en masse et le huèrent. Serré de près par un grand nombre d’entre eux, il dut à la fin s’échapper de l’agora en courant. En cherchant à se réfugier dans un temple, il gagna de vitesse ses agresseurs, sauf un petit jeune homme, assez bien doué par ailleurs, mais vif et passionné, du nom d’Alcandre, qui, s’acharnant à le poursuivre et le voyant se retourner, le frappa de son bâton et lui creva un ceil. Après cet attentat Lycurgue, loin de céder à la douleur, fit face à ses concitoyens pour leur montrer son visage ensanglanté et son ceil crevé. La honte de ce spectacle leur fit baisser la tête ; aussi livrèrent-ils Alcandre à Lycurgue, qu’ils reconduisirent chez lui en s’indignant des violences dont il avait souffert. Lycurgue les congédia en louant leur zèle ; quant à Alcandre, il le fit entrer dans sa maison, où, sans lui faire ni lui dire aucun mal, il lui ordonna de le servir à la place de ses domestiques et de ses auxiliaires habituels, qu’il renvoya. Le jeune homme, qui n’était pas dépourvu de générosité, faisait en silence ce qu’on lui prescrivait. En restant auprès de Lycurgue et en passant sa vie avec lui, il reconnut la douceur et la sérénité de son âme, la sévérité de son régime, sa résistance aux fatigues. Il conçut donc lui-même une affection extraordinaire pour ce grand homme, et il disait à ses familiers et à ses amis que Lycurgue n’était ni dur, ni prétentieux, mais, entre tous, doux et affable pour les autres. Telle avait donc été la punition de ce jeune homme ; tel fut son châtiment : mauvais garçon et présomptueux, il devint un homme des plus équilibrés et des plus retenus. En mémoire de cet attentat, Lycurgue éleva un temple à Athéna sous le vocable d’Optillétis, du nom que les Doriens de cette région donnent aux yeux, optilles. Quelques historiens cependant, entre autres Dioscoride, qui a composé un traité sur la Constitution de Lacédémone [30] , affirment que Lycurgue a bien été frappé, mais non éborgné, et que même il a érigé ce temple à la déesse en action de grâces pour sa guérison. Pourtant, après ce malheur, les Spartiates désapprirent l’usage de porter un bâton dans les assemblées.

XII. Pour en revenir aux repas publics, les Crétois les appellent « andréia », et les Lacédémoniens « phiditia », soit parce qu’ils impliquent de l’amitié (philia) et de l’affabilité ; alors d remplacerait P, soit parce qu’ils accoutument à la simplicité et à l’épargne (pheidô). Et rien n’empêche que l’on ait ajouté la première lettre du mot pheidomai (épargner), à l’initiale, comme le disent quelques-uns, alors que le terme primitif était éditia, tiré de substantifs qui signifient vie et nourriture. On se groupait par tables de quinze, un peu plus ou un peu moins. Chaque convive apportait par mois un médimne de farine, huit conges [31] de vin, cinq livres de fromage, deux livres et demie de figues, et, en outre, pour les denrées supplémentaires, une fort petite somme de monnaie. En dehors de ces provisions, quand on avait sacrifié pour l’offrande des prémices ou pris du gibier, on envoyait des portions à la salle du repas public. Car il était permis de dîner chez soi quand un sacrifice ou bien une partie de chasse vous avait mis en retard ; ce cas excepté, il fallait prendre part au repas public. Longtemps cette obligation fut étroitement gardée ; en tout cas le Roi Agis, de retour de l’expédition où il avait battu les Athéniens, voulant dîner chez lui avec sa femme, envoya vainement chercher les portions. Les polémarques [chefs de guerre] ne les envoyèrent pas ; et comme le lendemain, dans sa colère, il n’avait pas offert le sacrifice obligatoire, ils le mirent à l’amende. Les enfants allaient aussi aux repas publics, où on les conduisait comme à des écoles de tempérance. Ils y écoutaient des conversations politiques et y voyaient des hommes qui leur enseignaient la liberté. Ils s’habituaient à plaisanter et à railler eux-mêmes sans bouffonnerie, mais aussi à ne pas se fâcher si on les raillait. Car c’était encore, semble-t-il, un trait caractéristique de l’esprit laconien que de supporter la raillerie ; mais, si on ne l’acceptait pas, il était permis de s’y dérober, et le railleur s’arrêtait. A chacun de ceux qui entraient, le plus âgé montrait les portes en disant : « Par là, aucun mot ne sort ! » Voici, dit-on, comment on examinait celui qui voulait prendre part au repas public. Chacun des convives ayant pris une boulette [32] dans sa main, le serveur passait avec un vase sur la tête, et on y jetait silencieusement la boulette en guise de bulletin de vote, celui qui votait oui la laissant telle quelle, celui qui votait non l’écrasant dans sa main ; car la boulette ainsi écrasée avait le sens du bulletin troué dans les jugements [33] . Si on trouvait une seule boulette aplatie de la sorte, on rejetait le candidat, car on voulait que la compagnie d’un convive fût agréable à tout le monde. Le candidat ainsi refusé, on disait qu’il était « décadé », car on appelait caddichê le vase où l’on jetait les boulettes. Quant aux plats, le plus recherché à Sparte est le brouet noir, à tel point que, s’il y en a, les gens âgés ne veulent même pas un petit morceau de viande. Ils la laissent toute aux jeunes, et eux, à part, mangent le brouet. On dit qu’un Roi de Pont, pour tâter du fameux plat, alla jusqu’à acheter tout exprès un cuisinier lacédémonien. Il goûta du mets et fit la grimace : « Roi, dit alors le cuisinier, il ne faut manger ce brouet qu’après s’être baigné dans l’Eurotas ! » Après avoir bu, mais sans excès, les convives partent sans flambeaux ; car il n’est pas permis de marcher à la lumière, ni pour rentrer chez soi, ni pour aller ailleurs ; on veut habituer les citoyens à faire route dans les ténèbres de la nuit avec courage et sans peur. Telle est donc l’ordonnance des repas communs.

XIII. Lycurgue ne donna point de lois écrites, et c’est un principe posé par une des ordonnances qu’on appelle rhêtres [oracles]. C’est qu’à ses yeux les règles capitales et les plus importantes pour le bonheur du pays et la pratique de la vertu, si l’on arrivait à en pénétrer les moeurs et la conduite des citoyens, resteraient fixes et inébranlables, trouvant dans le choix réfléchi de l’âme un lien plus solide que la contrainte. Or ce choix, l’éducation l’inspire aux jeunes gens, en faisant de chacun d’eux le législateur de lui-même. Quant aux petits détails, aux contrats d’affaires et aux circonstances variées qui surviennent dans la pratique, il valait mieux ne pas y pourvoir par la rigidité d’un texte écrit ou de coutumes immuables et procéder, au gré des circonstances, par additions ou soustractions, sous réserve de l’approbation des personnes bien élevées. Car l’action pleine et entière de la législation il l’a fait porter sur l’éducation. C’était donc un de ses oracles, comme je l’ai dit, de ne pas se servir de lois écrites. Un autre était encore dirigé contre l’opulence ; il exigeait que toute maison eût un toit fait à la hache et des portes travaillées à la scie seulement, sans l’emploi d’aucun autre outil. Car ce que précisément Épaminondas dit plus tard de sa table : « Un déjeuner comme le mien ne comporte pas de trahison ! » Lycurgue a été le premier à le penser. Une maison telle qu’il la veut ne comporte pas de luxe et d’opulence ; et nul n’est assez grossier, ni assez sot, pour introduire dans un logis simple et populaire des lits aux pieds d’argent, des tapis de pourpre, des coupes d’or, avec le luxe qu’entraîne un pareil mobilier. Il faut bien adapter et approprier à la maison le lit, et au lit l’étoffe, et à celle-ci le reste du train et de la dépense. C’est par suite de cette simplicité que, dit-on, Léotychidas l’Ancien [34] , lors d’un dîner à Corinthe, demanda à son hôte, en voyant la charpente riche et compliquée du plafond, si, dans ce pays, le bois venait naturellement carré. Le troisième oracle que l’on rapporte de Lycurgue est celui qui interdit de faire souvent une expédition contre les mêmes ennemis, afin d’éviter que ceux-ci, prenant l’habitude de se défendre, ne deviennent guerriers. C’est là le principal reproche fait de nos jours encore à Agésilas, Roi de Sparte dans la suite. Par ses invasions et ses expéditions redoublées, presque sans discontinuer, en Béotie, il fit des Thébains les égaux des Lacédémoniens au combat. C’est aussi pour cela qu’Antalcidas, le voyant blessé, lui dit : « Ils sont beaux, les honoraires que tu reçois des Thébains pour prix de tes leçons, toi qui leur as appris à combattre quand ils ne le voulaient, ni ne le pouvaient ! » Ainsi donc, les admonestations de ce genre, Lycurgue les nomma oracles, comme émanant du dieu [de Delphes] et revêtues de son autorité.

XIV. Quant à l’éducation, qu’il regardait comme la plus grande et la plus belle oeuvre du législateur, il s’y prenait de loin et commençait par surveiller les conditions des mariages et des naissances. Car il n’est pas vrai que, comme le dit Aristote [35] , après avoir entrepris d’assagir les femmes, il y ait renoncé, ne pouvant mettre fin à leur grand relâchement et à la domination féminine qu’entraînaient les nombreuses expéditions des hommes ; les maris absents étaient bien forcés de laisser leurs compagnes maîtresses au logis, et pour ce motif, même le reste du temps, ils les honoraient plus que de raison et les appelaient dames. Cependant Lycurgue porta toute l’attention possible à l’éducation des femmes. En tout cas, il fortifia le corps des jeunes filles par des courses, des luttes, le jet de disques et de javelots. Ainsi leurs rejetons à venir, prenant racine en un terrain robuste et robustes eux-mêmes, arriveraient mieux à maturité ; quant aux mères, supportant leurs couches avec vigueur, elles opposeraient aisément leur force aux douleurs de l’enfantement. Pour leur ôter toute mollesse, toute vie sédentaire, toute habitude efféminée, il habitua les jeunes filles, non moins que les garçons, à défiler nues, et, pour certaines fêtes, à danser et à chanter dans cet état sous les yeux des jeunes gens. Il leur arrivait même d’adresser à chacun, dans leurs chants, d’aimables railleries, en visant ceux qui étaient en faute. En revanche elles célébraient ceux qui le méritaient, inspirant ainsi aux jeunes gens de l’émulation et une noble ambition. Car celui dont elles avaient vanté le grand coeur, illustre désormais chez les jeunes filles, s’en allait transporté par ces louanges ; et quant aux autres, les piqûres d’amour-propre, sous leur forme plaisante, avaient bien autant d’efficacité que les reproches sérieux, puisqu’elles se faisaient au su et au vu des autres citoyens, et en présence des Rois et des sénateurs. Quant à la nudité des jeunes filles, elle n’avait rien de honteux, puisque la modestie y présidait et que le dérèglement n’y était pour rien ; elle donnait, au contraire, l’habitude de la simplicité et le désir ardent d’une santé robuste. Ainsi le sexe féminin pouvait-il goûter à une fierté assez noble, puisqu’elle n’avait d’autre fondement que sa participation à l’héroisme et aux généreuses compétitions. Aussi toutes les femmes pouvaient-elles avoir la pensée que l’on prête à Gorgo, la femme de Léonidas, et répondre, comme elle, à une étrangère qui lui disait, paraît-il : « Vous autres, Lacédémoniennes, êtes seules à commander aux hommes ! » — C’est que seules nous enfantons des hommes ! »

XV. Voici ce qui excitait encore au mariage : les processions des jeunes filles, leur déshabillement et leurs combats sous les yeux des jeunes gens, qui, selon le mot de Platon [36] , cédaient à des contraintes, non géométriques, mais érotiques. Lycurgue a même imprimé une note d’infamie aux célibataires. On les écartait du spectacle des gymnopédies [exercices des jeunes filles nues] ; et, l’hiver, les magistrats leur faisaient faire nus le tour de l’agora, en chantant une chanson composée contre eux, où il était dit qu’ils subissaient un juste châtiment, parce qu’ils désobéissaient aux lois. Ils étaient en outre privés des témoignages de considération et de déférence que donnaient les jeunes gens aux personnes d’âge. Aussi nul ne désapprouva-t-il le mot dit à Dercyllidas [37] , bien que ce fût un général en vue. A son entrée dans une compagnie, un jeune homme ne lui céda pas son siège, et se justifia en disant : « C’est que tu n’as pas d’enfant pour me céder un jour le sien ! » Les mariages se faisaient par enlèvement, et l’on n’enlevait pas des filles encore petites et qui n’étaient pas en âge de se marier ; on les prenait dans la fleur de leur beauté et nubiles. La jeune fille une fois enlevée, la marieuse, comme on disait, la prenait, lui rasait la tête jusqu’à la peau, lui mettait un vêtement d’homme et des chaussures assorties, et la faisait coucher sur une simple paillasse, sans lumière. Le marié, qui n’était pas ivre, ni énervé, ayant, comme toujours, dîné sobrement au repas public, entrait, dénouait la ceinture de sa femme, et la prenait dans ses bras pour la porter sur le lit. Il ne passait que peu de temps en sa compagnie et revenait sagement à sa caserne, où il devait dormir avec les autres jeunes gens. Jusqu’à nouvel ordre, il faisait de même, passant la journée avec ses camarades et se reposant avec eux ; il n’allait trouver la mariée que furtivement et en prenant mille précautions, fort intimidé et craignant de découvrir son manège à quelqu’un de la maison. La jeune femme, de son côté, s’ingéniait pour se ménager, aux moments favorables, des entrevues secrètes avec lui ; et ils s’accordaient à cette fin. Cette période se prolongeait tant qu’il naquit des enfants à quelques Spartiates avant qu’ils n’eussent vu leurs femmes en plein jour. Les rendez-vous ainsi compris n’étaient pas seulement des exercices de tempérance et de retenue ; ils développaient la faculté génératrice, et les conjoints, quand ils se retrouvaient, étaient toujours animés d’un amour frais et nouveau, loin de ressentir la satiété et le dégoût qu’apportent des rapprochements continuels ; en se séparant au contraire, ils se laissaient toujours l’un à l’autre un reste d’ardeur, une flamme mal éteinte, d’où renaissaient le désir et la tendresse. Ayant établi dans les mariages une retenue si grande et une si belle discipline, il ne travailla pas moins à en bannir la jalousie frivole et féminine ; car il jugeait bon d’en écarter tout excès et tout désordre, mais aussi d’associer ceux qui le méritaient à la procréation des enfants. Il se moquait des gens qui, voyant dans cette fonction un privilège exclusif et incommunicable, vengent, par des massacres et des guerres, les atteintes qu’on y porte. Il était donc permis au mari âgé d’une jeune femme, s’il s’attachait à un jeune homme bien né et appréciait ses qualités, de l’introduire auprès d’elle pour déposer en son sein un noble germe ; et l’enfant qui venait au monde appartenait au ménage [38] . Il était encore permis à un homme de bien, s’il avait admiré une femme propre à avoir de beaux enfants et sage, mariée à un autre, de décider le mari à tolérer des relations entre eux ; c’était là ensemencer en terrain fertile pour produire des enfants bien doués, apparentés et unis par le sang à d’honnêtes gens. C’est que d’abord Lycurgue ne pensait pas que les enfants fussent en particulier à leurs parents ; il les regardait comme communs à tout l’État ; aussi voulait-il que les citoyens fussent issus, non des premiers venus, mais des meilleurs. Ensuite il voyait beaucoup de sottise et de vanité dans les institutions conjugales des autres législateurs. Car, s’il s’agit de la reproduction des chiens ou des chevaux, on a recours aux meilleurs étalons, que l’on se fait prêter par leurs maîtres, soit à titre gracieux, soit à prix d’argent. Les femmes, on les tient sous clef, et leurs maris veulent qu’elles n’aient d’enfants que d’eux seuls, même s’ils sont insensés, hors d’âge, maladifs. Comme si ce n’était pas d’abord au préjudice des parents et des nourriciers que les enfants fussent méchants ! Or ils le sont, s’ils naissent de méchantes gens ; au contraire, ils sont bons, si leur naissance les y dispose. Les pratiques du temps de Lycurgue, si conformes à la nature et au bien de l’État, étaient tellement éloignées de la trop grande facilité qui, dit-on, s’établit plus tard chez les femmes [de Sparte] que, dans le pays, l’adultère était absolument inconnu. On cite un mot d’un certain Géradas, Spartiate du vieux temps, à qui un étranger demandait quelle peine subissaient chez lui les adultères. Il répondit : « Étranger, il n’y a pas d’adultère chez nous ! — Mais enfin, reprit l’autre, s’il y en a un ? — Il paie un grand taureau, qui, en se penchant sur le Taygète, peut boire dans l’Eurotas ! » L’étranger surpris demanda : « Et comment pourrait-il y avoir un taureau de cette taille ? » Géradas se mit à rire et répliqua : « Et comment pourrait-il y avoir un adultère à Sparte ? » Voilà donc ce que les historiens rapportent du mariage à Sparte.

XVI. L’enfant qui venait de naître, le père n’était pas libre de l’élever ; il allait le porter dans un endroit nommé Lesché, où les plus anciens de la tribu siégeaient. Ils examinaient l’enfant, et, s’il était bien constitué et vigoureux, ils ordonnaient de le nourrir en lui assignant une des neuf mille parts de terrain. Mais s’il était disgracié de la nature et mal conformé, ils l’envoyaient au lieu dit Apothètes [Dépositoire], un gouffre situé le long du Taygète, dans la pensée qu’il n’était avantageux ni pour lui, ni pour la cité, de laisser vivre un être incapable, dès sa naissance, de bien se porter et d’être fort. Aussi les femmes ne lavaient-elles pas les petits enfants dans l’eau, mais dans le vin, pour éprouver leur tempérament ; car on dit que les enfants épileptiques et maladifs sont pris de convulsions au contact du vin pur, mais que les enfants bien portants en sont fortifiés et affermis dans leur santé. Les nourrices prenaient aussi soin de leurs nourrissons avec ingéniosité ; elles ne leur donnaient pas de langes, et, leur déliant ainsi les membres, leur permettaient de se développer librement. De plus, ils s’accommodaient de n’importe quel genre de vie, n’étaient dégoûtés de rien, ne tremblaient pas dans l’ombre, ne craignaient pas la solitude, ignoraient les caprices et la grossièreté criarde. Aussi arrivait-il même à quelques personnes du dehors d’acheter pour leurs enfants des nourrices lacédémoniennes ; et précisément on rapporte qu’Alcibiade, tout Athénien qu’il fût, eut pour nourrice Amycla, qui était laconienne. Mais, à ce que dit Platon [39] , Périclès lui donna comme gouverneur Zopyre, qui n’avait aucune supériorité sur les autres esclaves. Au contraire, les enfants des Spartiates, Lycurgue ne les mit pas sous la conduite d’instituteurs achetés, ni à gages ; et il n’était pas permis à un citoyen de nourrir, ni d’élever son fils comme il le voulait. Le législateur lui-même prenait tous les enfants dès l’âge de sept ans. Il les embrigadait dans des troupes ; et, en les faisant vivre et manger ensemble, il les accoutumait à partager les mêmes jeux et les mêmes occupations. On leur donnait pour chef de bande le plus intelligent et le plus courageux au combat, et c’est sur lui qu’ils avaient les yeux fixés ; ils écoutaient ses ordres et subissaient ses punitions, en sorte que l’éducation était pour eux l’apprentissage de la discipline. Les gens âgés surveillaient leurs jeux ; et en leur proposant, la plupart du temps, des sujets de querelles et de conflits, ils se rendaient compte, ce qui n’était pas sans intérêt, du caractère de chacun, de son courage et de sa constance dans les compétitions. Les enfants n’apprenaient les lettres que dans les strictes limites du besoin, et tout le reste de l’éducation les préparait à se bien laisser commander, à supporter la fatigue et à vaincre au combat. Aussi, quand ils avançaient en âge, augmentait-on pour eux les exercices ; on les rasait jusqu’à la peau et on les habituait à marcher pieds nus et à jouer, la plupart du temps, tout nus. A l’âge de douze ans, ils cessaient de porter une tunique et ne recevaient qu’un manteau pour l’année. Ils étaient sales, ignorant les bains et les frictions, sauf à certains jours de l’année, où ils participaient à ces douceurs. Ils dormaient ensemble par troupes et par sections, sur des paillasses qu’ils préparaient eux-mêmes en cassant avec leurs mains, sans aucun outil, les extrémités des roseaux qui croissaient le long de l’Eurotas ; mais, en hiver, ils mêlaient aux roseaux de leurs grabats des chardons cotonneux, plante qui passe pour dégager quelque chaleur.

XVII. Désormais, quand ils avaient cet âge-là, leurs amoureux, qui étaient du nombre des jeunes gens bien nés, commençaient à les fréquenter ; et les vieillards s’intéressaient davantage à eux, allant plus souvent dans les gymnases et les surprenant en train de combattre et de se railler mutuellement. Ce n’était pas un simple passe-temps ; tous les citoyens se croyaient en quelque sorte les pères, les gouverneurs et les chefs de tous les enfants ; aussi ne laissait-on ni un instant, ni un endroit sans un surveillant qui pût admonester et punir l’adolescent pris en faute. Cependant on établissait aussi un surintendant général de l’éducation pris dans l’aristocratie, et l’on mettait, à la tête des troupes d’enfants, des jeunes gens nommés irènes, toujours des plus sérieux et des plus hardis. On appelle irènes ceux qui sont sortis de l’enfance depuis deux ans, et mellirènes les plus grands des enfants. Cet irène, âgé de vingt ans, commande donc à ses subordonnés dans les combats, et, à la maison, il les emploie comme serviteurs pour le souper ; il enjoint aux plus forts d’apporter du bois, et aux plus petits, des légumes. Pour les apporter, ils les volent, les uns en allant dans les jardins, les autres en se glissant dans les réfectoires des hommes, avec beaucoup d’adresse et de circonspection. Si l’on se laisse prendre, on reçoit bien des coups de fouet, parce qu’on paraît avoir volé sans énergie et sans art. Ils volent aussi tout ce qu’ils peuvent en matière de vivres, en s’exerçant à mettre adroitement la main dessus, au détriment de ceux qui dorment ou gardent leurs provisions avec nonchalance ; mais celui qui est pris a pour punition les coups et la faim ; car ils n’ont qu’un repas court, afin que, luttant par eux-mêmes contre la famine, ils soient contraints d’être entreprenants et de commettre des friponneries. C’était là le principal effet de leur alimentation insuffisante ; mais il y avait, affirme-t-on, un résultat accessoire : l’accroissement de leur taille. Car le corps se développe en longueur quand le souffle vital n’a pas grande occupation ni grande énergie à dépenser, c’est-à-dire quand il n’est pas contraint par l’excès de nourriture, à se disperser en profondeur et en largeur. Il monte alors à cause de sa légèreté, et ainsi le corps se développe sans entrave et facilement. C’est ce même phénomène qui paraît aussi faire beaux les Spartiates ; car les tempéraments secs et grêles obéissent davantage aux lois naturelles de l’articulation ; mais les corps lourds et trop bien nourris résistent en raison de leur poids. C’est sans doute le cas des nouveau-nés dont les mères se purgent dans leur grossesse ; ils viennent au monde grêles, mais bien faits et gracieux, à cause de la légèreté de la matière, qui en rend le modelage plus facile [à la nature ?]. Mais la cause réelle de ce fait, laissons-la étudier à qui voudra.

XVIII. Les enfants volent donc avec tant de circonspection que, dit-on, l’un d’eux, ayant dérobé un petit renard qu’il cacha sous son manteau, se laissa déchirer le ventre par les ongles et les dents de cet animal afin de dissimuler son larcin, et tint bon jusqu’à la mort. Cela n’est pas incroyable, à en juger par les jeunes Spartiates d’aujourd’hui, dont nous avons vu plusieurs mourir sous les coups devant l’autel d’Artémis Orthia. Après dîner l’irène, étant encore à table, commandait à l’un des enfants de chanter et posait à un autre une question qui exigeait une réponse réfléchie, par exemple « Quel est le plus honnête homme de la ville ? » ou encore « De quelle nature est l’action d’un tel ? » Par là précisément les enfants s’habituaient dès les débuts à porter des jugements moraux et à se préoccuper de la conduite de leurs compatriotes. Car hésiter à répondre si l’on vous demandait : « Qui est bon citoyen ? » ou : « Qui n’est pas bien vu ? » cela passait pour la marque d’une âme languissante et indifférente à la vertu. Il fallait aussi que la réponse fût accompagnée d’une raison et même d’une justification, concise et resserrée en une formule brève. Celui qui répondait mal était puni par une morsure de l’Irène au pouce. Souvent c’était en présence des vieillards et des magistrats que l’irène châtiait les enfants ; on pouvait constater, de la sorte, s’il le faisait à juste titre et en conscience. On ne l’empêchait pas de punir ; mais, après le départ des enfants, il rendait ses comptes si la sanction avait dépassé la mesure ou si, au contraire, elle avait manqué de rigueur et d’énergie. Les amoureux des enfants participaient à leur réputation dans les deux sens ; et l’on dit qu’une fois, un enfant ayant proféré un mot lâche dans un combat [singulier], son amant fut puni par les magistrats. L’amour était tellement admis chez les Spartiates que même les belles et honnêtes femmes aimaient les jeunes filles. On ignorait pourtant la jalousie ; et, qui plus est, les gens épris des mêmes enfants faisaient de cette passion commune le début d’une amitié mutuelle et ne cessaient de travailler ensemble au perfectionnement de l’être aimé.

XIX. On apprenait encore aux enfants à parler un langage dont l’âpreté n’allait pas sans charme et qui, sous une forme brève, offrait beaucoup de substance. Car la monnaie de fer, Lycurgue, comme je l’ai dit, a décidé qu’elle n’aurait qu’une faible valeur sous un volume considérable ; mais au contraire il a fait du langage une monnaie où des formules simples et concises découvrent un sens étendu et profond, en s’ingéniant, par la pratique d’un long silence, à rendre les enfants sentencieux et réfléchis dans leurs réponses. Car, de même que la semence des débauchés est, la plupart du temps, inféconde et stérile, l’intempérance du babil rend le langage vide et lui ôte tout intérêt. Le Roi Agis répondit à un Athénien qui raillait la petitesse des épées lacédémoniennes et disait que les bateleurs, au spectacle, les avalaient facilement : « Et pourtant, ces épées en miniature, nous arrivons bien, nous, à en frapper les ennemis ! » Et moi, je vois que, si le langage laconique paraît court, il a une grande portée pratique et atteint l’intelligence des auditeurs. Et, en effet, Lycurgue lui-même paraît avoir été bref et sentencieux, s’il faut s’en rapporter aux propos que l’on cite de lui. Par exemple, son mot sur les Constitutions. Quelqu’un lui conseillait d’établir la démocratie dans la cité. Il répondit : « Commence donc par l’établir dans ta maison ! » Sur les sacrifices. On lui demandait pourquoi il en avait prescrit de si minces et de si pauvres : « Pour que nous ne cessions jamais d’honorer la divinité [40] ». Sur les compétitions athlétiques : « Les seules que je n’aie pas interdites aux citoyens sont celles où l’on ne tend pas la main [41]  ! » On donne encore comme extraites de ses lettres certaines réponses à ses concitoyens, du genre de celles-ci : Question : « Comment pourrions-nous repousser une invasion ennemie ? » — Réponse : « En restant pauvres, et en ne désirant pas être plus grands l’un que l’autre ! » Et encore sur les remparts : « Une ville ne saurait être sans remparts, quand elle est couronnée d’hommes, et non de briques ! » Mais ces lettres et d’autres de ce genre, il n’est facile ni d’en contester, ni d’en affirmer l’authenticité.

XX. L’aversion des Spartiates pour les longueurs est établie par quelques-unes de leurs répliques sentencieuses. Le Roi Léonidas dit à quelqu’un qui l’entretenait mal à propos de sujets d’ailleurs intéressants : « Étranger, tu dis ce qu’il faut, mais non quand il le faut ! » Charilaos, le neveu de Lycurgue, à qui l’on demandait pourquoi son oncle avait fait peu de lois, répondit : « Ceux qui ne font pas beaucoup de discours n’ont pas non plus besoin de beaucoup de lois ! » Archidamidas, comme on se plaignait à lui du sophiste Hécatée, qui, invité au repas public, ne disait rien, riposta : « Celui qui sait parler sait aussi le temps de parler ! » Quant à ces pointes dont j’ai dit qu’elles ne manquaient pas de grâce, en voici des exemples. Démarate, qu’un homme de rien accablait de questions indiscrètes, lui demandant en particulier, à plusieurs reprises, quel était le meilleur des Spartiates, répondit : « Le plus différent de toi ! » Agis, devant qui on louait la correction et la justice des Éléens dans l’attribution des récompenses aux jeux Olympiques, s’écria : « Quelle grande merveille si les Éléens pratiquent la justice un jour tous les cinq ans ! » Théopompe dit à un étranger qui lui montrait de bonnes dispositions et affirmait que chez ses propres concitoyens on l’appelait ami de Lacédémone : « Il serait beau pourtant, étranger, d’être appelé ami de tes compatriotes ! » Plistoanax, fils de Pausanias, ripostait à un orateur athénien qui traitait les Lacédémoniens d’ignorants : « Tu dis vrai ; car, seuls entre les Grecs, nous n’avons appris aucun mal de vous ! » Archidamidas, à qui l’on demandait combien étaient les Spartiates, répondit : « Assez nombreux, étrangers, pour écarter les méchants ! » Il est possible aussi, d’après leurs plaisanteries, de conjecturer leur manière habituelle de parler ; car ils s’habituaient à ne jamais se servir de la parole au hasard et à ne jamais laisser échapper un mot, qui, d’une façon quelconque, ne comportât un sens digne d’examen. Car l’un d’eux, invité à écouter un artiste qui imitait le chant du rossignol, répondit : « J’ai entendu les rossignols eux-mêmes ! » Un autre, en lisant cette épitaphe :

Comme ils éteignaient autrefois la tyrannie, Arès de bronze les a pris, ils sont morts aux portes de Sélinonte [42]

s’écria : « La mort de ces hommes était juste ; car ils auraient dû laisser brûler la tyrannie tout entière ! » Un petit jeune homme, à qui l’on promettait de donner des coqs qui mouraient au combat, répliqua : « Oh non ! donne-m’en plutôt de ceux qui tuent au combat ! » Un autre encore, à la vue de voyageurs qui se déplaçaient en voiture, exprima ce voeu : « Qu’il ne m’arrive jamais d’être assis en un lieu d’où je ne puisse me lever pour faire honneur à un aîné ! » Telle était donc la tournure habituelle de leurs sentences ; aussi quelques écrivains disent-ils assez justement que laconiser, c’est s’exercer à la sagesse plutôt qu’aux jeux athlétiques.

XXI. Mais en matière de musique et de chant leur éducation n’était pas moins soignée que pour la correction et la pureté du langage. Leurs chants avaient même un aiguillon qui réveillait le courage et inspirait un désir ardent d’activité. Le style en était simple, sans affectation ; les sujets, religieux et moraux. C’était le plus souvent l’éloge des guerriers morts pour Sparte et que l’on proclamait heureux, la flétrissure des trembleurs, dont la vie était douloureuse et infortunée, ou encore, suivant l’âge, la promesse d’avoir du courage ou la fierté d’en avoir déjà. Il vaut autant en donner un exemple. Dans les fêtes, la population mâle était divisée en trois choeurs, correspondant aux trois âges de la vie. Le choeur des vieillards commençait sa partie en chantant :

Nous étions autrefois de vaillants jeunes gens,

celui des hommes dans la force de l’âge répliquait :

Et nous le sommes, oui, si tu veux, fais-en l’épreuve !

Et le troisième choeur, celui des enfants :

Et nous serons, oui, beaucoup plus braves !

En somme, en étudiant les poèmes lacédémoniens, dont quelques-uns étaient encore conservés de notre temps, et en examinant les marches militaires, exécutées sur la flûte dans les offensives, on jugerait que Terpandre [43] et Pindare n’ont pas eu tort de lier le courage à la musique. Car le premier dit de Lacédémone :

Là fleurissent la lance des jeunes gens, la muse aux chants clairs et la justice en pleine rue [44]

Et Pindare déclare :

les conseils des vieillards

et les lances des hommes jeunes règnent, et les choeurs, et la muse, et la joie.

Ils montrent ainsi tous deux que les Spartiates sont très bien doués à la fois pour la musique et pour la guerre. Car bien jouer de la cithare, s’accorde bien avec le maniement du fer, comme a dit le poète de Lacédémone [45] . Et, en effet, dans les batailles, le Roi commençait par sacrifier aux Muses, pour rappeler, semble-t-il, aux combattants leur éducation et les maximes de leur enfance, afin qu’elles leur fussent présentes au moment du danger et leur fissent accomplir des actions dignes de mémoire.

XXII. En temps de guerre les chefs relâchaient même un peu pour les jeunes gens l’austérité de leur régime habituel et ne les empêchaient pas d’arranger leur chevelure, de rechercher l’élégance dans leurs armes et leurs vêtements ; on se réjouissait de les voir pareils à de jeunes chevaux qui relèvent la tête et hennissent à l’approche du combat. Aussi, portant les cheveux longs depuis leur passage dans la catégorie des éphèbes [46] , les jeunes Spartiates prenaient-ils soin de leur chevelure surtout dans les périodes de dangers ; ils la parfumaient, la rendaient luisante et la partageaient par une raie bien menée, faisant ainsi songer à ce mot de Lycurgue : « Les cheveux rendent ceux qui sont beaux plus pimpants, ceux qui sont laids plus effrayants. » Les exercices du corps étaient aussi moins violents en campagne ; la vie des jeunes gens, moins sévère et moins contrôlée ; aussi pour les Spartiates, seuls entre tous les hommes, le seul repos de la préparation à la guerre était-il la guerre elle-même. Quand le front de bataille était disposé et sous les yeux des ennemis, le Roi immolait la chèvre rituelle, donnait à tout le monde la consigne de se couronner, et faisait sonner par les joueurs de flûte l’air de Castor ; en même temps il entonnait une chanson de marche, déjà triomphale ; et c’était un spectacle à la fois grandiose et saisissant que celui de ces hommes qui avançaient à la cadence de la flûte, ne laissaient pas se faire de vide dans leur colonne, ni pénétrer de trouble dans leurs âmes, et pleins, au contraire, de douceur et de gaieté, étaient entraînés par le rythme au danger. Car il est naturel que ni la crainte ni une passion trop vive ne se fassent sentir chez des hommes disposés de la sorte : une fierté tranquille les anime, accompagnée d’espérance et d’audace, car ils croient Dieu avec eux. Le Roi marchait à l’ennemi ayant avec lui les Lacédémoniens couronnés dans les compétitions sportives. On affirme que l’un d’entre eux, à qui l’on offrait beaucoup d’argent pour ne pas concourir aux jeux Olympiques, n’accepta pas et terrassa son antagoniste à grand-peine. Comme quelqu’un lui disait ensuite : « Et que te revient-il donc de ta victoire, Lacédémonien ? », il répondit en souriant « Je serai placé devant le Roi pour combattre les ennemis ! » Après avoir défait et vaincu leurs adversaires, les Spartiates les poursuivaient juste assez longtemps pour affirmer leur avantage par la fuite de l’ennemi, et se retiraient aussitôt après, jugeant qu’il n’était ni généreux, ni digne d’un peuple grec de tailler en pièces et de massacrer des hommes qui cédaient et avaient abandonné la lutte. Ce procédé n’était pas seulement noble et magnanime, mais encore utile ; car les adversaires des Spartiates, sachant que ceux-ci tuaient ceux qui résistaient, mais épargnaient ceux qui lâchaient pied, jugeaient la fuite plus avantageuse que la fermeté.

XXIII. Hippias le Sophiste [47] dit que Lycurgue lui-même s’entendait fort bien à la guerre et le montra dans plusieurs campagnes ; et Philostéphanos [48] lui attribue la répartition des cavaliers en escadrons [oulames], dont chacun comprenait cinquante hommes montés et formés en carré. Mais, d’après Démétrios de Phalère, il ne prit part à aucune action militaire et établit son régime en pleine paix. Il semble aussi que l’idée de la trêve des jeux Olympiques soit d’un homme doux et pacifique. Et cependant quelques historiens affirment, au rapport d’Hermippe [49] , que Lycurgue ne s’intéressa ni ne s’associa dès le début à l’initiative d’Iphitos ; il était en déplacement pour un autre motif quand il assista aux jeux Olympiques. Il entendit alors une voix qu’il prit pour celle d’un homme placé derrière lui. Cet inconnu le tançait sévèrement et s’étonnait qu’il ne poussât point ses concitoyens à participer à cette fête universelle. Il se retourna et ne put voir celui qui avait parlé. Il en conclut à une intervention divine, et c’est ainsi qu’il prit contact avec Iphitos et collabora avec lui à l’organisation de ces réjouissances, pour leur donner plus de renom et de stabilité.

XXIV. L’éducation se prolongeait pour les Spartiates jusque dans l’âge mûr ; car nul n’avait la liberté de vivre à sa guise. On était dans la ville comme dans un camp, où les détails de l’existence étaient réglés ainsi que le service public auquel on était astreint. Car les citoyens se considéraient, pendant toute leur vie, comme appartenant à la patrie, et non à eux-mêmes. Si aucune tâche particulière ne leur était assignée, ils allaient donc surveiller les enfants et leur donner quelque leçon utile, ou bien s’instruire auprès de leurs aînés. Et, en effet, c’était un des nobles et bienheureux privilèges assurés par Lycurgue à ses concitoyens que l’abondance de loisirs. Ils n’avaient absolument pas le droit d’exercer un métier manuel, et se livrer à une besogne laborieuse ou à un trafic pour amasser de l’argent n’était nullement nécessaire, puisque la richesse n’excitait aucune convoitise et n’attirait aucune considération. Les ilotes travaillaient la terre pour les Spartiates et s’acquittaient envers eux de la redevance dont j’ai parlé [50] . Un Spartiate qui se trouvait en voyage à Athènes lors d’une session des tribunaux, apprit qu’un citoyen condamné pour oisiveté se retirait désespéré, escorté de ses amis qui partageaient sa peine et son émoi. Il pria ceux qui se trouvaient à ses côtés de lui montrer l’homme convaincu du crime de liberté. Tant les Spartiates jugeaient servile de s’adonner aux métiers et au commerce ! Les procès privés, comme de juste, avaient disparu avec la monnaie, puisqu’on ignorait le désir du gain et la gêne et que l’égalité régnait dans l’abondance avec l’aisance, grâce à la simplicité. Les choeurs, les fêtes, les banquets, les divertissements de la chasse, des exercices physiques, des causeries, prenaient tout le temps, quand on ne se trouvait pas en campagne.

XXV. Les citoyens âgés de moins de trente ans ne descendaient jamais au marché ; ils faisaient faire les achats indispensables par leurs parents et leurs amants. Même pour ceux qui avaient dépassé cet âge, c’était une honte de se laisser voir constamment occupés de ces soins, au lieu de passer la plus grande partie de la journée dans les gymnases et les galeries. Ces galeries étaient des lieux où l’on se réunissait pour converser honnêtement, sans qu’il fût jamais question de trafic ou de négoce. Le fond de l’entretien était de louer une bonne action ou d’en blâmer une mauvaise, mais d’une façon plaisante et enjouée, qui comportait une répréhension et une correction discrète. Car Lycurgue lui-même n’était pas sévère sans rémission, et Sosibios [51] rapporte même que c’est lui qui a consacré la statuette du Rire, [trouvée à Lacédémone], pour introduire bien à propos la plaisanterie dans les banquets et les compagnies comme un adoucissement à la fatigue et à la vie sévère des Spartiates. En somme, il habituait ses concitoyens à ne vouloir, ni ne savoir vivre en particulier, et, au contraire, à être toujours, comme les abeilles, agglutinés au corps de l’État, groupés autour du chef, et, peu s’en faut, sortant d’eux-mêmes dans un élan d’ambition enthousiaste, à n’appartenir qu’à la patrie. On peut juger de leur pensée par certains de leurs mots. Par exemple Pédarète, n’ayant pas été élu au conseil des Trois Cents, s’en retourna chez lui rayonnant, comme heureux que la cité possédât trois cents citoyens meilleurs que lui. Polystratidas, envoyé en ambassade avec d’autres aux généraux du Roi [de Perse], répondit, comme on lui demandait s’ils étaient venus à titre privé ou en mission officielle : « Si nous réussissons, en mission officielle ; si nous échouons, à titre privé. » La mère de Brasidas [52] , Archiléonis, qu’étaient venus trouver à Lacédémone des visiteurs arrivés d’Amphipolis, leur demanda si la mort de son fils avait été belle et digne de Sparte. Comme ils glorifiaient ce héros et affirmaient que Sparte n’en avait pas de pareil, elle reprit : « Ne dites pas cela, étrangers ! Brasidas était un homme de coeur et un brave ; mais Sparte a beaucoup d’hommes qui valent encore mieux ! »

XXVI. Le Sénat, comme je l’ai dit, fut d’abord composé, par Lycurgue lui-même, des citoyens associés à l’exécution de son plan ; mais, par la suite, si un membre de cette assemblée mourait, il régla qu’on le remplacerait par celui que l’on jugerait le plus vertueux entre les Spartiates âgés de plus de soixante ans. C’était là, semble-t-il, de toutes les compétitions du monde, la plus grande et la plus digne d’être disputée ; car la palme ne devait pas revenir au plus vite entre les vites, ni au plus fort entre les forts, mais au meilleur et au plus sage entre les bons et les sages. Il recevait pour prix de sa vertu, à vie, un pouvoir, autant dire absolu, dans l’État, étant désormais maître de la mort, du déshonneur, et, en somme, des plus grands intérêts. L’élection se faisait de la façon suivante : L’assemblée du peuple étant réunie [sur la place], des citoyens choisis à cette fin s’enfermaient tout près, dans une salle d’où ils ne pouvaient ni voir, ni être vus, mais seulement entendre les cris de l’assemblée ; car c’est par acclamation que le peuple se prononçait en matière d’élection, comme en tout le reste. Les candidats n’étaient pas présentés tous ensemble, mais séparément, dans un ordre réglé par le sort ; et chacun, à tour de rôle, passait en silence dans les rangs de l’assemblée. Les arbitres enfermés avaient des tablettes où ils notaient, par candidat, l’intensité de l’acclamation, sans savoir à qui elle se rapportait, mais constatant seulement que c’était au premier, au second, au troisième, et ainsi de suite. Celui qui avait recueilli les clameurs les plus nombreuses et les plus nourries, ils le proclamaient élu. Le nouveau sénateur, après s’être couronné de fleurs, faisait le tour des temples des dieux ; il était suivi d’un grand nombre de jeunes gens, qui célébraient hautement son mérite, et de femmes, qui faisaient entendre des cantates en l’honneur de ses vertus et de sa vie exemplaire. Chacun de ses amis lui offrait à dîner en disant « La ville t’honore de cette collation ! » Il se rendait ensuite au repas public, où tout se passait comme d’ordinaire, sauf qu’on lui servait une seconde portion, qu’il gardait. En sortant de table, il trouvait aux portes de la salle les femmes de sa famille, et il appelait celle qu’il estimait le plus pour lui offrir la part supplémentaire en ces termes : « Je l’ai reçue comme prix de vertu, et je te la donne ! » Cette privilégiée recevait, elle aussi, les éloges des autres femmes, qui la reconduisaient chez elle.

XXVII. En outre, l’ordonnance des sépultures, Lycurgue la régla aussi parfaitement. D’abord, en effet, pour ôter toute superstition, il n’empêcha pas d’enterrer les morts dans la ville et de garder les monuments funéraires près des temples. Il habituait ainsi les jeunes gens à l’idée de la mort et les familiarisait avec elle, de façon qu’ils n’en ressentissent ni trouble ni frayeur, au lieu de croire que l’on se souillait en touchant un cadavre ou en passant à travers des tombeaux. Ensuite il défendit de rien enterrer avec les morts, et permit seulement qu’on enveloppât le corps d’un drap rouge et de feuilles d’olivier. Il n’était pas permis d’inscrire sur la tombe le nom du défunt, sauf dans le cas d’un homme mort à la guerre ou d’une femme morte en couches. Il fixa pour le deuil une durée courte, onze jours ; le douzième jour, il fallait sacrifier à Déméter et quitter le deuil. Il n’y avait, en effet, rien à Sparte d’inerte ou de relâché ; Lycurgue mêlait à toutes les obligations de la vie un encouragement à la vertu ou bien une réprobation du vice ; il comblait ainsi la ville d’exemples, que les citoyens rencontraient à chaque pas et dont ils s’imprégnaient assez pour se laisser entraîner et conformer au bien. C’est aussi pour cela qu’il ne permit même pas, à ceux qui le voulaient, de se déplacer et de voyager, car ils pouvaient rapporter des moeurs étrangères et des exemples de vie déréglée et d’institutions différentes. Il alla jusqu’à chasser de la ville les étrangers qui s’y rassemblaient et s’y insinuaient sans aucun but utile, non pas dans la crainte, comme l’affirme Thucydide [53] , qu’ils ne prissent modèle sur la discipline spartiate et ne reçussent d’utiles leçons de vertu, mais plutôt pour éviter qu’ils ne fussent pour Sparte des maîtres d’immoralité ; car, avec les personnes étrangères, il est inévitable que s’introduisent dans une ville des propos étrangers ; ces propos étrangers amènent des idées nouvelles ; et, de toute nécessité, il naît de ces importations bien des sentiments et des volontés, autant de fausses notes qui rompent l’harmonie constitutionnelle. Aussi Lycurgue jugeait-il d’autant plus utile d’épargner à sa ville l’invasion de moeurs mauvaises comme de corps malades.

XXVIII. Il n’y a donc pas trace, dans ces mesures, de l’injustice, ni de l’absolutisme que reprochent quelques auteurs aux lois de Lycurgue, qui seraient, d’après eux, efficaces pour inspirer le courage, mais insuffisantes en matière de justice. Mais quant à ce qu’on appelle chez les Spartiates la cryptie [opération secrète], si c’est bien réellement une des institutions de Lycurgue, comme Aristote le rapporte [54] , elle aurait fait concevoir à Platon [55] , cette idée de la Constitution spartiate et de son auteur. Les magistrats envoyaient de temps à autre ceux des jeunes gens qui paraissaient les plus intelligents en différents endroits, avec des poignards et la nourriture indispensable, mais sans rien d’autre ; et ces jeunes gens, en plein jour, se dispersaient dans des endroits écartés, où ils se cachaient et se reposaient ; mais, la nuit venue, ils descendaient sur les routes, où ils égorgeaient tout ilote qu’ils pouvaient prendre. Souvent même ils allaient dans les champs, où ils tuaient les plus robustes et les plus forts de cette catégorie. Thucydide rapporte même dans sa Guerre du Péloponnèse [56] , que certains ilotes en raison de leur vaillance, avaient été jugés par les Spartiates dignes de se couronner, comme des citoyens libres qu’ils étaient devenus. On leur fit donc faire le tour des temples des dieux ; mais, peu de temps après, tous sans exception disparurent, (et ils étaient plus de deux mille !) sans que, ni sur le moment, ni plus tard, personne pût indiquer comment ils étaient morts. Aristote affirme même que les éphores, quand ils entrent en charge, déclarent la guerre aux ilotes, pour qu’il soit possible de les tuer sans contracter de souillure. Même en dehors de ces excès les Spartiates se comportaient à l’égard des ilotes d’une façon dure et cruelle, puisqu’on les forçait de boire beaucoup de vin pur et qu’on les introduisait ensuite dans les réfectoires publics, afin de montrer aux jeunes gens ce que c’était que l’ivresse ; on leur faisait chanter des chansons et exécuter des danses ignobles et ridicules, en leur interdisant ce qui avait de la noblesse. Aussi affirme-t-on que, plus tard, les ilotes pris dans la campagne des Thébains en Laconie [57] , et que l’on invitait à chanter les oeuvres de Terpandre, d’Alcman et de Spendon le Laconien s’y refusaient, en déclarant que leurs maîtres ne le voulaient pas. Ainsi donc ceux qui disent qu’à Lacédémone l’homme libre est plus libre et l’esclave plus esclave que partout ailleurs, ont-ils une assez bonne idée de la différence entre cet État et les autres. Néanmoins je pense que les rigueurs de ce genre se produisirent plus tard chez les Spartiates, et surtout après le grand tremblement de terre [58] , où l’on rapporte que les ilotes, de concert avec les Messéniens, se soulevèrent, firent beaucoup de mal au pays et mirent l’État en très grand danger. Car, pour moi, je ne saurais attribuer à Lycurgue une institution aussi criminelle que la cryptie, jugeant de son caractère, auquel la divinité elle-même rendit témoignage, par la douceur et la justice de ses actes avérés.

XXIX. Les principales de ses réformes étant désormais entrées dans les moeurs, et sa Constitution assez affermie pour pouvoir subsister et se maintenir par elle-même, il éprouva la même impression de joie que Platon [59] prête à Dieu après la naissance du monde et sa mise en marche. Émerveillé devant la grandeur et la beauté de sa législation, appliquée désormais et commençant sa carrière, il désira la rendre, autant que la prudence humaine était capable d’y pourvoir, et la laisser après lui immortelle et immuable. Il réunit donc l’ensemble des citoyens en assemblée, et déclara que les institutions étaient bien équilibrées et susceptibles d’assurer le bonheur et la vertu des citoyens. Restait pourtant une réforme capitale, la plus grande de toutes, qu’il ne pourrait leur exposer avant d’avoir consulté le dieu [de Delphesl. Il leur fallait donc rester fidèles aux lois établies, sans y rien changer ni déformer, jusqu’à son retour de Delphes ; il ferait alors la volonté du dieu. Tous en furent d’accord et l’invitèrent à partir. Il reçut des Rois et des sénateurs, puis des autres citoyens, le serment de rester fidèles à la Constitution établie et de l’appliquer jusqu’à son retour. Il se rendit ensuite à Delphes. Arrivé au temple prophétique, il sacrifia au dieu et demanda si ses lois étaient bonnes et propres à faire régner le bonheur et la vertu dans l’État. Le dieu répondit que ses lois étaient bonnes et que la ville resterait très glorieuse tant qu’elle appliquerait la Constitution de Lycurgue. Il fit transcrire cet oracle, qu’il envoya à Sparte ; et lui-même, après avoir offert un nouveau sacrifice au dieu et avoir embrassé ses amis et son fils, décida de ne jamais tenir ses concitoyens quittes de leur serment et de terminer là sa vie volontairement. Il était à l’âge où vivre encore et finir sa carrière sont également de saison, et les résultats de son activité paraissaient heureux. Il se laissa donc mourir de faim, pensant que même la fin des hommes d’État ne devait pas être étrangère à leur action politique, et que l’achèvement de leur vie, loin de rester inerte, devait être une part de leur mérite et de leur action. Car, lorsqu’il avait accompli les plus belles tâches, sa fin était en réalité l’accomplissement de son bonheur ; et il laisserait à ses concitoyens sa propre mort comme gardienne de tous les avantages et de tous les biens qu’il leur assurait pendant sa vie, puisqu’ils lui avaient juré d’appliquer sa Constitution jusqu’à son retour. Et il ne fut pas trompé dans ses calculs ; car sa ville fut la première de la Grèce, par la bonne législation et la gloire, exactement pendant les cinq cents ans où elle appliqua les lois de Lycurgue, que nul des quatorze Rois qui régnèrent depuis son temps jusqu’à Agis, fils d’Archidamos [et à l’exception dudit Agis] n’ébranla. L’institution des éphores n’était pas, en effet, un relâchement, mais un raidissement de sa Constitution ; et, bien qu’elle parût faite dans l’intérêt du peuple, elle rendit l’aristocratie plus forte.

XXX. Mais, sous le règne d’Agis, la monnaie commença d’affluer à Sparte ; et, avec elle, l’avidité et la passion de la richesse envahirent le pays, aggravées encore par la faute de Lysandre, qui, tout en étant lui-même incorruptible, remplit sa patrie d’amour de l’opulence et du luxe en rapportant or et argent de la guerre et en violant les lois de Lycurgue. Tant que ces lois prévalurent, Sparte ne se comporta point comme un État, mais comme un héros endurci au travail et plein de sagesse, ou mieux encore pareil à l’Hercule de la légende, qui, avec sa peau de lion et sa massue, parcourait le monde pour châtier les tyrans déréglés et brutaux. Ainsi c’était assez pour cette ville d’un bâton [60] et d’un manteau grossier pour commander à la Grèce, qui acceptait et même désirait cette sujétion. Sparte renversait les dominations et les tyrannies injustes dans les autres États, arbitrait les guerres, mettait fin aux conflits, et tout cela bien souvent sans mettre en branle un seul bouclier, et en se contentant d’envoyer un ambassadeur, dont tout le monde exécutait aussitôt les ordres, comme les abeilles qui, à l’apparition de leur reine, accourent et se groupent autour d’elle. Tant cette ville devait de prestige à sa bonne législation et à son culte pour la justice ! Aussi, quant à moi, je m’étonne des gens qui disent que les Lacédémoniens savaient obéir, mais non commander, et vantent le mot du Roi Théopompe à qui l’on disait : « Sparte se maintient grâce à l’aptitude de ses Rois au gouvernement. » Il répondit : « Non ! grâce à l’esprit discipliné de ses citoyens ! » Car on n’a pas le courage d’obéir aux gens incapables d’exercer une autorité ; et la discipline s’apprend par le moyen du chef ; en effet, celui qui conduit bien se fait aussi bien suivre ; et de même que l’achèvement de l’art équestre est de rendre un cheval doux et soumis, le chef-d’oeuvre de la science royale consiste à inspirer aux hommes l’obéissance. Les Lacédémoniens faisaient mieux ; ils inspiraient aux autres, non pas l’obéissance, mais le désir d’être leurs sujets soumis. Car on ne leur envoyait pas demander des vaisseaux, de l’argent, ni des soldats armés de toutes pièces, mais un seul général spartiate. Quand on l’avait obtenu, on le traitait avec considération et révérence, comme firent pour Gylippe les Siciliens, pour Brasidas, les Chalcidiens, pour Lysandre, Callicratidas et Agésilas, tous les Grecs habitant l’Asie. On appelait ces personnages pris individuellement, harmostes [correcteurs] et redresseurs des peuples et des chefs en tout endroit, mais on jetait les yeux sur la nation spartiate en corps, comme sur une institutrice et une maîtresse de vie décente et de politique réglée. C’est à quoi paraît se rapporter le mot amusant de Stratonicos [61] qui, parodiant plaisammant les législateurs, prescrivait aux Athéniens de célébrer des mystères et des processions et aux Éléens d’organiser des jeux, besognes dont ils s’acquittaient fort bien. Quant aux Lacédémoniens, en cas de faute grave des uns ou des autres, ils seraient écorchés par le fouet [comme responsables]. Ce n’était là qu’un jeu d’esprit ; mais Antisthène le Socratique, voyant les Thébains pleins d’orgueil à la suite de leur victoire de Leuctres ses dit sérieusement : « Ils ressemblent tout à fait à des petits garçons qui se rengorgent pour avoir battu le maître d’école ! »

XXXI. Toutefois ce n’était pas le but essentiel de Lycurgue, que de laisser après lui sa ville souveraine d’un très grand nombre d’États. Il croyait qu’il en va de la vie d’une cité entière comme de celle d’un seul homme, et que le bonheur lui vient de la vertu et de la concorde. Il ordonna donc et régla tout de façon à rendre les Spartiates généreux, capables de se suffire, modérés, et à les faire persévérer le plus longtemps possible dans ces vertus. C’est la base que donnèrent à la politique Platon, Diogène [62] , Zénon, et tous ceux qui ont entrepris de parler de ces questions et reçoivent pour cela des éloges, alors qu’ils ont laissé seulement des écrits et des paroles. Mais lui qui a mis au jour, non des écrits et des paroles, mais une Constitution réelle et inimitable ; lui qui a fait voir, à ceux qui jugeaient irréalisable la définition du sage, toute sa cité pratiquant la philosophie, a naturellement éclipsé la gloire de tous les inventeurs de Constitution qui ont jamais surgi parmi les Grecs. C’est précisément la raison pour laquelle Aristote affirme que Lycurgue jouit à Lacédémone d’honneurs inférieurs à ceux qui devaient lui revenir, encore qu’on lui décerne les plus grands possible, car il y a un temple et on lui sacrifie chaque année comme à un dieu. On dit aussi que, ses restes ayant été rapportés dans sa patrie, la foudre tomba sur son sépulcre, phénomène qui, par la suite, ne se produisit guère que pour un autre homme illustre, Euripide, mort et enterré en Macédoine, près d’Aréthuse. C’est même, pour les amis d’Euripide, un grand argument et un grand témoignage en faveur de ce poète qu’il ait été le seul, après sa mort, à recevoir le même traitement qu’avant lui le plus cher aux dieux et le plus pieux des hommes. Les uns disent qu’il mourût à Cirrha [63]  ; Apollothémis croit qu’il acheva sa vie à Élis, où on l’avait porté ; Timée et Aristoxène en Crète. Aristoxène affirme que les Crétois montrent son tombeau dans la région de Pergamie, le long de la grande route. Il laissa, dit-on, un fils unique, Antioros, qui mourut sans enfant. La descendance de Lycurgue s’éteignit ainsi ; mais ses amis et ses familiers instituèrent, en son honneur, des assemblées qui se renouvelaient à date fixe, et dont la tradition se maintint longtemps ; ils appelèrent Lycurgides les jours où ils s’y retrouvaient. D’autre part, Aristocrate, fils d’Hipparque, affirme que, Lycurgue étant mort en Crète, ses hôtes brûlèrent son corps et dispersèrent ses cendres dans la mer, sur la prière qu’il leur en avait faite, dans la crainte que, si jamais ses restes étaient ramenés à Lacédémone, les citoyens, se jugeant déliés de leurs serments par son retour, ne vinssent à changer la Constitution. Voilà donc pour Lycurgue.



[1] Iphitos, Roi d’Élide, fondateur ou restaurateur des jeux Olympiques. La première victoire constatée dans cette compétition serait de 776 av. J.-C.

[2] La période des jeux Olympiques était un temps de trêve pour toute la Grèce.

[3] Renseignement pris dans un ouvrage perdu.

[4] Certains auteurs plaçaient Iphitos en 885 av. J.-C.

[5] République de Lacédémone, X, 8.

[6] Ces supercheries sont fort appréciées des Grecs.

[7] Ne pas confondre ce Thalès avec le savant ionien, qui fut l’un des sept Sages. Celui dont parle ici Plutarque, originaire de Gortyne en Crète, fleurissait vers 680 av. J.-C.

[8] Créophyle passait pour avoir été l’ami, et peut-être le beau-père d’Homère, qui lui aurait légué ses oeuvres. On lui donnait pour patrie tantôt Chlos, tantôt Samos, tantôt Ios. On lui attribuait un poème épique, la Prise d’Oechalie.

[9] Plutarque n’est pas absolument convaincu de la valeur historique d’Homère.

[10] Sages indiens, qui vivaient nus et paraissent avoir été les précurseurs des fakirs. Il est question d’eux notamment dans la Vie d’Apollonios de Tyane par Philostrate.

[11] Aristocrate, écrivain de la période romaine, auteur d’un ouvrage sur Sparte.

[12] Hermippe de Smyrne, philosophe et biographe, qui vécut dans la seconde moitié du IIIe siècle avant notre ère.

[13] Il était d’abord assis sur l’autel, en qualité de suppliant.

[14] Lois, III, 691 E.

[15] Détail emprunté à une oeuvre perdue.

[16] Sphaeros, philosophe stoïcien qui vécut au IIIe siècle avant notre ère, à Alexandrie et à Sparte.

[17] Plutarque attribue à Lycurgue des idées déjà pythagoriciennes.

[18] La politique autorisée par les dieux, ou même prescrite par eux.

[19] On ignore le sens de ces appellations. Quelques éditeurs se rallient à la correction de Bryan : Hellanien et Hellanienne, c’est-à-dire Grec et Grecque.

[20] La section est une division de la tribu, correspondant peut-être à la phratrie athénienne.

[21] Sens vraisemblable, mais contesté.

[22] Étymologie peu sûre.

[23] Dans un ouvrage perdu.

[24] Anachronisme évident, aucune assemblée délibérante ne pouvant, au temps problématique de Lycurgue, siéger dans un décor aussi somptueux.

[25] Fragment d’un poème en distiques élégiaques.

[26] Lois, III, 692 A.

[27] Roi de la dynastie des Agiades. On place son règne de 776 à 724 av. J.-C.

[28] Le médimne vaut à Sparte 74 litres, soit un tiers de plus qu’en Attique.

[29] Une mine vaut cent drachmes.

[30] A la fin du IVe siècle.

[31] Un conge valait environ 3 litres 25.

[32] Il s’agit de boulettes de mie de pain auxquelles on s’essuyait les doigts après le repas.

[33] Le bulletin troué signifiait la condamnation.

[34] Léotychidas fer, Roi de Sparte de 492 à 469 av. J.-C.

[35] Politique II, 1270 A 6.

[36] République, V, 458 D.

[37] Dercyllidas, général spartiate, commanda l’armée grecque d’Asie de 399 à 394 av. J.-C. Ses victoires lui permirent de conclure avec Tissapherne un traité avantageux.

[38] Texte mal établi. De toute façon, l’enfant était considéré comme celui du mari.

[39] Alcibiade, 122 B.

[40] Il fallait faire peu de frais, pour continuer les sacrifices même en temps de pénurie.

[41] Pour implorer la clémence du vainqueur.

[42] Distique élégiaque. Sélinonte était une ville dorienne, sur la côte sud-ouest de Sicile.

[43] Terpandre de Lesbos, père de la musique grecque. Il vivait au VIIe siècle et ajouta trois cordes à la lyre.

[44] La justice s’y rend publiquement, au su et au vu de tout le monde, au lieu qu’elle est clandestine dans certains États tyranniques.

[45] Alcman (seconde moitié du VIIe siècle av. J.-C.), peut-être originaire de Sardes en Lydie, obtint à Sparte le droit de cité. Il est le fondateur de la lyrique dorienne.

[46] Depuis l’âge de dix-huit ans.

[47] Hippias d’Élis, contemporain de Socrate, a donné son nom à deux dialogues de Platon.

[48] Philostéphanos de Cyrène, historien et géographe alexandrin, vécut dans la seconde moitié du IIIe siècle av. J.-C.

[49] Hermippe de Smyrne, philosophe et biographe, vécut dans la seconde moitié du Ille siècle av. J.-C.

[50] Cf. supra, VIII.

[51] Sosibios, grammairien de Lacédémone, vécut dans la seconde moitié du IIIe siècle av. J.-C.

[52] Brasidas, le héros de la guerre du Péloponnèse, victorieux et tué à Amphipolis en 422 av. J.-C.

[53] Thucydide, II, 39, 1.

[54] Dans un ouvrage perdu.

[55] Platon, Lois, I 633 B.

[56] Thucydide, IV, 80, 4.

[57] Sous Épaminondas, en 369 av. J.-C.

[58] En 464 av. J.-C.

[59] Timée, 37 C.

[60] Littéralement : d’une scytale, bâton sur lequel on enroulait les bandes de cuir contenant les instructions officielles. Une fois déroulées, elles ne pouvaient être lues qu’enroulées sur un bâton de même dimension.

[61] Célèbre musicien du temps d’Alexandre le Grand. 323. Sur les Lacédémoniens, en 371 av. J.-C.

[62] Diogène de Babylone, disciple de Chrysippe et l’un des successeurs de Zénon dans la direction de l’école stoïcienne. L’un des trois philosophes envoyés en ambassade à Rome en 155 av J.-C. Il avait écrit un traité des Lois..

[63] Cirrha, ville du golfe de Corinthe, qui servait de port à Delphes.