I. Statue de Lysandre confondue avec celle de Brasidas. Pourquoi les Lacédémoniens laissaient croître leurs cheveux. — II. Naissance et éducation de Lysandre. Son ambition. Il ruine la réputation de Sparte en y introduisant la richesse. Son désintéressement personnel. — III. Après la déroute de Sicile, Alcibiade rétablit la situation des Athéniens. Lysandre reçoit le commandement des forces navales de Lacédémone. Son heureuse activité à Éphèse. — IV. Il prend contact avec Cyrus et obtient de lui une subvention considérable. — V. Menées politiques de Lysandre. Il est remplacé par Callicratidas. — VI. Démarches infructueuses de Callicratidas à Sardes. Son indignation. — VII. Défaite et mort de Callicratidas. Retour de Lysandre. Sa fourberie. — VIII. Conduite déloyale de Lysandre à Milet. Sa mauvaise foi. — IX. Nouvelle entrevue de Lysandre avec Cyrus ; promesses de ce Prince. Guerre de course entreprise par Lysandre. Après le pillage de Lampsaque, il trouve en face de lui la flotte athénienne. — X. Manoeuvre habile de Lysandre. Vaine démarche d’Alcibiade au camp des Athéniens. — XI. Défaite de la flotte athénienne. — XII. Signes précurseurs de cette défaite. Digression sur une prophétie d’Anaxagore. — XIII. Croisière de Lysandre ; il remet partout le gouvernement aux minorités. — XIV. Capitulation d’Athènes. — XV. Démolition des murs d’Athènes. Lysandre établit trente tyrans et un harmoste dans la ville. Mort d’Autolycos. — XVI. Lysandre envoie des richesses à Lacédémone. Gylippe en détourne une partie. — XVII. Inquiétude des gens de bon sens en voyant l’or affluer à Lacédémone. On tourne les lois de Lycurgue. Inconvénients du compromis adopté par le Conseil. — XVIII. Offrandes de Lysandre à Delphes. Honneurs exceptionnels qu’il reçoit. Son amour des louanges. — XIX. Cruauté et déloyauté de Lysandre. Plainte de Pharnabaze contre lui. Les éphores lui envoient une scytale. Description de la scytale. — XX. Lysandre dupé par le satrape. Son retour à Sparte. Il annonce un pèlerinage au temple d’Ammon. — XXI. Réaction démocratique. Retour des bannis à Athènes et chute des Trente. — XXII. Caractère sarcastique des propos de Lysandre. Après la mort d’Agis, il fait proclamer Roi Agésilas. — XXIII. Départ d’Agésilas et de Lysandre pour une expédition en Asie. Ils se brouillent. — XXIV. Retour de Lysandre à Sparte. Il cherche à modifier l’ordre de succession au trône. — XXV. Il recourt, dans ce dessein, à des oracles supposés. — XXVI. Il mêle à son intrigue un prétendu fils d’Apollon. — XXVII. Guerre entre Lacédémone et Thèbes. Griefs de Lysandre contre Thèbes. — XXVIII. Lysandre prend la tête d’une expédition contre Thèbes. Il est vaincu et tué devant Haliarte. — XXIX. Obsèques de Lysandre. Oracle qui avait annoncé sa mort. — XXX. Honneurs rendus à sa mémoire.
I. Le trésor des Acanthiens [1] , à Delphes, porte cette inscription : « Brasidas et les Acanthiens, sur les Athéniens. » Aussi beaucoup de gens croient-ils que la statue de marbre qui est près des portes, à l’intérieur de l’édifice, est celle de Brasidas. Mais c’est celle de Lysandre, dont elle reproduit exactement les traits ; il a une chevelure abondante, à l’ancienne mode, avec une barbe longue et touffue. Il n’est pas vrai, comme certains historiens l’affirment [2] , que les Argiens, après leur grande défaite [3] , s’étant rasés en signe de deuil, les Spartiates, par contraste, aient montré leur joie en laissant pousser leurs cheveux, ni que les Bacchiades [4] , réfugiés à Lacédémone après leur départ précipité de Corinthe, ayant paru vils et difformes à tous les yeux avec leurs têtes tondues, les Lacédémoniens eux-mêmes, pour se distinguer de leurs hôtes, en arrivèrent à faire croître leurs cheveux. En réalité, c’est là encore une institution de Lycurgue ; il disait, on l’affirme, que la chevelure donne aux beaux hommes une apparence plus élégante et rend les hommes laids plus effrayants.
II. On dit que le père de Lysandre, Aristoclite, sans être de la famille royale, appartenait pourtant à la race des Héraclides. Lysandre fut élevé dans la pauvreté et se montra, plus qu’aucun autre, soumis aux coutumes du pays, viril et supérieur à tous les plaisirs, exception faite pour les honneurs et les succès que peuvent attirer les bonnes actions. Il n’est pas honteux à Sparte, pour des jeunes gens, de céder à cette passion ; car on veut justement que, dès leurs débuts, les enfants souffrent pour la gloire, s’affligeant des blâmes qu’ils reçoivent, et s’enorgueillissant des louanges. Celui qui reste insensible et indifférent à cet égard passe pour étranger à la noble ambition du mérite ; c’est un être inerte, que l’on méprise. Ainsi donc l’ambition et le désir de vaincre qui animèrent toujours Lysandre lui venaient de sa formation lacédémonienne ; et l’on ne doit pas s’en prendre trop à sa propre nature. Il paraît toutefois avoir été, par tempérament, plus enclin à courtiser les grands que ne le comportait l’humeur ordinaire d’un Spartiate ; et il supportait de bonne grâce, par intérêt, la hauteur des gens en place, qualité dont quelques écrivains font un élément important de l’art politique. Aristote [5] , en montrant que les grands caractères sont mélancoliques, comme ceux de Socrate, de Platon et d’Héraclite [6] , raconte que même Lysandre, non pas tout de suite, mais déjà vieux, tomba dans la mélancolie. Ce qui lui est surtout particulier, c’est que, supportant noblement la pauvreté, et sans être, en aucune façon, dominé ou corrompu par l’argent, il remplit sa patrie de richesse et de passion pour la richesse. Il porta donc un coup mortel à l’admiration que valait à Lacédémone son refus d’estimer l’opulence, en y introduisant, après la guerre d’Attique [7] , une quantité d’or et d’argent monnayé, sans d’ailleurs se réserver une seule drachme. Denys le Tyran [8] ayant envoyé à ses filles de riches tuniques à la mode sicilienne, il n’en voulut pas, craignant, dit-il, que ces atours ne les fissent paraître plus laides. Mais peu après, ayant été envoyé au même tyran comme ambassadeur de la même ville, comme ce Prince lui avait fait tenir deux robes en l’invitant à en choisir une pour sa fille [9] , il répondit qu’elle-même choisirait mieux, et les emporta toutes les deux.
III. La guerre du Péloponnèse se prolongeait ; et l’on s’attendait qu’après leur échec de Sicile [10] les Athéniens allaient être aussitôt chassés de la mer, et, peu après, absolument hors de jeu. Mais Alcibiade, revenu d’exil, changea la situation du tout au tout et rétablit l’équilibre entre les forces navales. Alors les Lacédémoniens recommencèrent à prendre peur ; et, se passionnant à nouveau pour la guerre, ils éprouvèrent le besoin d’avoir un général habile et des forces plus puissantes. Ils envoyèrent donc Lysandre prendre le commandement de l’armée de mer [11] . Arrivé à Éphèse, il trouva cette ville bien disposée à son égard et pleine de zèle pour la cause de Lacédémone ; mais dans une situation affligeante et risquant de devenir barbare en se laissant contaminer par les moeurs des Perses, qui étaient en relations constantes avec elle, puisque la Lydie l’encerclait et que les officiers royaux n’en bougeaient guère. Il y établit son camp, fit venir de tous côtés des vaisseaux de transport, aménagea un arsenal pour les constructions navales, ramena le commerce dans les ports et sur la place, remplit d’une activité fructueuse les maisons particulières et les ateliers ; enfin, dès ce temps, et pour la première fois Éphèse, grâce à Lysandre, put vivre dans l’espoir de la magnificence et de la grandeur dont elle jouit à présent.
IV. Apprenant que Cyrus [le Jeune], le fils du Roi de Perse, était arrivé à Sardes, il alla conférer avec lui et porter plainte contre Tisapherne [12] qui, ayant mandat de prêter main-forte aux Lacédémoniens et de chasser les Athéniens de la mer, paraissait montrer peu de zèle pour cette besogne, car Alcibiade le subornait, et même ruiner la flotte en subvenant chichement à ses dépenses. Or Cyrus désirait justement que Tisapherne fût incriminé et diffamé, car c’était un malhonnête homme et qui avait un différend personnel avec lui. Pour cette raison particulière et aussi à la suite de ses autres entretiens avec le jeune homme, Lysandre gagna son affection. Il le conquit surtout par sa façon de lui faire la cour, et il en profita pour l’exciter à poursuivre la guerre avec plus d’énergie. Au moment du départ de Lysandre, Cyrus, qui l’avait à sa table, le priait de ne pas repousser ses avances, mais, au contraire, de demander et d’expliquer nettement ce qu’il voulait ; car on ne lui refuserait absolument rien. Lysandre répondit : « Eh bien ! Cyrus, puisque tu as de si bonnes intentions, je te demande et te conseille d’ajouter à la solde de nos matelots une obole, pour qu’ils en reçoivent quatre au lieu de trois [13] . » Cyrus, ravi de la dignité du grand homme, lui donna dix mille dariques [14] , somme qui lui permit d’augmenter, en effet, d’une obole la solde des marins. Cette libéralité dépeupla en peu de temps les vaisseaux de l’ennemi ; car la plupart des hommes passaient du côté où l’on payait mieux, et ceux qui restaient, devenant nonchalants et mutins, causaient chaque jour des difficultés à leurs chefs. Cependant, même après avoir affaibli l’ennemi en diminuant ses effectifs, Lysandre n’osait livrer un combat naval ; car il redoutait Alcibiade, qui était un homme d’action, disposait de plus de vaisseaux que lui, et jusqu’à ce moment avait toujours remporté la victoire sur terre et sur mer.
V. Mais Alcibiade, étant passé de Samos à Phocée [15] , laissa le commandement de la flotte à son pilote Antiochos ; et celui-ci, comme pour narguer Lysandre et montrer son audace, entra dans le port d’Éphèse avec deux trières [16] , et passa insolemment, avec des rires et du vacarme, près du mouillage de la flotte lacédémonienne. Lysandre mécontent détacha d’abord quelques-unes de ses galères pour le poursuivre ; puis, voyant que les Athéniens revenaient à la charge en nombre, il garnit de soldats d’autres galères [17] , et, à la fin le combat s’engagea. Lysandre fut victorieux ; et, ayant pris quinze trières, il éleva un trophée. Là-dessus le peuple d’Athènes, irrité contre Alcibiade, le destitua. Méprisé de l’armée de Samos et diffamé dans le camp, il partit et se rendit par mer en Chersonèse. Ainsi cette bataille, peu importante en elle-même, dut sa célébrité au grand nom d’Alcibiade. Quant à Lysandre, faisant venir des autres villes à Éphèse les hommes qu’il voyait les plus supérieurs à la masse par leur courage et leurs sentiments élevés, il jeta le fondement des décemvirats [18] et des autres institutions révolutionnaires qu’il créa depuis, en les engageant et en les excitant à former des ligues et à se mêler de politique. Il leur promettait que, dès la défaite des Athéniens, ils seraient délivrés de la démocratie et régneraient dans leurs patries. Il montrait à chacun d’eux la sincérité de ses promesses par des actes, élevant ceux qui étaient déjà ses amis et ses hôtes à la direction des grandes affaires, aux honneurs et aux commandements. Il se faisait même le complice des injustices et des fautes qu’ils commettaient pour satisfaire leurs ambitions, de façon que tous absolument comptaient avec lui, s’efforçaient de lui faire plaisir et le chérissaient, espérant qu’aucune aspiration, si élevée fût-elle, ne leur serait interdite, s’il devenait le maître. Aussi, dès le début, virent-ils d’un mauvais oeil Callicratidas arriver [19] comme successeur de Lysandre dans le commandement de la flotte. Et quand plus tard il fit ses preuves et se montra le meilleur et le plus juste de tous les hommes, sa façon de commander leur déplaisait ; car elle avait une simplicité et une sincérité doriennes. Mais, s’ils admiraient sa vertu comme on admire la beauté d’une statue antique de héros, ils regrettaient l’empressement de l’autre, son affabilité, son obligeance, de sorte que, lors du départ de Lysandre, ils furent désespérés et se mirent à pleurer.
VI. Quant à lui, il travaillait à les rendre encore plus mal disposés envers Callicratidas, et, en particulier, il renvoya à Sardes ce qui restait de l’argent reçu de Cyrus pour la flotte, en invitant ironiquement son successeur à l’aller réclamer lui-même, s’il le voulait, et à voir comment il nourrirait ses soldats. A la fin, en mettant à la voile, il déclara hautement qu’il lui remettait la flotte maîtresse de la mer. Mais l’autre, voulant réfuter cette prétention fanfaronne et vaine, riposta : « Donc prends à gauche, par Samos, et fais le tour jusqu’à Milet pour venir là me consigner la flotte ; car il ne faut pas craindre d’aller jusque chez les ennemis qui occupent Samos, si nous sommes maîtres de la mer ! » Lysandre répondit que désormais ce n’était pas lui, mais Callicratidas, qui commandait la flotte ; et partit pour le Péloponnèse, laissant en grande difficulté son successeur ; car celui-ci était arrivé de Lacédémone sans argent, et il n’avait pas le courage d’imposer des contributions aux villes déjà surchargées. Il ne lui restait donc qu’à aller aux portes des lieutenants du Roi mendier comme Lysandre. C’était le genre de démarche pour laquelle il était le moins fait, avec sa nature indépendante et magnanime. Il croyait aussi que, pour des Grecs, essuyer une défaite de la part d’autres Grecs était plus digne que d’aller flatter et solliciter des Barbares, qui n’avaient de bon que leur or. La pénurie le contraignit pourtant à passer en Lydie. Il se rendit aussitôt au palais de Cyrus, où il voulut faire annoncer que Callicratidas, l’amiral de la flotte, était venu pour conférer avec le Prince. L’un des préposés aux entrées lui répondit : « Mais en ce moment, étranger, Cyrus n’a pas le temps ; car il est en train de boire. » — Cela ne fait rien, reprit Callicratidas en toute simplicité ; j’attendrai qu’il ait fini [20] ! » Il fit ainsi l’effet d’un rustre ; les Barbares se moquèrent de lui, et il partit. Comme, à sa seconde tentative, on l’évinça encore, il fut vexé et repartit pour Éphèse, en maudissant ceux qui, les premiers, s’étaient faits la risée des Barbares et leur avaient appris à s’enorgueillir insolemment de leur richesse. Il jura devant tout le monde que, dès son retour à Sparte, il ferait tout pour réconcilier les Grecs, afin que, devenus eux-mêmes redoutables pour les Barbares, ils n’eussent plus besoin de leur appoint pour lutter les uns contre les autres.
VII. Mais Callicratidas, qui avait formé des projets dignes de Lacédémone et pouvait rivaliser avec les plus grands hommes de la Grèce pour la justice, la grandeur d’âme et le courage, fut, peu de temps après, vaincu et tué dans le combat naval des îles Arginuses [21] . La situation s’aggravant ainsi, les alliés de Lacédémone envoyèrent une ambassade à Sparte pour demander que l’on confiât le commandement de l’armée de terre à Lysandre, affirmant qu’ils s’associeraient de bien meilleur coeur à la campagne, s’il était à leur tête. Une démarche analogue fut faite de la part de Cyrus. Mais comme il y avait une loi interdisant de nommer le même homme amiral deux fois de suite, les Lacédémoniens, voulant tout de même faire plaisir à leurs alliés, donnèrent le titre d’amiral à un certain Aracos, mais ils lui adjoignirent Lysandre, qui était, de nom, son lieutenant, et, de fait, le maître absolu. Il est vrai que la plupart des hommes d’État influents dans les villes alliées soupiraient depuis longtemps après son retour ; car ils comptaient sur lui pour augmenter encore leur pouvoir et anéantir complètement la démocratie. Mais pour ceux qui aimaient, chez les généraux, une conduite simple et noble, Lysandre, comparé à Callicratidas, ne paraissait plus qu’un intrigant et un fourbe, qui, par ses ruses, faussait, le plus souvent, les résultats de la guerre, et ne glorifiait la justice que si elle l’avantageait ; autrement l’intérêt se confondait pour lui avec le bien ; et, loin de croire à la supériorité naturelle du vrai sur le faux, il n’en jugeait que par l’utilité pratique. Et quant à ceux qui jugeaient indigne des descendants d’Héraclès d’employer la ruse en guerre, il voulait qu’on se moquât d’eux « Car, disait-il, si la peau du lion ne suffit pas, il faut y coudre celle du renard. »
VIII. Telle fut bien, à ce que l’on rapporte, sa conduite dans l’affaire de Milet. Ses amis et ses hôtes, à qui il avait promis son appui pour détruire la démocratie et expulser les citoyens du parti opposé, ayant changé d’avis et s’étant réconciliés avec leurs ennemis, il feignait, en public, de s’en réjouir et de s’associer à cet accord ; mais, en secret, il les injuriait, les outrageait et les excitait à s’attaquer au grand nombre. Quand il sut que le soulèvement se produisait, il vint rapidement à la rescousse et entra dans la ville. Les premiers insurgés [contre le peuple] sur lesquels il tomba, il les rudoya en parole et les emmena brutalement, comme pour les punir ; quant aux démocrates, il les encourageait à ne plus redouter aucun mauvais traitement, puisqu’il était là. Ce n’était qu’une comédie et qu’une feinte ; car il voulait empêcher les meilleurs amis du peuple et les plus influents de s’enfuir et les faire rester dans la ville, pour les assassiner. C’est aussi ce qui arriva ; car tous ceux qui s’étaient fiés à lui furent égorgés. Androclide rapporte un mot qui montre bien la grande dextérité de Lysandre en matière de serments. Il conseillait en effet, d’après cet écrivain, de tromper les enfants avec des osselets, et les hommes avec des serments. Il imitait ainsi Polycrate de Samos, mais à tort ; car Polycrate [22] était tyran ; et lui, général. En outre il n’était pas conforme aux moeurs lacédémoniennes de traiter les dieux comme des ennemis, et même avec plus d’insolence encore ; car tromper son ennemi par un parjure, c’est montrer qu’on le craint, mais qu’on méprise Dieu.
IX. Pour en revenir à Cyrus, il convoqua Lysandre à Sardes, lui donna de l’argent et lui en promit d’autre. Il dit même, avec la suffisance d’un jeune homme désireux de faire plaisir à son hôte, que, le Roi son père ne donnât-il rien, il fournirait aux Spartiates une subvention sur sa cassette particulière ; et que, ces fonds épuisés, il ferait mettre en pièces le trône sur lequel il siégeait pour donner audience, et qui était d’or et d’argent. Enfin, allant rejoindre son père en Médie, il désigna Lysandre pour recevoir les tributs des villes et lui confia son propre gouvernement. En lui disant adieu, il le pria de ne pas engager de combat naval contre les Athéniens avant son retour ; car il amènerait beaucoup de vaisseaux en provenance de Phénicie et de Cilicie. Pendant qu’il se rendait auprès du Roi, Lysandre, ne pouvant ni livrer bataille sur un pied d’égalité, ni rester oisif avec tant de vaisseaux, prit le large et soumit quelques îles. Il put débarquer à Égine et à Salamine, qu’il ravagea, et fit même une descente en Attique, où il salua Agis [23] , qui était descendu de Décélie pour le trouver. Il put ainsi montrer à l’armée de terre, groupée autour du Roi, l’importance des forces navales, qui lui donnaient la liberté d’aller où il voulait et la maîtrise de la mer. Cependant, informé que les Athéniens le poursuivaient, il entreprit une autre course à travers les îles et s’enfuit en Asie. Trouvant l’Hellespont vide de défenseurs, il attaqua lui-même Lampsaque [24] par mer ; et Thorax, appuyant son action sur terre, donna l’assaut aux remparts. Ayant ainsi pris la ville de vive force, Lysandre en permit le pillage à ses soldats. Mais la flotte des Athéniens, forte de cent quatre-vingts vaisseaux, se trouvait précisément mouillée devant Eléonte de Chersonèse [25] ; et, apprenant la perte de Lampsaque, ses chefs la firent aussitôt partir pour Sestos [26] . De là, s’étant ravitaillés, ils cinglèrent vers Aegos Potamos [Fleuves de la Chèvre] et se trouvèrent en face des ennemis, encore embusqués dans les parages de Lampsaque. Au nombre des stratèges athéniens était Philoclès, qui autrefois avait fait décider par le peuple que l’on couperait le pouce droit aux prisonniers de guerre, pour les rendre incapables de porter une lance, mais non de manier une rame.
X. Pour le moment, les hommes se reposaient de part et d’autre, s’attendant à combattre sur mer le lendemain. Mais Lysandre avait d’autres projets. Il prescrivit aux marins et aux pilotes, comme si le combat devait s’engager au point du jour, de s’embarquer de bonne heure sur leurs galères et d’y rester immobiles, en bon ordre et en silence, à attendre ses instructions. L’armée de terre, elle aussi, devait se tenir tranquille, en rangs, le long de la mer. Au lever du soleil, la flotte athénienne, tout entière en ligne, vint lui présenter la bataille. Bien que ses vaisseaux, remplis de soldats aux dernières heures de la nuit, eussent la proue tournée vers l’ennemi, il n’avança pas. Il se contenta d’envoyer dans la direction des vaisseaux athéniens de première ligne, des embarcations légères, avec consigne de ne pas bouger et de rester sur place, sans faire de bruit ni se rapprocher de l’ennemi. Vers le soir, les Athéniens se retirèrent ; mais il ne laissa pas sortir ses soldats des vaisseaux avant le retour de deux ou trois trières envoyées en observation, et qui firent rapport qu’elles avaient vu les Athéniens descendre à terre. Le lendemain, même manoeuvre, qui se répéta le troisième et le quatrième jour. Les Athéniens en conçurent beaucoup d’audace et de mépris pour les ennemis, qu’ils croyaient effrayés et abattus. Sur ces entrefaites Alcibiade, qui se trouvait alors en Chersonèse dans l’une de ses places fortes, vint à cheval au camp des Athéniens. Il reprocha aux chefs d’abord de rester mal installés sur une plage découverte et sans refuge, donc sans sécurité, et de commettre une autre faute en allant se ravitailler trop loin, à Sestos. Il fallait gagner le port et la ville de Sestos. C’était l’affaire d’une courte traversée ; et l’on serait ainsi plus loin des ennemis, qui étaient, eux, sous le commandement d’un seul chef, assez redouté pour se faire obéir ponctuellement au moindre signe. Alcibiade eut beau faire ces remontrances aux stratèges ; on ne l’écouta pas, et même Tydée lui répondit grossièrement : « Ce n’est pas toi qui commandes, Alcibiade ; il y a d’autres chefs ! »
XI. Dans ces conditions Alcibiade, soupçonnant qu’il y avait de la trahison là-dessous, se retira. Sur le soir du cinquième jour, les Athéniens, après avoir fait leur promenade en mer, rebroussaient chemin, comme d’habitude, en manoeuvrant avec beaucoup de négligence et de mépris pour l’adversaire. Lysandre envoya derrière eux les bâtiments de son service d’observation en ordonnant aux commandants de ces vaisseaux, quand ils auraient vu les Athéniens débarquer, de revenir à toute vitesse, et, une fois au milieu du détroit, d’élever sur leur proue un bouclier d’airain, signal de l’offensive. Lui-même, parcourant le front de mer, appelait les pilotes et les capitaines, pour les engager à garder chacun son équipage en ordre, ainsi que les matelots et les soldats du bord, mais, une fois le signal donné, à courir sus aux ennemis avec toute leur ardeur et de toutes leurs forces.
Quand le bouclier fut élevé au-dessus des galères d’observation, la trompette du vaisseau amiral fit entendre la sonnerie de l’attaque, et les vaisseaux prirent aussitôt le large ; quant aux fantassins, ils faisaient assaut de vitesse, le long de la baie, pour occuper le promontoire. Or la distance d’une côte à l’autre en cet endroit n’est que de quinze stades [27] ; elle fut vite franchie, grâce au zèle et à l’enthousiasme des rameurs. Conon fut le premier des généraux athéniens qui, de la terre, vit soudain la flotte lacédémonienne s’avancer. Il cria aussitôt aux hommes de s’embarquer ; et, pénétré de douleur à la vue du désastre imminent, il appelait les uns, implorait les autres, forçait d’autres encore à garnir les galères. C’était peine perdue, car les hommes étaient dispersés. A peine débarqués, comme ils ne s’attendaient à rien, ils faisaient des achats, se promenaient dans le pays, dormaient sous les tentes, faisaient la cuisine, bien loin de penser aux suites de l’impéritie de leurs chefs. On entendait déjà les cris des ennemis qui allaient attaquer et le fracas de leurs rames, lorsque Conon parvint à s’échapper avec huit vaisseaux. Il put se réfugier à Chypre, auprès d’Evagoras [28] . Les Péloponnésiens tombèrent sur le reste des galères, prirent celles qui étaient absolument vides et brisèrent les autres, au moment où les soldats s’y embarquaient. Quant aux hommes, les uns tombèrent auprès de leurs vaisseaux quand ils arrivaient à la rescousse sans armes et en ordre dispersé ; les autres furent massacrés à terre, quand ils s’enfuyaient après le débarquement des ennemis. Lysandre prit trois mille hommes avec leurs généraux, et toute la flotte, à l’exception de la galère paralienne [29] et des galères qui s’étaient enfuies avec Conon. Après avoir attaché les vaisseaux athéniens à la poupe des siens, il pilla le camp ennemi, et s’embarqua pour Lampsaque, au son des flûtes et au chant des hymnes de triomphe. Il avait, au prix d’une peine minime, obtenu le plus grand résultat ; et, en une heure, terminé la plus longue, la plus fertile en catastrophes et la plus riche en vicissitudes incroyables, de toutes les guerres qui avaient eu lieu jusque-là. Car les combats, y avaient pris mille formes ; la fortune, mille aspects contraires ; elle avait usé plus de généraux que toutes les guerres précédentes de Grèce ensemble ; la sagacité et le talent d’un seul homme y mirent fin [30] . Aussi quelques observateurs estimèrent-ils que ce grand résultat venait des dieux.
XII. Il y avait des gens pour dire que les Dioscures [31] s’étaient montrés, l’un à droite, l’autre à gauche du vaisseau de Lysandre, sous la forme d’astres resplendissants qui veillaient au gouvernail, au moment où la flotte lacédémonienne sortait du port pour attaquer les ennemis. D’autres affirment que la chute de la fameuse pierre fut le présage de ce désastre [subi par les Athéniens] ; car il tomba du ciel, selon la croyance commune, sur Aegos Potamos, une pierre de dimensions extraordinaires [32] ; on l’y montre encore aujourd’hui, et elle est vénérée des gens de la Chersonèse. Or Anaxagore avait annoncé, dit-on [33] , que l’un des corps enchaînés à la voûte du ciel en serait arraché violemment et en tomberait, par suite d’un glissement ou d’une perturbation. D’après ce philosophe, en effet, les astres, [dans l’état actuel du monde], ne se trouvent pas chacun au lieu de sa naissance ; étant de la nature des pierres et pesants, ils brillent par la résistance et la réflexion du feu céleste ; et ils sont entraînés de force dans le tourbillon obstiné du monde qui les enserre. Il en est ainsi sans doute depuis l’époque primitive où les corps froids et lourds furent séparés du tout [34] . Mais il y a une autre opinion plus probable, celle de quelques philosophes aux yeux desquels les étoiles filantes ne sont pas des écoulements, ni des dérivations du feu céleste, qui s’éteindraient dans l’air en s’allumant, ni une inflammation et une combustion d’une partie de l’air, qui, par surabondance, se répandrait dans la région supérieure. Ils y voient plutôt la brusque descente et la chute de corps célestes, qui, comme par un relâchement de la tension et une déviation du cours ordinaire du ciel, sont secoués au point de tomber, non pas d’ordinaire en terre habitée, mais, la plupart du temps, hors de là, dans le grand Océan ; aussi ne les remarque-t-on pas. D’autre part, en faveur d’Anaxagore, milite le témoignage de Daïmachos [35] , qui, dans son traité De la Piété rapporte qu’avant la chute de la pierre et soixante-quinze jours de suite, on voyait dans le ciel un corps de feu, d’une grandeur exceptionnelle, semblable à un nuage enflammé. Il ne restait point immobile, mais se déplaçait beaucoup, par mouvements saccadés, en sorte que, dans l’agitation de sa marche errante, des fragments d’apparence ignée s’en détachaient et tombaient en divers endroits, reluisant comme les étoiles filantes. Mais lorsqu’il fut emporté par sa pesanteur en ce lieu de la terre et que les habitants, remis de leur stupeur et de leur effroi, se rassemblèrent alentour, on ne vit plus trace, ni apparence d’un si grand feu, mais une pierre gisant à terre. Cette pierre était grande sans doute, mais ne gardait rien, pour ainsi dire, de cette bordure de flammes. Évidemment, je l’admets, Damaïchos a besoin, pour se faire croire, de lecteurs de bonne composition ; mais, si son récit est vrai, il réfute victorieusement l’assertion de ceux d’après lesquels il s’agit d’une pointe de rocher, arrachée au sommet d’une montagne par des vents et des ouragans, et qui, tournoyant comme les toupies, se mut dans les airs jusqu’au moment où le tourbillon se ralentit et cessa ; elle fut alors précipitée en bas et tomba. A moins, je le veux bien, que ce corps, qui se montra bien des jours en l’air, ne fût vraiment du feu, dont la vacillation, puis l’extinction totale, provoquèrent dans l’air une révolution, qui aboutit à des vents et à des mouvements assez violents pour jeter la pierre en bas. Peut-être l’examen approfondi de cette question doit-il être réservé à un autre genre d’écrit.
XIII. Lysandre, après avoir fait condamner à mort par son conseil les trois mille Athéniens qu’il venait de prendre [36] , appela le stratège Philoclès et lui demanda de quelle peine il se jugeait digne pour avoir conseillé à ses concitoyens une conduite si odieuse envers les Grecs. Philoclès, nullement abattu par le malheur, lui répondit : « N’accuse pas des gens qui n’ont point de juge ; mais, puisque tu es vainqueur, traite-les comme ils te traiteraient, vaincu ! » Puis il prit un bain, s’habilla richement, et alla le premier à la boucherie, en tête de ses concitoyens. C’est le récit de Théophraste. Lysandre se rendit ensuite avec sa flotte dans les cités maritimes. Il engageait tous les Athéniens sur lesquels il tombait à partir pour Athènes, en les menaçant de n’épargner la vie d’aucun de ceux qu’il trouverait hors de leur patrie. S’il agissait ainsi et les refoulait tous dans la cité, c’est qu’il voulait, à bref délai, réduire Athènes, faute de vivres, à une grande famine ; sans quoi l’abondance aurait permis aux Athéniens de supporter facilement le siège et de lui causer bien des difficultés. Il anéantissait les démocraties et aussi les autres formes de gouvernement en laissant partout un harmoste [gouverneur] lacédémonien avec dix chefs subalternes, pris dans les sociétés secrètes qu’il avait autrefois formées dans chaque cité. Il agissait de la sorte aussi bien dans les villes alliées que dans les villes ennemies, et il faisait sa tournée à loisir, s’assurant, en quelque sorte, le gouvernement de la Grèce. Car il ne désignait pas les chefs en raison de leur noblesse, ni de leur puissance ; il faisait cadeau du pouvoir aux membres de ses ligues et à ses hôtes, en leur donnant toute autorité pour élever aux honneurs ou punir. Lui-même assistait souvent à l’exécution de ceux qu’ils faisaient mourir, et participait à l’expulsion des ennemis de ses amis, ce qui donna aux Grecs un fâcheux exemple de la douceur du régime lacédémonien. Il me semble donc que le comique Théopompe [37] a dit une sottise en comparant les Lacédémoniens aux cabaretières, parce qu’ils auraient d’abord fait goûter aux Grecs le doux vin de la liberté, pour y verser ensuite du vinaigre. En réalité la boisson eut aussitôt un goût âpre et amer, puisque Lysandre ne laissa nulle part le peuple en possession de la souveraineté, et livra les États aux éléments les plus audacieux et les plus hautains de la minorité.
XIV. Il ne consacra pas grand temps à ces révolutions ; et, après avoir fait annoncer à Lacédémone qu’il arrivait avec deux cents vaisseaux, il prit contact, sur la côte d’Attique, avec les Rois de Sparte Agis et Pausanias. Il espérait s’emparer promptement d’Athènes. Mais, devant la résistance des Athéniens, il reprit sa flotte et repassa en Asie, où il acheva de détruire dans toutes les cités, sans distinction, le régime existant, en établissant partout le décemvirat, ce qui coûta, en chaque endroit, bien des morts et des exils. Il chassa tous les Samiens de chez eux et livra leurs villes aux exilés [38] . Sestos était encore entre les mains des Athéniens, il la leur prit et ne permit pas aux Sestiens d’y demeurer, mais permit aux pilotes et aux chefs de rameurs qui avaient servi sous lui d’occuper la ville et le pays. Ce fut d’ailleurs l’origine de son premier conflit avec les Lacédémoniens, qui remirent les Sestiens en possession de leurs terres. Voici du moins des actes de Lysandre que tous les Grecs voyaient avec plaisir. Il rendit aux Eginètes leur ville, dont ils étaient dépossédés depuis longtemps [39] , et fit rentrer dans leurs pays les citoyens de Mélos [40] et de Scioné [41] , auxquels les Athéniens durent céder la place. Ensuite, apprenant que la famine tourmentait les assiégés d’Athènes, il cingla vers le Pirée, où il contraignit la ville à se rendre aux conditions qu’il voulut. Cependant on peut entendre dire aux Lacédémoniens que Lysandre écrivit aux éphores : « Athènes est prise ! » et qu’ils lui répondirent : « Il suffit qu’elle soit prise. » Mais c’est là un conte inventé pour donner du relief à l’événement. Le décret authentique des éphores était ainsi conçu : « Décision des autorités lacédémoniennes. Démolissez les fortifications du Pirée et les longs Murs ; évacuez toutes les villes que vous occupez, et contentez-vous de votre territoire. Moyennant cela, vous aurez la paix, si vous le voulez, en rappelant les exilés. Quant au nombre des vaisseaux [à livrer], faites ce qui sera décidé sur place. » Les Athéniens acceptèrent cette scytale [ordonnance spartiate], sur le conseil de Théramène, fils d’Hagnon. A ce propos, dit-on, un jeune orateur, Cléomène, lui demanda s’il osait bien agir et parler au rebours de Thémistocle en livrant aux Lacédémoniens les murs que le grand homme avait édifiée malgré eux. Il répondit : « Mais je ne fais rien, mon enfant, de contraire à Thémistocle ; car il a élevé pour la sauvegarde des citoyens les mêmes murs que nous renverserons dans le même dessein ; et si les murs rendaient les villes heureuses, il faudrait que Sparte fût la plus mal en point de toutes, puisqu’elle n’en a pas ! »
XV. Lysandre reçut donc tous les vaisseaux d’Athènes, à l’exception de douze, et les murs de la ville, le 16 du mois de munychion [42] , anniversaire de la victoire remportée par les Athéniens à Salamine sur les Barbares [43] ; et aussitôt après, il leur proposa de changer de Constitution. Comme ils rechignaient et montraient leur mécontentement, il fit dire au peuple qu’il prenait la ville en flagrant délit de violation du traité ; car les murs étaient toujours debout, bien que le délai fixé pour la démolition fût expiré [44] . Il remettrait donc en question le sort des Athéniens, puisque ceux-ci avaient rompu l’accord. Quelques historiens prétendent même qu’il proposa, dans le conseil des alliés, de réduire en esclavage tous les Athéniens, et que le Thébain Érianthe fut d’avis de raser la ville et de laisser le pays en friche, pour servir de pâturage aux troupeaux. Cependant, comme les généraux s’étaient ensuite mis à boire ensemble, un Phocidien chanta la parodos [entrée du choeur] de l’Électre d’Euripide [45] , morceau qui débute ainsi :
Fille d’Agamemnon,
Électre, je suis venu vers ta demeure rustique...
Tous furent touchés et sentirent que ce serait une mauvaise action de détruire et d’anéantir une ville si glorieuse et qui produisait des hommes pareils à l’auteur de ces vers. Pour en revenir à Lysandre, les Athéniens s’étant soumis à tout, il fit venir d’Athènes beaucoup de musiciennes et rassembla toutes celles de son camp. Ainsi c’est au son de la flûte qu’il fit raser les murs et brûler les galères d’Athènes, en présence des alliés qui, couronnés de fleurs, célébraient cette journée par de bruyantes démonstrations, comme la première de leur liberté. Aussitôt Lysandre fit un coup d’État en établissant trente chefs pour la ville, et dix pour le Pirée. Il mit une garnison dans l’Acropole et nomma gouverneur [harmoste] un Spartiate, Callibios. Ce personnage ayant un jour levé son bâton sur l’athlète Autolycos, le héros du Banquet de Xénophon, dans l’intention de le frapper, l’autre lui donna un croc-en-jambe et le fit tomber à la renverse. Lysandre, loin d’en être fâché, reprocha à Callibios de ne pas savoir commander à des hommes libres. Mais les Trente, pour faire leur cour à Callibios, firent peu après mourir Autolycos.
XVI. Lysandre, libre de ces préoccupations, repartit, par mer, pour la Thrace. Ce qui restait d’argent, avec toutes les gratifications et les couronnes qu’il avait reçues à titre personnel, beaucoup de gens, naturellement, offrant des présents à l’homme le plus puissant, et, en quelque sorte, au souverain de la Grèce, il l’envoya à Lacédémone par Gylippe, l’ancien chef de l’expédition de Sicile. Mais Gylippe, à ce qu’on dit, défit, par-dessous, les coutures des sacs où l’argent était, et, après avoir prélevé sur tous les sacs une bonne somme, il recousit, ignorant qu’il y avait dans chaque sac un bordereau indiquant le chiffre des espèces y contenues. A son retour à Sparte, il cacha sous les tuiles de sa maison l’argent détourné ; quant aux sacs, il les remit aux éphores et leur fit vérifier les cachets [apposés par Lysandre]. Mais, après ouverture des sacs, ils comptèrent et s’aperçurent que le chiffre des sommes retrouvées ne cadrait pas avec celui des bordereaux, ce qui les laissa perplexes. Un esclave de Gylippe leur dit alors ingénieusement : « Sous le Céramique [46] , il couche bien des chouettes. » Car la plupart des monnaies qui circulaient alors en Grèce, portaient, à cause des Athéniens, l’effigie d’une chouette [47] .
XVII. Dans ces conditions Gylippe, ayant commis un forfait si honteux et si vil après ses grands et éclatants exploits, s’exila de Lacédémone. Mais les plus sensés des Spartiates redoutaient surtout la séduction de l’or monnayé, à laquelle avait succombé un citoyen qui n’était pas le premier venu. Ils maudissaient donc Lysandre et adjuraient les éphores de rejeter avec horreur les monnaies d’or et d’argent, comme des pestes importées. Les éphores posèrent la question au Conseil. Un personnage que Théopompe nomme Sciraphidas, et Éphore, Phlogidas, déclara qu’il ne fallait pas recevoir dans la ville de monnaie d’or et d’argent, mais continuer à se servir de la monnaie nationale, qui était de fer. On plongeait ce métal, tout chaud encore, dans le vinaigre, pour empêcher tout traitement postérieur, ce bain le rendant impossible à aiguiser et à façonner. La monnaie de fer était donc pesante et difficile à transporter ; il en fallait une grande quantité et un poids considérable pour représenter une mince valeur. Il se peut qu’autrefois il en ait été partout de même et qu’on se soit servi, comme monnaie, de brochettes de fer, ou, en certains endroits, de cuivre. De là viendrait l’habitude, qui subsiste encore aujourd’hui, d’appeler oboles [broches] des pièces de menue monnaie, très répandues, dont six font une drachme, car c’était juste le nombre de ces piécettes que la main pouvait contenir [48] . Mais les amis de Lysandre s’opposèrent à la proscription des espèces précieuses et insistèrent pour les conserver dans la ville ; on décida donc de laisser entrer les monnaies d’or et d’argent à Lacédémone, mais seulement pour l’usage de l’État ; si quelqu’un était pris à en détenir dans son particulier, il serait passible de mort. Comme si Lycurgue avait redouté la monnaie, et non pas l’avidité qu’elle excite ! Or on atténuait moins cette avidité, en interdisant aux particuliers de posséder de l’or, qu’on ne l’aggravait en permettant à l’État d’en avoir, l’usage le faisant apprécier et convoiter. Car il n’était pas possible, quand on le voyait honoré en public, de le mépriser, en son particulier, comme inutile, ni de croire sans nulle importance pour les intérêts privés de chacun ce que l’organe de l’intérêt public estimait et aimait tant. Mais les habitudes, nées du comportement de l’État, s’infiltrent bien plus vite dans la vie des particuliers que les fautes et les passions des individus ne perdent les cités. Car il est plus naturel que le tout, s’il incline vers le pire, entraîne les parties dans sa décadence ; mais les erreurs d’une partie peuvent comporter, par rapport au tout, des résistances et des corrections, venant des parties encore saines. Ainsi les Lacédémoniens, pour interdire à la monnaie l’accès des maisons de leurs concitoyens, y placèrent comme gardiennes la crainte et la loi ; mais les âmes elles-mêmes, ils ne surent pas les maintenir indifférentes et insensibles à l’argent ; au contraire, ils inspirèrent à tout le monde le désir passionné de la richesse, jugée un bien noble et grand. Il est vrai qu’à ce sujet nous avons déjà morigéné cette nation dans un autre écrit [49] .
XVIII. Quant à Lysandre, il prit, sur le butin, de quoi faire ériger à Delphes sa statue en bronze avec celles de chacun de ses amiraux. Il y dédia aussi les astres d’or des Dioscures, qui disparurent avant la bataille de Leuctres [50] . Dans le trésor de Brasidas et des Acanthiens se trouvait encore une galère d’or et d’ivoire, longue de deux coudées [51] , que Cyrus lui avait envoyée en l’honneur de sa victoire. Anaxandride de Delphes rapporte que Lysandre y avait aussi mis en dépôt un talent d’argent, cinquante-deux mines, et, en outre, onze statères [52] . Ce détail ne concorderait pas avec ce que l’on s’accorde à dire de la pauvreté du grand homme. En tout cas, parvenu à une puissance qu’aucun Grec n’avait encore atteinte, il paraissait avoir une fierté et une hauteur encore supérieures à cette puissance. Car ce fut le premier des Grecs, Duris [53] le rapporte, à qui les cités élevèrent des autels et offrirent des sacrifices, comme à un dieu ; le premier aussi en l’honneur de qui furent chantés des hymnes de victoire [péans]. On a même conservé le début de l’un de ces chants, et le voici :
Le chef de la Grèce divine,
venu de Sparte aux larges avenues,
nous le chanterons,
ô Péan ! Oh !
Les Samiens ordonnèrent, par un décret, d’appeler chez eux Lysandries [fêtes de Lysandre] les fêtes d’Héra. Quant aux poètes, il avait toujours à ses côtés Choerile, qui devait célébrer ses hauts faits ; et comme Antiloque lui avait consacré des vers harmonieux, il lui remplit son chapeau d’argent. Ensuite, lorsque Antimaque de Colophon et un certain Nicérate d’Héraclée [54] se disputaient, lors des Lysandries, le prix de la meilleure cantate en son honneur, il couronna Nicérate, et Antimaque dépité anéantit son poème. Platon, jeune alors [55] et admirateur du talent d’Antimaque, voyant ce poète affligé de sa défaite, lui disait, pour le réconforter et le consoler : « L’ignorance est un mal pour les ignorants, comme la cécité pour les aveugles [56] . » Enfin le joueur de cithare Aristonoos, six fois vainqueur aux jeux Pythiques, promettait à Lysandre, pour gagner ses bonnes grâces, s’il remportait encore le prix, de faire ajouter à son nom, dans la proclamation publique, cette qualification : « ...esclave de Lysandre. »
XIX. L’ambition de Lysandre ne gênait sans doute que les principaux citoyens de Sparte et ses égaux. Mais, sous l’influence de ses courtisans, il joignit à cette ambition beaucoup d’arrogance et de morgue. Ni pour les honneurs, ni pour les châtiments, l’équité n’était sa règle. Il récompensait ses amis et ses hôtes en leur concédant des souverainetés sans contrôle et des tyrannies sans frein. Quant à sa colère, elle ne trouvait qu’un moyen de s’assouvir, la mort de celui qu’il prenait en haine ; car il n’était pas possible de lui échapper. Et même, par la suite, à Milet, craignant que les chefs du parti démocratique ne s’enfuissent et voulant faire sortir de leurs cachettes ceux qui étaient à l’abri, il jura de ne faire de mal à personne. Ils le crurent et se montrèrent ; alors il les livra aux partisans de l’oligarchie pour être égorgés ; or le nombre total des victimes ne fut pas inférieur à huit cents. On ne peut compter les démocrates qu’il fit massacrer dans les autres villes ; car il n’obéissait pas seulement à ses rancunes personnelles ; il favorisait, par ces meurtres, les haines privées et la cupidité des amis qu’il avait partout et dont il se faisait le complice. Aussi fit-on un sort au mot d’Étéocle de Lacédémone : « La Grèce n’aurait pu supporter deux Lysandre ! » C’est le même mot que Théophraste met dans la bouche d’Archestrate, à propos d’Alcibiade ; mais chez Alcibiade, ce qui déplaisait surtout, c’étaient l’impertinence et la débauche, jointes à l’aplomb ; dans le cas de Lysandre, la rudesse du caractère rendait sa puissance effrayante et insupportable. Les Lacédémoniens n’attachaient d’abord pas grande attention aux plaintes portées contre lui ; mais quand Pharnabaze [57] , dont il ravageait la province, envoya des émissaires à Sparte pour l’accuser, les éphores se mirent en colère, et, prenant l’un de ses amis et collègues dans le commandement, Thorax, en flagrant délit de détention d’argent à titre privé, ils le firent mourir. Quant à Lysandre, ils lui envoyèrent une scytale, portant ordre de revenir. Or voici ce qu’est, à peu près, la scytale. Quand les éphores envoient en expédition un amiral ou un général, ils font faire deux bâtons ronds, absolument égaux en longueur et en grosseur, de façon à cadrer exactement. Ils gardent l’un et donnent l’autre au partant. Ils appellent ces bâtons scytales. Pour communiquer à leurs généraux un grand secret, ils prennent une bande de papier à écrire, longue et étroite comme une courroie, qu’ils entortillent autour de leur bâton de façon à ne laisser aucun vide et à le recouvrir entièrement de cette spirale. Ils écrivent ensuite ce qu’ils veulent sur le papier enroulé. Cela fait, ils ôtent le rouleau et l’envoient au général sans le bâton. A réception, le destinataire ne peut lire directement, puisque les caractères ne sont pas liés, mais écartés les uns des autres. Il lui faut prendre sa scytale, et enrouler autour d’elle le manuscrit. Ainsi la spirale ayant repris sa première position, les lettres retrouvent leur ordre et leur continuité. On appelle scytale le rouleau comme le bâton ; de même, la chose mesurée peut prendre le nom de ce qui la mesure.
XX. Lysandre, à qui la scytale parvint sur les côtes de l’Hellespont, en fut bouleversé ; et, craignant surtout les accusations de Pharnabaze, il s’empressa de lui demander une entrevue, afin de régler leur différend. Au cours de cette conférence, il le pria d’écrire à son sujet, aux magistrats de Sparte, une autre lettre, où il déclarerait n’être pas lésé et n’avoir pas de reproche à faire à Lysandre. Mais il faisait, comme dit le proverbe, le Crétois avec un Crétois [58] . C’était mal connaître Pharnabaze. Le satrape, en effet, promit de faire tout ce que demandait Lysandre et écrivit ostensiblement une lettre conforme à son désir ; mais il en avait une contraire, toute prête ; et, en cachetant le pli, il la substitua à l’autre, dont elle ne différait en rien par l’aspect. Il donna donc à Lysandre la lettre rédigée en secret. Ainsi Lysandre qui, en arrivant à Lacédémone, s’était rendu, comme de coutume, au palais du gouvernement, remit aux éphores la missive de Pharnabaze, croyant bien être quitte ainsi du principal des griefs articulés contre lui, car ce satrape était aimé des Lacédémoniens, ayant, pendant la guerre, montré plus de zèle pour leur cause qu’aucun des lieutenants du Roi. Mais les éphores, après avoir lu cette lettre, la firent voir à Lysandre, et il comprit la sagesse de ce vers :
Donc Ulysse n’est pas seul rusé [59]
Sur le moment, il rentra chez lui plein de confusion, mais peu de jours après il revint trouver les magistrats et leur dit qu’il lui fallait se rendre en pèlerinage au temple d’Ammon, pour offrir à ce dieu des sacrifices qu’il lui avait promis avant ses combats. Quelques auteurs disent bien, sans doute, qu’assiégeant Aphytos [60] en Thrace, Ammon lui était apparu en songe ; aussi, ayant abandonné le siège, soi-disant sur l’ordre du dieu, conseilla-t-il aux Aphytéens de sacrifier à Ammon, qu’ensuite il s’empressa lui-même d’aller apaiser en Afrique. Mais, pour la plupart des historiens, cette vision n’était qu’un prétexte ; en réalité Lysandre redoutait les éphores ; incapable de supporter le joug qu’on lui imposait à l’intérieur et ne souffrant pas d’être commandé, il aspirait aux courses errantes et aux longs circuits, comme un cheval qui, revenant de la libre pâture et des prés, se retrouve devant sa mangeoire, pour être reconduit à la besogne accoutumée. Cependant Éphore donne de ce voyage une autre raison, que j’indiquerai sous peu.
XXI. Ayant fini par obtenir, à grand-peine, son congé des éphores, il s’embarqua. Mais en son absence les Rois de Sparte s’avisèrent que, par le moyen de ses sociétés secrètes, il avait la haute main sur toutes les cités et se trouvait ainsi maître et seigneur de la Grèce. Ils travaillaient donc à rendre partout le pouvoir aux partis populaires en chassant les amis de Lysandre. Une réaction se produisit en effet dans ce sens ; et d’abord les bannis d’Athènes, partis de Phylé [61] , attaquèrent les Trente et eurent le dessus. Mais Lysandre revint en toute hâte et décida les Lacédémoniens à prêter main-forte aux oligarchies et à châtier les peuples. Les Trente bénéficièrent les premiers de cette politique : on leur envoya cent talents avec un général, qui était Lysandre lui-même. Mais les Rois, qui le jalousaient et craignaient qu’il ne s’emparât à nouveau d’Athènes, décrétèrent que l’un d’eux partirait avec lui. Ce fut Pausanias [62] . En parole, il soutint les tyrans contre le peuple ; mais, en fait, il se proposait de terminer la guerre, pour éviter que Lysandre, par l’entremise de ses amis, ne redevînt maître d’Athènes. Ce résultat, il en vint facilement à bout. Il réconcilia les Athéniens, mit fin à leur discorde et découragea l’ambition de Lysandre. Mais peu après, les Athéniens s’étant à nouveau soulevés, Pausanias fut accusé d’avoir trop lâché la bride au peuple, muselé jusqu’alors par l’oligarchie, et qui maintenant s’enhardissait jusqu’à l’excès. Lysandre, par contraste, acquit, au contraire, la réputation d’un homme qui, sans se soucier de faire plaisir à d’autres, ni de prendre des poses théâtrales, servait dans ses campagnes, avec une droiture inflexible, le seul intérêt de Sparte.
XXII. Il était audacieux même en parole, et foudroyait ceux qui lui résistaient. Par exemple, comme il discutait avec les Argiens une question de frontières, où ils croyaient leur thèse plus juste que celle des Lacédémoniens, il montra son épée en disant : « Quand on a cela pour soi, on est le plus éloquent en matière de délimitation ! » Un Mégarien, dans une réunion quelconque, avait son franc-parler avec lui : « Ces propos, étranger, dit-il, auraient besoin d’une forteresse [pour les appuyer]. » Les Béotiens balançaient entre les deux partis : « Devrai-je, leur demanda-t-il, traverser votre pays la pique haute ou baissée ? » Après la défection des Corinthiens, il avait approché son armée de leurs murailles. Voyant les Lacédémoniens hésiter à donner l’assaut, il aperçut justement un lièvre qui sautait à travers le fossé : « N’avez-vous pas honte, dit-il à ses soldats, de craindre des ennemis si nonchalants que les lièvres dorment sans crainte sur leurs remparts ? »
Après la mort du Roi Agis [63] , qui laissait un frère, Agésilas, et officiellement un fils, Léotychidas, Lysandre, qui avait été l’amant d’Agésilas, le persuada de revendiquer le trône, comme descendant légitime d’Héraclès. Car on soupçonnait Léotychidas d’être le fruit d’une liaison clandestine entre Alcibiade et la femme d’Agis, Timéa, lors du séjour de l’exilé à Sparte. Agis, dit-on, calculant, par la date de la naissance de l’enfant, qu’il ne pouvait être le sien, négligeait tout à fait Léotychidas et le reniait visiblement. Mais dans le temps que, malade, il s’était fait porter à Héréa [64] , où il devait mourir, il céda aux supplications de l’adolescent lui-même et de ses amis à lui, et déclara devant plusieurs personnes, à son lit de mort, que Léotychidas était son fils. Il pria même les assistants d’en témoigner devant les Lacédémoniens. Ils déposèrent, en effet, en faveur de Léotychidas ; et pour Agésilas, quoiqu’il fût, par ailleurs, un homme remarquable et disposât de l’appui de Lysandre, il était attaqué par Diopithe, homme qui s’entendait en oracles et rapportait cette prophétie, applicable, d’après lui, à la claudication d’Agésilas
Prends bien garde, Sparte, malgré ton orgueil,
à ne pas te laisser porter tort par la royauté infirme d’un boiteux ;
car des maladies inattendues s’empareront de ta chair,
et les flots meurtriers de la guerre rouleront sur toi.
Beaucoup de gens inclinaient à croire à la prédiction et se tournaient du côté de Léotychidas ; mais Lysandre déclara que Diopithe n’entendait pas bien l’oracle ; qu’un homme infirme d’un pied régnât sur Lacédémone ne pouvait contrister le dieu ; mais la royauté serait boiteuse, si des bâtards, des gens mal nés et qui ne seraient pas des Héraclides, étaient Rois. Par ces affirmations et en raison de sa grande influence, il convainquit les citoyens, et Agésilas devint Roi.
XXIII. Aussitôt après Lysandre excita de toutes ses forces Agésilas à faire une expédition en Asie, faisant luire à ses yeux l’espoir de détruire l’Empire perse et de devenir ainsi le plus grand des Princes. Il écrivit aussi à ses amis d’Asie, pour les engager à demander aux Lacédémoniens Agésilas comme général en vue de la guerre contre les Barbares. Ils l’écoutèrent et envoyèrent à Lacédémone des ambassadeurs à cette fin. C’était encore un honneur dû par Agésilas à Lysandre, et qui, semble-t-il, valait bien la royauté. Mais les génies ambitieux, si, par ailleurs, ils ne sont pas impropres au commandement, trouvent en eux-mêmes un grand obstacle aux belles actions l’envie que leur inspire la gloire de leurs égaux ; car ils considèrent comme leurs rivaux dans la carrière du courage ceux dont ils pourraient faire des collaborateurs. Agésilas emmena donc avec lui Lysandre, qui était au nombre de ses trente conseillers, mais qu’il pensait employer de préférence, comme le premier de ses amis [65] . Mais après leur arrivée en Asie, les gens du pays, qui ne connaissaient pas Agésilas, n’avaient avec lui que de brèves et rares conversations ; quant à Lysandre, des relations de longue date les faisaient affluer à sa porte et l’escorter dans ses sorties ; les amis par déférence, et les suspects par crainte. La situation rappelait donc ce qui arrive couramment aux acteurs de tragédies. L’un d’eux, qui fait un personnage de messager ou de serviteur, a du succès et c’est un grand premier rôle ; l’autre, qui porte sceptre et couronne, c’est à peine si on l’entend parler. Ainsi le prétendu conseiller d’Agésilas avait tout le prestige de l’autorité ; et on ne laissait au Roi qu’un titre vide. Peut-être fallait-il rabaisser cette ambition déplacée et réduire Lysandre à se contenter du second rang ; mais rejeter absolument et avilir, à cause de sa réputation, un bienfaiteur et un ami, n’était pas digne d’Agésilas. Il commença par ne pas lui donner l’occasion d’agir et ne jamais le désigner pour des commandements ; puis ceux dont il voyait Lysandre prendre à coeur les intérêts, il les renvoyait toujours déboutés de leurs demandes et moins bien traités que les premiers venus. Ainsi, sans mot dire, il minait le crédit de Lysandre et refroidissait le zèle de ses amis. Quand Lysandre s’aperçut qu’il échouait dans toutes ses démarches et que son intervention desservait ses protégés, il cessa lui-même de plaider leur cause et les pria de ne plus s’adresser à lui, ni le courtiser ; mieux valait aller parler au Roi et à ceux qui, pour le moment, étaient plus en état de répondre aux égards par une aide efficace. En recevant ces conseils, la plupart de ses amis s’abstenaient désormais de lui rompre la tête d’affaires, mais ils ne laissaient pas de lui marquer la même déférence et se pressaient encore autour de lui dans les promenades et les gymnases. Ils aigrirent de la sorte Agésilas encore plus qu’avant, par l’envie que lui causait tant de respect. Ce fut au point que, donnant à la plupart des Spartiates [66] de grandes affaires à diriger et des villes à gouverner, il nomma Lysandre commissaire au ravitaillement. Il dit ensuite pour se moquer des Ioniens : « Qu’ils aillent maintenant faire la cour à mon préposé aux vivres ! » Lysandre décida donc d’avoir une entrevue avec lui ; et le dialogue fut bref et tout à fait laconique : « Vraiment, Agésilas, dit Lysandre, tu sais fort bien abaisser tes amis. » — Et l’autre : « Oui, s’ils veulent être plus grands que moi ; mais ceux qui augmentent ma puissance, il est juste qu’ils y participent. « — Mais peut-être, Agésilas, t’en a-t-on dit plus que je n’en ai fait », reprit Lysandre. Et il conclut : « Je te demande, ne fût-ce qu’à cause des étrangers, qui ont les yeux fixés sur nous, de me donner un poste de ta dépendance où je puisse, à ton avis, sans te gêner le moins du monde, t’être plus utile qu’ici. »
XXIV. A la suite de cet entretien, Agésilas l’envoya comme lieutenant dans la région de l’Hellespont. Bien qu’irrité contre le Roi, Lysandre ne négligeait pas ses obligations. Comme le Perse Spithridate, homme de valeur et qui avait une armée à lui, était brouillé avec Pharnabaze, il lui fit déserter la cause du satrape et le conduisit à Agésilas. C’est toute la part qu’il prit à cette guerre ; au bout de quelque temps il revint piteusement à Sparte, mécontent d’Agésilas, détestant plus encore qu’auparavant le régime du pays, et résolu à mettre à exécution, sans plus attendre, le plan de coup d’État et de révolution qu’il avait depuis longtemps médité et combiné.
Voici quel était ce plan. Les Héraclides qui, mêlés aux Doriens, étaient revenus dans le Péloponnèse [67] , laissèrent une nombreuse et brillante postérité, qui fut florissante à Sparte. Mais leurs descendants n’étaient pas tous aptes à la succession royale, et les Rois ne pouvaient appartenir qu’à deux Maisons, les Eurypontides et les Agiades. Quant aux autres Héraclides, la naissance ne leur conférait aucun privilège politique, l’accès des honneurs n’étant réglé que par le mérite. Lysandre était dans ce cas. Comme ses exploits l’avaient élevé à un haut degré de gloire, qu’il possédait beaucoup d’amis et une grande influence, il s’affligeait de voir la ville grandie par lui, sous l’autorité de Rois dont l’origine n’était nullement supérieure à la sienne. Il songeait donc à dépouiller de leur prérogative les deux Maisons régnantes pour faire de la royauté le patrimoine commun de tous les Héraclides, et même, selon quelques historiens, de tous les Spartiates. Ainsi le trône serait la récompense, non pas des descendants d’Héraclès, mais des pairs de ce héros, reconnaissables à la vertu qui l’avait élevé lui-même aux honneurs divins. Lysandre espérait que, si la royauté était attribuée à ce titre, aucun Spartiate ne lui serait préféré.
XXV. Dans ces conditions, il songea d’abord à persuader ses concitoyens par lui-même, et, à cette fin, il apprit par coeur un discours composé par Cléon d’Halicarnasse. Ensuite, voyant que la nouveauté et la grandeur de sa révolution exigeaient plus d’audace dans l’action, il dressa, comme dans la tragédie, une machine pour ensorceler ses concitoyens [68] ; c’est-à-dire qu’il composait et mettait sur pied de soi-disant réponses de Delphes et des oracles controuvés. Car il ne croyait tirer aucun profit du talent de Cléon, s’il ne recourait d’abord à la crainte de Dieu et même à la superstition pour frapper ses concitoyens et les dompter ; il pourrait ensuite les soumettre à la raison. Éphore affirme qu’après avoir essayé de corrompre la Pythie et de catéchiser, par l’entremise de Phéréclès, les prophétesses de Dodone, il n’y réussit pas et se rendit au temple d’Ammon, où il offrit aux prêtres beaucoup d’or. Mécontents de cette démarche, ils envoyèrent à Sparte quelques-uns d’entre eux pour accuser Lysandre. Il fut acquitté, et les Africains dirent en partant : « Soyez-en sûrs, Spartiates, nous jugerons mieux, quand vous serez venus habiter chez nous en Afrique ! » Ils faisaient allusion à un ancien oracle, suivant lequel les Lacédémoniens s’installeraient en Afrique.
Mais toute la machination compliquée de l’imposture, qui n’était pas médiocre, ni conçue au hasard, mais partait de plusieurs principes importants, comme un théorème de géométrie, et, par une série de propositions épineuses et difficiles à démontrer, arrivait à sa conclusion, nous allons l’exposer, en suivant le récit d’un historien-philosophe [69] .
XXVI. Il y avait, dans le Pont, une petite femme, qui se disait enceinte des oeuvres d’Apollon. Beaucoup de gens, comme de juste, ne la croyaient pas ; beaucoup d’autres s’intéressaient à sa prétention. Aussi, quand elle eut accouché d’un enfant mâle, plusieurs notables du pays assurèrent-ils l’entretien et l’éducation du nouveau-né, qui reçut, pour un motif quelconque, le nom de Silène. Lysandre partit de là pour tramer et développer sa fable, avec le concours d’auxiliaires assez nombreux et non sans valeur. Ils firent courir, sans laisser soupçonner à quelle fin, le bruit de la naissance de l’enfant, et répandirent partout à Sparte une autre nouvelle, apportée de Delphes : c’était que les prêtres [du temple d’Apollon] gardaient, en des écrits secrets, de très anciens oracles, qu’on ne pouvait prendre en mains ni lire sans sacrilège, hormis le cas où un fils d’Apollon, survenant après une longue attente, et fournissant aux dépositaires de ces livres la preuve de sa filiation, emporterait les tablettes où étaient les oracles. L’action décisive étant ainsi préparée, Silène devait venir réclamer les oracles comme fils d’Apollon ; les prêtres qui étaient du complot tireraient au clair toutes ses affirmations, s’informeraient de sa naissance, et enfin, convaincus apparemment de sa filiation divine, lui montreraient les papiers. Il lirait alors, devant plusieurs personnes, entre autres oracles, celui qui était la fin de toute la manoeuvre et qui concernait la royauté : « Il est meilleur et plus expédient pour les Spartiates de choisir leurs Rois parmi les citoyens les plus méritants. » Mais quand Silène, parvenu à l’adolescence, vint en Grèce jouer son rôle, la comédie montée par Lysandre échoua par suite de la poltronnerie de l’un des acteurs qui devaient y prendre part, et qui, sur le point d’agir, trembla et se déroba [70] . Cependant, du vivant de Lysandre, rien ne transpira de cette intrigue ; on ne la connut qu’après sa mort.
XXVII. Il mourut avant le retour d’Agésilas de son expédition d’Asie, s’étant laissé précipiter dans la guerre de Béotie, ou plutôt y ayant jeté la Grèce. Car l’un et l’autre se disent : les uns font retomber la faute sur lui ; les autres, sur les Thébains ; les autres, sur les deux partis. On reproche aux Thébains d’avoir dispersé les chairs des victimes à Aulis [71] , et, sous l’influence d’Androclide et d’Amphithéos, achetés par le Grand Roi, d’avoir dressé la Grèce en armes contre Lacédémone, en attaquant les Phocidiens, dont ils ravagèrent le pays [72] . On dit, par ailleurs, que Lysandre leur en voulait d’avoir, seuls parmi les alliés, réclamé le dixième du butin fait à la guerre sur les Athéniens, et de s’être indignés de l’envoi de ce butin à Sparte. Mais surtout ils étaient à l’origine de la libération d’Athènes, qui put, grâce à eux, se défaire des trente tyrans établis par Lysandre. Les Lacédémoniens, pour faire régner leurs protégés par la terreur, avaient décrété que les bannis d’Athènes seraient de bonne prise partout et que s’opposer à leur arrestation serait se déclarer ennemi de Sparte. Les Thébains répondirent à ce décret par un autre, bien digne des hauts faits de leurs aînés Héraclès et Dionysos. Il était ainsi conçu : « Toute maison et toute ville de Béotie sera ouverte aux Athéniens qui le demanderont ; et le citoyen qui n’aura pas prêté main-forte à un banni que l’on arrêterait, sera passible d’une amende d’un talent. Si, d’autre part, quelqu’un passe par la Béotie pour aller à Athènes porter des armes contre les tyrans, aucun des Thébains ne doit le voir, ni l’entendre. » Et les Thébains ne se contentèrent pas de prendre des décisions si grecques et si humaines sans conformer leurs actes à leurs écrits ; car Thrasybule et ceux qui, avec lui, surprirent Phylé, étaient partis de Thèbes, et ils devaient à cette ville leurs armes, leur argent, le secret de leur entreprise et son point de départ. Voilà donc les griefs de Lysandre contre les Thébains.
XXVIII. Son irritation, déjà fort vive, était encore aggravée par l’humeur sombre que la vieillesse accentuait chez lui. A force d’excitations, il décida les éphores à faire une démonstration contre les Thébains. Il prit la tête du corps expéditionnaire et partit [73] . Plus tard, on envoya aussi le Roi Pausanias avec une armée. Mais Pausanias devait faire un grand détour et envahir la Béotie par le Cithéron ; Lysandre, lui, avec beaucoup de soldats, allait à sa rencontre en traversant la Phocide. Il reçut la soumission de la ville d’Orchomène et prit ensuite Lébadée, qu’il pilla. De là il écrivit à Pausanias, pour l’inviter à partir de Platées pour aller faire sa jonction avec lui sous les murs d’Haliarte, où lui-même serait au point du jour. Cette lettre fut apportée aux Thébains, le courrier étant tombé sur des éclaireurs ennemis. Les Thébains, au secours de qui les Athéniens étaient venus, confièrent leur ville à ces alliés et partirent eux-mêmes à l’heure normale du premier sommeil. Ils devancèrent de peu Lysandre sous les murs d’Haliarte, où ils firent entrer une partie de leurs troupes. Lysandre avait d’abord décidé de s’installer, avec son armée, sur une éminence, pour y attendre Pausanias ; puis, comme le jour passait, il ne put plus y tenir, prit ses armes ; et, après avoir encouragé ses alliés, fit avancer ses hommes le long de la route du rempart. Quant aux Thébains, ceux qui étaient demeurés hors de la ville prirent à gauche pour attaquer la queue de la colonne ennemie, qu’ils rencontrèrent près de la source nommée Cissousa, où, d’après la légende, les nourrices de Dionysos lavèrent le dieu nouveau-né ; et, en effet, l’eau de cette fontaine a une couleur éclatante de vin [74] , bien que transparente et fort agréable à boire. (Les arbres résineux [styrax] de Crète ne poussent pas loin de là, et les gens d’Haliarte y voient la preuve que Rhadamanthe [75] habita le pays ; et ils montrent même son tombeau, qu’ils appellent Alée. Il y a aussi, tout près, le monument d’Alcmène, qui, paraît-il, y fut ensevelie, parce qu’après la mort d’Amphitryon elle avait épousé Rhadamanthe.) Les Thébains rangés dans la ville avec les Haliartiens se tenaient tranquilles jusque-là ; mais, voyant Lysandre s’approcher de leurs murs avec son avant-garde, ils ouvrirent tout à coup leurs portes et se jetèrent sur les assaillants. Ils tuèrent Lysandre lui-même avec son devin et un petit nombre de ses soldats ; car la plupart s’étaient enfuis promptement pour rejoindre le gros de l’armée. Mais les Thébains, loin de les laisser tranquilles, s’acharnant contre eux, tous durent tourner le dos et se réfugier sur les hauteurs. Mille d’entre eux tombèrent. Les Thébains perdirent trois cents hommes, qui s’étaient attaqués à des positions fortes et d’accès difficile. Ceux-là, suspects de favoriser Lacédémone, avaient voulu se laver de ce soupçon devant leurs concitoyens ; et c’est ainsi que, loin de s’épargner, ils se sacrifièrent dans la poursuite.
XXIX. Quant à Pausanias, il reçut la nouvelle du désastre dans sa marche de Platées à Thespies et il mena ses troupes en bon ordre jusqu’à Haliarte. Thrasybule y arrivait en même temps de Thèbes, à la tête de l’armée de secours athénienne. Comme Pausanias songeait à demander une trêve pour emporter les morts, les plus âgés des Spartiates le prirent mal ; et, après s’être communiqué leur indignation, ils allèrent trouver le Roi pour le conjurer de ne pas enlever le corps de Lysandre à la faveur d’une convention. Il fallait prendre les armes, combattre et vaincre pour avoir la dépouille du héros ; en cas de défaite, il serait beau de rester à terre avec le général. Les anciens eurent beau parler de la sorte ; Pausanias, voyant qu’il serait bien difficile d’infliger une défaite aux Thébains aussitôt après leur victoire, et que, le corps de Lysandre gisant tout près des remparts, on aurait de la peine à l’enlever autrement qu’à l’amiable, même en cas de victoire, envoya un héraut pour conclure un accord et ramena son armée en arrière. Quant au corps de Lysandre, ils l’emportèrent ; et dès qu’au delà des frontières de Béotie, ils furent en pays ami et allié, chez les Panopéens [76] , ils l’y enterrèrent ; son tombeau se trouve maintenant encore le long de la route de Delphes à Chéronée. Comme l’armée campait là, on raconte qu’un combattant phocidien, racontant le combat à un ami qui ne s’y était pas trouvé, lui dit que les ennemis étaient tombés sur eux quand Lysandre avait déjà passé l’Hoplitès. Un Spartiate, ami de Lysandre, fut surpris et demanda au Phocidien ce qu’il entendait par Hoplitès ; car lui-même ne connaissait pas ce nom. « Pourtant, reprit le Phocidien, c’est bien là que les ennemis ont bousculé les premiers d’entre nous ; car le ruisseau qui passe le long de la ville, s’appelle Hoplitès. » En l’écoutant, le Spartiate se mit à pleurer et dit : « L’homme n’échappe point à sa destinée ! » Car il y avait, paraît-il, un oracle rendu autrefois pour Lysandre et ainsi conçu :
Je t’ordonne d’éviter l’Hoplitès bruyant,
et le dragon, fils astucieux de la terre, qui l’attaque par derrière [77] .
Mais quelques auteurs disent que l’Hoplitès ne coule pas devant Haliarte ; ce serait un torrent, voisin de Coronée, qui se jette dans le Phalaros le long de cette ville. On l’appelait autrefois Hoplia, et maintenant Isomantos. D’autre part, le meurtrier de Lysandre était un Haliartien du nom de Néochore, qui avait comme emblème, sur son bouclier, un dragon. C’était là, supposait-on, le sens de l’oracle. On dit encore que les Thébains eurent, pendant la guerre du Péloponnèse, un oracle d’Apollon Isménien, qui annonçait à la fois le combat de Délion [78] et celui d’Haliarte, qui devait arriver trente ans après. En voici le texte
Évite, quand tu guettes les loups au piège, le bout de la terre,
et la crête Orchalide, que le renard jamais ne laisse.
Il appelle bout de la terre les environs de Délion, où la Béotie touche à l’Attique, et crête Orchalide la hauteur que l’on nomme maintenant Alopète [Renardière] et qui s’élève du côté où Haliarte regarde l’Hélicon.
XXX. Telle ayant été la fin de Lysandre, les Spartiates en furent, sur le premier moment, si affectés qu’ils intentèrent au Roi un procès capital. Il n’osa le soutenir, et s’enfuit à Tégée [79] , où il devait achever sa vie comme suppliant au temple d’Athéna. Et en effet la pauvreté de Lysandre, dévoilée après sa mort, mit plus en évidence sa vertu, puisque après avoir gagné tant d’argent et de crédit, après avoir été courtisé de telle façon par des États et par le Grand Roi, il n’enrichit pas sa famille, si peu que ce fût, au rapport de Théopompe, plus digne de confiance dans ses éloges que dans ses blâmes : car il aime mieux blâmer que louer. Plus tard, d’après Éphore, un différend s’étant produit entre Sparte et ses alliés, il fallut examiner les papiers que Lysandre avait conservés chez lui. Agésilas y alla. Il trouva le manuscrit du discours sur la Constitution, où Lysandre déclarait qu’il fallait ôter la royauté aux Eurypontides et aux Agiades pour la mettre en compétition et choisir des Rois parmi les meilleurs citoyens. Agésilas était sur le point de lire ce discours à ses compatriotes et de leur montrer quel genre de citoyen Lysandre avait été à leur insu. Mais Lacratidas, homme sensé et qui était alors à la tête des éphores, le détourna de ce projet en disant qu’il ne fallait pas exhumer Lysandre, mais enterrer avec lui un discours composé avec tant de force persuasive et d’habileté [80] . On ne laissa pas de rendre à la mémoire de Lysandre les honneurs voulus, et, en particulier, on frappa d’une amende les fiancés de ses filles, qui s’étaient dédits quand, après décès, on découvrit sa pauvreté. Ils lui faisaient la cour de son vivant, le croyant riche ; et quand sa gêne attesta son esprit de justice et sa vertu, ils s’en désintéressèrent. Il y avait donc à Sparte, comme on peut le voir, des sanctions contre ceux qui ne se mariaient pas, se mariaient tard ou se mariaient mal. On comprenait surtout, dans cette dernière catégorie, ceux qui recherchaient, en mariage, l’alliance des riches plutôt que celle des gens de bien et de leurs proches. Voilà terminée notre biographie de Lysandre.
[1] Acanthe, ville maritime de Chalcidique, non loin du mont Athos. Brasidas avait fait campagne dans la région de 424 à 422 av. J.-C. date de sa mort. Le terme de trésor désigne ici les ex-voto, dépouilles des Athéniens.
[2] Par exemple Hérodote, I, 82.
[3] Peut-être celle que leur infligea Cléomène 1er, Roi de Sparte de 520 à 491 av. J.-C.
[4] Descendants de l’Héraclide Bacchis, Roi de Corinthe. Ils furent chassés par Cypsélos vers 655 av. J.-C.
[5] Problèmes, XXX, 1.
[6] On lit d’ordinaire Héraclès, dont le rapprochement avec Socrate et Platon me paraît étrange. Au contraire, Héraclite, dont le pessimisme est légendaire, serait bien à sa place ici.
[7] En 404 av. J.-C.
[8] Denys l’Ancien.
[9] Peut-être sa fille aînée. A moins d’une erreur ou d’une lacune du texte.
[10] En 413 av. J.-C.
[11] En 408 av. J.-C.
[12] Tissapherne ( ?-395 av. J.-C.) satrape d’Asie Mineure.
[13] Une obole vaut le sixième d’une drachme, donc 15 centimes-or.
[14] Une darique est une pièce d’or, évaluée à 21 francs 50 de notre monnaie-or.
[15] Phocée, ville ancienne sur la côte ouest de l’Asie Mineure, d’où étaient partis les fondateurs de Marseille.
[16] Trière, galère à trois rangs de rames de chaque côté.
[17] Les équipages ne sont pas en permanence sur les vaisseaux, et il n’y a pas de soldats spécialisés dans la guerre navale.
[18] Plutarque écrit : décadarchie, c’est-à-dire gouvernement de dix. Lysandre veut établir partout des gouvernements de minorité.
[19] En 406 av. J.-C.
[20] Callicratidas ignorait combien se prolongeaient les festins et les beuveries des Rois et des satrapes perses.
[21] Près de Lesbos, en juillet 406 av. J.-C.
[22] Polycrate ( ?-522 av. J.-C.) protecteur d’Anacréon et célèbre par la légende de son anneau jeté à la mer et retrouvé dans le ventre d’un poisson. Il fut mis à mort par le satrape de Sardes.
[23] Agis II, Roi de Sparte (de 427 à 400 environ).
[24] Ville d’Asie Mineure, à l’entrée de la Propontide.
[25] Sur les Dardanelles.
[26] Autre ville de la Chersonèse de Thrace, sur la côte de l’Hellespont, vis-à-vis d’Abydos.
[27] Environ 2.500 mètres.
[28] Évagoras, Roi de Salamine de Chypre de 410 à 374 av. J.-C.
[29] Une des deux galères sacrées d’Athènes ; l’autre était la Salaminienne.
[30] La guerre du Péloponnèse avait duré vingt-sept ans. La défaite des Athéniens est de la fin de l’automne de 405 av. J.-C.
[31] Castor et Pollux, appelés par les Romains Gémeaux.
[32] Elle était en forme d’étoile, et, d’après Pline, II, 149, de la dimension d’un chariot.
[33] En 468 av. J.-C., donc soixante ans d’avance.
[34] « S’installant au centre du monde, le Nous [Intelligence] sépare l’air compact, froid, humide et sombre, qui donnera naissance à la terre, et le feu qui est léger, chaud et sec. Tous les autres corps se formeront aux dépens de ces deux éléments primitifs. » ALBERT RIVAUD.
« A partir du moment où le mouvement pénétra dans le chaos, sous l’impulsion de l’intelligence, le « tourbillon » de la vie s’étendit en spirales successives dans toutes les régions du monde ; il continue encore, comme l’indique la rotation du ciel, et il continuera sans interruption. Notre terre, cylindrique, occupe le centre ; les astres sont des masses solides, détachées de la terre par le mouvement de rotation qu’elle partageait dans le principe avec le reste de l’univers, et devenues incandescentes au contact de l’éther céleste, qui est embrasé. » ALFRED FOUILLÉE.
Il est impossible de résumer la cosmogonie d’Anaxagore plus clairement que ces deux illustres philosophes.
[35] Daïmachos de Platées, historien cité par Plutarque (Comparaison de Solon avec Publicola).
[36] C’était en représailles de la décision, prise par l’assemblée du peuple athénien, de couper le pouce droit aux prisonniers. En outre Philoclès, ayant capturé deux galères de Corinthe et d’Andros, en avait fait noyer tout l’équipage.
[37] Poète de l’ancienne comédie, contemporain d’Aristophane. A ne pas confondre avec l’historien, disciple d’Isocrate.
[38] Cela ne se fit qu’après la démolition des murs d’Athènes.
[39] Les Athéniens avaient pris Égine en 429 av. J.-C.
[40] Mélos, île de la mer Égée, prise par les Athéniens en 416 av. J.-C.
[41] Scioné, ville importante de la péninsule de Pallène en Macédoine.
[42] En avril 404 av. J.-C.
[43] En 480 av. J.-C.
[44] Ce délai était de dix jours.
[45] Vers 167-199.
[46] Le Céramique est, à Athènes, le quartier des Tuileries. L’allusion à la cachette imaginée par Gylippe est facile à saisir ; et l’on sait que les Spartiates excellaient à saisir le sens figuré des formules brèves et sentencieuses.
[47] La chouette, « l’oiseau triste d’Athènes », dira Fénelon, est l’emblème Athéna. D’où le proverbe : « On ne porte pas de chouettes à Athènes. »
[48] Le rapprochement d’obolos (obole) avec obelos (broche) s’expliquerait ; celui de drachmê avec dragmê (poignée) est ingénieux, sinon convaincant.
[49] Cf. Vie de Lycurgue, XXX.
[50] La bataille de Leuctres eut lieu en 371 av. J.-C.
[51] Une coudée valait un peu plus de 44 centimètres.
[52] Un talent d’argent valait 5.560 francs-or, une mine 98 francs ; un statère, quatre drachmes (3 francs 60). Mais il s’agit ici, sans doute, du statère d’or, qui valait vingt drachmes, donc 18 francs-or.
[53] Duris, tyran de Samos et historien, contemporain de Ptolémée Philadelphe, lequel régna de 385 à 247 av. J.-C.
[54] On connaît de ce nom une ville de Thessalie, et une de Bithynie. Il s’agit sans doute de la seconde.
[55] Il avait au moins vingt-cinq ans.
[56] Il fallait donc plaindre Lysandre, à cause de son manque de goût.
[57] Pharnabaze, satrape qui gouvernait la région de l’Hellespont.
[58] Le dicton, était : Crétois contre Crétois ; comme nous disons : « A corsaire, corsaire et demi ! » Un vers célèbre, attribué au sage Épiménide, atteste le renom de fourberie des Crétois.
[59] Trimètre iambique, emprunté soit au Palamède, soit au Télèphe d’Euripide. Lysandre avait trouvé plus rusé que lui, comme il pouvait arriver à Ulysse lui-même.
[60] Aphytos, ville de la péninsule de Pallène, qui possédait un temple d’Ammon.
[61] En 403, sous la conduite de Thrasybule, qui, avec soixante-dix hommes, s’était emparé de la citadelle de Phylé, à vingt kilomètres d’Athènes.
[62] Pausanias, petit-fils du célèbre Pausanias et Roi de 408 à 394 av. J.-C.
[63] Agis II.
[64] En Arcadie, sur l’Alphée.
[65] Ce départ eut lieu en 396 av. J.-C.
[66] Il ne faut pas oublier que Spartiate n’est pas synonyme de Lacédémonien ; les Spartiates sont l’aristocratie de Lacédémone. La leçon : « à la plupart des soldats » ne paraît pas raisonnable.
[67] On plaçait ce retour en 1104 av. J.-C.
[68] Allusion au deus ex machina, qui, surtout dans les tragédies d’Euripide, arrivait pour dénouer une intrigue embrouillée.
[69] Sans doute Éphore.
[70] Plutarque parle ici par métaphore. La mise en scène imaginée par Lysandre fait songer à Pisistrate, se faisant ramener dans Athènes par une jeune fille, costumée en Athéna.
[71] Cf. Vie d’Agésilas, VI.
[72] Sparte prit parti pour les Phocidiens, ce qui rendit la guerre générale.
[73] En 395 av. J.-C.
[74] Il est donc naturel de supposer qu’on y plongea le dieu du vin. Le nom de la fontaine peut dériver de kissos, lierre, le lierre étant consacré à Dionysos.
[75] Rhadamanthe, fils de Zeus et d’Europe, se serait enfui de Crète en Béotie, par peur de son frère le Roi Minos.
[76] En Phocide.
[77] Cet oracle est, conformément à la tradition et comme le suivant, en vers hexamètres. Il y a une équivoque, Hoplitès, nom supposé de ruisseau, désignant comme nom commun, un fantassin armé de toutes pièces.
[78] En 424 av. J.-C. les Thébains y vainquirent les Athéniens.
[79] En 393 av. J.-C.
[80] Ce personnage ne voulait pas défendre la mémoire de Lysandre, mais parer aux effets d’une propagande posthume, qui aurait tourné dans le sens opposé aux vues d’Agésilas.