I. La vertu de Phocion obscurcie par les circonstances. — II Utilité de la condescendance en politique. — III. Raideur vertueuse de Phocion et de Caton le Jeune. — IV. Naissance, éducation et moeurs de Phocion. — V. Concision impérieuse de son éloquence. — VI. Ses premières campagnes sous Chabrias. — VII. Mission de Phocion auprès des alliés ; sa reconnaissance envers Chabrias. Il ne sépare pas l’action politique de l’action militaire. — VIII. Caractère pacifique de sa politique. Son horreur de la démagogie. — IX. Quelques répliques franches et opportunes de Phocion. — X. Sa rudesse n’exclut pas la bonté. — XI. Son influence sur les alliés. — XII. Son expédition d’Eubée. — XIII. Ses succès. — XIV. Expédition de Byzance. — XV. Expédition de Mégare. — XVI. Il s’oppose à la guerre contre Philippe. Après la défaite, le peuple lui confie le pouvoir. Son attitude à la mort de Philippe. — XVII. Relations de Phocion avec Alexandre ; son influence sur ce Prince. — XVIII. Il refuse des gratifications d’Alexandre. — XIX. Les deux mariages de Phocion ; vertus de sa seconde femme. — XX. Comment il élève son fils. Sa riposte à Démade, qui affectait de louer l’éducation spartiate. — XXI. Concessions de Phocion aux Macédoniens. Sa conduite dans l’affaire d’Harpale. — XXII. Accointances avec Harpale, de Chariclès, gendre de Phocion. Après la mort d’Alexandre, Phocion essaie de calmer les Athéniens. — XXIII. Léosthène entreprend la guerre lamiaque. Mécontentement et fâcheuses prévisions de Phocion. — XXIV. Stratagème de Phocion pour empêcher la guerre contre les Béotiens. — XXV. Il va défendre la côte ravagée par Micion. Succès des Grecs. — XXVI. Défaite de Crannon. Phocion négocie la paix avec Antipater. — XXVII. Nouvelle ambassade de Phocion. Exigences d’Antipater. — XXVIII. Occupation d’Athènes par les Macédoniens ; coïncidence de ce triste événement avec les mystères d’Eleusis. — XXIX. Antipater fait regretter Philippe et Alexandre. Phocion obtient de lui quelques adoucissements. — XXX. Phocion repousse de nouvelles offres d’argent. Démade part en mission à la place de Phocion. Sa fin tragique. — XXXI. Après la mort d’Antipater, Cassandre envoie Nicanor prendre possession de Munychie. Accueil que lui fait Phocion. — XXXII. Intervention de Polysperchon. Confiance excessive de Phocion en Nicanor, qui finit par entourer le Pirée de tranchées. — XXXIII. Phocion, destitué par le peuple, se rend auprès de Polysperchon. Une ambassade l’y rejoint pour l’accuser. — XXXIV. Phocion, ramené dans Athènes, est traduit en jugement avec ses amis. — XXXV. Leur condamnation à mort. — XXXVI. Mort de Phocion. — XXXVII. Ses obsèques. — XXXVIII. Sa réhabilitation posthume.
I. L’orateur Démade [1] avait de l’autorité dans Athènes à cause de sa politique de complaisance envers la Macédoine et Antipater [2] ; mais il était forcé de faire bien des propositions et des discours contraires à la dignité et au caractère de cette ville. Aussi s’excusait-il en disant : « Je mérite le pardon, puisque j’administre le naufrage national [3] . » Ce mot pouvait marquer trop d’audace de sa part ; mais il paraîtrait juste, si on l’appliquait à la vie publique de Phocion. Car Démade valait à lui seul un désastre pour l’État, tant ses moeurs et sa politique étaient éhontées en sorte qu’Antipater comparait cet orateur, devenu vieux, à une victime déjà dévorée : il n’en reste que la langue et le ventre [4] . Mais la vertu de Phocion eut à se mesurer avec des circonstances pénibles et cruelles ; aussi les malheurs de la Grèce, en l’obscurcissant, lui refusèrent-ils l’éclat de la gloire. Car il ne faut pas écouter Sophocle quand il taxe la vertu de faiblesse dans cette protestation :
Non, Roi, même la raison dans sa vigueur ne reste pas aux malheureux ; elle les quitte ! [5]
Tout ce qu’on peut accorder à l’adversité, quand elle s’attaque aux hommes de coeur, c’est, en substituant, pour quelques-uns d’entre eux, à l’honneur et à la reconnaissance dont ils étaient dignes, des reproches malveillants et des calomnies, d’affaiblir le crédit de la vertu.
II. Et cependant les peuples, semble-t-il, outragent plutôt les hommes de coeur dans les périodes heureuses où le succès et la puissance répandent l’exaltation [6] ; mais le contraire arrive aussi. Car le malheur aigrit les esprits, qu’il rend pointilleux et irascibles : les oreilles, alors, deviennent chatouilleuses, et l’on se hérisse au moindre mot, à la moindre expression énergique. Ainsi blâmer quelqu’un de ses fautes, c’est, à son avis, lui reprocher ses malheurs ; et parler de lui franchement, c’est le mépriser. Le miel irrite les blessures et les ulcères du corps [7] ; de même, bien souvent, les propos véridiques et sensés mordent et enflamment les infortunés, à moins d’être tempérés par la condescendance et la bénignité. Aussi le poète [8] appelle-t-il l’amabilité accommodante [9] , puisqu’elle cède au penchant de l’âme, sans y résister ni le contrecarrer. En effet, un oeil enflé se repose avec beaucoup de plaisir sur les teintes sombres et ternes, alors qu’il se détourne de l’éclat et de la lumière. De même, une nation plongée dans des calamités sans remède devient timide et molle, incapable, par sa faiblesse, de supporter la franchise au moment où elle en aurait le plus grand besoin, la situation rendant impossible le rappel de ses responsabilités. Dans ces conditions, le gouvernement d’un État pareil est tout à fait épineux ; car il enveloppe dans sa ruine l’orateur complaisant et fait périr d’avance celui qui ne le serait pas. Les mathématiciens disent que le soleil, sans obéir au même mouvement que le ciel, n’en a pas non plus un directement contraire et opposé. Loin de là, dans sa marche oblique et détournée, il décrit une courbe molle, souple et flexible, grâce à laquelle tout se conserve et prend la meilleure température [10] . De même, en politique, si l’énergie trop roide qui s’oppose en tout aux volontés du peuple est sévère et rude, en revanche on glisse sur une mauvaise pente en se faisant, par entraînement, complice des erreurs de la foule. Enfin, le système de gouvernement qui consiste à céder parfois aux sujets et à leur accorder certaines satisfactions pour leur réclamer ensuite les services qu’ils doivent à l’État, est salutaire ; car les hommes se rendent volontiers fort utiles, si on ne les mène pas toujours d’une façon despotique et violente [11] . Cette politique est sans doute laborieuse, pénible ; elle exige l’alliance difficile de la dignité et de la condescendance ; mais, si l’on y réussit, entre tous les concerts et tous les accords, il n’y a rien de si parfait, de si accompli que cette harmonie [12] . Aussi bien c’est par elle que Dieu gouverne le monde, sans imposer de contrainte, et en faisant accepter aux hommes l’inévitable par la persuasion et le raisonnement [13] .
III. La première manière était aussi celle de Caton le Jeune. Et, en effet, il n’avait pas le caractère propre à convaincre la foule, ni à la séduire ; et son prestige politique ne dut rien à la complaisance. Cicéron déclare qu’il échoua au consulat parce qu’il se comportait comme dans la république de Platon, et non comme dans la lie de Romulus [14] . Il me semble, à moi, que sa destinée fut celle des fruits qui ne se montrent pas en leur saison tout en prenant plaisir à les voir et à les admirer, on ne s’en sert pas. De même, la rudesse archaïque de Caton, traversant bien des générations pour fleurir parmi des existences corrompues et des moeurs débauchées, lui attirait une grande réputation et même de la gloire, sans s’adapter à la pratique, parce que le poids et la grandeur de sa vertu étaient hors de proportion avec les temps où il vécut. En effet, quand il vint, sa patrie n’était pas déjà en décadence, comme celle de Phocion, mais agitée par une grande tempête. Il ne put que mettre la main aux voiles et aux cordages, en manoeuvrant à côté des hommes d’État plus influents ; et, quoique repoussé du gouvernail et de la barre, il livra cependant un grand combat à la Fortune. Car, si elle vainquit et ruina la république, d’autres en furent cause. Encore lui fallut-il de la peine, de la lenteur et bien du temps ; et peu s’en fallut qu’elle n’eût le dessous, grâce à Caton et à sa vertu. Si nous comparons à cette vertu celle de Phocion, ce n’est pas en raison d’une ressemblance générale en tant qu’hommes de coeur et qu’hommes d’État. Car il y a sans doute une différence de courage à courage, par exemple entre celui d’Alcibiade et celui d’Epaminondas, d’intelligence à intelligence, par exemple entre celle de Thémistocle et celle d’Aristide, de justice à justice, par exemple entre celle de Numa et celle d’Agésilas. Mais quant aux grands hommes dont nous parlons maintenant, leurs vertus, jusque dans les nuances effacées et imperceptibles, montrent un seul et même caractère, une seule et même figure, et un caractère commun, l’humanité se mêlant chez eux, en proportions égales, à l’austérité, le courage au calme, la sollicitude pour autrui à l’intrépidité pour son propre compte, et la défiance du mal s’accordant encore avec l’attachement au bien. Aussi faut-il une raison tout à fait subtile qui serve d’instrument pour discerner et découvrir les différences.
IV. On constate que la naissance de Caton était illustre, comme nous le dirons [15] ; et Phocion, j’ai lieu de le penser, n’appartenait pas à une famille tout à fait sans honneur et déchue. Car s’il avait eu, comme l’affirme Idoménée [16] , un fabricant de pilons pour père, Glaucippe [17] , fils d’Hypéride, qui, dans son discours [18] , a recueilli mille traits injurieux contre lui, n’aurait pas omis l’obscurité de sa naissance. De plus, Phocion n’aurait pas mené une vie si noble et reçu pareille éducation [19] . Il dut sa culture morale à l’enseignement de Platon, qu’il suivit dans son adolescence, complété ensuite par les leçons de Xénocrate à l’Académie [20] . Aussi se piqua-t-il d’émulation, dès le début, pour pratiquer la meilleure conduite. En effet, aucun des Athéniens ne vit guère Phocion rire ou pleurer, ni se baigner au bain public [21] , Duris [22] le rapporte, ni tenir la main hors de son manteau, quand il en avait un [23] ; car du moins hors de la ville et en campagne, il marchait toujours pieds nus et en tunique [24] , sauf par un froid excessif et insupportable ; aussi les soldats disaient-ils, par plaisanterie, que c’était un signe de bien mauvais temps quand Phocion mettait son manteau.
V. Très doux et très affable de caractère, il avait l’air insociable et rude ; aussi aurait-on eu de la peine même à l’aborder simplement sans être de ses familiers. D’où l’allusion que Charès [25] fit un jour à ses sourcils, et qui excita les rires des Athéniens. « Ces sourcils, répliqua Phocion, ne vous ont fait aucun mal ; mais le rire des gens comme Charès a coûté bien des larmes à la Ville. » De même l’éloquence de Phocion, fertile en heureuses trouvailles et en idées excellentes, avait un effet salutaire ; mais la concision en était impérieuse, sèche et dépourvue d’agrément. Zénon [26] disait que le philosophe doit tremper son langage dans la raison ; ainsi les discours de Phocion renfermaient autant de sens en aussi peu de mots que possible. C’est en se plaçant à ce point de vue que Polyeucte de Sphette [27] disait : « Comme orateur, Démosthène est le meilleur ; et Phocion, le plus habile à parler [28] . » Car, si la meilleure monnaie est celle qui vaut le plus sous le volume le plus mince, l’habileté du langage consiste à exprimer beaucoup d’idées en peu de mots. Voici pourtant un trait de Phocion lui-même. Un jour, dit-on, que le théâtre était plein, il se promenait sur la scène, tout absorbé dans ses pensées [29] . Et comme un de ses amis lui disait : « Tu as l’air, Phocion, de réfléchir », il répondit : « Oui, par Zeus, je réfléchis à ce que je peux retrancher du discours que je dois adresser aux Athéniens ». Démosthène, qui méprisait beaucoup les autres orateurs, avait coutume de dire tout bas à ses amis quand Phocion se levait pour parler : « Voici la hache de mes discours ». Mais peut-être faut-il rapporter ce jugement au caractère de Phocion [30] ; car un mot, un signe d’un homme de bien, équivaut, pour entraîner la conviction, à mille syllogismes et à mille périodes.
VI. Dans sa jeunesse, Phocion se lia d’amitié avec le général Chabrias [31] , et le suivit dans ses campagnes, où il en reçut un concours précieux pour se former à l’art de la guerre. De son côté, en certaines occasions, il redressa le caractère de ce personnage, qui était inégal et emporté. Car Chabrias, lent et difficile à ébranler par ailleurs, se montrait, au fort de l’action, bouillant et enflammé, donnant tête baissée dans les pires périls, à l’égal des plus téméraires ; c’est ainsi précisément qu’il perdit la vie à Chio, où il entra le premier sur sa trière et opéra de force un débarquement [32] . Donc Phocion, qui montrait à la fois du calme et de l’entrain, échauffait Chabrias dans ses lenteurs, et, en revanche, lui ôtait sa vivacité inopportune dans l’action. Aussi Chabrias, qui était bienveillant et bon, l’aimait et le mettait en avant dans les coups de main et les commandements subalternes, le faisant, de la sorte, connaître aux Grecs, et l’employant presque dans toutes les occasions qui réclamaient de l’énergie. La bataille navale de Naxos [33] lui permit d’attirer à Phocion un renom et une réputation considérables ; car il lui confia le commandement de l’aile gauche, où le combat prit une allure si rapide que l’issue en fut promptement décidée. C’était la première bataille navale qu’Athènes livrait à des Grecs avec ses seules forces, depuis sa prise [par Lysandre] [34] . Le succès rendit Chabrias extrêmement populaire et fit regarder Phocion comme capable de commander en chef. Cette victoire se trouva coïncider avec les Grands Mystères [35] ; et en cet honneur Chabrias offrit aux Athéniens une distribution de vin chaque année, le Boédromion [36] .
VII. Après Naxos, Chabrias chargea, dit-on, Phocion de lever les contributions des îles [37] en lui offrant vingt vaisseaux pour cette mission. Il répondit que, si on l’envoyait faire la guerre, il lui fallait des forces plus importantes ; mais que si c’était chez des alliés, un seul vaisseau suffisait. Il partit donc sur sa trière et engagea des pourparlers avec les cités. Grâce à la douceur et à la simplicité dont il usa envers leurs chefs, il revint avec de nombreux vaisseaux, qui transportaient l’argent envoyé par les alliés aux Athéniens.
Du vivant de Chabrias, Phocion l’entoura constamment de soins et d’estime ; mais de plus, après sa mort, il s’intéressait généreusement à sa famille. Il voulait faire de son fils Ctésippe un homme de coeur ; et, quoiqu’il le sût stupide et déréglé, il ne renonça pas à le corriger, ni à dissimuler ses turpitudes. Une fois seulement, dit-on, au cours d’une campagne, où le petit jeune homme lui suscitait des difficultés en l’accablant de questions déplacées et de conseils, comme s’il eût prétendu le morigéner et se mêler de commander, Phocion s’écria « Chabrias ! Chabrias je te paie grandement ma dette d’amitié en supportant ton fils ! ».
Les hommes d’État de son temps avaient fait du quartier général et de la tribune [38] deux domaines bien séparés, les uns se bornant à parler devant le peuple et à rédiger des décrets [39] , comme Eubule [40] , Aristophon [41] , Démosthène, Lycurgue [42] et Hypéride [43] , les autres, Diopithe [44] , Ménesthée [45] , Léosthène [46] et Charès [47] , s’illustrant par les commandements militaires et la guerre. Il voulut, lui, reprendre en son intégrité et restituer dans les deux ordres d’action l’héritage politique de Périclès, d’Aristide et de Solon. Et, en effet, chacun de ces grands hommes se montrait, suivant le mot d’Archiloque [48] « l’un et l’autre, serviteurs du dieu des combats et connaissant le don des Muses aimables. » Et il voyait la déesse [49] se révéler à la fois guerrière et politique, et porter cette double appellation.
VIII. S’étant fixé la ligne de conduite que l’on voit, il agissait toujours, en tant qu’homme d’État, dans le sens de la paix et de la tranquillité ; mais, comme général, il commanda plus d’expéditions, non seulement qu’aucun de ses contemporains, mais encore qu’aucun de ses devanciers. S’il ne briguait ni ne poursuivait cet honneur, il ne l’évitait pas, ni ne se dérobait à l’appel de l’État. Car on tombe d’accord qu’il reçut quarante-cinq fois le commandement, sans avoir assisté à une seule des séances où on le lui déféra : il était toujours absent quand on votait pour lui, et il fallait l’aller chercher ; aussi les gens dépourvus de bon sens s’étonnaient-ils de la façon d’agir du peuple envers un homme qui le heurtait sur presque tous les points et n’avait jamais rien dit, ni rien fait pour lui complaire. On sait que les Rois se servent de leurs flatteurs après les ablutions qui précèdent le repas [50] ; ainsi le peuple employait, pour l’amuser, les hommes politiques plus raffinés et enjoués ; mais, quand il s’agissait de distribuer les charges, il se dégrisait, et, redevenu sérieux, il y appelait le plus austère et le plus raisonnable des citoyens, celui qui, seul ou plus que tous les autres, s’opposait à ses velléités et à ses toquades. Car, comme on donnait lecture d’un oracle rapporté de Delphes et qui déclarait que, tous les autres Athéniens étant d’accord, un seul homme avait une opinion contraire à celle de la ville, Phocion, montant à la tribune, engagea les citoyens à ne pas s’inquiéter du nom de cet opposant : « Car c’est moi, dit-il, que vise l’allusion, moi, le seul à qui ne plaise rien de ce qu’on fait ici ». Une fois même qu’exprimant son opinion devant le peuple, il avait du succès et voyait tout le monde d’accord pour l’approuver, il se retourna vers ses amis et leur dit : « Me serait-il échappé quelque sottise ? »
IX. Comme les Athéniens demandaient pour un sacrifice des contributions volontaires et que les autres y souscrivaient, relancé à diverses reprises, il dit : « Adressez-vous à ces gens-là, qui sont riches ; mais j’aurais honte de vous donner ce que je ne pourrais rendre à l’homme que voici », et il montrait l’usurier Calliclès. Pourtant, le peuple ne cessait pas de pousser les hauts cris et de le couvrir de huées. Il fit alors cet apologue : « Un lâche allait à la guerre ; mais les croassements des corbeaux lui firent déposer les armes, et il se tenait tranquille. Ensuite, il reprit ses armes et se remit en marche ; mais les corbeaux recommençaient à croasser. Alors, il s’arrêta et dit à la fin : « Vous aurez beau croasser ; vous ne goûterez pas de moi [51] ! » Une autre fois que les Athéniens l’engageaient à les mener à l’ennemi, et, sur son refus, le traitaient de lâche et de poltron : « Vous, répliqua-t-il, vous ne pouvez pas me rendre téméraire ; et moi, je ne peux pas vous rendre lâches. Et pourtant, nous nous connaissons bien ». Dans des circonstances critiques, le peuple, exaspéré contre lui, exigeait qu’il rendît compte de son commandement. Il riposta : « Echappez d’abord au danger, gens extraordinaires [52] ! » Comme ils étaient à la guerre plats et craintifs, mais qu’après la guerre ils clabaudaient contre Phocion en l’accusant de leur avoir ôté la victoire : « Vous avez de la chance, dit-il, d’avoir un général qui vous connaisse ; sans cela, vous seriez perdus depuis longtemps [53] ! » Au lieu de faire arbitrer un différend territorial avec les Béotiens, ils préféraient se battre. Il voulut alors leur conseiller de combattre par la parole, où ils avaient l’avantage, plutôt que par les armes, où ils étaient inférieurs. Comme ils ne le laissaient pas parler et refusaient de l’écouter, il leur dit : « Vous pouvez me forcer à faire ce que je ne voudrais pas ; mais parler contre ma pensée, vous ne m’y contraindrez pas ! » Démosthène, l’un des orateurs opposés à sa politique, lui disait : « Les Athéniens te tueront, Phocion, s’ils ont un accès de fureur. — Et toi, répliqua Phocion, ils te tueront, s’ils ont du bon sens ! » Polyeucte de Sphette [54] , un jour de forte chaleur, conseillait aux Athéniens de faire la guerre à Philippe. En le voyant s’essouffler, transpirer abondamment, d’autant plus qu’il était fort gros, et boire souvent de l’eau, il dit : « C’est bien la peine de voter la guerre sur la foi de cet individu. Que croyez-vous qu’il fera sous la cuirasse et le bouclier, à proximité des ennemis, quand, prononçant devant vous un discours mûrement réfléchi, il risque d’étouffer ? » Lycurgue [55] , dans une assemblée du peuple, l’accablait d’invectives pour lui reprocher enfin d’avoir conseillé de livrer à Alexandre dix citoyens que ce Prince réclamait [56] . Il répondit : « J’ai donné à nos auditeurs beaucoup de bons et utiles conseils ; mais ils ne m’écoutent pas. »
X. Il y avait un certain Archibiade [57] , surnommé le Laconiste, qui portait la barbe extrêmement longue, s’habillait toujours d’un manteau grossier et affectait un air sombre. Phocion, à qui l’on faisait du tapage, l’appela pour confirmer ses paroles et lui prêter main-forte. L’autre se leva, mais pour conseiller aux Athéniens ce qui devait leur plaire. Alors Phocion lui prit la barbe en disant : « Pourquoi donc ne l’as-tu pas fait raser [58] ? » Le sycophante Aristogiton [59] était belliqueux dans les assemblées et excitait le peuple à l’action ; mais, lors de la levée des troupes, il vint appuyé sur un bâton et les deux jambes bandées. Dès qu’il le vit du haut de la tribune, Phocion cria au scribe : « Inscris aussi Aristogiton, boiteux et méchant ! » Aussi se demandait-on comment et pourquoi un homme si rude et si sévère avait pu acquérir le surnom de Bon. Mais, à mon avis, il en va de l’homme ainsi que du vin. S’il est difficile que le même ait à la fois de l’agrément et de l’âpreté, cela se peut à la rigueur ; et inversement d’autres individus, doux en apparence, sont très désagréables et très nuisibles à l’usage. On affirme cependant qu’un jour Hypéride [60] dit au peuple : « Citoyens d’Athènes, ne regardez pas seulement si je suis sévère, mais si je le suis gratuitement. » Comme si la majorité craignait et repoussait seulement ceux que l’avidité rend désagréables et importuns, et non pas plutôt tous ceux qui se servent de leur pouvoir pour satisfaire leur orgueil, leur envie, leur colère ou quelque animosité ! Or Phocion ne fit jamais de mal à aucun de ses concitoyens par haine, et il ne regardait aucun d’eux comme son ennemi personnel ; il s’élevait seulement, et dans la mesure où il le fallait, contre ceux qui contrecarraient son action patriotique. Il était alors rude, inébranlable et inflexible. Mais, dans le reste de la vie, il se montrait pour tous bienveillant, accessible et affable, au point de secourir même ses adversaires dans l’embarras et de les assister en justice. Une fois que ses amis lui reprochaient d’avoir défendu un méchant devant les tribunaux, il déclara que les bons n’avaient pas besoin d’assistance. Le sycophante Aristogiton, qui venait d’être condamné, l’envoya prier de se rendre auprès de lui. Il accueillit cette requête et se dirigea vers la prison. Comme ses amis voulaient l’empêcher d’y aller, il riposta : « Laissez donc, malheureux ! Où donc aurait-on plus de plaisir à trouver Aristogiton ? »
XI. Aussi bien les alliés et les insulaires, quand les envoyés d’Athènes arrivaient sous la conduite d’un autre général, les regardaient-ils comme des ennemis [61] ; ils mettaient leurs remparts en état de défense, fermaient leurs ports et amenaient de la campagne dans les villes bestiaux, esclaves, femmes et enfants ; mais, si c’était Phocion qui dirigeait la mission, ils allaient à une grande distance à sa rencontre sur leurs propres vaisseaux, une couronne sur la tête, et, pleins de joie, le conduisaient chez eux.
XII. Comme Philippe s’efforçait de pénétrer dans l’Eubée [62] , y faisait passer des troupes de Macédoine et s’appropriait les villes en y installant des tyrans [63] , Plutarque d’Erétrie [64] appela les Athéniens et les pria d’arracher l’île aux Macédoniens qui s’en emparaient par surprise. On y envoya comme généralissime Phocion avec une petite armée seulement, car on pensait que les Eubéens se rallieraient à lui avec empressement. Mais il trouva le pays plein de traîtres, corrompu et miné par la vénalité, ce qui le mit en grand danger. Alors, s’emparant d’une éminence séparée de la plaine de Tamynes par un ravin profond, il y rassembla les meilleurs éléments de ses troupes et la tint solidement. Quant aux indisciplinés, aux beaux parleurs et aux lâches qui s’échappaient du camp et désertaient, il engagea les officiers à les laisser faire ; car, sur place, ils ne rendraient aucun service à cause de leur indiscipline ; mais, dans Athènes, la conscience de leur mauvaise conduite mettrait une sourdine à leurs criailleries et couperait court à leurs dénonciations.
XIII. Quand les ennemis attaquèrent, il donna l’ordre de rester immobiles sous les armes jusqu’au moment où il aurait sacrifié. Il passa plus de temps que d’habitude à cette cérémonie, soit que les auspices fussent défavorables, soit qu’il voulût attirer les ennemis plus près. Aussi Plutarque, croyant qu’il avait peur et hésitait, fit une sortie précipitée avec les mercenaires étrangers.
Quand les cavaliers le virent, au lieu de rester à leur poste, ils piquèrent droit à l’ennemi, pêle-mêle, et, s’éloignèrent du camp athénien en ordre dispersé. La défaite des premiers amena un recul général ; et Plutarque s’enfuit ; aussi quelques-uns des ennemis, se croyant maîtres de la situation, s’approchèrent-ils des remparts, qu’ils essayaient de rompre et d’emporter d’assaut. Cependant, le sacrifice une fois achevé, les Athéniens, sortant du camp, tombèrent sur eux à l’improviste, les mirent en fuite et tuèrent la plupart d’entre eux, qui cherchaient à se réfugier dans leurs abris. Quant à Phocion, il donna l’ordre à son infanterie de rester sur place pour attendre et recueillir les Athéniens dispersés dans la défaite du début ; et lui-même, avec l’élite de ses hommes, chargea l’ennemi. Il y eut un violent combat, où tout le monde lutta avec ardeur et sans se ménager ; Thallos, fils de Cinéas, et Glaucos, fils de Polymède, s’y distinguèrent aux côtés du général. Cependant Cléophane montra aussi une très grande valeur dans cette bataille : rappelant à grands cris les cavaliers débandés, il les conjurait de secourir le général en danger. Il les fit ainsi revenir sur leurs pas, pour consolider le succès de l’infanterie.
Après cette action, Phocion chassa Plutarque d’Érétrie [65] et s’empara de Zarètres, forteresse très bien située, à l’endroit où l’île se rétrécit le plus en formant un petit isthme, étranglé entre les deux mers. Il relâcha tous les Grecs qu’il avait faits prisonniers ; car il avait peur des orateurs d’Athènes, qui, dans un accès de colère, auraient pu contraindre le peuple à prendre contre eux des décisions impitoyables [66] .
XIV. Quand, ayant mené cette expédition à bonne fin, Phocion se fut embarqué, les alliés regrettèrent bientôt sa bonté et sa justice ; bientôt aussi, les Athéniens apprirent à connaître sa science militaire et son énergie ; car Molosse, qui lui succéda dans la conduite des opérations, se battit de telle sorte qu’il tomba vivant au pouvoir de l’ennemi. Ensuite, lorsque Philippe, au plus fort de ses espérances, vint sur la côte de l’Hellespont [67] avec toutes ses troupes, dans l’intention de prendre du même coup la Chersonèse, Périnthe [68] et Byzance, les Athéniens se décidèrent à secourir ces pays et les orateurs réclamèrent à qui mieux mieux l’envoi de Charès comme général. Il prit en effet la mer ; mais il n’obtint aucun résultat proportionné à ses forces militaires. Les villes ne permettaient pas l’entrée à son corps expéditionnaire ; et, suspect à tous, il errait à l’aventure, extorquant de l’argent aux alliés et suspect aux ennemis. Le peuple, excité par les orateurs, était mécontent et se repentait d’avoir envoyé ce secours aux Byzantins. Alors Phocion se leva et déclara qu’il ne fallait pas en vouloir aux alliés de se défier, mais aux généraux de susciter la défiance : « Car ce sont eux, dit-il, qui vous font redouter même des peuples incapables de se sauver sans vous ! » Le peuple, ému de ces paroles et complètement retourné, l’envoya, avec une autre armée, au secours des alliés de l’Hellespont ; et ce fut le plus grand appoint pour le salut de Byzance. Car le prestige de Phocion était déjà grand ; mais lorsque Léon, le premier des Byzantins en mérite et son ancien camarade de l’Académie [69] , se fut porté garant pour lui envers la ville [70] , on ne le laissa pas camper au dehors, comme il le voulait [71] ; on lui ouvrit les portes, on accueillit les Athéniens et l’on fraternisa avec eux. Ils se montrèrent, non seulement irréprochables et sérieux dans leurs cantonnements, mais encore pleins de zèle dans les combats, à cause de la confiance qu’on leur marquait. Ainsi Philippe fut alors chassé de l’Hellespont et se fit mépriser, lui qui, jusque-là, paraissait invincible et irrésistible. Phocion lui prit quelques vaisseaux et recouvra des villes occupées ; il fit, sur plusieurs points du territoire ennemi, des débarquements qui lui permirent de ravager le pays et de pousser des incursions à l’intérieur, jusqu’au moment où des blessures, reçues de soldats envoyés à la rescousse contre lui, le forcèrent à reprendre la mer.
XV. Comme les Mégariens l’appelaient secrètement à leur secours, Phocion, dans la crainte que les Béotiens avertis ne prévinssent son action, réunit une assemblée du peuple au point du jour, afin d’annoncer aux Athéniens la démarche de Mégare. Le peuple s’étant prononcé pour l’expédition, il fit aussitôt sonner de la trompette et emmena les citoyens en armes dès leur sortie de l’assemblée. Accueilli avec enthousiasme par les Mégariens, il fortifia Nisée [72] , et édifia deux murs qui partaient de la ville pour arriver au port. Il réunit ainsi Mégare à la mer, de sorte que désormais, n’ayant guère à se soucier des ennemis de terre, elle dépendait des Athéniens [73] .
XVI. Comme désormais la guerre contre Philippe était décidée et qu’en l’absence de Phocion d’autres généraux avaient été choisis pour commander, il essaya d’abord de persuader le peuple, en alléguant l’attitude conciliante de Philippe et sa propre crainte du péril, d’accueillir les ouvertures de réconciliation du Macédonien. Devant l’opposition d’un des habitués du tribunal, sycophante avéré, qui disait : « Et toi, tu oses, Phocion, détourner de leur but les Athéniens, qui ont déjà les armes à la main ? ». Il répliqua : « Oui ! Et cela, tout en sachant bien qu’en temps de guerre je te commanderai, et que ce sera le contraire en temps de paix ! » Comme il n’arrivait pas à convaincre le peuple et qu’au contraire Démosthène faisait prévaloir son avis de livrer bataille le plus loin possible de l’Attique [74] : « Mon ami, lui dit-il, n’examinons pas où nous combattrons, mais comment nous vaincrons [75] . Par notre victoire, la guerre s’éloignera ; mais, quand on est vaincu, tous les dangers sont toujours tout près. » Après la défaite [76] , les turbulents et les révolutionnaires de la cité traînèrent Charidème [77] à la tribune et réclamèrent le pouvoir pour lui [78] , ce qui effraya les gens de bien [79] . Ceux-ci, comme ils avaient avec eux l’Aréopage [80] , se présentèrent devant le peuple, et, à force de prières et de larmes, ils obtinrent, mais avec peine, que l’on confiât l’État à Phocion. Sur tous les points, hormis un seul, il croyait nécessaire d’adopter la politique de Philippe en profitant de son humanité. Voici sa seule réserve. Démade proposant que la cité participât à la paix générale et au congrès des peuples grecs [81] , il refusait, d’approuver cette mesure avant de savoir ce que Philippe réclamerait à la Grèce [82] . Il eut le dessous en raison des circonstances ; mais il vit les Athéniens se repentir aussitôt de leur vote, parce qu’il fallait fournir à Philippe des trières et des cavaliers [83] . « C’est dans cette crainte, déclara-t-il, que je m’opposais au projet. Mais, puisque vous y avez souscrit, il ne faut pas rechigner, ni vous décourager ; souvenez-vous que vos aïeux, tantôt dominateurs, tantôt dominés, se sont noblement acquittés de ces deux rôles et qu’ils ont de la sorte sauvé leur ville et la Grèce ! » A la mort de Philippe [84] il ne laissa pas le peuple offrir un sacrifice d’action de grâces : « Il serait vil de se réjouir, dit-il, et l’armée qui s’est battue contre nous à Chéronée [85] ne compte qu’un homme de moins [86] . »
XVII. Comme Démosthène injuriait Alexandre, qui déjà marchait sur Thèbes [87] , il lui dit :
Malheureux, pourquoi veux-tu irriter un homme violent [88]
et qui aspire à tant de gloire ? Est-ce que tu désires, quand il y a dans le voisinage un si grand incendie, l’étendre à notre ville ? Quant à moi, même si les Athéniens sont décidés à se perdre, je ne le tolérerai pas ; car c’est pour cela que j’ai accepté la charge de stratège. » Après la ruine de Thèbes, Alexandre réclama l’extradition de Démosthène, d’Hypéride et de Charidème [89] . Tous les regards de l’assemblée du peuple étaient fixés sur Phocion, qui, appelé par son nom à diverses reprises, finit par se lever. Il fit placer à ses côtés un de ses amis, le plus intime, et auquel il montrait le plus de confiance et d’affection, puis il dit : « Ces gens-là ont mis l’État dans une telle situation que, pour moi, réclamât-on Nicoclès que voici, je vous inviterais à le livrer ; car je regarderais comme un bonheur personnel qu’il mourût pour vous tous [90] ! » « J’ai pitié, citoyens d’Athènes, dit-il encore, des réfugiés de Thèbes. Mais il suffit que les Grecs aient à pleurer Thèbes. Aussi vaut-il mieux, dans l’intérêt des uns et des autres, agir par persuasion, et tâcher de fléchir les vainqueurs que de les combattre. » Dans ces conditions, dit-on, le premier décret porté sur ce sujet fut rejeté par Alexandre quand on le lui présenta, et il tourna le dos aux ambassadeurs. Mais il accueillit le second [91] , qui lui fut remis par Phocion, en apprenant des gens âgés que Philippe même admirait ce grand homme. Non content de lui accorder une audience et d’écouter ses prières, il accueillit ses conseils. Or Phocion lui conseillait, s’il aspirait au repos, de cesser la guerre ; s’il aspirait à la gloire, de porter la guerre chez les Barbares en se détournant de la Grèce [92] . Il tint bien des raisonnements appropriés au caractère et à l’humeur d’Alexandre ; et, de la sorte, il le transforma et l’adoucit au point que le Prince dit : « Il faut que les Athéniens s’appliquent aux affaires ; car, s’il m’arrivait quelque chose, c’est à eux que reviendrait l’hégémonie. » A titre personnel, il fit de Phocion son ami et son hôte et lui donna des marques d’estime comme en obtinrent peu de ses familiers. En tout cas, Duris dit que, devenu Grand Roi et vainqueur de Darius [93] , il supprima de ses lettres la formule « Salut », sauf pour celles qu’il écrivait à Phocion, dont le nom était le seul, avec celui d’Antipater [94] , qu’il fît précéder de ce voeu [95] . C’est aussi ce que Charès rapporte.
XVIII. Quant à l’argent, on convient que le Roi envoya en don à Phocion deux cents talents [96] . Quand on les apporta dans Athènes, Phocion demanda aux mandataires d’Alexandre pourquoi leur maître, vu le grand nombre des Athéniens, ne faisait qu’à lui seul un pareil présent. « C’est, répondirent-ils, que le Roi te juge le seul homme de bien et d’honneur du pays » — Alors, reprit Phocion, qu’il me permette de paraître et d’être toujours tel ! » Ils l’accompagnèrent chez lui, et ils trouvèrent beaucoup de simplicité dans son ménage : sa femme pétrissait le pain, et Phocion lui-même allait tirer de l’eau du puits pour se laver les pieds. Ils insistèrent plus vivement encore et se fâchèrent même : « Quelle pitié qu’étant l’ami du Roi, il vécût si misérablement ! » Voyant alors passer un vieux pauvre en manteau crasseux, Phocion leur demanda : « Me croyez-vous inférieur à cet homme ? » Comme ils se récriaient, il leur dit : « Pourtant, il lui faut moins qu’à moi pour vivre et se suffire ! » Et, pour conclure : « En somme, ou bien je ne me servirai pas de cet or ; et alors, à quoi bon en avoir tant ? Ou bien, si je m’en sers, je me ferai mal juger de la Ville, d’Alexandre aussi. » De la sorte, l’argent revint d’Athènes après avoir servi à montrer aux Grecs que l’homme qui n’avait pas besoin d’une si grosse somme était plus riche que celui qui l’offrait. Alexandre en colère écrivit alors à Phocion qu’il ne regardait pas comme des amis les gens qui ne lui demandaient rien. Cependant, même après cette lettre, Phocion ne prit pas l’argent. Il se contenta de solliciter la libération du sophiste Echécratide, d’Athénodore d’Imbros [97] et de deux Rhodiens, Démarate [98] et Sparte, arrêtés, sous une inculpation quelconque et détenus à Sardes [99] . Alexandre les fit aussitôt relâcher [100] ; et, en envoyant Cratère [101] en Macédoine, il le chargea de mettre au pouvoir de Phocion la ville d’Asie que ce grand homme choisirait entre quatre : Chios, Gergithe [102] , Mylasse [103] , Elée [104] , insistant encore sur ce point qu’un refus le fâcherait [105] . Mais Phocion refusa encore, et Alexandre mourut bientôt [106] .
On montre encore maintenant la maison de Phocion au faubourg de Mélite [107] . Elle est ornée de plaques de bronze ; mais, pour le reste, simple et nue.
XIX. Pour ce qui est de ses femmes, on ne dit rien de la première, sauf qu’elle avait pour frère Céphisodote le sculpteur [108] . Quant à la seconde, sa sagesse et sa simplicité n’étaient pas moins réputées chez les Athéniens que la bonté de Phocion. Une fois que le public d’Athènes assistait à la représentation d’une nouvelle tragédie, l’acteur chargé d’un rôle de Reine réclamait au chorège [109] une suite nombreuse de femmes richement vêtues ; et, comme on ne la lui donnait pas, il se mit en colère, et il laissait les spectateurs se morfondre, refusant de paraître en scène. Mais le chorège Mélanthios [110] le poussa sur le devant en criant : « Ne vois-tu pas la femme de Phocion sortir toujours avec une seule suivante ? Et toi, par gloriole, tu veux corrompre tout le sexe [111] ! ». Quand on entendit ce mot, les spectateurs l’accueillirent par de vifs applaudissements et des acclamations. La femme de Phocion elle-même, à qui une Ionienne, de passage chez elle, voulait faire admirer ses bijoux d’or, incrustés de pierres précieuses, répliqua : « Moi, mon bijou, c’est Phocion, qui, depuis vingt ans, est stratège d’Athènes [112] ! »
XX. Phocos, son fils, voulant concourir aux Panathénées [113] , il lui permit de le faire pour la voltige, non qu’il désirât sa victoire, mais parce que l’application et l’exercice profitaient à son développement ; car ce jeune homme, par ailleurs, était buveur et débauché. Phocos remporta le prix ; et, comme beaucoup de gens voulaient offrir le repas de circonstance [114] , Phocion n’accorda cet honneur qu’à un seul, à l’exclusion des autres. Mais lorsqu’en arrivant au banquet il vit, entre autres prodigalités, apporter aux convives, pour se laver les pieds, du vin aromatisé, il appela son fils et lui dit : « Phocos, n’empêcheras-tu pas ton camarade de gâter ainsi ta victoire ? » Voulant absolument arracher l’adolescent à ce genre de vie, il le conduisit à Lacédémone et le mêla aux jeunes gens élevés suivant la méthode connue. Cela peina les Athéniens, qui crurent que Phocion dédaignait et méprisait leurs institutions. Démade lui dit alors : « Pourquoi, Phocion, n’inspirons-nous pas aux Athéniens l’idée d’adopter la constitution de Lacédémone ? Car si toi, tu le veux, je suis prêt à déposer le projet et à le soutenir. » Oui-da, riposta Phocion, il te siérait bien, parfumé comme tu l’es et vêtu d’un si beau manteau, de recommander aux Athéniens l’institution des repas communs et de louer Lycurgue ! »
XXI. Alexandre avait demandé qu’on lui envoyât des trières [115] , et, devant l’opposition des orateurs, le Conseil invitait Phocion à parler : « Eh bien déclara-t-il, je vous dis, ou de vaincre par les armes, ou d’être les amis des vainqueurs ! » Pythéas [116] qui faisait alors ses débuts devant les Athéniens, se montrait déjà bavard et effronté : « Ne te tairas-tu pas, lui dit-il, quand le peuple vient seulement de t’acheter [117] ? ». Quand Harpale [118] , s’étant enfui de chez Alexandre avec beaucoup d’argent [119] , passa d’Asie en Attique, les orateurs habitués à monnayer leur parole s’empressèrent à qui mieux mieux autour de lui, corrompus qu’ils étaient. Ceux-là, pour les amorcer, il sacrifia une faible part de ses grandes richesses, répandue de côté et d’autre. Mais à Phocion il envoya en don sept cents talents [120] ; il confia tout le reste, et, avec ce tout, sa propre personne, à celui-là seul. Comme Phocion répondait sèchement qu’il en cuirait à Harpale s’il ne cessait pas de corrompre la ville, le corrupteur éconduit se retira. Peu après, au cours du débat public qui s’engagea sur cette affaire dans Athènes, il vit ceux qui avaient accepté son argent changer d’attitude et l’accuser pour ne pas se trahir, et Phocion, qui n’avait rien pris, faire entrer en ligne de compte, avec l’intérêt de l’État, le salut d’Harpale lui-même. Il recommença donc à lui faire la cour ; mais c’était un rempart de tous côtés imprenable, dont l’or cherchait vainement le point faible. Il se rabattit sur Chariclès, le gendre du grand homme, dont il fit son commensal et son ami, ce qui attira une mauvaise réputation à ce personnage, Harpale lui confiant tout et l’employant à tout.
XXII. En particulier, après la mort de la courtisane Pythonice [121] , qui vivait avec Harpale et l’avait rendu père d’une petite fille, il voulut lui élever un monument somptueux et confia ce soin à Chariclès. Besogne vile en elle-même, mais que rendit plus honteuse encore l’exécution du tombeau ; car il subsiste de nos jours dans l’Herméion [122] sur la route d’Athènes à Éleusis, et il ne représente nullement la valeur de trente talents que se fit payer, dit-on, Chariclès pour ce travail. Dans la suite, Harpale étant mort lui aussi, l’enfant fut recueilli par Chariclès et Phocion qui lui donnèrent tous leurs soins [123] . Cependant comme Chariclès, poursuivi dans l’affaire d’Harpale [124] , implorait le secours de Phocion et lui demandait de l’assister devant le tribunal, Phocion s’y refusa en disant : « Si j’ai fait de toi mon gendre, Chariclès, c’était seulement pour ce qui est juste. »
Le premier qui vint annoncer aux Athéniens la mort d’Alexandre fut Asclépiade, fils d’Hipparque. Démade ne voulait pas qu’on y ajoutât foi : « Car, disait-il, depuis longtemps l’odeur de ce cadavre empesterait le monde entier. » Phocion, lui, voyant le peuple pris d’une exaltation révolutionnaire, tentait de le calmer et de le retenir. Car, comme bien des gens bondissaient à la tribune en criant qu’Asclépiade disait vrai et qu’Alexandre était mort, il dit : « Alors, si aujourd’hui Alexandre est mort, il le sera encore demain et après-demain ; nous pouvons donc délibérer tranquillement, ou plutôt en toute sécurité [125] . »
XXIII. Quand Léosthène eut, de gaieté de coeur, précipité Athènes dans la guerre lamiaque [126] , Phocion s’en montrait mécontent. Léosthène lui demanda ironiquement quel bien il avait fait à l’État depuis tant d’années qu’il le gouvernait : « Un qui n’est pas mince, répondit Phocion : les citoyens sont enterrés dans leurs propres tombeaux [127] . » Léosthène étalant beaucoup de suffisance et de forfanterie devant le peuple, Phocion lui dit : « Tes discours, jeune homme, ressemblent aux cyprès ; ils sont grands et élevés, mais ne portent pas de fruits. » Hypéride [128] alors se leva pour lui demander : « Quand donc, Phocion, conseilleras-tu la guerre aux Athéniens ? » Il répondit : « Quand je verrai les jeunes gens décidés à ne pas abandonner leur poste, les riches à contribuer de leurs deniers, les orateurs à s’abstenir de piller le trésor public. » Beaucoup d’Athéniens admiraient les forces rassemblées par Léosthène et demandaient à Phocion ce qu’il pensait de leurs préparatifs : « Parfait, répliqua-t-il, pour la course du stade simple [129] ; mais je redoute le long stade pour l’État, qui n’a pas d’argent, ni de vaisseaux, ni d’hoplites de rechange [130] . » Et les faits mêmes témoignèrent pour lui. Au début, sans doute, Léosthène s’illustra par ses exploits : il vainquit les Béotiens en bataille rangée et enferma Antipater [131] dans Lamia [132] . On dit même que la ville, animée de grands espoirs, était toujours en fête et offrait constamment aux dieux des sacrifices d’action de grâces, mais que Phocion répondait aux gens qui croyaient l’embarrasser en lui demandant s’il ne voudrait pas avoir fait cela lui-même : « Si, certainement, à condition d’avoir fait décider le contraire ! » Et, comme les bonnes nouvelles arrivaient de l’armée les unes sur les autres « Quand donc, dit-il, cesserons-nous de vaincre ? »
XXIV. Après la mort de Léosthène, ceux qui craignaient que, si l’on confiait le commandement à Phocion, il ne mît fin à la guerre, apostèrent un homme obscur pour intervenir dans le débat de l’Assemblée. Il dit qu’étant l’ami de Phocion et en relations habituelles avec lui, il exhortait les Athéniens à ménager sa vie et à veiller sur lui, car on n’en avait pas un autre pareil, et à envoyer Antiphile [133] à l’armée. Les citoyens approuvaient cet avis, quand Phocion, montant à la tribune, affirma qu’il n’avait jamais eu de rapports avec cet individu et ne l’avait jamais autrement connu, ni fréquenté. « Mais à présent, dit-il, et à partir d’aujourd’hui, je fais de toi mon ami et mon familier ; car tu as pris fait et cause pour moi ! » Comme les Athéniens voulaient faire la guerre aux Béotiens [134] , il s’y opposa dès le premier moment. Ses amis lui dirent qu’on le ferait mourir s’il contrecarrait les Athéniens, mais il répliqua : « Ce ne sera pas juste, si je fais ce qui leur est utile ; mais, si j’agis contre leur intérêt, ce sera juste. » Cependant le peuple, loin de céder, poussait les hauts cris. Ce que voyant Phocion fit proclamer par le crieur public l’ordre, aux Athéniens âgés de dix-huit à cinquante ans, de prendre cinq jours de vivres et de partir à sa suite, dès leur sortie de l’Assemblée. Il se fit alors un grand tumulte ; et, comme les gens âgés se récriaient et trépignaient : « Il n’y a rien là de terrible, dit-il ; car moi, votre stratège, qui accomplis ma quatre-vingtième année, je serai avec vous. » Sur le moment, c’est ainsi qu’il apaisa les citoyens et les fit changer d’avis.
XXV. La côte étant ravagée par Micion [135] , qui, avec un grand nombre de Macédoniens et de mercenaires, était descendu jusqu’à Rhamnonte [136] et faisait des incursions dans tout le pays, il emmena les Athéniens contre lui. Mais comme, accourant les uns d’un côté, les autres de l’autre, ils s’ingéraient dans le commandement et lui conseillaient, ici de surprendre telle colline et d’envoyer la cavalerie alentour, ailleurs de faire une attaque de flanc : « Par Héraclès, dit-il, combien je vois ici de généraux mais guère de soldats ! » Quand il rangea ses fantassins, l’un d’eux se mit bien en avant des autres ; mais ensuite, pris de peur à l’aspect d’un ennemi qui lui faisait face, il rentra dans le rang : « Petit garçon, lui dit Phocion, n’as-tu pas honte d’avoir abandonné deux postes, celui où t’avait placé ton général et celui où tu t’étais placé toi-même ? » Il attaqua les ennemis, les repoussa de vive force et tua Micion lui-même avec beaucoup d’autres. Quant à l’armée grecque de Thessalie, après la jonction avec Antipater [137] , de Léonnat [138] et des Macédoniens venus d’Asie, elle fut victorieuse dans la bataille, où Léonnat tomba. A la tête de la phalange [139] était Antiphile ; à la tête des cavaliers, le Thessalien Ménon.
XXVI. Peu après, Cratère [140] passa d’Asie en Grèce avec de grandes forces, et il y eut devant Crannon [141] un nouvel engagement. Ce fut une défaite, à vrai dire de peu d’importance, et l’on ne fit que des pertes médiocres. Mais, par suite de leur indiscipline à l’égard des chefs, qui étaient indulgents et novices, et aussi des ouvertures que fit Antipater à leurs cités, les Grecs se laissèrent aller et sacrifièrent honteusement la liberté. Aussitôt Antipater mena ses troupes contre Athènes, ce qui entraîna le départ de Démosthène et d’Hypéride [142] . Démade [143] , lui, incapable de payer une obole de l’argent qu’il devait à l’État pour ses condamnations (car il en avait subi sept pour illégalité), et frappé de dégradation civique, était privé du droit de parler en public [144] . Il trouva moyen alors de se le faire rendre et proposa un décret portant qu’on enverrait à Antipater, pour négocier la paix, des ambassadeurs avec pleins pouvoirs [145] . Comme le peuple prenait peur et appelait Phocion en disant qu’il n’avait confiance qu’en lui : « Plût au Ciel, dit-il, qu’en effet vous eussiez eu confiance dans mes conseils ! Car nous n’aurions pas maintenant à délibérer sur de pareilles questions ! » Le décret fut voté. On dépêcha ensuite Phocion à Antipater, qui, installé alors dans la Cadmée [146] , se préparait à marcher sans délai sur l’Attique. La première demande de Phocion fut de conclure les accords sur place. Cratère [147] dit alors : « Les prétentions de Phocion ne sont pas justes : il veut que nous restions ici à saccager le territoire de nos amis et alliés [148] , quand nous pourrions tirer profit de celui des ennemis. » Mais Antipater lui prit la main en disant : « Il faut faire ce plaisir à Phocion. » Au demeurant, il invitait les Athéniens à s’en remettre aux vainqueurs, comme à Lamia Léosthène avait fait pour lui.
XXVII. Phocion revint donc apporter ces conditions aux Athéniens, qui les acceptèrent par force. Il repartit aussitôt pour Thèbes avec les autres ambassadeurs, au nombre desquels on avait mis le philosophe Xénocrate [149] . Car le prestige de la vertu de Xénocrate, sa réputation et son crédit, étaient tels auprès de tout le monde qu’il n’y avait ni passion, ni cruauté, ni violence dans une âme humaine que son seul aspect ne réduisît au silence. Toutefois ici le résultat fut inverse, par suite de l’ignorance d’Antipater et de sa haine du bien. Il commença par ne pas saluer Xénocrate, alors qu’il avait serré la main aux autres ; et, à ce propos, le philosophe remarqua, dit-on, qu’Antipater faisait bien de rougir, devant lui seul, de la dureté qu’il s’apprêtait à montrer à la ville. Ensuite, Xénocrate ayant entamé son discours [150] , Antipater ne le laissa pas continuer ; et, par ses rebuffades et sa mauvaise humeur, il le contraignit à se taire. Au discours de Phocion, il répondit qu’il ferait amitié et alliance avec les Athéniens si ceux-ci livraient Démosthène et Hypéride, s’ils rétablissaient l’ancienne constitution censitaire [151] , s’ils acceptaient une garnison macédonienne dans Munychie [152] , et si enfin ils acquittaient les frais de guerre et une indemnité. Les ambassadeurs furent satisfaits de ces conditions, qu’ils trouvaient douces, à l’exception de Xénocrate, qui déclara qu’Antipater les avait traités modérément pour des esclaves, mais sévèrement pour des hommes libres. Comme Phocion insistait pour obtenir dispense de la garnison, Antipater lui répliqua, dit-on : « Phocion, nous voulons, nous, t’accorder tout, sauf ce qui causerait ta perte aussi bien que la nôtre [153] . » Les autres historiens rapportent la chose différemment. D’après eux, Antipater aurait demandé si, au cas où il exempterait les Athéniens de recevoir garnison dans Munychie, Phocion garantissait la stricte observation de la paix sans aucun désordre. Et, devant le silence hésitant de Phocion, Callimédon le Crabe, homme emporté et hostile à la démocratie, sursauta et dit : « Alors, Antipater, si cet homme-là te débite des sornettes, tu le croiras, toi, et tu ne feras pas ce que tu as décidé [154] ? »
XXVIII. Ainsi les Athéniens reçurent une garnison macédonienne, qui avait pour chef Ménylle, honnête homme et ami de Phocion. Cependant cette exigence d’Antipater marquait beaucoup de hauteur, et l’on y vit plutôt la manifestation d’une autorité abusive qu’une mesure imposée par les circonstances. La date où se fit l’occupation ajouta beaucoup à la tristesse. Car la garnison s’installa le Boédromion [155] : c’est le jour des mystères où l’on amène Iacchos [156] d’Athènes à Éleusis. La cérémonie en fut troublée, et la plupart des témoins récapitulaient les anciens présages célestes, qu’ils comparaient aux nouveaux. Jadis, au temps de la prospérité, des visions mystérieuses et des voix d’en haut comblaient, à pareil jour, les ennemis de stupeur et d’épouvante. Et maintenant, au cours des mêmes fêtes, les dieux, indifférents aux maux les plus insupportables pour la Grèce, laissaient profaner le temps le plus saint et le plus joyeux, dont le souvenir serait lié à celui des pires catastrophes [157] . Quelques années auparavant, les prêtresses, de Dodone [158] avaient rendu un oracle prescrivant à la Ville de garder les promontoires d’Artémis [159] , pour éviter que d’autres ne les prissent. Il était arrivé aussi qu’au cours des mystères les bandelettes que l’on enroule autour des berceaux mystiques [160] , une fois mouillées, revêtissent une teinte jaune, au lieu de rouge, et cadavérique ; et, ce qui était plus grave, le linge des particuliers, lavé à côté, gardait sa couleur naturelle [161] . De plus, comme un initié baignait un petit cochon dans le port de Canthare [162] , un gros poisson saisit l’animal et absorba les parties basses du corps jusqu’au ventre, la déesse [163] les montrant ainsi clairement aux Athéniens que, privés des bas quartiers de la Ville, près de la mer, ils garderaient les hauts quartiers. En somme, la garnison, grâce à Ménylle, ne fit pas de mal apparent à la population, mais le chiffre des citoyens qui furent écartés des affaires à cause de leur pauvreté dépassait douze mille [164] . Les uns, restés sur place, étaient visiblement dans une situation lamentable et humiliante ; les autres, abandonnant Athènes pour échapper à cet état, passèrent en Thrace, où Antipater leur fournissait un territoire et une ville : sort analogue à celui des gens expulsés de chez eux à la suite d’un siège.
XXIX. La mort de Démosthène à Calaurie et d’Hypéride à Cléones, dont il est parlé ailleurs [165] , fit presque aimer et regretter aux Athéniens Alexandre et Philippe. Par la suite, après la mort violente d’Antigone [166] , ses vainqueurs commencèrent à imposer aux populations une contrainte pénible. Alors un, paysan de Phrygie, qui fouillait la terre, s’entendit demander ce qu’il faisait et répondit en soupirant : « Je cherche Antigone ! » A ce moment, le même mot se présentait à l’esprit de bien des gens qui se rappelaient le coeur de ces deux grands Rois, leur grande et noble clémence. Ils ne ressemblaient pas à Antipater, qui, tout en dissimulant son autorité sous les dehors d’un particulier, la pauvreté de ses vêtements et la simplicité de sa vie, n’en était, pour les opprimés, qu’un maître et un tyran plus insupportable. Cependant, pour en revenir à Phocion, il préserva de l’exil beaucoup de citoyens par ses démarches auprès d’Antipater ; et, quant à ceux dont le bannissement fut maintenu, il leur obtint la grâce de ne pas aller, comme les autres, au-delà des monts Cérauniens et du cap Ténare [167] , ce qui était l’expulsion de Grèce, mais de s’établir dans le Péloponnèse. (De ce nombre fut même le sycophante Hagnonide.) Poursuivant sa politique humaine et régulière, il maintenait constamment dans leurs charges les magistrats courtois et gracieux ; quant aux agités et aux révolutionnaires, que consumait le dépit de ne pas gouverner ni faire de tapage, il leur apprit à aimer la campagne et l’agriculture. Voyant Xénocrate acquitter la taxe sur les étrangers [168] , il voulait lui conférer le droit de cité. Mais le philosophe refusa, en déclarant qu’il ne saurait profiter de la Constitution dont son ambassade avait eu pour but d’empêcher l’établissement.
XXX. Comme Ménylle offrait à Phocion une donation en argent, il répondit que ce personnage n’était pas de meilleure condition qu’Alexandre, et que lui-même n’avait pas de motif valable d’accepter maintenant ce qu’il avait autrefois refusé [de ce Prince]. Alors Ménylle lui demanda de prendre du moins cet argent pour son fils Phocos. Mais il répliqua : « Si Phocos se range et devient raisonnable, les biens de son père lui suffiront. Mais, tel qu’il est à présent, rien ne peut lui suffire. » Il répondit assez rudement à Antipater, qui voulait lui faire faire une malhonnêteté : « Antipater ne peut pas faire de moi en même temps son ami et son flatteur. « Antipater lui-même déclarait, dit-on, qu’ayant deux amis dans Athènes, Phocion et Démade, il n’avait pu, ni persuader l’un d’accepter ses présents, ni en rassasier l’autre. A la vérité, Phocion étalait comme un mérite la pauvreté dans laquelle il vieillissait après avoir été si longtemps stratège d’Athènes et avoir eu des Rois pour amis. Démade, au contraire, tirait vanité de sa richesse, même au prix d’illégalités. Par exemple, il y avait alors dans Athènes une loi aux termes de laquelle aucun étranger ne devait figurer dans un choeur, sous peine d’une amende de mille drachmes pour le chorège. Cependant Démade produisit à la fois toute une troupe composée uniquement d’étrangers (il y en avait cent), et déposa aussitôt sur le théâtre le montant de l’amende, mille drachmes par tête. Quand il maria son fils Démias, il lui dit : « Mon enfant, le jour où j’épousai ta mère, même notre voisin ne s’en aperçut pas ; et toi, des Rois et des Princes contribuent aux frais de tes noces.
Les Athéniens tourmentaient Phocion pour qu’il persuadât Antipater de retirer sa garnison ; mais, soit qu’il ne comptât pas arriver à le convaincre, soit plutôt qu’il vît le peuple calmé et discipliné par la terreur, il refusait toujours de se charger de cette mission. En revanche, il obtint qu’Antipater, au lieu de réclamer l’indemnité de guerre, temporisât et ajournât le recouvrement. Les Athéniens firent volte-face et s’adressèrent à Démade. Il accepta avec empressement et s’embarqua pour la Macédoine avec son fils. Une fatalité, semble-t-il, l’y amena juste au moment où, Antipater déjà réduit à l’inaction par la maladie, Cassandre [169] , maître du pouvoir, venait de trouver une lettre de Démade adressée à Antigone en Asie [170] . Il l’y exhortait à se montrer aux Grecs et aux Macédoniens, suspendus à un vieux fil pourri, nom dérisoire qu’il donnait à Antipater. Le voyant donc arrivé, Cassandre le fit arrêter ; il commença par égorger son fils devant lui, en sorte que le sang éclaboussa le père, dont il inonda les vêtements. Enfin, après beaucoup de reproches outrageants sur son ingratitude et sa trahison, il le tua, lui aussi.
XXXI. Antipater étant mort après avoir nommé Polysperchon [171] régent et Cassandre connétable, Cassandre se souleva aussitôt, et, pressé d’assumer le pouvoir, il envoya Nicanor à toute vitesse prendre, à la place de Ménylle, le commandement de la garnison de Munychie, avec ordre de s’emparer de cette position, avant que le décès d’Antipater ne fût connu. Il en fut ainsi, et les Athéniens n’apprirent la disparition du Régent qu’au bout de quelques jours. Alors on incrimina Phocion, à qui l’on reprochait d’avoir, bien qu’averti le premier, caché la nouvelle dans l’intérêt de Nicanor. Il ne se souciait pas de ces attaques ; mais il eut une entrevue avec Nicanor ; et, entre autres marques de douceur et de bienveillance qu’il obtint de lui pour les Athéniens, il le persuada d’accepter l’honneur et la dépense de l’emploi d’agonothète [organisateur des jeux].
XXXII. Sur ces entrefaites Polysperchon, qui avait la tutelle du Roi [172] et combattait la politique de Cassandre, écrivit aux citoyens d’Athènes que le Roi leur rendait la démocratie et les invitait tous à se gouverner suivant leurs traditions. C’était une manoeuvre dirigée contre Phocion. Car, cherchant à s’assurer la possession de la ville, comme il le montra peu après par ses actes, Polysperchon n’espérait nullement en venir à bout, si Phocion n’était chassé ; or, pour le chasser, il fallait permettre aux bannis de se mêler de politique et rendre la tribune aux démagogues et aux sycophantes. Ces déclarations agitèrent beaucoup les Athéniens ; et, voulant prendre langue avec eux, Nicanor se présenta devant le Conseil, qui tenait une séance au Pirée [173] , en remettant à Phocion sa sécurité personnelle. Mais comme Dercylle, commandant des troupes [de Polysperchon] voulait l’arrêter, il fut averti à temps et s’esquiva promptement hors du lieu de l’assemblée. Il était visible qu’il attaquerait aussitôt la ville ; et Phocion, à qui on reprochait de l’avoir laissé échapper au lieu de le retenir, dit qu’il se fiait à Nicanor et n’attendait de lui rien de mauvais ; si sa confiance était trompée, il préférait être manifestement victime plutôt qu’auteur d’une injustice. Cette conduite, s’il ne se fût agi que de lui, pouvait paraître, à la réflexion, généreuse et noble ; mais risquer ainsi le salut de sa patrie, surtout quand on est chef de l’armée et de l’État, c’est peut-être transgresser un droit supérieur et plus ancien, celui de ses concitoyens. Car on ne peut même pas dire que c’est par peur de jeter la ville dans la guerre que Phocion ménagea Nicanor, mettant en avant, sans grande conviction, sa confiance et le droit, pour que ce général, par respect pour lui, se tînt en repos sans faire de mal aux Athéniens. Il semble au contraire avoir eu réellement une ferme confiance en Nicanor, puisque, beaucoup de gens attaquant ce personnage et l’accusant d’avoir des vues sur le Pirée, de faire passer des mercenaires à Salamine [174] et de corrompre quelques-uns des habitants du port, il refusa de les écouter et de les croire. Bien plus, Philomèle, du dème de Lampra, ayant proposé un décret aux termes duquel la masse des Athéniens devait prendre les armes et se mettre aux ordres du stratège Phocion, il n’en tint aucun compte jusqu’au moment où Nicanor, amenant ses troupes de Munychie, entoura le Pirée de tranchées.
XXXIII. Alors Phocion se trouva en butte au tumulte et ne put se faire obéir, quand il voulut faire une sortie à la tête du peuple. Cependant Alexandre, le fils de Polysperchon, vint avec une armée, soi-disant pour porter secours aux citoyens d’Athènes contre Nicanor, en réalité pour surprendre, s’il le pouvait, la ville en proie à des convulsions internes. Car les exilés, qui l’accompagnaient, entrèrent tout de suite dans la ville ; et, des étrangers et des Athéniens frappés de dégradation civique, accourus pour les rejoindre, se forma une assemblée hétéroclite et désordonnée qui destitua Phocion de sa charge et élut d’autres stratèges. Et si l’on n’avait pas vu Alexandre engager seul une conversation avec Nicanor près du rempart, ce qui, se répétant à plusieurs reprises, donna des soupçons aux Athéniens, la ville n’aurait pas évité le péril [175] . Comme l’orateur Hagnonide s’attaquait aussitôt à Phocion et l’accusait de trahison, Callimédon et Chariclès [176] épouvantés quittèrent Athènes ; Phocion et avec lui ceux de ses amis qui étaient restés allèrent trouver Polysperchon. S’étaient joints à eux, pour faire plaisir à Phocion, Solon de Platées [177] et Dinarque de Corinthe [178] , qui passaient pour être des familiers et des intimes de Polysperchon, mais Dinarque étant tombé malade à Elatée [179] , ils y furent tous retenus quelques jours. Pendant ce temps, Hagnonide fit passer un décret, rédigé par Archestrate et portant que le peuple enverrait une ambassade pour accuser Phocion. Les deux délégations joignirent ensemble Polysperchon, qui était en déplacement avec le Roi dans une bourgade de Phocide, Pharyges, située au pied du mont Acrourion, qu’on appelle maintenant Galate [180] . Là, Polysperchon fit dresser un dais d’or, sous lequel il pria de s’asseoir le Roi [181] et les amis du Roi ; aussitôt après il ordonna d’emmener Dinarque à l’écart, de le mettre à la torture et de le faire mourir. Il donna enfin la parole aux Athéniens. Mais comme ils faisaient grand bruit et élevaient des clameurs en s’accusant mutuellement devant le Conseil, Hagnonide intervint pour dire : « Enfermez-nous tous dans une même cage et envoyez-nous rendre nos comptes au peuple d’Athènes ! » Le Roi se mit à rire. Mais les Macédoniens qui se tenaient autour du Conseil et les étrangers qui se trouvaient là sans y avoir rien à faire désiraient entendre le débat, et ils invitaient par signes les ambassadeurs à porter leur accusation. Ils le firent ; seulement il n’y eut aucune impartialité ; au contraire Polysperchon rabroua souvent Phocion qui parlait, jusqu’au moment où celui-ci, frappant la terre de son bâton, se retira et se tut. Comme Hégémon déclarait que Polysperchon lui était témoin de son dévouement au peuple, Polysperchon lui répondit avec colère : « Cesse de me calomnier devant le Roi ! » Alors le Roi bondit et il allait frapper de sa lance Hégémon, mais Polysperchon le saisit promptement au corps, et ainsi l’audience fut levée.
XXXIV. Quant à Phocion et à ses compagnons, une garde les entourait. Tous ceux de ses amis qui ne se trouvaient pas à proximité immédiate, en voyant cela, se voilèrent la tête et s’enfuirent, assurant ainsi leur salut. Phocion et les autres, Clitos [182] les ramena dans Athènes, soi-disant pour être jugés, en fait déjà condamnés à mort. La façon dont ils furent conduits ajoutait à la tristesse de leur état ; on les mena sur des chariots, à travers le Céramique [183] jusqu’au théâtre [184] : car c’est là que Clitos les fit descendre. Il les y tint renfermés jusqu’au moment où les archontes eurent réuni l’assemblée du peuple, dont ils n’exclurent ni esclaves, ni étrangers, ni citoyens frappés de dégradation civique : tous et toutes eurent accès à la tribune et au théâtre. Après lecture de la lettre du Roi, qui déclarait qu’il avait reconnu les inculpés coupables de trahison mais remettait leur jugement aux Athéniens, peuple libre et indépendant, Clitos introduisit les prisonniers. Les meilleurs des citoyens, à la vue de Phocion, se voilèrent le visage, et, baissant la tête, se mirent à pleurer. Un seul se leva et osa dire que, puisque le Roi avait remis au peuple un jugement si grave, il convenait que les esclaves et les étrangers sortent de l’assemblée. Mais comme la multitude s’y opposait et réclamait, par ses hurlements, l’expulsion des partisans de l’oligarchie et des ennemis du peuple, nul autre ne se risqua plus à parler en faveur de Phocion, et lui-même, avec beaucoup de peine, parvint tout juste à se faire entendre. « Est-ce injustement ou justement, demanda-t-il, que vous voulez nous faire mourir ? — Justement, répondirent quelques-uns — Et comment saurez-vous que c’est juste, reprit-il, si vous ne m’écoutez pas ? » Comme on ne l’écoutait pas davantage, il se rapprocha de la foule et dit : « Moi, je me reconnais coupable, et je fixe la peine de mort pour mon action politique [185] ; mais les autres, citoyens d’Athènes, à quel titre les ferez-vous mourir, eux qui sont innocents ? » Comme beaucoup répondaient : « Parce qu’ils sont tes amis ! » ; il se retira et garda le silence. Alors Hagnonide lut un décret tout préparé, aux termes duquel le peuple devait se prononcer sur la culpabilité des accusés, qui, en cas de condamnation, subiraient la peine de mort.
XXXV. Le décret lu, quelques-uns voulaient stipuler que Phocion serait mis à la torture avant de mourir, et ils commandaient déjà d’apporter le chevalet et de faire venir les bourreaux. Mais Hagnonide, voyant Clitos mécontent et jugeant le procédé barbare et odieux, s’écria : « Quand nous aurons arrêté, citoyens d’Athènes, Callimédon, ce gibier de potence, nous le torturerons ; mais pour Phocion, je ne propose, moi, rien de tel. » Alors un modéré lui cria : « Tu fais bien ; car, si nous mettons Phocion à la torture, que te ferons-nous, à toi ? » Le décret fut approuvé ; et, quand on mit la condamnation aux voix, nul ne resta assis ; tous se levèrent, et la plupart même s’étaient couronnés pour voter la mort. Il y avait avec Phocion Nicoclès, Thoudippe, Hégémon et Pythoclès. Démétrios de Phalère [186] , Callimédon, Chariclès et quelques autres furent condamnés par contumace.
XXXVI. La séance levée, on mena les condamnés, en prison. Les autres, entourés de leurs amis et de leurs parents, marchaient en gémissant et en se lamentant. Mais la mine de Phocion était telle qu’au temps où, dans l’exercice de ses fonctions de stratège, un cortège triomphal l’accompagnait au sortir de l’assemblée. Tant de calme et de grandeur d’âme excitait l’admiration. Cependant ses ennemis l’insultaient en courant à ses côtés ; il y en eut même un qui vint cracher sur lui. Alors Phocion, à ce qu’on rapporte, regarda les magistrats et leur dit : « Ne fera-t-on pas cesser l’insolence de cet homme ? » En prison Thoudippe, quand il vit broyer la ciguë, s’indignait et déplorait le tort qu’on lui faisait de le mettre à mort avec Phocion. « Et alors, dit le grand homme, tu n’es pas content de mourir avec Phocion ? » Un de ses amis lui demanda s’il avait quelque chose à faire dire à son fils Phocos : « Oui, répondit-il, je lui fais dire de ne pas en vouloir aux Athéniens. » Nicoclès, qui était le plus fidèle, insistait pour qu’il le laissât boire le poison avant lui : « Ce que tu me demandes, Nicoclès, répondit-il, est pénible et me chagrine ; mais puisque jamais de la vie je n’ai manqué de complaisance envers toi, je t’accorde encore cette faveur. » Quand tous les autres eurent bu, le poison manqua, et le bourreau dit qu’il n’en broierait pas d’autre, s’il ne recevait douze drachmes, prix de la dose, Il s’écoula du temps, et l’on fut en suspens jusqu’au moment où Phocion, appelant un de ses amis, lui demanda de donner la petite somme, puisqu’on ne pouvait même pas mourir gratuitement dans Athènes.
XXXVII. C’était le Munychion [187] , jour où les chevaliers faisaient leur procession en l’honneur de Zeus. Les uns, en passant devant la prison, ôtèrent leurs couronnes [188] ; les autres regardaient les portes en pleurant. Ceux des Athéniens qui n’avaient pas l’âme absolument cruelle et égarée par la passion et la haine virent quelle impiété c’était de ne pas surseoir pour cette journée et de souiller d’un meurtre public la ville en fête. Cependant les ennemis de Phocion ne jugeaient pas encore leur victoire complète. Ils décidèrent de jeter le corps de Phocion hors des frontières et d’interdire à tout Athénien d’allumer un bûcher pour les funérailles. Aussi aucun de ses amis n’osa-t-il toucher au corps ; mais un certain Conopion, qui faisait de pareilles besognes moyennant paiement, l’emmena au-delà d’Eleusis et le brûla avec du feu pris sur la terre de Mégare. Une femme qui se trouvait là avec ses servantes dressa en ce lieu une sorte de cénotaphe avec de la terre amoncelée et y fit des libations ; puis, recueillant les ossements dans son sein, elle les emporta, de nuit, chez elle, où elle les enterra près du foyer en disant : « Je te confie, cher foyer, ces restes d’un homme de coeur ; et toi, tu les rendras aux tombeaux de ses pères, quand les Athéniens seront revenus à la raison.
XXXVIII. A vrai dire, il fallut peu de temps aux Athéniens pour apprendre par les faits quel chef et quel gardien de la modération et de la justice le peuple avait mis à mort. Ils lui votèrent alors une statue de bronze et enterrèrent ses ossements aux frais de l’État [189] . Quant à ses accusateurs, les citoyens eux-mêmes condamnèrent à mort Hagnonide et l’exécutèrent ; Épicure [190] et Démophile avaient pu s’échapper de la ville, mais le fils de Phocion les retrouva et leur fit payer leur crime. Ce fils ne fut pas, dit-on, un homme sérieux ; et en particulier, quand il était épris d’une jeune pensionnaire de mauvais lieu, il entendit par hasard Théodore l’Athée [191] développer au Lycée [192] la thèse suivante : « S’il n’est pas honteux de délivrer un ami, il ne l’est pas non plus de délivrer une amie ; et pas plus une compagne qu’un compagnon. » Il appliqua donc ce raisonnement à sa passion et en conclut qu’il était autorisé à délivrer sa maîtresse. Par ailleurs, la mort violente de Phocion rappela aux Grecs celle de Socrate, ayant été une faute et une infortune absolument semblables à celle-là.
[1] Démade ( ?-318 av. J.-C.), d’abord simple matelot ; se fit ensuite connaître par son éloquence, qu’il mit au service de la Macédoine. Il fut tué par ordre de Cassandre, fils d’Antipater, comme on le verra plus bas.
[2] Antipater (?-319 av. J.-C.), nommé régent de Macédoine par Alexandre avant le départ de ce Prince pour l'Asie, vainqueur des Athéniens et des Etoliens à Crannon en 322.
[3] Cf. Préceptes d'Administration Publique, VI.
[4] « Dans les victimes, on consumait tout, excepté la langue, qu'on donnait au héraut, et le ventre, qu'on jetait. » (Note de Ricard.)
[5] Antigone, 563-564.
[6] Paradoxe destiné à piquer la curiosité, mais que l'auteur ne développe pas.
[7] Plutarque se pique volontiers de connaissances médicales.
[8] Homère.
[9] Interprétation qui provient d'une fausse étymologie.
[10] Plutarque emprunte volontiers ses comparaisons à l'astronomie; dans les OEuvres Morales surtout, les allusions au soleil sont fréquentes.
[11] La profonde humanité du biographe-philosophe apparaît toujours dans ses réflexions sur la politique.
[12] Idée platonicienne.
[13] D'après Plutarque, Hadès lui-même retient les âmes aux enfers par le charme de son éloquence.
[14] Cicéron, Lettres à Atticus, II, 1, 8.
[15] Cf. Vie de Caton le Jeune.
[16] Idoménée de Lampsaque fleurissait vers 344 av. J. C. Historien et philosophe épicurien, il avait composé un ouvrage Sur les Démagogues. Sa malveillance était célèbre.
[17] Glaucippe, fils du célèbre rival de Démosthène. Il est naturel que, partageant les vues patriotiques de son père, il ait haï en Phocion le complice du Macédonien.
[18] Discours probablement fictif, ou, si l'on préfère, pamphlet à forme oratoire.
[19] Les leçons des rhéteurs et des sophistes étaient très chères.
[20] Xénocrate (396-314 av. J.-C.), disciple d'Eschine le Socratique, puis de Platon. Succède à Speusippe en 339 comme chef de l'Académie.
[21] Les bains publics étaient aussi des lieux de dissipation.
[22] Duris de Samos (350 ?-280? av. J.-C.), pupille de Théophraste, historien, et quelque temps tyran de Samos.
[23] Il garde la sobriété de gestes des Anciens, comme Eschine, l'adversaire de Démosthène.
[24] Les philosophes cyniques et stoïciens porteront un manteau sans tunique. Les artisans et les esclaves n'ont qu'une tunique.
[25] Charès, général athénien, dont la carrière militaire s'étend de 367 à 334. Il prit part à la guerre sociale en 356 et à la bataille de Chéronée en 338. Sa moralité passait pour médiocre.
[26] Zénon de Cittion, fondateur du stoïcisme (362?-260?).
[27] Polyeucte de Sphette, ami politique de Démosthène et orateur dont il ne reste rien.
[28] Antithèse subtile, qui charme la préciosité de Plutarque, sans peut-être signifier grand-chose.
[29] Les assemblées du peuple se tenaient tantôt sur la Pnyx, tantôt au théâtre de Dionysos.
[30] Interprétation bien conforme aux tendances moralisantes de Plutarque, mais peu conforme à ce qu'on sait de Démosthène.
[31] Chabrias (?-357), brillant général, se distingua en 378 quand il fut envoyé au secours de Thèbes contre Agésilas. Mort victime de son courage au siège de Chio.
[32] Il avait refusé de quitter son vaisseau, quand il pouvait se sauver.
[33] Naxos, la plus grande des Cyclades, devenue sujette d'Athènes en 471 av. J.-C.
[34] Cette bataille eut lieu en 379; Lysandre avait pris Athènes en 404.
[35] Il s'agit des grands mystères d'Eleusis.
[36] Le mois de Boédromion correspond à peu près à celui de septembre.
[37] Il s'agit des îles sujettes, dont la soumission, depuis la guerre du Péloponnèse, restait douteuse.
[38] Le quartier général, ou, si l'on préfère, le palais des stratèges, n'est pas seulement un poste de commandement, mais un centre administratif et politique.
[39] C'est le rôle des démagogues, dont le nom n'implique encore aucune nuance péjorative.
[40] Eubule, renommé pour ses capacités financières et adversaire de Démosthène.
[41] Aristophon, du dème de Colytte, orateur contemporain de Démosthène.
[42] Lycurgue (396-323 av. J: C.), orateur et homme d'Etat intègre, réélu constamment stratège, administra les finances d'Athènes.
[43] Hypéride, le grand orateur, ennemi des Macédoniens, et assassiné, comme Démosthène, par ordre d'Antipater, en 322 av. J.-C.
[44] Diopithe, dont l'activité militaire, attaquée par les Macédoniens et leur parti, fut défendue par Démosthène dans le Discours sur la Chersonèse. Il eut pour fils le poète Ménandre.
[45] Ménesthée (?-325? av. J.-C.), fils d'Iphicrate, avec lequel il se distingua dans la guerre sociale en 356.
[46] Léosthène (?-322), le héros de la guerre lamiaque.
[47] Charès; cf. supra, note 25.
[48] Archiloque de Paros (714-676 av. J: C.), inventeur de la poésie iambique. On n'a de lui que des fragments.
[49] Athéna.
[50] Allusion obscure.
[51] Il semble que Phocion assimile les Athéniens aux corbeaux.
[52] Il juge préférable qu'on attende la fin de la campagne pour lui demander des comptes.
[53] Un général qui se laisserait prendre à leurs rodomontades les mènerait à la guerre, où ils mourraient inutilement. Phocion affecte le genre laconique.
[54] Cf. supra, note 27.
[55] Cf. supra, note 42.
[56] Cf. infra, XVII.
[57] Personnage inconnu par ailleurs.
[58] Car son attitude n'avait rien de celle d'un Spartiate, bien qu'il en affectât les allures et notamment le port de la barbe.
[59] Aristogiton, sycophante fameux, contre lequel on a conservé deux discours attribués à Démosthène. Cf. Vie de Démosthène, XV, supra. Ne pas le confondre avec le tyrannicide.
[60] Cf. supra, note 43.
[61] Ils étaient, depuis Périclès, en coupe réglée.
[62] En 350.
[63] Son procédé habituel était de détruire la démocratie partout où il pénétrait.
[64] Plutarque, tyran d'Erétrie, avait fait appel aux Athéniens contre son rival, le tyran de Chalcis, soutenu par Philippe.
[65] Il est difficile de comprendre cette volte-face, à moins d'admettre que le secours apporté d'abord à Plutarque n'était qu'un prétexte à intervention de la part d'Athènes.
[66] Comme en 427, lorsque Cléon avait obtenu un décret de mort contre toute la population de Mitylène.
[67] En 340.
[68] Ville de Thrace, sur la Propontide.
[69] Léon, rhéteur chargé de diverses missions diplomatiques auprès des Athéniens.
[70] Ces événements paraissent s'être déroulés de 344 à 343.
[71] C'était la coutume de ne pas laisser entrer dans une ville des troupes étrangères, même amies.
[72] Port maritime de Mégare, distant de cette ville d'environ 1.500 mètres.
[73] Les Athéniens avaient déjà été maîtres de Mégare, de 461 à 445. Leurs interventions, même sous les meilleurs de leurs chefs, ne sont jamais absolument désintéressées.
[74] L'idée est parfaitement raisonnable. L'objection de Phocion porte à côté, comme beaucoup de répliques incisives, admirées de Plutarque.
[75] Il est difficile de séparer les deux questions.
[76] De Chéronée, en 338.
[77] Charidème est l'un des orateurs du parti hostile à la Macédoine, dont Alexandre réclama plus tard l'extradition. Il se réfugia auprès de Darius, qui le fit mettre à mort en 333, pour le punir de sa franchise.
[78] Avec le titre de stratège.
[79] C'est-à-dire les citoyens pourvus d'une certaine aisance, qui étaient hostiles aux aventures.
[80] L'Aréopage, dans les temps de crise, reprend son importance politique.
[81] Le Congrès convoqué par Philippe à Corinthe, et qui devait lui déférer le commandement d'une expédition contre la Perse.
[82] Démade fait de la surenchère. Phocion ne veut pas aller jusqu'à la flagornerie.
[83] La contribution était symbolique plutôt que sérieuse. Philippe ne tenait pas beaucoup au concours des Athéniens et préférait vaincre sans eux.
[84] En 336. Cf. Vie de Démosthène, XXII.
[85] Et qui les avait battus.
[86] Toujours le paradoxe sous l'apparence du sens commun.
[87] Il devait la détruire entièrement, sauf la maison de Pindare, qu'un sinistre cabotinage lui fit épargner. Il massacra 6.000 Thébains et en vendit 30.000 comme esclaves.
[88] Odyssée, IX, 494. Mot d'Ulysse à l'un de ses compagnons, à propos de Polyphème.
[89] En 335.
[90] Ce Nicoclès mourut plus tard avec Phocion; cf. infra, XXXV I.
[91] Il est impossible de savoir, par cette indication, le texte, et même le sens du décret.
[92] C'était la politique d'Isocrate.
[93] Dont il se considère comme le successeur légitime.
[94] Le célèbre Régent de Macédoine.
[95] Il affecte la raideur des Princes orientaux et renonce à la courtoisie de Philippe.
[96] Suivant l'évaluation traditionnelle, 1.120.000 francs-or [milieu du XXe siècle].
[97] Chef de mercenaires à la solde de Darius.
[98] Ne pas le confondre avec Démarate de Corinthe, ami de Philippe et d'Alexandre.
[99] Capitale de la Lydie, puis siège d'une satrapie.
[100] Ce trait est postérieur à la bataille du Granique (mai 334), qui avait précédé de peu l'occupation de Sardes.
[101] Cratère, l'un des principaux lieutenants d'Alexandre (?-321 av. J.-C.). Sa mission en Macédoine est de 324. Rien ne prouve qu'elle ait immédiatement suivi la satisfaction donnée à Phocion. Plutarque, peu soucieux de l'ordre chronologique, groupe ici des faits propres à montrer le désintéressement de son héros.
[102] Gergithe, ville de Troade, à l'est du mont Ida, près du Granique.
[103] Mylasse, ville de Carie, près de Marmara.
[104] Elée, sur la côte d'Elide, en Asie Mineure, sert de port à Pergame.
[105] Il veut traiter Phocion comme Artaxerxès avait traité Thémistocle.
[106] Le 21 avril 323.
[107] Au sud-ouest d'Athènes.
[108] Céphisodote, appelé l'Ancien pour le distinguer du fils de Praxitèle. En 371, il avait exécuté, pour les Athéniens, un groupe qui représentait la Paix tenant dans ses bras Ploutos, dieu de la richesse.
[109] Le chorège était chargé de faire les frais des concours dramatiques, « liturgie » imposée aux citoyens riches.
[110] Ce personnage, homonyme du chevrier d'Ulysse et d'un poète élégiaque contemporain de Cimon, n'est pas autrement connu.
[111] L'exemple venait à point pour favoriser l'économie du chorège, mais n'avait rien de probant, Phocion n'étant pas Roi.
[112] Rappelle un peu trop le mot célèbre de Cornélie, mère des Gracques.
[113] Les Grandes Panathénées se célébraient tous les quatre ans, au mois d'Hécatombéon fin juillet. Elles duraient six jours et comportaient des épreuves de toutes sortes, course, lutte, pugilat, course au flambeau, courses de chevaux et de chars, régates.
[114] On fêtait les victoires des Panathénées, comme celles des Dionysies, par des banquets.
[115] On ignore à quel moment.
[116] Orateur célèbre par son hostilité à Démosthène.
[117] Phocion regarde les démagogues comme les esclaves du peuple.
[118] Cf. Vie de Démosthène, XXV.
[119] Cinq mille talents, donc 27.800.000 francs-or [milieu du XXe siècle].
[120] 3.792.000 francs-or.
[121] Evidemment d'origine grecque, d'après son nom. On ne sait rien de plus d'elle.
[122] Hermos. Cf Pausanias, I, 37, 5.
[123] Harpale, réclamé par Antipater, s'était, enfui en Crète, où il fut assassiné.
[124] Dans la seconde fournée. En tête de la première étaient Démosthène et Démade.
[125] Réflexion absurde, puisqu'il fallait justement profiter du désarroi probable des Macédoniens.
[126] Ainsi nommée de la ville de Lamia, au sud-est de la Thessalie, où Antipater fut vaincu. Elle dura de 323 à 322.
[127] Au lieu de mourir à l'étranger.
[128] Cf. supra, note 43.
[129] Le stade simple est d'environ 185 mètres; dans la longue course, il faut couvrir vingt-quatre fois cette distance.
[130] Mais qu'avait-il fait pour assurer à l'Etat toutes ces ressources ?
[131] Cf. supra, note 2.
[132] Cf supra, note 126.
[133] Personnage inconnu.
[134] Les Béotiens étaient alors du côté de la Macédoine.
[135] Micion, général macédonien, qui n'est pas autrement connu.
[136] Rhamnonte, dème de l'Attique, sur une petite presqu'île rocheuse à l'est de l'Attique, à soixante stades de Marathon.
[137] Cf. supra, note 2.
[138] Léonnat, l'un des lieutenants d'Alexandre.
[139] La célèbre formation d'infanterie macédonienne.
[140] Cf. supra, note 101.
[141] Crannon, ville de Thessalie, aux environs de Larisse.
[142] Tous deux devaient mourir de mort violente.
[143] Cf. supra, note 1.
[144] Il avait été convaincu de vénalité.
[145] Que, par conséquent, le peuple ne pourra désavouer. Démade songe naturellement à lui pour diriger l'ambassade.
[146] C'était la citadelle de Thèbes.
[147] Cf. supra, note 101.
[148] Les Béotiens. L'armée vit sur l'habitant, ami ou ennemi.
[149] Cf. supra, note 20.
[150] Chaque membre d'une ambassade parlait à tour de rôle.
[151] Elle n'accordait pas de droits politiques aux Athéniens sans revenus.
[152] Munychie, entre le port de Phalère à l'est, et celui du Pirée à l'ouest, est considérée comme la position-clef de la côte athénienne.
[153] Car Phocion est solidaire des Macédoniens.
[154] Plutarque s'efforce d'atténuer la complaisance de Phocion pour l'ennemi.
[155] Le 20 septembre.
[156] Nom de Dionysos aux mystères d'Eleusis.
[157] Cf. Vie de Thémistocle, XV.
[158] Dodone, ville d'Epire, fameuse autrefois par son oracle de Zeus.
[159] Artémis était la patronne de Munychie.
[160] Les berceaux d'Iacchos.
[161] Ce n'était donc pas un phénomène naturel.
[162] Un des trois ports du Pirée.
[163] Déméter.
[164] C'est-à-dire, semble-t-il, les deux tiers des citoyens.
[165] Cf. Vie de Démosthène, XXVIII-XXX.
[166] Antigone, l'un des diadoques, Roi d'Asie, défait et tué par Lysimaque à Ipsos, en 301 av. J.-C.
[167] Les monts Cérauniens s'étendent le long de la côte d'Epire. Le cap Ténare est en Laconie.
[168] Il était né à Chalcédoine.
[169] Cassandre (355-297 av. J.-C.), fils d'Antipater, maître d'Athènes de 318 à 307. Antipater était mort en 319.
[170] Antigone est le rival direct de Cassandre.
[171] Polysperchon, un des lieutenants d'Alexandre. Fut plus tard défait par Cassandre.
[172] Philippe-Arrhidée, fils de Philippe et d'une danseuse thessalienne, donc demi-frère d'Alexandre. Proclamé Roi par l'armée en 323, il fut assassiné par Olympias en 317.
[173] Apparemment pour des raisons de sécurité.
[174] Afin de pouvoir attaquer l'Attique, séparée de Salamine par un étroit chenal.
[175] Le péril d'être prise par Nicanor.
[176] Chariclés, ardent partisan d'Antipater, s'était rallié à Cassandre.
[177] Ce personnage n'est pas autrement connu.
[178] L'un des principaux agents d'Antipater dans le Péloponnèse.
[179] Ville de Phocide, qui commande l'entrée des Thermopyles.
[180] Ce changement de nom peut remonter au IIIe siècle av. J.-C.
[181] C'est-à-dire les principaux de la cour ; c'est un titre officiel.
[182] Clitos avait commandé la flotte d'Antipater pendant la guerre lamiaque. Il commanda ensuite celle de Polysperchon à Byzance, mais il fut défait et tué par Antigone en 318.
[183] Le Céramique, quartier nord d'Athènes, ainsi nommé des poteries et des tuileries qui y étaient installées. Le mur d'enceinte le divisait en Céramique intérieur et Céramique extérieur.
[184] L'assemblée du peuple s'y tient souvent.
[185] Il renonce à fixer une peine plus légère, comme la loi l'y autorisait.
[186] Démétrios de Phalère (345-283 av. J.-C.), illustre orateur, écrivain et homme d'Etat. Cassandre lui confia l'année suivante (317) le gouvernement d'Athènes, qu'il devait administrer avec beaucoup d'éclat jusqu'en 307.
[187] En avril.
[188] En signe de deuil, la couronne étant un emblème de fête.
[189] Rien ne permet d'indiquer la date de cet événement.
[190] Ne doit naturellement pas être confondu avec le célèbre philosophe.
[191] Philosophe de l'école cyrénaïque, résida dans Athènes pendant le gouvernement de Démétrius de Phalère.
[192] Où jadis Aristote avait enseigné.