PLUTARQUE

VIE DE POMPÉE (106-48 av. J.-C.)

Traduction, Bernard Latzarus, 1950

I. Haine du peuple romain pour Strabon, père de Pompée ; son affection pour le fils. — II. Portrait physique et moral de Pompée. Son charme. Simplicité de sa vie. — III. Il déjoue, dans sa jeunesse, une tentative de mutinerie. — IV. Procès soutenus par Pompée. Son mariage avec Antistia, — V. Il se rend au camp de Cinna, puis s’en échappe, Assassinat de Cinna. Retour de Sylla. — VI. Pompée se rallie à Sylla et soulève le Picénum. — VII. Ses victoires sur Brutus, Scipion et Carbon. — VIII. Honneurs que lui rend Sylla. Sa mission en Gaule. — IX. Sylla fait épouser a Pompée sa belle-fille Émilie. — X. Pompée en Sicile. — XI. Il passe en Afrique. Étrange illusion de ses soldats. — XII. Ses victoires. — XIII. Il est rappelé d’Afrique. Sylla lui donne le surnom de Grand. — XIV. Il triomphe malgré l’opposition de Sylla. — XV. Malveillance de Sylla pour Pompée. Patience et dignité du jeune général. — XVI. Sédition de Lépide après la mort de Sylla. Pompée fait capituler Brutus, lieutenant de Lépide. Mort de Brutus, puis de Lépide. — XVII. Pompée arrive à se faire envoyer en Espagne pour seconder Métellus, mis en grande difficulté par Sertorius. — XVIII. Pompée en Espagne. Un échec et un succès. — XIX. Combats incertains. Rencontre de Pompée et de Métellus. Tous deux sont obligés d’évacuer la région gouvernée par Sertorius. — XX. Pompée réclame de l’argent à Rome. Après la mort de Sertorius, il est vainqueur de Perpenna et le fait mourir. Pourquoi. — XXI. Retour de Pompée en Italie. Sa popularité. Attaques de ses envieux. — XXII. Il pose sa candidature au consulat et appuie celle de Crassus. Ils se brouillent après les élections. Pompée favorise le peuple et le séduit par une habile mise en scène. — XXIII. Réconciliation apparente de Pompée et de Crassus. Après sa sortie de charge, Pompée évite le contact de la foule. — XXIV. Puissance et excès des pirates. — XXV. Gabinius propose de conférer à Pompée des pouvoirs extraordinaires contre les pirates. Vive opposition de quelques sénateurs. Curieux incident. — XXVI. Succès éclatants et rapides. — XXVII. Voyage de Pompée à Rome. Soumission de nombreux pirates. — XXVIII. Victoire décisive de Pompée. Il donne des terres aux pirates assagis. -— XXIX. Conflit entre Pompée et Métellus. — XXX. La loi Manilia accorde à Pompée d’autres pouvoirs extraordinaires. Il feint le mécontentement. — XXXI. Arrivée de Pompée en Orient. Conflit avec Lucullus. — XXXII. Défaite et fuite de Mithridate. — XXXIII. Soumission de l’Arménie. — XXXIV. Défaite des Albaniens et des Ibériens. — XXXV. Nouvelle victoire sur les Albaniens. — XXXVI. Stratonice livre à Pompée une forteresse pleine de trésors. Histoire de cette concubine. — XXXVII. Documents secrets trouvés à Cénon par Pompée. — XXXVIII. Séjour de Pompée à Amisos. Il songe à reconquérir la Syrie. — XXXIX. Marche victorieuse de Pompée. Sa politique conciliante. — XL. L’affranchi Démétrius. Son amour du luxe et sa vanité. Simplicité de Pompée. — XLI. Expédition de Pompée en Arabie Pétrée. Il apprend la mort de Mithridate. — XLII. Il revient en Italie. Son passage à Mitylène, Rhodes et Athènes. Il répudie sa femme Mucia. XLIII. Il désarme l’envie en congédiant ses troupes. — XLIV. Il veut s’allier à la famille de Caton, qui refuse. — XLV. Éclat de son troisième triomphe. — XLVI. Réflexions sur l’âge et la fortune de Pompée. Son conflit avec Lucullus. Il sacrifie Cicéron à Clodius. — XLVII. César forme le premier triumvirat. — XLVIII. Les triumvirs se partagent le pouvoir. Opposition silencieuse du consul Bibulus. Brouille entre Pompée et le démagogue Clodius. — XLIX. Rappel de Cicéron. Réconciliation de Pompée avec le Sénat. Nouveaux pouvoirs exceptionnels qu’on lui confère. Affaires d’Égypte. — L. Succès de sa mission de ravitaillement. — LI. Conférence de Lucques. Le Triumvirat. Incident entre Pompée et Marcellinus. — LII. Crassus et Pompée, élus consuls, empêchent l’élection de Caton à la préture et exécutent le pacte de Lucques. Départ de Crassus pour son expédition contre les Parthes. Inauguration du théâtre de Pompée. — LIII. Mort de Julie et de Crassus. La guerre civile paraît inévitable. — LIV. Pompée seul consul. Son entrevue avec Caton. — LV. Il règle et protège l’exercice de la justice, mais donne des marques de partialité. Il est maintenu dans le gouvernement de ses provinces. — LVI. Réclamations des amis de César. Attitude équivoque de Pompée. — LVII. Maladie de Pompée à Naples. L’enthousiasme causé par son rétablissement lui inspire une extrême présomption. — LVIII. Intrigues de César. Motion du tribun Curion en sa faveur. Vive opposition du consul Marcellus. — LIX. Pompée cherche, sans grand succès, a lever des troupes, Cicéron propose vainement un compromis. — LX. César passe le Rubicon. Émotion à Rome. Perplexité de Pompée. — LXI. Caton fait décerner les pleins pouvoirs à Pompée. Désordre et irrésolution dans la Ville. Départ de Pompée, du Sénat et des consuls. — LXII. Entrée de César à Rome. Pompée s’embarque à Brindes. — LXVII. La manoeuvre de Pompée blâmée par César et Cicéron. César marche sur l’Espagne. — LXIV. Forces dont dispose Pompée. Ralliements nombreux et importants à sa cause. — LXV. César, victorieux en Espagne, traverse la mer et harcèle Pompée. — LXVI. Les Pompéiens, exaltés par un succès partiel, sont pressés de livrer la bataille décisive. Afranius propose de revenir en Italie. Raisons pour lesquelles Pompée s’oppose à cet avis. — LXVII. Pompée se laisse ébranler par les railleries de ses partisans. Traits de leur aveugle présomption. — LXVIII. Les Pompéiens décident d’engager le combat à Pharsale. Présages défavorables pour Pompée. Les deux armées se rangent en bataille. — LXIX. Consignes données par César et Pompée. — LXX. Digression sur la tristesse de cette lutte intestine. — LXXI. Bataille de Pharsale. — LXXII. Défaite de Pompée. — LXXIII. Il fuit et prend la mer. Dévouement de Favonius. — LXXIV. Pompée retrouve Cornélie à Mitylène. — LXXV. Il s’efforce de réconforter Cornélie et discute avec Cratippe sur la Providence. — LXXVI. Pompée reçoit de meilleures nouvelles et essaie de regrouper ses forces. Il songe à se réfugier chez les Parthes. Avis contraire de Théophane. — LXXVII. Pompée demande asile au Roi d’Égypte. Discussion des conseillers de Ptolémée. L’assassinat de Pompée est résolu. — LXXVIII. Achillas, envoyé à la rencontre de Pompée, le fait monter sur sa barque. — LXXIX. Assassinat de Pompée. — LXXX. Ses obsèques. Punition de ses meurtriers.

I. Quant à Pompée, le peuple romain semble avoir eu, dès le début, les mêmes dispositions que le Prométhée d’Eschyle [1] pour Héraclès, quand, sauvé par ce héros, il dit :

Son père est un ennemi ; et l’enfant, ma plus chère affection !

Car les Romains ne montrèrent jamais à aucun général une haine aussi forte, ni aussi sauvage, qu’au père de Pompée, Strabon. Vivant, ils redoutaient la puissance de ses armes, car c’était un homme très belliqueux ; et quand il mourut frappé de la foudre [2] , ils arrachèrent, au cours du convoi, son corps du lit funèbre et le couvrirent d’outrages. En revanche, aucun Romain ne jouit d’une popularité plus grande que Pompée, plus précoce, plus enthousiaste dans ses succès, plus fidèle dans ses revers, et mieux assise. La haine que l’on portait au père n’avait qu’un seul motif : sa passion insatiable pour l’argent ; mais bien des raisons faisaient aimer le fils : le sérieux de sa conduite, l’excellence de sa formation militaire, le caractère persuasif de son éloquence, la loyauté de son caractère, l’affabilité de son abord, l’art de solliciter avec moins d’importunité et de rendre service avec plus de grâce que personne ; car il savait obliger sans hauteur déplaisante, et garder sa dignité quand on l’obligeait.

II. Dès le début, sa mine contribuait à lui gagner la faveur du peuple et prévenait l’effet de sa voix ; car son amabilité se nuançait d’une majesté pleine de courtoisie ; et il était encore dans la fleur de sa jeunesse qu’il s’affirmait déjà par un air imposant et royal. Ses cheveux étaient légèrement relevés ; et l’humidité de ses yeux [3] , quand ils remuaient, lui donnait une ressemblance, indiquée plutôt qu’évidente, avec les portraits du Roi Alexandre [le Grand]. Aussi beaucoup de gens lui donnaient-ils au début ce nom, que Pompée ne refusait pas. Quelques-uns, il est vrai, l’appelaient ainsi par plaisanterie. Mais Lucius Philippus, personnage consulaire [4] , plaidant une fois pour lui, dit qu’il ne faisait là rien d’extraordinaire, puisqu’étant Philippe il devait aimer Alexandre.

On dit que la courtisane Flore, assez vieille déjà, rappelait toujours en termes favorables sa liaison avec Pompée. Elle racontait notamment qu’après avoir reposé à côté de lui, elle ne pouvait s’en aller sans le mordre. Elle disait encore qu’un des familiers de Pompée, Géminius, s’était épris d’elle et la tourmentait beaucoup pour obtenir ses faveurs ; mais, comme elle affirmait qu’elle ne saurait les lui accorder, à cause de Pompée, Géminius en entretint celui-ci. Pompée la céda donc à Géminius ; mais depuis il ne toucha plus du tout à elle et ne la rencontra plus, quoique paraissant toujours l’aimer. Elle ne supporta pas cet abandon en courtisane, mais fut longtemps malade de chagrin et de regret. Cependant on dit que Flore avait un tel charme et était par là si connue que Cécilius Métellus, décorant de statues et de tableaux le temple des Gémeaux [5] , fit peindre aussi le portrait de Flore et l’y exposa pour sa beauté. Mais avec la femme de son affranchi Démétrius, jadis fort en crédit auprès de lui et qui avait laissé une fortune de quatre mille talents [6] , Pompée se comporta, contre son ordinaire, sans complaisance ni générosité, redoutant la séduction irrésistible d’une personne réputée pour la perfection de ses formes, et n’y voulant pas paraître succomber [7] . Toutefois il avait beau être à couvert des tentations de ce genre et en garde contre elles, il ne parvint pas à éviter les calomnies de ses ennemis, qui l’accusaient de négliger, en bien des occasions, l’intérêt public pour le sacrifier à la fantaisie des femmes mariées qu’il courtisait. Quant à la simplicité et à la frugalité de son régime, on en donne un exemple, que voici. Une fois qu’il était malade et manquait d’appétit, son médecin lui ordonna de manger une grive. Comme on en cherchait partout sans en trouver à acheter, quelqu’un dit qu’on en trouverait chez Lucullus, qui en élevait toute l’année : « Alors, s’écria Pompée, si Lucullus n’était pas un prodigue, Pompée ne pourrait pas vivre ? » Il envoya promener le médecin et se fit servir un plat bon marché. Mais cela se passa plus tard.

III. Étant encore un tout jeune homme et combattant sous les ordres de son père dans la campagne contre Cinna [8] , il avait un certain Lucius Térentius pour camarade et voisin de lit. Cet individu, acheté par Cinna, devait tuer Pompée, et d’autres incendieraient la tente du général. Averti de ces projets à table par une dénonciation, Pompée ne se troubla nullement ; il but même avec plus d’entrain que jamais et fit mille amitiés à Térentius. Mais, au moment de se coucher, il se glissa hors de sa tente sans qu’on s’en aperçût, mit une garde à celle de son père et se tint tranquille. Térentius, quand il crut le moment venu, tira son épée et se leva. Il s’approcha ensuite du grabat de Pompée, et, le croyant couché, donna bien des coups dans les couvertures. Alors se fit dans le camp un grand mouvement, provoqué par la haine qu’on portait au général. C’était une ruée vers la désertion : les soldats pliaient leurs tentes et emportaient leurs armes. Le général, effrayé de ce tumulte, ne se montrait pas ; mais Pompée, se jetant au milieu des mutins, les suppliait en pleurant. A la fin il se coucha, la face contre terre, devant la porte du camp, barrant ainsi le passage à ceux qui sortaient et leur disant, d’une voix plaintive, de le fouler aux pieds. Chacun rentrait, dominé par la honte ; et finalement tous les hommes, à l’exception de huit cents, rentrèrent dans le devoir et se réconcilièrent avec leur général.

IV. A la mort de Strabon, Pompée eut à se défendre contre l’accusation de péculat intentée à son père [9] . Il découvrit qu’un des affranchis de celui-ci, Alexandre, avait détourné la plus grande partie de la somme dont on imputait le vol à Strabon, et l’établit devant les autorités. Mais lui-même était accusé d’avoir en sa possession des toiles de chasse et des livres provenant du pillage d’Asculum [10] . Il les avait reçus, en effet, de son père à la prise de cette ville, mais pour les perdre quand les satellites de Cinna, lors du retour de cet agitateur à Rome, firent irruption chez lui et pillèrent sa maison. Il eut, dans ce procès, bien des débats à soutenir contre l’accusateur avant la joute finale. Il se montra vif et aussi d’une fermeté au-dessus de son âge, ce qui lui valut beaucoup de réputation et de crédit. Aussi le préteur Antistius, qui présidait le tribunal, se prit-il d’affection pour Pompée ; il décida même de lui donner sa fille en mariage et parla de ce projet aux amis du jeune homme. Pompée accepta et il se fit entre eux des conventions secrètes ; mais le fait accompli ne fut pourtant pas ignoré de la masse, à cause du zèle que mit Antistius à servir le défenseur. A la fin, quand il proclama la sentence des juges, un acquittement pur et simple, la foule, comme sur un mot d’ordre, fit entendre le cri traditionnel que l’on répète, de longue date, en l’honneur des mariés : « A Talasius ! » Voici quelle fut, dit-on, l’origine de cette coutume. Lorsque les filles des Sabins, venues à Rome pour assister à des jeux, étaient enlevées par les plus méritants des Romains, qui en firent leurs femmes, on vit des mercenaires et des pâtres obscurs emmener une belle et grande jeune fille. Mais, de peur qu’un personnage plus important ne la leur prît en route, ils criaient en courant : « Elle est à Talasius ! » Car Talasius était au nombre des citoyens distingués et notables, de sorte que son nom suscita, sur tout le parcours, des applaudissements et des acclamations, marques de joyeux assentiment. Ce mariage tourna d’ailleurs bien pour lui, et voilà pourquoi l’on répète plaisamment son nom à l’adresse des mariés. Cette version est du moins la plus vraisemblable de celles qui circulent sur le cri de Talasius. Pour en revenir à Pompée, peu de jours après le jugement, il épousa Antistia.

V. Comme il s’était rendu ensuite au camp de Cinna [11] , des accusations calomnieuses lui firent prendre peur ; et bientôt il s’échappa en secret. Ne voyant plus le jeune homme, on s’imagina que Cinna l’avait fait disparaître, et le bruit s’en répandit dans le camp. Alors les soldats, aigris depuis longtemps et pleins de haine pour leur chef, se jetèrent sur lui. Il s’enfuit, mais fut arrêté par un des commandants de compagnie, qui le poursuivait, l’épée nue à la main. Il tomba à ses genoux et lui offrit son cachet, qui était de grand prix. L’autre lui répondit avec beaucoup d’insolence : « Je ne viens pas ici sceller un contrat, mais punir un tyran impie et déréglé. » Et il le tua [12] . Cinna étant mort de la sorte, Carbon [13] lui succéda dans la direction des affaires, qu’il prit seul en mains. C’était un tyran plus stupide encore que son prédécesseur ; et le retour de Sylla combla les voeux de la plupart des Romains, qui, dans l’accablement de leurs maux actuels, croyaient que changer de maître, c’était encore un assez grand avantage. Les malheurs de la Ville l’avaient réduite à renier la liberté pour ne chercher qu’un esclavage plus supportable.

VI. Pompée séjournait alors en Italie dans le Picénum [14] , où il avait des propriétés, mais se plaisait surtout à cause des relations étroites et affectueuses qui, de père en fils, avaient uni sa famille aux villes de ce pays. Voyant les plus notables et les meilleurs citoyens romains abandonner leurs foyers pour gagner à toute vitesse, et de tous côtés, le camp de Sylla, comme un port de salut, il ne daigna pas, lui, s’y réfugier à la dérobée, les mains vides et en solliciteur. Il voulait y faire une entrée glorieuse, après avoir, le premier, obligé Sylla, et avec une armée. Il commença donc par remuer les Picéniens en les mettant à l’épreuve. On l’écoutait avec un vif intérêt, mais on n’attachait pas d’importance aux propos des émissaires de Carbon. Et même, comme un certain Védius disait : « Pompée n’a fait qu’un saut d’un réduit de pédagogue à la tribune du démagogue ! », les auditeurs prirent si mal cette épigramme qu’ils tombèrent aussitôt sur lui et le tuèrent. Ensuite Pompée, qui était alors âgé de vingt-trois ans et que personne au monde n’avait nommé général, se décerna le commandement à lui-même. Il fit dresser un tribunal sur la place d’Auximum, une grande ville ; et, après avoir ordonné de sortir du pays aux deux hommes les plus puissants les frères Ventidius, qui, prenant fait et cause pour Carbon, s’opposaient à ses propres ordonnances, il leva des soldats, et désigna un commandant par corps et un centurion par compagnie, en toute régularité. Il fit ensuite le tour des villes de la région, et, dans chacune d’elles, procéda de même. Comme tous les partisans de Carbon décampaient et lui laissaient le champ libre, et que les autres se ralliaient à lui de bonne grâce, il eut, en peu de temps, levé trois légions complètes ; et, s’étant assuré pour elles les vivres, les fourgons, les chariots et le reste du matériel nécessaire, il les conduisit à Sylla sans se presser, ni s’attacher à passer inaperçu. Bien au contraire, il s’arrêtait pour malmener les ennemis et travaillait à détourner de Carbon toutes les régions d’Italie où il passait.

VII. En route, trois généraux ennemis se dressèrent à la fois contre lui, Carinna, Coelius et Brutus. Ils ne l’attaquaient pas de face et réunis en une seule masse de manoeuvre ; ils l’encerclaient de trois côtés, chacun isolément, dans l’espoir de l’enlever. Loin de trembler, il concentra toutes ses forces contre un seul camp, celui de Brutus. Sa cavalerie, qu’il commandait lui-même, allait en tête. Comme l’ennemi ripostait par une contre-attaque de la cavalerie gauloise, Pompée devança le plus vigoureux de l’escadron, et le premier à charger, en le frappant de sa lance et en le jetant à terre. Le reste de la cavalerie ennemie tourna le dos et jeta le désordre dans l’infanterie ; une panique générale s’ensuivit. A la suite de cet échec les trois généraux se brouillèrent, et chacun d’eux battit en retraite au hasard. Quant aux villes, elles se rallièrent à Pompée, jugeant que c’était la peur qui avait dispersé les ennemis. Le consul Scipion [15] reprit l’offensive contre lui ; mais les deux armées n’étaient pas encore à portée de traits que déjà ses hommes fraternisaient avec ceux de Pompée. Ils passèrent de leur côté, et Scipion s’enfuit. A la fin [16] , Carbon ayant lancé contre lui, sur les bords de l’Ésis [17] , plusieurs unités de cavalerie, il résista vigoureusement et repoussa leur assaut ; puis, en les poursuivant, il les força de se replier sur un terrain où la cavalerie ne pouvait guère évoluer, ni manoeuvrer. Ces cavaliers, voyant la situation désespérée, finirent par se rendre avec leurs armes et leurs chevaux.

VIII. Sylla n’était pas encore instruit de ces succès ; et les premiers bruits, les premiers échos recueillis lui donnèrent à craindre pour Pompée, obligé de se débattre contre tant et de si grands généraux ennemis ; il se hâta donc d’aller à son secours. Pompée, sachant qu’il approchait, prescrivit aux officiers d’armer et d’équiper l’armée de toutes pièces, afin qu’elle se montrât au général en chef avec le plus de beauté et d’éclat possible ; car il espérait de lui de grands honneurs. Il en obtint de plus grands. Sylla, le voyant s’avancer à la tête d’une armée admirable d’entrain et que ses succès transportaient de joie, sauta de son cheval ; et salué, comme de juste, du titre d’Impérator, salua Pompée à son tour du même titre. Nul ne se serait attendu à le voir partager avec un homme jeune, et qui n’appartenait pas encore au Sénat, la dignité qu’il disputait par les armes aux Scipions et aux Marius ! Le reste du temps, sa conduite ne démentit pas ses premières attentions : il se levait à l’entrée de Pompée et ramenait le pan de sa toge en arrière de sa tête ; or on le voyait rarement se découvrir ainsi devant tout autre, quoiqu’il eût autour de lui beaucoup d’hommes de valeur. Pompée ne fut cependant pas enivré de ces honneurs ; au contraire, comme Sylla voulait l’envoyer tout de suite en Gaule, où Métellus [18] commandait sans rien faire, à première vue, de proportionné à ses moyens d’action, il déclara que ce ne serait pas beau, de sa part, d’ôter le commandement à un général plus âgé et plus connu que lui : « Toutefois, ajouta-t-il, si Métellus m’invite, de bonne grâce, à venir faire campagne à ses côtés et l’assister, je suis prêt ! » Métellus accepta et lui écrivit de venir. Il partit donc pour la Gaule. S’il y accomplit, pour son propre compte, des exploits admirables, il sut aussi ranimer et réchauffer l’ardeur guerrière et l’audace de Métellus, que l’âge éteignait déjà. C’est ainsi que l’airain en fusion et embrasé, si on le jette sur celui qui est dur et froid, l’amollit, dit-on, et le fond mieux que le feu lui-même. Mais, à dire vrai, quand un athlète s’est élevé à la première place dans sa catégorie et a remporté glorieusement la victoire dans tous ses combats, on compte pour rien les succès de son enfance et on n’en fait nulle mention. De même les exploits que fit alors Pompée, extraordinaires en eux-mêmes, sont ensevelis sous l’amoncellement des guerres et des batailles où son nom grandit encore. Je n’ose donc y insister ; car je risquerais, en m’attardant trop à ces débuts éclatants, de manquer ensuite de temps pour raconter les plus hauts faits de ce grand homme et les plus propres à caractériser son activité et ses passions.

IX. Sylla, désormais maître de l’Italie, avec le titre officiel de dictateur, récompensait ses officiers et ses généraux en les enrichissant, en les élevant à des magistratures et en donnant satisfaction à toutes leurs demandes avec une libéralité empressée. Quant à Pompée, admirant son mérite et croyant trouver en lui un instrument des plus utiles, il cherchait à le faire entrer, n’importe comment, dans sa famille. D’accord avec sa femme Métella, il décida donc Pompée à se séparer d’Antistia pour épouser sa belle-fille à lui, Sylla, Émilie, née du mariage de Métella avec Scaurus, et qui était déjà mariée et enceinte. Cette union fut, on le voit, imposée par la tyrannie, et s’accordait mieux avec l’intérêt passager de Sylla qu’avec le caractère de Pompée, réduit à faire passer de la maison d’un autre mari dans la sienne Émilie en état de grossesse et à humilier Antistia par une expulsion lamentable : ne venait-elle pas, pour comble, de perdre son père directement à cause de son mari ? Car Antistius avait été égorgé en plein Sénat, parce que ses attaches avec Pompée le faisaient regarder comme un partisan de Sylla. La mère d’Antistia, témoin du scandale, abandonna volontairement la vie. Nouvelle catastrophe qui accentua l’horreur de cette tragédie, bientôt dénouée, faut-il le dire ? par la mort, survenue chez Pompée, d’Émilie en couches.

X. Ensuite on annonça que Perpenna [19] s’était rendu maître de la Sicile et offrait cette île comme base d’opérations aux survivants du parti opposé à Sylla. Carbon croisait dans les parages avec sa flotte ; Domitius [20] avait pris terre en Afrique ; et beaucoup d’autres illustres fugitifs, tous ceux qui avaient eu le temps de se dérober à la proscription, se précipitaient de ce côté. Pompée fut envoyé contre eux avec une grande armée et se vit aussitôt abandonner la Sicile par Perpenna. Il réconforta les villes épuisées et traita tous les peuples avec humanité, sauf les Mamertins de Messine, qui refusaient de comparaître devant son tribunal et déclinaient sa compétence juridique, contredite par une ancienne loi romaine : « Ne cesserez-vous pas, leur dit-il, quand nous avons l’épée au côté, de nous lire des textes de lois ? » Il parut aussi insulter inhumainement aux malheurs de Carbon ; car s’il était nécessaire, ce qui n’a rien d’impossible, de le mettre à mort, il fallait le faire aussitôt après l’avoir pris, et la responsabilité en fût retombée sur celui qui en aurait donné l’ordre [21] . Mais Pompée se fit amener, chargé de chaînes, un citoyen romain, trois fois consul ; et, du haut du tribunal où il siégeait, il le jugea devant une assistance interdite et indignée ; puis il ordonna de le conduire à la mort. On dit que, voyant le glaive de l’exécuteur déjà tiré, Carbon demanda un endroit et un moment pour se soulager d’une colique. Caius Oppius [22] , l’ami intime de César, affirme que Pompée traita Quintus Valérius avec la même inhumanité. Sachant que c’était un savant et un lettré comme il y en a peu, il le prit à part quand on le lui amena et fit un tour de promenade en sa compagnie. Il l’interrogea pendant ce temps sur tout ce qu’il désirait savoir : et, une fois renseigné, donna l’ordre à ses satellites de le mener au supplice aussitôt. Il est vrai que le témoignage d’Oppius, quand il parle des ennemis ou des amis de César, ne doit pas être accueilli sans grandes réserves [23] . En tout cas, si Pompée fut obligé de punir les ennemis de Sylla les plus connus et ceux dont la capture faisait du bruit, il laissa échapper tous ceux qu’il lui était permis d’ignorer, et il y en a même qu’il gracia. Comme il avait résolu de punir la ville d’Himère coupable d’intelligence avec l’ennemi, l’orateur Sthennis demanda la parole pour déclarer que Pompée commettrait une injustice si, laissant le criminel indemne, il perdait les innocents : « Et de quel coupable parles-tu ? » demanda Pompée. — De moi-même ! répondit Sthennis. C’est moi qui ai inspiré la conduite de mes concitoyens, en gagnant mes amis par la persuasion et mes ennemis par la force ! » Ravi de la franchise et de la fierté de cet homme d’État, Pompée le renvoya des fins de la poursuite, lui d’abord et puis l’ensemble des autres. Apprenant aussi que les soldats commettaient des désordres dans leurs marches, il scella leurs épées de son cachet ; et ceux qui n’avaient pas gardé le sceau intact étaient punis [24] .

XI. Pendant qu’il prenait ces mesures politiques en Sicile, Pompée reçut un sénatus-consulte et une lettre de Sylla, qui lui enjoignaient de se rendre en Afrique et d’y combattre de toutes ses forces Domitius. Les effectifs rassemblés par ce général étaient très supérieurs à ceux dont Marius disposait à la date récente où, passant d’Afrique en Italie, il avait bouleversé Rome, et, de fugitif, s’était improvisé tyran. Pompée fit donc promptement tous ses préparatifs. Il laissa le gouvernement de la Sicile à Memmius, le mari de sa soeur, et partit lui-même avec cent vingt vaisseaux longs [25] et quatre-vingts transports, chargés de vivres, d’armes, d’argent et de machines. Quand ces bâtiments eurent abordé, partie à Utique et partie à Carthage, sept mille soldats ennemis désertèrent et se rallièrent à Pompée, qui lui-même amenait six légions complètes. On raconte qu’il lui arriva là une aventure plaisante. Quelques-uns de ses soldats, paraît-il, tombèrent sur un trésor et purent ainsi recueillir de grosses sommes. Leur bonne fortune étant connue, le bruit se répandit dans toute l’armée que le pays était plein d’argent enfoui par les Carthaginois lors de leurs désastres de jadis. Pompée ne put donc rien faire de ses soldats, qui, plusieurs jours de suite, cherchèrent des trésors. Lui-même se promenait en riant de cet acharnement de tant de milliers d’hommes à fouiller et à retourner la plaine. Cela dura jusqu’au jour où, découragés, ils le prièrent de les mener où il voudrait, se jugeant assez punis de leur sottise.

XII. Domitius rangea ses troupes en bataille, face à Pompée. Mais il avait devant lui un ravin plein d’aspérités et difficile à passer. En outre une pluie violente, accompagnée de vent, se mit à tomber dès l’aurore, retenant ses troupes sur place. Désespérant donc de pouvoir combattre ce jour-là, Domitius fit sonner la retraite. Pompée, au contraire, mettant ces circonstances à profit, se mit promptement en marche et traversa le ravin. Les ennemis, dans le désordre et la confusion, ne résistaient pas tous, ni avec ensemble, et le vent leur envoyait la pluie en pleine figure. Cependant le mauvais temps gênait aussi les Romains, qui ne se reconnaissaient pas entre eux. Pompée lui-même risqua la mort par suite d’une méprise, ayant répondu trop tard à un de ses soldats qui, ne distinguant pas ses traits, lui demandait le mot. Enfin ses hommes repoussèrent les ennemis dont ils firent un grand carnage ; car on dit que sur vingt mille, il en échappa juste trois mille. Aussi les Romains saluèrent-ils Pompée du titre d’Impérator. Il déclara ne pas accepter cet honneur tant que le camp ennemi était debout, et ajouta que, si ses soldats le jugeaient digne d’une pareille qualification, il leur fallait d’abord jeter bas ce camp. Ils se précipitèrent aussitôt vers le retranchement ennemi ; et cette fois Pompée combattait sans casque, pour éviter le retour du pénible incident de tout à l’heure. Le camp fut pris, et Domitius tué. Quant aux cités, les unes se soumirent aussitôt ; les autres, on les emporta de vive force. Pompée prit aussi un des Rois du pays, Iarbas [26] , et donna son royaume à Hiempsal. Profitant de sa chance et de la force de son armée, il envahit la Numidie. Une marche militaire de plusieurs jours, au cours de laquelle il eut l’avantage sur tous les adversaires rencontrés en chemin, lui suffit pour raviver la crainte et même la terreur que les Romains avaient cessé d’inspirer aux Barbares. Il déclara ensuite qu’il ne fallait pas laisser ignorer, même aux bêtes féroces d’Afrique, l’audace et le bonheur des Romains ; aussi passa-t-il quelques jours à chasser le lion et l’éléphant. Il avait mis en tout, on l’affirme, quarante jours à détruire l’ennemi, à soumettre l’Afrique, à régler la situation des Rois, et il accomplissait alors sa vingt-quatrième année !

XIII. A son retour à Utique, il reçut une lettre de Sylla, qui lui enjoignait de licencier son armée à l’exception d’une seule légion, avec laquelle il attendrait sur place son successeur. Ces instructions lui furent désagréables ; mais il cachait son mécontentement. L’armée, au contraire, manifestait hautement le sien ; et Pompée, pour obtenir son départ, avait beau recourir à la prière ; ses hommes parlaient mal de Sylla et déclaraient que, résolus à ne jamais se séparer de Pompée, ils ne lui permettaient pas de se fier au tyran. Devant cet état d’esprit, il essaya d’abord de les adoucir et de les calmer ; mais, n’arrivant pas à les convaincre, il descendit de son tribunal et se retira sous sa tente, les yeux baignés de larmes. Ils se saisirent alors de lui et le firent remonter sur le tribunal. Une bonne partie du jour se passa en discussions, eux le pressant de rester et de garder le commandement, et lui, leur demandant d’obéir et de ne pas se révolter. Comme ils redoublaient leurs supplications impérieuses et leurs clameurs, Pompée finit par jurer de se tuer, s’ils le contraignaient à leur obéir. C’est tout juste si, par ce serment, il parvint à les apaiser. Quant à Sylla, il reçut d’abord la fausse nouvelle de la défection du jeune général, et il dit à ses amis : « Ma destinée est donc de combattre, vieux comme je suis, contre des enfants ! »

Il songeait aux difficultés sans nombre et aux périls extrêmes où l’avait mis le second Marius, un jeune homme. Mais, instruit de la vérité et constatant que tous les Romains accueillaient Pompée et s’empressaient de l’escorter en lui prodiguant les marques de sympathie, il se hâta d’enchérir. Il alla donc à la rencontre du jeune général, l’embrassa avec toute la chaleur possible, et le salua, à très haute voix, du surnom de Magnus ; il ordonna même aux personnes présentes de lui donner cette appellation, qui équivaut à celle de Grand. D’autres historiens affirment que ce qualificatif avait été déjà décerné à Pompée par toute l’armée d’Afrique, mais n’eut de valeur et de portée qu’une fois confirmé par Sylla. L’intéressé lui-même fut le dernier à l’adopter ; c’est longtemps après, lors de son proconsulat en Espagne, où il combattait Sertorius, qu’il commença de prendre, dans ses lettres et dans ses ordonnances, le nom de Pompée le Grand, qui ne pouvait plus exciter l’envie, car on s’y était habitué. Aussi serait-il naturel de chérir et d’admirer les anciens Romains, qui empruntaient les appellations et les surnoms de ce genre non seulement aux succès guerriers et militaires, mais aussi aux actes et aux vertus civiques. En tout cas il y a deux hommes que le peuple a proclamés Maximes, c’est-à-dire très grands, Valérius, pour avoir réconcilié le Sénat avec la plèbe [27] , et Fabius Rullus, pour avoir exclu du Sénat quelques citoyens riches, qui, simples fils d’affranchis, étaient arrivés à s’y introduire [28] .

XIV. Ensuite Pompée demanda le triomphe, mais Sylla s’y opposait, car la loi l’accorde seulement à un consul ou à un préteur, mais à personne d’autre. C’est pour cette raison que le premier Scipion, qui avait remporté en Espagne les plus grandes et les plus importantes victoires sur les Carthaginois, ne demanda pas le triomphe ; car il n’était ni consul, ni préteur : « Si Pompée, déclarait le dictateur, Pompée, qui n’a pas encore de barbe au menton, fait une entrée triomphale dans la Ville, quand sa jeunesse ne lui permet pas d’appartenir au Sénat, cette irrégularité rendra odieux mon gouvernement et l’honneur décerné à Pompée ! » Telles étaient les raisons que Sylla opposait à Pompée ; et il affirmait que, loin de tolérer ou d’autoriser son triomphe, il réprimerait son ambition, en cas de résistance opiniâtre. Pompée n’eut pas peur et pria Sylla de considérer que le soleil levant a plus d’adorateurs que le soleil couchant. Il voulait dire que sa puissance à lui augmentait, quand celle de Sylla diminuait et s’étiolait. Sylla ne comprit pas très bien sur le moment ; mais constatant l’émotion des auditeurs à leur visage et à leur attitude, il se fit répéter le mot. Une fois au courant, il fut épouvanté de l’audace de Pompée et cria deux fois de suite : « Qu’il triomphe ! » Beaucoup de gens marquaient du dépit et du mécontentement ; et Pompée, dit-on, voulant mettre le comble à leur exaspération, songeait à faire son entrée sur un char traîné par quatre éléphants ; car il avait amené d’Afrique un assez grand nombre de ces animaux, pris sur les Rois vaincus ; mais la porte étant trop étroite, il y renonça et fit son entrée sur un char traîné, comme d’ordinaire, par des chevaux [29] . Comme ses soldats, qui n’avaient pas reçu de lui toutes les gratifications auxquelles ils s’attendaient, voulaient lui susciter des embarras et faire du tapage, il déclara qu’il n’en avait aucun souci ; car il se priverait du triomphe plutôt que de les flatter. C’est alors précisément que Servilius [30] , homme en vue et le principal opposant au triomphe, fit cette déclaration : « Je vois à présent que Pompée est vraiment grand et digne du triomphe ! » Il est évident aussi que Pompée, s’il l’avait voulu, aurait facilement obtenu son entrée au Sénat. Mais il ne s’en préoccupa nullement, cherchant la gloire dans sa situation exceptionnelle. Car être sénateur avant l’âge légal, quand on était Pompée, rien d’étonnant à cela ; mais le comble de la splendeur, c’était de triompher avant même d’être sénateur. Ce triomphe contribua beaucoup à sa popularité ; car le peuple se plaisait à voir un triomphateur présenter, comme les autres chevaliers, son cheval à la revue.

XV. Sylla était contrarié de voir à quel degré de réputation et de crédit arrivait Pompée ; mais, n’osant le contrecarrer, il se tint tranquille, sauf en une seule occasion. Malgré lui, Pompée avait, de force, fait élire Lépide [31] au consulat en le patronnant et en le faisant profiter de sa propre popularité. Sylla le voyant, après l’élection, traverser le Forum escorté d’une foule nombreuse, lui dit : « Je te vois, jeune homme, joyeux de ta victoire ; comment, en effet, ne serait-ce pas un chef-d’oeuvre de noblesse et de vertu que d’avoir fait élire consul avant Catulus, le meilleur de tous les hommes, Lépide, le pire de tous ? Tu sais t’y prendre avec le peuple ! C’est pourtant l’heure de ne pas t’endormir et de veiller au grain ; car l’adversaire que tu viens de te donner est plus fort que toi ! » Sylla montra surtout son peu de bienveillance pour Pompée dans ses dispositions testamentaires ; il laissa des legs à d’autres amis et en institua certains tuteurs de son fils ; mais il passa complètement Pompée sous silence. Pompée supporta pourtant cet oubli avec toute la modération et l’habileté possibles ; au point que, Lépide et quelques autres s’opposant à l’inhumation du corps de Sylla au Champ de Mars et même au convoi public, il intervint pour assurer à la fois la dignité et le calme des obsèques.

XVI. Dès que Sylla fut mort, la justesse de ses prophéties apparut en pleine lumière ; et Lépide, qui voulait s’attribuer toute la puissance du dictateur défunt, n’usa point de détours, ni de faux-fuyants ; il prit aussitôt les armes et ranima, pour les faire servir à ces desseins, les tronçons mutilés de la faction [de Marius], qui avaient pu échapper à la vigilance de Sylla. Son collègue dans le consulat Catulus, écouté des éléments les plus purs et les plus sains du Sénat et du peuple, était, par le mérite de la sagesse et celui de la justice, le plus grand des Romains d’alors ; mais il paraissait plus propre au gouvernement intérieur qu’au commandement des armées. La situation elle-même réclamait donc Pompée Il n’hésita pas sur la direction à prendre, et, se ralliant à l’aristocratie, il fut désigné comme chef de l’armée qui devait marcher contre Lépide. Ce factieux avait déjà soulevé plusieurs régions de l’Italie, et il tenait la Gaule Cisalpine par une armée d’occupation, que Brutus commandait. Pompée se rendit facilement maître de toutes les villes qu’il attaqua, excepté Modène en Gaule, où il tint longtemps Brutus assiégé. Pendant ce temps Lépide se jeta sur Rome et vint camper sous les murs de la Ville. Il réclamait du dehors un deuxième consulat, et la tourbe dont il était entouré terrifiait les Romains de l’intérieur. Leur crainte fut dissipée par une lettre de Pompée, qui avait terminé heureusement la guerre sans combat ; car Brutus, soit qu’il eût lui-même trahi son armée, soit que, par une volte-face, elle eût déserté sa cause, se livra à Pompée. Il reçut de lui une escorte de cavalerie qui l’accompagna dans une petite ville de la vallée du Pô ; mais, le lendemain, Pompée y envoya Géminius, qui le fit mourir. Cette conduite attira de violentes accusations à Pompée ; car après avoir écrit au Sénat, dans le premier moment de la capitulation, que Brutus s’était rallié volontairement à lui, il envoya d’autres lettres, où il attaquait la mémoire de sa victime. Ce Brutus eut pour fils l’autre Brutus, qui, avec la complicité de Cassius, tua César. Mais le fils ne fit pas la guerre comme son père et ne mourut pas comme lui je l’ai écrit dans sa Vie. Finalement Lépide, chassé de l’Italie, se retira en Sardaigne. Il y mourut d’une maladie causée par un découragement qui n’avait pas, comme on le prétend, une cause politique. En réalité, un billet tombé entre ses mains lui avait révélé l’inconduite de sa femme.

XVII. Cependant un général qui ne ressemblait nullement à Lépide occupait l’Espagne. C’était Sertorius, dont le nom plongeait les Romains dans l’angoisse et la terreur. On eût dit que, pour un suprême accès, la fureur des guerres civiles se fût concentrée en ce personnage, qui avait anéanti déjà plusieurs généraux de second ordre et se trouvait alors aux prises avec Métellus Pius [32] . Ce Métellus était un brillant officier et qui s’entendait à la guerre ; mais la vieillesse ne lui permettait guère, semble-t-il, d’être aux aguets de l’occasion, et il se laissait toujours ravir par Sertorius l’avantage de la promptitude et de la vivacité. Sertorius, contre toutes les règles, se comportait en chef de brigands ; il renversait, par ses embuscades et ses manoeuvres circulaires, les calculs d’un lutteur fait pour les combats réguliers et du général d’une armée fixée au sol et pesante. Devant cette situation Pompée, qui avait encore son armée à lui, négociait pour être envoyé au secours de Métellus ; et, malgré les ordres de Catulus, il ne licenciait pas ses hommes ; loin de là. Il restait en armes autour de la Ville, inventant toujours des prétextes à cette fin, et cela jusqu’au moment où on lui donna le commandement désiré, sur une motion de Lucius Philippus. En cette circonstance, on dit même qu’au Sénat, comme quelqu’un demandait avec étonnement si Philippe croyait qu’il fallait envoyer Pompée comme proconsul en Espagne [33] , Philippe répondit : « Pas même ! il remplacera les deux consuls ! » Il voulait dire que les consuls alors en charge n’avaient aucune valeur.

XVIII. Lorsque Pompée eut pris pied en Espagne, il transforma (c’est l’effet ordinaire de la renommée d’un nouveau général), les hommes par l’espérance ; et les peuples qui n’étaient pas absolument attachés à Sertorius, s’ébranlaient et se révoltaient. Sertorius, il est vrai, colportait en tous lieux des propos pleins d’orgueil contre Pompée : « Il ne m’aurait fallu, disait-il par raillerie, qu’une férule et un fouet contre cet enfant, si je n’avais pas peur de cette vieille femme ! » (C’était le surnom qu’il donnait à Métellus). En réalité, comme il se tenait bien sur ses gardes et redoutait Pompée, il menait la campagne avec plus de circonspection. Et en effet Métellus, ce qu’on n’aurait pas cru, avait une conduite dissolue, s’étant livré sans réserve au goût du plaisir ; et soudain un changement total avait substitué à son sérieux d’autrefois l’orgueil et la profusion. Cette circonstance valut à Pompée, par le contraste, avec un surcroît de gloire, une popularité extraordinaire ; car il accentuait encore la simplicité de sa vie, qui d’ailleurs n’avait pas besoin d’une grande amélioration : il était naturellement modéré et réglé dans ses passions. Mais comme la guerre changeait souvent d’aspect, ce qui contraria le plus Pompée fut la prise de Lauron [34] par Sertorius. Car, croyant encercler l’adversaire et s’en étant déjà vanté, c’est lui qui, tout à coup, se trouva littéralement cerné ; et craignant, pour cette raison, de remuer, il vit de ses yeux incendier la ville. En revanche, il vainquit près de Valence Hérennius et Perpenna, généraux qui s’étaient réfugiés auprès de Sertorius et commandaient sous lui ; il leur tua plus de dix mille hommes.

XIX. Enhardi par cet exploit et plein de fierté, il se hâta de marcher contre Sertorius lui-même, pour ne point partager la victoire avec Métellus. C’est sur les bords du Sucron [35] , au moment où le jour finissait déjà, que les adversaires en vinrent aux mains. Ils craignaient tous deux que Métellus ne survînt ; car l’un voulait combattre seul ; et l’autre, contre un seul [36] . En définitive, le résultat du combat fut équivoque : de chaque côté, il y eut une aile victorieuse. Mais des deux généraux, c’est Sertorius qui remporta le plus de gloire ; car il avait défait personnellement l’aile placée en face de lui. Pompée, qui était à cheval, vit fondre sur lui un fantassin de grande taille ; ils se chargèrent l’un l’autre et s’étreignirent. Leurs épées glissèrent sur leurs mains à tous deux, mais avec des effets différents ; car Pompée fut simplement blessé, mais il coupa la main à l’autre. Comme des ennemis plus nombreux couraient sur lui, car la défaite de l’aile où il commandait était déjà un fait acquis, il eut la chance inespérée de s’échapper, en abandonnant aux ennemis son cheval, qui portait un harnais d’or et des ornements de grande valeur. Les assaillants se disputèrent ces trésors, et, en se battant les uns contre les autres, laissèrent Pompée se sauver. Au point du jour, les deux généraux remirent leurs armées en ordre de bataille, chacun voulant consolider un avantage partiel. Mais, comme Métellus approchait, Sertorius se retira en dispersant son armée. Il procédait, en effet, à des dislocations et à des regroupements tels que souvent il errait seul et que souvent aussi il reprenait l’offensive avec cent cinquante mille soldats, comme un torrent qui soudain coule à pleins bords. Pour en revenir à Pompée, lorsqu’après le combat il rencontra Métellus, il fit incliner ses faisceaux devant lui, en hommage à son supérieur en dignité. Métellus s’opposa même à cette marque de déférence ; et, tout le reste du temps, il fut parfait envers Pompée, ne s’attribuant, en tant que personnage consulaire et son ancien, d’autre prérogative que celle de donner le mot à toute l’armée, quand ils campaient ensemble. Mais la plupart du temps ils campaient à part. Ce qui les forçait à se scinder et à se séparer, c’était la variété de moyens et de tactique de l’ennemi, qui excellait à paraître, en un clin d’oeil, sur divers points, et à les mener de combat en combat. A la fin, leur coupant les vivres, ravageant le pays et maître de la mer, il les chassa tous les deux de la partie de l’Espagne qu’il dominait et les força de se réfugier, faute de subsistances, dans des provinces qui n’étaient pas à eux.

XX. Pompée, qui avait dépensé à la guerre presque toute sa fortune personnelle, sans en rien recouvrer, demandait de l’argent au Sénat en déclarant qu’il reviendrait en Italie avec son armée, si on ne lui en envoyait pas. Il se trouva que Lucullus, alors consul, était l’ennemi de Pompée et briguait pour son propre compte le commandement de la guerre contre Mithridate. Il se hâta donc de faire expédier l’argent, craignant de donner à Pompée, si celui-ci restait en peine, un motif pour lâcher Sertorius et se tourner contre Mithridate, adversaire dont la défaite serait glorieuse, mais visiblement aisée [37] . Sur ces entrefaites mourut Sertorius [38] , assassiné traîtreusement par ses amis. Perpenna, qui avait eu le rôle capital dans le complot, entreprit d’exercer la même action que le défunt ; et sans doute il s’appuyait sur les mêmes forces armées et disposait du même matériel ; mais il n’avait pas la même intelligence pour s’en servir. Pompée marcha donc tout de suite contre lui ; et, apprenant que Perpenna était fort embarrassé pour conduire la guerre, il détacha contre lui, pour l’amorcer, dix cohortes, auxquelles il ordonna de se disperser dans la plaine. Perpenna se tourna contre elles et se mit à leur poursuite, ce qui permit à Pompée, survenant avec la masse de son armée, d’engager un combat, où il eut l’avantage sur toutes les forces ennemies. La plupart des officiers de Perpenna périrent dans la bataille, et Perpenna lui-même fut amené à Pompée, qui le fit mourir. Ce n’était pas ingratitude, ni oubli des événements de Sicile [39] , comme le lui reprochent quelques-uns ; son intention était magnanime, et sa décision eut des suites salutaires pour tout l’État. Car Perpenna, étant en possession des papiers de Sertorius, montrait des lettres des principaux personnages de Rome, qui, voulant ébranler le régime et transformer la Constitution, appelaient Sertorius en Italie. Ainsi donc Pompée, craignant que ces révélations n’aboutissent à des guerres plus grandes que celles qui avaient cessé, fit exécuter Perpenna et brûla les lettres sans même les lire.

XXI. Il resta en Espagne juste le temps nécessaire pour éteindre les plus grands foyers de troubles, dissiper les difficultés les plus brûlantes et rétablir le calme. Il ramena son armée en Italie, où il arriva justement au plus fort de la guerre servile [40] . Aussi Crassus, le général romain, se hâta-t-il, contre tout bon sens, d’engager la bataille [41] , et il eut la chance de la gagner en tuant douze mille trois cents esclaves. Cependant la Fortune, cette fois encore, fit, bon gré mal gré, partager à Pompée la gloire du succès : cinq mille fugitifs, échappés au combat, tombèrent entre ses mains. Il les massacra tous et prit les devants pour écrire au Sénat : « Crassus a bien défait les gladiateurs en bataille rangée ; mais j’ai, moi, complètement détruit les racines de la guerre ! » Ces déclarations, les Romains, dans leur affection pour Pompée, les recueillaient et les répétaient volontiers ; quant à la guerre d’Espagne et à la défaite de Sertorius, nul n’aurait songé à dire, même en plaisantant, que le mérite pût en revenir à un autre, et non pas entièrement à Pompée [42] . Toutefois, en dépit de tant de considération et des services qu’on attendait de lui, il subsistait de vagues soupçons et quelque crainte ; car on se demandait si Pompée, refusant de renvoyer son armée, ne s’acheminerait pas directement, par les armes, vers le pouvoir personnel et la restauration du régime de Sylla. Aussi ceux qui allaient le saluer au passage étaient-ils aussi souvent inspirés par la crainte que par l’affection. Mais quand Pompée eut encore dissipé ce soupçon en déclarant qu’il licencierait son armée après le triomphe, il ne restait aux envieux qu’une seule accusation à porter contre lui : celle de vouloir accorder plus de droits au peuple qu’au Sénat, et d’être décidé à rétablir l’autorité du tribunat ruinée par Sylla, ce qui plaisait à la multitude. C’était vrai ; car il n’y avait rien dont le peuple fût plus follement épris que de cette magistrature, rien qu’il désirât plus ardemment revoir. Aussi Pompée considérait-il comme une chance très heureuse pour lui l’occasion de prendre cette mesure ; car il n’aurait pu trouver une autre façon de reconnaître la bienveillance des citoyens, si un autre, avant lui, s’était avisé de celle-là.

XXII. On lui vota donc un second triomphe, et on le porta au consulat [43] . Ce n’est pourtant pas ce qui le faisait paraître admirable et grand ; mais on voyait un témoignage de son illustration dans le fait que Crassus, le plus riche des hommes politiques d’alors, et aussi le plus éloquent et le plus grand, qui, jusque-là, regardait de son haut Pompée lui-même et tous les autres mortels n’osa pas se présenter au consulat sans lui en demander la permission. A coup sûr, Pompée fut satisfait de cette démarche ; car il cherchait depuis longtemps une occasion de rendre service à Crassus et de lui faire une politesse. Il appuya donc sa candidature, et même avec zèle ; il engagea le peuple à voter pour lui en promettant d’être aussi reconnaissant aux citoyens de la désignation de Crassus comme son collègue dans le consulat que de sa propre élection. Cependant, une fois nommés consuls [44] , ils différaient d’avis et se heurtaient sur tous les points. Crassus avait plus d’autorité au Sénat ; mais l’influence de Pompée sur le peuple était grande : il lui avait, en effet, rendu le tribunat, et il vit avec indifférence une loi transférer, pour la seconde fois, le jugement des procès aux chevaliers [45] . Mais surtout il donna au peuple le plus agréable des spectacles en venant réclamer son congé militaire. C’est l’usage à Rome pour les chevaliers, quand ils ont servi pendant la durée légale, d’amener chacun son cheval au Forum devant les deux magistrats qu’on appelle censeurs. Quand ils ont énuméré les chefs et les généralissimes sous les ordres desquels ils servaient, et justifié de leurs campagnes, on les congédie, non sans les avoir, selon leur conduite, honorés ou marqués d’infamie. Ce jour-là, précisément, les censeurs Gellius et Lentulus siégeaient revêtus de leurs insignes, et le défilé des chevaliers à examiner se poursuivait, quand on vit Pompée descendre sur le Forum dans tout l’appareil de sa dignité, mais conduisant lui-même son cheval à la main. Quand il fut près des censeurs et qu’on put le voir, il fit écarter ses licteurs et amena le cheval devant l’estrade. Le peuple émerveillé gardait un profond silence à cette vue, qui pénétra les deux magistrats de respect et de joie. Le censeur le plus âgé lui posa ensuite cette question : « Je te demande, Pompée le Grand, si tu as bien fait toutes les campagnes requises par la loi. » Pompée répondit à haute voix : « Je les ai toutes faites, et toutes sous mon propre commandement. » Cette déclaration souleva l’enthousiasme du peuple, dont on ne pouvait arrêter les clameurs joyeuses. Mais les censeurs se levèrent et reconduisirent Pompée chez lui, à la grande joie des citoyens, qui suivaient en battant des mains.

XXIII. Comme déjà le consulat de Pompée touchait à son terme et que son différend avec Crassus s’aggravait, un certain Caius Aurélius, qui avait rang de chevalier mais vivait en dehors de la politique, monta à la tribune, lors d’une assemblée du peuple, pour déclarer que Jupiter lui était apparu en songe et lui avait ordonné de signifier aux consuls qu’ils ne devaient pas déposer le pouvoir avant d’être redevenus bons amis. Après ce récit, Pompée, qui s’était levé, gardait le silence ; mais Crassus alla lui serrer la main et l’embrasser en disant : « Je ne crois rien faire de vil ni de déshonorant, citoyens, en m’inclinant devant Pompée, que vous avez honoré, encore imberbe, du titre de Grand, et de deux triomphes avant qu’il ne fît partie du Sénat. » A la suite de cet incident ils se réconcilièrent. Quand ils eurent déposé le pouvoir, Crassus continuait à mener le genre de vie qu’il avait adopté dès le début ; mais Pompée se dérobait la plupart du temps aux plaidoiries, abandonnait peu à peu le Forum et ne paraissait que rarement en public ; encore était-ce toujours avec. une escorte nombreuse. Il n’était donc plus facile de le rencontrer ni de le voir en dehors d’une grande foule, tant il aimait à se montrer entouré de beaucoup de monde, ce qui lui donnait un air de majesté et de grandeur. Mais il jugeait sa dignité intéressée à rester à l’abri du contact et des familiarités de la masse. Car ceux qui reprennent la toge après s’être élevés par les armes risquent d’être décriés comme incapables de s’adapter à l’égalité démocratique ; et, s’il leur paraît légitime d’avoir la première place à la ville comme au front, ceux qui, là-bas, étaient moins favorisés, jugeraient insupportable de n’avoir pas l’avantage au moins ici. Ainsi quand ils tiennent sur le Forum celui qui brillait dans les camps et les triomphes, ils le renversent et l’écrasent ; mais celui qui renonce à la vie politique et se retire de l’arène, ils lui gardent sa puissance et sa gloire des champs de bataille, hors des atteintes de l’envie. C’est ce que montrèrent les faits eux-mêmes au bout de peu de temps.

XXIV. En effet la puissance des pirates, dont la base de départ fut la Cilicie, eut des débuts timides et clandestins [46]  ; mais elle gagna en fierté et en audace pendant la campagne contre Mithridate, s’étant engagée au service de ce Roi. Ensuite, lors des guerres civiles où les Romains tombaient les uns sur les autres aux portes de Rome, la mer, privée de garde, attira peu à peu ces brigands et étendit leur champ d’action ; car ils ne s’attaquaient plus seulement aux navigateurs ; ils détroussaient maintenant des îles et des villes côtières. Déjà même des hommes influents par leur fortune, illustres par leur naissance et qui passaient pour intelligents, s’embarquaient sur leurs vaisseaux et prenaient part à leurs expéditions, comme si le brigandage eût comporté une espèce de gloire et de prestige. Les pirates avaient encore en mille endroits des arsenaux, et des postes de signalisation fortifiés. Leurs flottes partaient pour l’attaque pourvues, non seulement de bons équipages au complet, de pilotes habiles, de vaisseaux prompts et légers, donc bien adaptés à leur activité spéciale ; mais, plus que leur caractère effrayant, ce qui faisait de la peine, c’était leur aspect superbe et digne d’exciter l’envie. Avec leurs poupes dorées, leurs tapis de pourpre, leurs rames garnies d’argent, ces misérables semblaient s’enorgueillir et se glorifier de leur malfaisance. Sur tous les rivages ce n’étaient que bombances au son de la flûte ou de la lyre. Des enlèvements de généraux et des mises à rançon de villes prises insultaient à l’autorité romaine. Pour en revenir à l’essentiel, les vaisseaux des pirates étaient au nombre de plus de mille ; et les villes prises par eux, de quatre cents. Quant aux temples auparavant inviolables et sacrés, ils allèrent les piller, notamment ceux de Claros [47] , de Didymes [48] , de Samothrace [49] , les sanctuaires de Cérès à Hermione [50] , d’Esculape à Épidaure, de Poséidon dans l’Isthme [51] , à Ténare [52] et à Calaurie [53] , d’Apollon à Actium et dans l’île de Leucade [54] , de Héra à Samos, à Argos et à Lacinium [55] . Eux-mêmes célébraient des sacrifices étrangers, ceux d’Olympe [56] , et initiaient à des mystères inconnus, entre autres ceux de Mithra, qui se conservent encore aujourd’hui, et qu’ils furent les premiers à mettre en honneur. Après avoir infligé, sur la côte, de si nombreux outrages aux Romains, ils allèrent jusqu’à s’éloigner de la mer pour se livrer au brigandage sur les grands chemins et dévaster les domaines ruraux qu’ils rencontraient. Ils enlevèrent même une fois deux préteurs, Sextilius et Belliénus, revêtus de leurs prétextes, et emmenèrent, avec ces magistrats, leurs serviteurs et leurs licteurs. La fille d’Antoine [57] , citoyen honoré du triomphe, fut aussi capturée en allant à sa maison de campagne, et on ne la relâcha que contre une forte rançon. Mais voici la pire insolence des brigands. Toutes les fois qu’un prisonnier se récriait en invoquant sa qualité de Romain et leur indiquait son nom, ils feignaient la stupéfaction et la peur, se frappaient les cuisses et se jetaient à ses pieds en le suppliant d’avoir pitié d’eux ; et l’autre se fiait à leurs simagrées, en les voyant dans cette humble posture de solliciteurs. Ensuite les uns lui laçaient ses souliers, les autres lui mettaient une toge, pour éviter, à leur dire, qu’il ne fût une seconde fois méconnu. Après l’avoir ainsi bafoué longtemps et s’être amusés de lui, ils finissaient par le mener en pleine mer, et, dressant une échelle, ils l’invitaient à en descendre les degrés et à partir de bonne grâce. En cas de refus, ils le poussaient eux-mêmes et le précipitaient dans les flots.

XXV. Cette puissance monstrueuse dominait à peu près entièrement notre mer [58] , désormais fermée à la navigation et au trafic. C’est là surtout ce qui poussa les Romains, gênés dans leur ravitaillement et menacés d’une grande disette, à charger Pompée de reprendre la mer aux pirates [59] . Gabinius [60] , un des familiers de Pompée, proposa une loi qui ne lui conférait pas un simple commandement naval, mais, en propres termes, le pouvoir absolu et une autorité sans contrôle sur tous les hommes. Il était en effet investi du commandement sur mer jusqu’aux colonnes d’Hercule et sur terre, en tous lieux, jusqu’à quatre cents stades [61] de la côte. Bien peu de régions du monde romain échappaient donc à l’empire de Pompée, où les nations les plus grandes et les Rois les plus puissants se trouvaient aussi compris. En outre, il lui était permis de choisir, dans le Sénat, quinze lieutenants pour exercer le commandement subalterne, de prendre chez les questeurs et les collecteurs d’impôts tout l’argent qu’il voulait et d’équiper une flotte de deux cents vaisseaux, en fixant souverainement les effectifs et les conditions d’enrôlement de l’armée et des équipages de la flotte. Quand on donna lecture de ces dispositions, le peuple les accueillit avec enthousiasme ; mais au Sénat, les plus grands personnages et les plus influents jugeaient propre à décourager l’envie [62] , mais inquiétant, le caractère illimité et indéfini de cette autorité ; aussi s’opposèrent-ils à la loi, sauf César qui l’approuvait, non par intérêt pour Pompée, mais afin de s’insinuer ainsi, dès ses débuts, dans les bonnes grâces du peuple qu’il courtisait. Les autres attaquaient Pompée avec violence ; et l’un des consuls faillit être écharpé par la foule, parce qu’il lui avait dit : « Jaloux de Romulus, tu n’échapperas pas à la même fin que lui ! » Catulus [63] s’étant levé pour parler contre le projet de loi, le peuple, qui le respectait, garda un profond silence. Il parla de Pompée en lui donnant mille témoignages de considération et sans marquer aucune envie, mais il voulut conseiller au peuple de l’épargner et de ne pas exposer un tel homme à des périls ininterrompus et à des guerres sans fin. Il finit par demander : « Et quel autre général aurez-vous, si, par votre faute, vous perdez celui-là ? » Mais alors tout le monde répliqua d’une seule voix « Toi-même ! » Dans ces conditions Catulus n’arrivant pas à convaincre son auditoire, se retira. Roscius [64] intervint alors. Comme on ne l’écoutait pas, il allongea deux doigts pour faire entendre qu’il ne fallait pas nommer Pompée seul, mais en second. On dit à ce propos que le peuple mécontent poussa de telles clameurs qu’un corbeau qui volait sur le Forum fut aveuglé et tomba dans la foule. On peut en conclure, semble-t-il, que, s’il arrive aux oiseaux de glisser et de tomber, ce n’est pas à la suite d’une sorte de rupture de l’air, qui, se fendant en deux, laisse un grand intervalle vide. Ils reçoivent un véritable coup lorsque des cris impétueux et violents, s’élevant dans les airs, y suscitent une agitation tumultueuse et une tempête.

XXVI. On se sépara cette fois-là sans rien décider ; et le jour où l’on devait voter, Pompée se retira subrepticement à la campagne. Apprenant le vote définitif de la loi, il rentra dans la Ville de nuit pour se soustraire à l’accueil enthousiaste du peuple, dont les démonstrations pouvaient exciter l’envie. Le lendemain, il sortit de bon matin et offrit un sacrifice ; puis il se présenta devant l’assemblée du peuple et parvint à se faire accorder des moyens d’action très supérieurs à ceux qui avaient été déjà votés. L’armement fut à peu près doublé. On lui équipa cinq cents vaisseaux ; on rassembla cent vingt mille fantassins et cinq mille cavaliers ; on lui choisit, dans le Sénat, vingt-quatre lieutenants qui avaient servi comme officiers ou généraux, et il eut deux questeurs. Le prix des denrées ayant baissé tout à coup, le peuple ravi en prit occasion pour dire qu’à lui seul le nom de Pompée avait terminé la guerre. Cependant il divisa la Méditerranée en treize secteurs, à chacun desquels il assigna un nombre déterminé de vaisseaux et un chef. Puis, avec ses forces navales, dispersées partout en même temps, il enveloppa en bloc les vaisseaux des pirates qui étaient en haute mer, leur donna la chasse, et, sans désemparer, les amena dans ses ports. Ceux qui avaient pu se séparer à temps du reste de leur escadre et échapper aux Romains s’enfonçaient de tous côtés, comme les abeilles retournent à la ruche, dans les anses de Cilicie. Il comptait aller lui-même à leur poursuite avec soixante de ses meilleurs vaisseaux ; cependant il ne voulut pas marcher contre eux sans avoir absolument nettoyé de leurs repaires de bandits la mer de Toscane, celle d’Afrique, celles de Sardaigne, de Corse et de Sicile. Il y mit quarante jours en tout, s’étant montré lui-même infatigable, et ses lieutenants, zélés.

XXVII. Mais comme à Rome le consul Pison [65] , plein de colère et d’envie, cherchait à ruiner son matériel et licenciait ses équipages, il envoya sa flotte à Brindes ; et lui-même, par la Toscane, se rendit à Rome. Quand on apprit son retour, tous les citoyens se répandirent sur son chemin, comme s’il ne s’était pas écoulé bien peu de jours depuis qu’ils l’escortaient à son départ. Ce qui causait leur joie, c’était, en effet, la rapidité inespérée du redressement : le marché connaissait maintenant une abondance extraordinaire. Aussi Pison risqua-t-il de perdre le consulat, Gabinius tenant déjà prête une loi à cette fin. Mais cela aussi, Pompée l’empêcha ; il régla le conflit avec modération ; et, après avoir obtenu ce dont il avait besoin, il descendit à Brindes et s’y embarqua. Pressé par le temps, il ne faisait relâche dans aucune ville. Cependant il ne laissa pas Athènes de côté ; il y débarqua, sacrifia aux dieux et harangua le peuple. En repartant aussitôt après, il put lire des inscriptions en son honneur [66] . Elles étaient chacune d’un seul vers ; et voici celle qui se trouvait à l’intérieur de la porte :

Plus tu sais que tu es homme, plus tu es Dieu [67] .

L’autre, à l’extérieur, disait :

Nous t’attendions, nous t’adorions, nous t’avons vu, nous t’escortons.

Quelques-unes des bandes de pirates qui subsistaient et erraient encore sur la mer ayant sollicité son pardon, il les traita avec indulgence ; il accepta la reddition de leurs vaisseaux et de leurs personnes, et ne leur fit aucun mal. Aussi, pleins d’espoir, les bandits qui restaient évitaient-ils les autres chefs ; c’est Pompée qu’ils allaient trouver pour se remettre entre ses mains avec femmes et enfants. Il les épargnait tous, et c’est surtout par leur intermédiaire qu’il suivait à la trace et pressait les rebelles obstinés à se cacher : ceux-là, il les châtiait, pensant qu’ils devaient avoir conscience de crimes impardonnables.

XXVIII. Mais les plus puissants avaient presque tous mis à l’abri leurs familles, leurs trésors et la masse des inutiles dans les châteaux et les postes fortifiés qu’ils avaient autour du mont Taurus. Eux-mêmes prirent position sur leurs vaisseaux devant Coracésium en Cilicie, pour résister à l’assaut de Pompée. Il y eut combat. Vaincus, ils durent se laisser assiéger dans la citadelle. A la fin ils demandèrent grâce et se livrèrent eux-mêmes avec les cités et les îles qu’ils occupaient et qu’ils avaient fort bien fortifiées : aussi étaient-elles difficiles à forcer et même à approcher. La guerre était finie. Les repaires de pirates disséminés sur tous les rivages avaient disparu dans l’espace de trois mois au plus. Pompée prit beaucoup de vaisseaux, entre autres quatre-vingt-dix galères armées d’éperons d’airain. Quant aux pirates eux-mêmes, qui étaient plus de vingt mille, il ne songea même pas à les faire mourir. Mais fallait-il les laisser aller, sans savoir s’ils se disperseraient ou feraient corps à nouveau, ces hommes belliqueux et maintenant sans ressources ? Il ne le crut pas. Il savait que l’homme n’est pas naturellement, et dès sa naissance, un animal insociable et qu’on ne peut apprivoiser ; s’il dégénère, c’est par la pratique du vice, qui est contraire à son naturel. Mais en changeant sa résidence et les conditions où il vit, on le moralise et on l’adoucit : même les animaux, soumis à un régime plus doux, ne dépouillent-ils pas leur sauvagerie et leur rudesse ? Pompée décida, en conséquence, de transférer ces brigands de la mer à la terre et de leur faire goûter une vie calme, en les accoutumant à demeurer dans les villes et à labourer. Les petites villes,de Cilicie, presque désertes, en reçurent donc un certain nombre et se les incorporèrent : elles avaient d’ailleurs reçu du terrain pour eux. Pompée restaura Soles, dépeuplée tout récemment par Tigrane, Roi d’Arménie, et y installa beaucoup d’autres pirates soumis. Il donna pour résidence à la majorité, qui restait encore à loger, Dymé d’Achaïe, veuve alors de population virile, mais centre d’une campagne vaste et riche.

XXIX. La conduite de Pompée était blâmée par ses envieux ; mais ce qu’il fit en Crète à Métellus n’obtint même pas l’approbation de ses meilleurs amis. Ce Métellus, parent du collègue de Pompée à l’armée d’Espagne, avait été envoyé comme général en Crète avant la désignation de Pompée ; cette île venait, en effet, comme nid de pirates, aussitôt après la Cilicie. Ayant surpris un grand nombre de ces brigands, il les tuait sans en épargner aucun. Les survivants, qu’il assiégeait, envoyèrent demander grâce à Pompée et le prièrent de passer dans leur île, puisqu’elle était une partie de son gouvernement et se trouvait, en totalité, sous sa juridiction. Il accepta et écrivit à Métellus pour arrêter la guerre ; il écrivit même aux villes de ne pas écouter Métellus et envoya, pour prendre le commandement, un de ses lieutenants, Lucius Octavius. Ce personnage entrait dans les villes assiégées pour les défendre contre Métellus et se battait à côté des pirates. C’était rendre Pompée non seulement odieux par cette complicité, mais ridicule : ne prêtait-il pas son nom à des hommes sans foi ni loi, dont sa gloire devenait le talisman préservateur ? Et cela, par haine et jalousie à l’égard de Métellus ! Car Achille même n’agissait pas en homme, mais en jeune garçon ensorcelé par un fol amour de la réputation quand il refusait aux autres le droit de frapper Hector et les en empêchait

de peur qu’un autre ne lui ôtât la gloire de ce coup, et qu’il ne vint, lui, le second [68] .

Encore Pompée allait-il plus loin : il cherchait à sauver les ennemis communs en combattant pour eux, afin d’ôter l’honneur du triomphe à un général qui s’était donné tant de peine ! Cependant Métellus ne céda pas il s’empara des pirates et les punit de mort. Il congédia ensuite Octavius, non sans l’avoir, en plein camp, couvert d’outrages et d’injures.

XXX. Quand on eut annoncé à Rome que la guerre des pirates était terminée et que Pompée, n’ayant plus rien à faire, parcourait les villes [69] , un des tribuns de la plèbe, Manilius, déposa un projet de loi aux termes duquel Pompée aurait la charge de tous les territoires et de toutes les forces armées que commandait Lucullus, en y ajoutant la Bithynie, alors occupée par Glabrion, et qu’il irait faire la guerre aux Rois Mithridate et Tigrane ; il garderait, en outre, la disposition de la flotte et le commandement de la mer dans les conditions où il les avait reçus au début. C’était, en somme, remettre à un seul individu tout l’Empire romain ; car les seules provinces auxquelles ne paraissait pas s’étendre son autorité selon la loi précédente, Phrygie, Lycaonie, Galatie, Cappadoce, Cilicie, Haute-Colchide, Arménie, lui étaient attribuées avec les camps et les armées qui, sous les ordres de Lucullus, avaient battu Mithridate et Tigrane. Si Lucullus se voyait ainsi privé de la gloire de ses exploits et recevait un remplaçant chargé de triompher plutôt que de faire la guerre, cette disgrâce n’était pas le principal souci des aristocrates, quoiqu’ils en reconnussent l’injustice et l’ingratitude ; mais ils avaient peine à supporter la puissance de Pompée, qui dégénérait en tyrannie ; et, dans le privé, ils s’exhortaient et s’encourageaient mutuellement à combattre le projet de loi et â ne pas sacrifier la liberté. Mais le moment venu, par peur du peuple, ils se déjugèrent et gardèrent un silence absolu. Seul Catulus, dont les vives accusations contre la loi et le tribun n’arrivaient à persuader personne, conjurait le Sénat, du haut de la tribune, et avec de grands éclats de voix, de chercher, comme les grands ancêtres [70] , une montagne, un rocher escarpé, où il se réfugierait pour sauver la liberté. La loi fut tout de même votée par toutes les tribus, et Pompée absent fut désigné comme maître absolu d’à peu près tout ce dont Sylla s’était emparé par les armes en faisant la guerre à sa patrie. Lui-même, en recevant la notification officielle des décisions récentes, répondit, paraît-il, aux félicitations de ses amis en fronçant les sourcils, en se frappant la cuisse et en disant, comme si son autorité lui pesait maintenant et le gênait : « Oh ! ces luttes sans fin ! Qu’il eût mieux valu pour moi être de la catégorie des citoyens obscurs, si je ne dois jamais cesser de faire la guerre, et, me dérobant à l’envie, vivre aux champs avec ma femme ! » Tant d’hypocrisie parut insupportable même à ses amis les plus intimes : ceux-là savaient bien que son ambition innée et son amour du commandement, encore exaspérés par son conflit avec Lucullus, lui inspiraient une joie d’autant plus grande.

XXXI. Il est vrai que ses actes le démasquèrent bientôt. Il faisait afficher partout des ordonnances, rappelait les soldats, convoquait auprès de lui les souverains et les Rois sujets. Arrivé sur le théâtre de la guerre, il ne laissa rien debout de ce que Lucullus avait fait. Il allait souvent jusqu’à gracier des condamnés et à prendre leurs gratifications à de bons serviteurs. En somme il faisait tout, par jalousie, pour montrer aux admirateurs de ce grand homme que Lucullus n’avait plus aucune autorité. Comme Lucullus se plaignait par l’intermédiaire de ses amis, on décida de se réunir pour conférer. L’entrevue eut lieu en Galatie. Comme il était naturel pour de très grands généraux qui avaient remporté de très grandes victoires, leurs licteurs à tous deux avaient leurs faisceaux entrelacés de lauriers, et se croisèrent ainsi. Mais Lucullus venait de pays verts et ombragés, et il se trouva que Pompée avait traversé une vaste région sans arbres et desséchée. Alors les licteurs de Lucullus, voyant les lauriers de Pompée sans verdeur et absolument flétris, firent deux parts des leurs, qui étaient frais, et en cédèrent une à leurs camarades, qui purent ainsi agrémenter et enguirlander les faisceaux du nouveau général. On vit dans ce menu fait le signe que Pompée venait s’approprier la victoire et la gloire de Lucullus. Or Lucullus était le plus ancien des deux, soit en dignité, soit en âge, mais Pompée avait un plus grand prestige en raison de ses deux triomphes. Cependant le début de la conférence fut aussi diplomatique et aussi affable que possible ; ils glorifiaient les exploits l’un de l’autre et se réjouissaient conjointement de leurs succès. Mais la suite de l’entretien ne fut ni conciliante, ni modérée ; ils allèrent jusqu’à s’insulter, l’un reprochant à Lucullus son amour de l’argent, l’autre à Pompée son ambition, et leurs amis eurent de la peine à les séparer. Lucullus en Galatie assigna des portions du terrain conquis et d’autres gratifications à qui il voulait ; mais Pompée, qui avait établi son camp un peu plus loin, empêchait de l’écouter, et il lui enleva tous ses soldats, sauf seize cents, qu’il croyait inutiles pour lui à cause de leur arrogance et mal disposés pour Lucullus. En outre il dénigrait les exploits de son rival, qui, disait-il ouvertement, n’avait fait aux Rois qu’une guerre de théâtre, en s’attaquant à l’ombre de leur puissance et en lui laissant la charge de combattre une force réelle et assagie par la réflexion, maintenant que Mithridate recourait aux boucliers, aux épées et aux chevaux. Lucullus se défendait en disant que Pompée partait en guerre contre un fantôme et une apparence, fidèle à son habitude de s’abattre, comme un oiseau paresseux, sur des cadavres faits par d’autres, et de déchiqueter les restes : n’avait-il pas déjà donné son nom aux campagnes contre Sertorius, Lépide et les hommes de Spartacus, où la victoire était due à Crassus, à Métellus, à Catulus [71]  ? « Je ne m’étonne donc pas, concluait Lucullus, que cet homme-là s’approprie la gloire des guerres d’Arménie et de Pont quand, à force d’intrigues, il s’est, tant bien que mal, ingéré dans le triomphe sur les esclaves fugitifs. »

XXXII. Ensuite Lucullus s’embarqua [72] , et Pompée disposa toute sa flotte entre la Phénicie et le Bosphore. Tranquille du côté de la mer, il marcha lui-même contre Mithridate, qui avait trente mille fantassins en ligne et vingt mille cavaliers, mais n’osait combattre. Ce Prince commença par évacuer une montagne escarpée et inexpugnable, où il campait par hasard, mais où l’eau manquait. Pompée occupa aussitôt cette même position ; et soupçonnant, à la nature de la végétation et aux crevasses du sol, la présence de sources, fit creuser partout des puits. Aussitôt le camp regorgea d’eau, et l’on s’étonna que Mithridate eût tout le temps ignoré cette circonstance. Ensuite, il alla camper autour du camp ennemi, qu’il entoura de murs ; mais Mithridate, qu’il tint assiégé quarante-cinq jours, s’échappa en secret avec les meilleurs éléments de son armée, après avoir fait tuer les bouches inutiles et les malades. Pompée le surprit cependant près de l’Euphrate et campa dans son voisinage. Puis, craignant que ce Prince ne le devançât en traversant le fleuve, il lança contre lui, à minuit, ses troupes en armes. C’est juste à ce moment, dit-on, que Mithridate eut un songe prophétique. Il croyait naviguer sur le Pont-Euxin, favorisé par les vents, et voir déjà le Bosphore, ce dont il se congratulait avec ses compagnons de voyage, joyeux du refuge assuré qui s’offrait. Mais soudain il se trouvait tout seul, isolé, se cramponnant à une mince épave. Comme il était en proie à l’angoisse de cette vision, ses amis survinrent et le firent lever en lui apprenant que Pompée arrivait ; il fallait donc absolument combattre pour défendre le camp, et les officiers firent avancer l’armée, qu’ils rangèrent en bataille. Pompée informé de cette disposition balançait à affronter le péril dans l’obscurité et croyait qu’il fallait seulement envelopper les ennemis pour les empêcher de fuir, et les attaquer de jour, ses troupes valant au surplus mieux que les leurs. Mais les plus anciens de ses chefs de corps, à force de prières instantes, le décidèrent à donner l’assaut ; car l’ombre ne régnait pas partout : au contraire la lune, qui était déjà basse, donnait encore une vue suffisante des objets. Et c’est ce qui trompa surtout les soldats du Roi ; car les Romains, en les attaquant, avaient la lune à dos ; et, la lumière de cet astre inclinant vers le couchant, leurs ombres, avançant bien au-delà de leurs corps, tombaient sur les ennemis qui, ne pouvant apprécier exactement la distance, croyaient déjà les soldats de Pompée entre leurs mains et lançaient en vain des traits sans atteindre personne. En constatant cette méprise, les Romains coururent sur eux à grands cris ; et comme les ennemis, loin d’oser tenir ferme, étaient pris de panique et fuyaient, ils les massacrèrent. On en tua beaucoup plus de dix mille, et le camp fut pris. Mithridate lui-même, dès le début, à la tête de huit cents cavaliers, s’était fait un chemin à travers les lignes romaines en écartant à droite et à gauche ceux qui lui barraient le passage ; mais ses hommes s’étant bientôt dispersés, il resta seul avec trois personnes. De ce nombre était Hypsicratie, l’une de ses concubines qui avait toujours un courage viril et une audace excessive ; en tout cas le Roi l’appelait Hypsicratés [73] . Ce jour-là, habillée et montée comme un Perse, elle ne recula pas devant les fatigues d’une longue course et ne cessa de servir le Roi, dont elle pansait même le cheval, jusqu’à leur arrivée dans la ville de Sinores [74] , pleine des trésors et des meubles royaux. Mithridate y prit des vêtements de grande valeur, pour les distribuer à ceux qui étaient accourus auprès de lui à la suite du désastre. Il donna aussi à chacun de ses amis un poison mortel à porter sur soi, afin que nul ne tombât involontairement aux mains de l’ennemi. De là, il était parti pour l’Arménie, où il comptait rejoindre Tigrane ; mais ce Prince refusant de l’accueillir et mettant même sa tête à prix (la prime était de cent talents [75] ), il passa l’Euphrate à sa source et s’enfuit par la Colchide [76] .

XXXIII. Pompée, lui, entra en Arménie, où l’appelait le jeune Tigrane ; car ce Prince s’était déjà révolté contre son père. Ils se rencontrèrent sur les bords de l’Araxe, qui prend sa source au même endroit que l’Euphrate et, se détournant au Levant, se jette dans la mer Caspienne. Ils avançaient donc et recevaient en même temps la soumission des villes. Mais le Roi Tigrane, qui venait d’être écrasé par Lucullus et avait appris que Pompée était d’une humeur assez agréable et assez douce, reçut dans sa capitale une garnison romaine ; et, prenant avec lui ses parents et ses amis, il se mit en marche pour se livrer à Pompée. Quand il arriva, monté sur son cheval, au retranchement, deux licteurs de Pompée s’approchèrent et lui dirent de descendre de sa monture et d’aller à pied ; car on n’avait jamais vu d’homme à cheval dans un camp romain. Tigrane leur obéit et détacha même son épée, qu’il leur donna. A la fin, arrivé à Pompée lui-même, il ôta son diadème pour le déposer aux pieds du général, et, comble de honte ! finit par se jeter à ses genoux. Mais Pompée se hâta de lui prendre la main et de le relever ; il le fit asseoir auprès de lui, et son fils de l’autre côté. Il déclara ensuite que Tigrane devait s’en prendre à Lucullus des pertes qu’il avait subies, celles de la Syrie, de la Phénicie, de la Cilicie, de la Galatie, de la Sophène [77] , toutes conquises par ce proconsul ; mais ce que Tigrane avait gardé jusqu’à son arrivée à lui, Pompée, il le conserverait, en payant une indemnité de six mille talents [78] aux Romains pour ses torts envers eux, et son fils régnerait sur la Sophène. Ces conditions satisfirent Tigrane ; et, les Romains l’ayant salué Roi, il promit, dans l’excès de sa joie, de donner à chaque soldat une demi-mine d’argent [79] , à chaque centurion dix mines, à chaque tribun, un talent. Mais son fils était mécontent ; et, invité à dîner par Pompée, il déclara n’avoir pas besoin que le général lui rendît de pareils honneurs ; car il trouverait lui-même un autre Romain pour le distinguer. Cette incartade le fit mettre aux fers et réserver pour le triomphe. Peu de temps après, Phraate, Roi des Parthes, envoya une ambassade à Pompée pour réclamer le jeune Prince comme son gendre et demander au Romain de borner ses conquêtes à l’Euphrate. Pompée répondit que le jeune Tigrane tenait de plus près à son père qu’à son beau-père, et que la justice bornerait ses conquêtes à lui.

XXXIV. Ayant laissé pour garder l’Arménie Afranius, il fut obligé, pour marcher contre Mithridate, de traverser les pays qui avoisinent le Caucase [80] . Les peuples les plus importants de ces régions sont les Albaniens et les Ibériens [81] . L’Ibérie s’étend jusqu’aux monts Moschiques [82] et au Pont ; l’Albanie est tournée vers l’Orient et la mer Caspienne. Les Albaniens accordèrent d’abord, sur sa demande, le passage à Pompée ; puis, l’hiver ayant surpris l’armée dans leur pays, ils profitèrent de la fête des Saturnales pour attaquer les Romains [83] . Ils n’étaient pas moins de quarante mille. Ils avaient passé le fleuve Cyrnos, qui sort des monts d’Ibérie, reçoit l’Araxe descendu d’Arménie et se jette par douze bouches dans la mer Caspienne. (Certains géographes affirment, d’ailleurs, que l’Araxe n’est pas un affluent de ce fleuve, mais poursuit son cours à part, dans le voisinage, pour se jeter dans la même mer.) Pompée, bien qu’il pût s’opposer au passage des ennemis, les laissa passer tranquillement ; puis il tomba sur eux, les défit et en tua un très grand nombre. Sur la prière du Roi, qui envoya des ambassadeurs l’implorer, il lui pardonna son injustice et conclut un accord avec lui ; puis il marcha sur les Ibères. Ceux-là, tout aussi nombreux que les autres, étaient encore plus guerriers ; et en outre ils voulaient fortement faire plaisir à Mithridate et refouler Pompée. Car les Ibériens ne s’étaient soumis ni aux Mèdes, ni aux Perses ; et ils avaient échappé même à la domination des Macédoniens, Alexandre ayant dû évacuer promptement l’Hyrcanie. Malgré tout, ceux-là aussi, Pompée les défit dans un grand combat, où ils perdirent six mille morts et plus de dix mille prisonniers. Il envahit ensuite la Colchide, et Servilius alla le retrouver à l’embouchure du Phase, avec les vaisseaux qui lui avaient servi à garder le Pont [84] .

XXXV. La poursuite de Mithridate, qui s’était enfoncé dans les régions du Bosphore et des Palus-Méotides, offrait de grandes difficultés ; et l’on annonça de plus à Pompée que les Albaniens avaient de nouveau fait défection. Il se retourna contre eux sous l’empire de la colère et du ressentiment, et repassa le Cyrnos à grand-peine et avec péril, les Barbares ayant fortifié la rive, sur une grande étendue, au moyen de pieux. Le fleuve traversé, restait à faire une longue route, laborieuse et sans eau. Pompée fit donc remplir d’eau dix mille outres et poursuivit sa marche contre les ennemis. Il les surprit rangés en bataille près du fleuve Abas, au nombre de soixante mille fantassins et de douze mille cavaliers, mais armés misérablement et n’ayant, pour la plupart que des peaux de bêtes sur eux. Ils avaient à leur tête un frère du Roi, nommé Cosis. Celui-ci, quand on fut aux mains, se jeta sur Pompée et l’atteignit d’un javelot au défaut de la cuirasse ; mais Pompée le tua en le perçant de sa javeline. Dans cette affaire, dit-on, les Amazones, descendues des montagnes qui entourent le fleuve Thermodon, combattirent avec les Barbares ; car, après la bataille, les Romains, en dépouillant les ennemis, tombèrent sur des boucliers et des brodequins d’Amazones, mais on ne vit aucun corps de femme. Ces Amazones occupent la partie du Caucase qui regarde la mer Hyrcanienne [85] , et ne sont pas limitrophes des Albaniens, dont les Gètes et les Lèges [86] les séparent. Elles se rendent chaque année chez ces deux derniers peuples pour avoir commerce avec eux pendant deux mois, près du Thermodon ; puis elles les quittent et vivent entre elles.

XXXVI. Pompée avait fait mouvement après le combat dans la direction de l’Hyrcanie et de la mer Caspienne ; mais quand il n’en était qu’à trois jours de marche, le grand nombre de serpents dont la piqûre est mortelle le contraignit à rebrousser chemin, et il se retira dans la Petite Arménie. Les Rois des Élyméens et des Mèdes lui ayant envoyé des ambassadeurs, il leur répondit en termes amicaux ; et comme le Roi des Parthes s’était jeté en Gordyène [87] et opprimait les sujets de Tigrane, il envoya une armée, avec Afranius pour le déloger, et on le poursuivit jusqu’à l’Arbélitide. De toutes les concubines de Mithridate qu’on lui amena, il n’en voulut voir aucune, et il les renvoya toutes à leurs parents et à leurs proches ; car la plupart étaient filles ou femmes de généraux ou de Princes. Stratonice, qui avait le plus haut rang et gardait la forteresse du Roi la plus riche en or, était, paraît-il, la fille d’un musicien malheureux et âgé ; mais elle conquit si vite Mithridate en chantant pour lui après boire qu’il la prit avec lui pour aller se reposer. Le vieillard dut rentrer chez lui, mécontent de n’avoir pas obtenu seulement un mot aimable. Mais le lendemain, en s’éveillant à l’aube, il vit, à l’intérieur de sa maison, des tables chargées de coupes d’argent et d’or, une masse de domestiques, des eunuques et des pages, qui lui apportaient des vêtements magnifiques, et, devant la porte, un cheval paré comme ceux des amis du Roi. Il crut d’abord à une plaisanterie et à une farce, et voulut s’enfuir à toutes jambes. Mais les domestiques l’arrêtèrent en l’avertissant que le Roi lui faisait don d’une grande maison, celle d’un homme riche mort tout récemment, et qu’il n’avait là que les prémices et l’échantillon des autres biens et richesses qui l’attendaient. Il eut du mal à se laisser convaincre. A la fin, prenant la robe de pourpre qu’on lui tendait, il sauta sur son cheval et traversa la ville en criant : « Tout cela est à moi ! » Il disait à ceux qui se moquaient de lui : « Ce n’est pas ma conduite qui doit vous surprendre ; étonnez-vous plutôt que, fou de joie, je ne jette pas des pierres à tous les passants ! » Voilà donc la lignée et le sang d’où sortait Stratonice [88] . Elle livra la place à Pompée [89] et lui apporta beaucoup de présents ; mais il ne prit que ce qui, visiblement, pouvait décorer les temples ou donner du lustre à son triomphe ; il fit à Stratonice le plaisir de lui laisser le reste. De même, le Roi des Ibériens lui ayant envoyé un lit, une table et un trône, le tout d’or massif, avec prière de les accepter, il remit ces meubles aux questeurs pour le trésor public.

XXXVII. Dans la forteresse de Cénon, Pompée trouva par hasard des papiers secrets de Mithridate qu’il parcourut avec intérêt, car ils donnaient bien des lumières sur le caractère de ce Prince. Il y avait, en effet, des mémoires qui établissaient qu’il avait empoisonné plusieurs personnes, entre autres son fils Ariarathe et Alcée de Sardes, parce que ce personnage avait remporté sur lui le prix de la course des chevaux. Il y avait aussi des interprétations de certains songes, les siens ou ceux de quelques-unes de ses femmes, et des lettres passionnées de Monime à son adresse, avec les réponses. Théophane [90] prétend même qu’on découvrit un discours de Rutilius [91] , qui engageait le Roi à massacrer les Romains d’Asie. Mais la plupart des historiens supposent à bon droit que c’est là une méchanceté de Théophane, qui sans doute haïssait en Rutilius un homme tout différent de lui et voulait aussi plaire à Pompée, dont Rutilius, dans son Histoire, avait représenté le père comme un scélérat consommé.

XXXVIII. De là Pompée vint à Amisos [92] , où l’ambition lui inspira une conduite odieuse. Il avait blâmé très amèrement Lucullus de distribuer, du vivant de l’ennemi, des gouvernements et d’accorder gratifications et honneurs, ce que les vainqueurs ont accoutumé de faire seulement après l’heureuse et définitive conclusion de la guerre. Et lui, quand Mithridate régnait encore sur le Bosphore et y avait rassemblé une armée imposante, faisait la même chose que Lucullus, comme si tout eût été terminé ; il organisait les provinces et faisait des donations. Beaucoup de chefs et de Princes étaient arrivés auprès de lui ; il y avait même douze Rois barbares. Aussi ne daigna-t-il pas, dans sa réponse au Parthe, lui donner, comme les autres, le titre de Roi des Rois ; il savait ainsi faire plaisir à ses visiteurs royaux.

Un désir passionné le prenait de recouvrer la Syrie et de passer, à travers l’Arabie, jusqu’à la mer Rouge, afin d’avoir, pour borne de ses victoires, l’Océan qui, de toutes parts, environne le monde. Car, en Afrique, il s’était ouvert le premier, par ses avances victorieuses, un chemin jusqu’à la mer Extérieure [93]  ; en Espagne il avait donné pour limite à l’Empire romain la mer Atlantique ; et en troisième lieu, en poursuivant les Albaniens, peu s’en était fallu qu’il ne débouchât dans la mer Hyrcanienne. Il partit donc dans l’intention de faire le tour de la mer Rouge. Il voyait en effet que Mithridate était particulièrement difficile à poursuivre par les armes et plus dangereux dans la fuite qu’au combat.

XXXIX. Il déclara donc : « Je laisserai à Mithridate un ennemi plus fort que moi, la faim ! » et il fit croiser des vaisseaux pour arrêter les trafiquants qui navigueraient vers le Bosphore : la mort était la punition de ceux qu’on prenait. Ayant repris en mains la plus grande partie de son armée, il avançait. Il trouva dans sa marche les corps sans sépulture des soldats qui avaient combattu sans succès contre Mithridate sous les ordres de Triarius [94] . Il les enterra tous avec éclat, remplissant ainsi un devoir dont l’omission avait contribué beaucoup à la haine des soldats pour Lucullus. Ayant soumis, par l’intermédiaire d’Afranius, les Arabes du mont Amanus [95] , il descendit lui-même en Syrie ; et, comme cette contrée n’avait pas de Rois légitimes, il la déclara province et propriété du peuple romain. Il conquit aussi la Judée et s’empara du Roi Aristobule [96] . Quant aux villes d’Orient, il fondait les unes [97] et affranchissait les autres en châtiant leurs tyrans. Mais sa principale occupation était de juger ; il réglait les conflits des villes et des Rois ; et, s’il ne pouvait se déplacer lui-même, il envoyait ses amis. Par exemple comme les Arméniens et les Parthes avaient remis entre ses mains la décision du conflit territorial qui les opposait, il dépêcha trois arbitres pour arranger l’affaire ; car grand était le renom de sa puissance, et non moindre celui de sa vertu et de sa douceur ; c’est même par là qu’il couvrait la plupart des fautes de ses amis et de ses familiers, n’étant pas fait pour empêcher ou punir leurs mauvaises actions, mais se montrant lui-même, à tout venant, tel qu’on supportait de bonne grâce leur rapacité et leur dureté.

XL. Celui qui avait le plus d’influence sur Pompée était un affranchi, Démétrius, jeune homme qui ne manquait pas d’esprit, mais abusait de son heureuse chance. Voici ce qu’on raconte à son sujet. Caton le Philosophe, étant encore jeune, mais ayant déjà une grande réputation et un grand sens, allait à Antioche, où Pompée n’était pas alors, pour visiter la ville. Il marchait, comme toujours, à pied ; mais ses amis faisaient route avec lui, montés à cheval. En voyant devant la porte une foule d’hommes en robes blanches, et, le long du chemin, d’un côté les jeunes gens, de l’autre les enfants, qui formaient la haie, il était mécontent, pensant que ces prévenances et ces honneurs lui étaient destinés, quand il n’en éprouvait aucunement le besoin. Il dit cependant à ses amis de descendre de cheval et de marcher avec lui. Mais quand ils furent à l’entrée de la ville, l’ordonnateur de toute cette pompe, qui avait une couronne et une baguette, se présenta devant eux et leur demanda où ils avaient laissé Démétrius et quand il arriverait. Les amis de Caton furent pris d’un fou rire, et lui-même dit simplement : « La malheureuse ville ! », puis il passa sans rien ajouter. Toutefois Pompée rendait ce Démétrius moins odieux aux autres par la patience avec laquelle il supportait ses manques de respect. Car on dit que souvent, dans les réceptions, lorsque Pompée restait encore à attendre ses invités, cet individu se vautrait déjà à table avec insolence, ayant le pan de son vêtement relevé sur sa tête jusqu’aux oreilles. Il n’était pas encore de retour en Italie qu’il possédait les plus agréables villas des faubourgs de Rome et les plus beaux terrains de jeu ; il avait des jardins très riches, que l’on nommait jardins de Démétrius. Et pourtant Pompée lui-même, jusqu’à son troisième triomphe, se contenta d’une habitation simple et modeste. Plus tard, quand il eut élevé pour les Romains le beau théâtre, si réputé, qui porte son nom, il se fit construire à côté, comme dépendance de ce monument, une maison plus élégante que la première, mais qui ne pouvait pas davantage exciter l’envie. Aussi le possesseur qui lui succéda s’étonna-t-il de cette simplicité. Il demanda même où Pompée le Grand dînait. Voilà ce qu’on dit.

XLI. Le Roi de l’Arabie Pétrée, qui jusque-là ne faisait aucun cas de la puissance romaine, eut alors grand-peur et écrivit à Pompée qu’il était décidé à lui obéir et à faire toutes ses volontés. En vue de le fortifier dans cette disposition, Pompée conduisit son armée devant Pétra [98] . L’opinion jugeait, en général, cette opération assez blâmable ; car on le croyait inspiré par le désir de se dérober à l’exploitation du succès contre Mithridate, quand il eût fallu se tourner contre ce vieil adversaire de Rome. On venait justement d’apprendre qu’il essayait de rallumer la guerre et de mener son armée en Italie, à travers le pays des Scythes et celui des Péons [99] . Pompée, au contraire, croyait plus facile pour lui de briser la puissance de Mithridate si celui-ci faisait la guerre que de le prendre en personne s’il fuyait. Au lieu de s’user vainement à le poursuivre, il cherchait donc à faire diversion et tirait la guerre en longueur. Mais la fortune mit fin à son embarras. Il n’était plus très loin de Pétra et ayant déjà ce jour-là dressé un retranchement, il faisait de l’équitation près du camp lorsque des courriers arrivèrent du Pont. Ils apportaient de bonnes nouvelles on le vit à la pointe de leurs javelines, entourée de lauriers. A cette vue, les soldats accoururent auprès de Pompée. Il voulait d’abord continuer son exercice ; mais devant leurs cris suppliants, il finit par sauter de cheval, et, prenant les lettres, entra dans le camp. Mais il n’y avait pas de tribunal. Les soldats n’eurent pas la patience d’en élever un, ce qu’ils font d’ordinaire eux-mêmes en prenant d’épaisses mottes de terre et en les entassant les unes sur les autres. Mais à ce moment, dans leur hâte et leur enthousiasme, ils amoncelèrent les bâts des bêtes de somme et en firent une espèce de tribune. Pompée y monta et leur annonça que Mithridate était mort, réduit au suicide par la trahison de son fils Pharnace, que Pharnace s’était attribué tous les États de son père et qu’il annonçait, dans une lettre officielle, en avoir pris possession pour lui et pour les Romains [100] .

XLII. A ces nouvelles l’armée, transportée de joie, comme c’était naturel, se livra à des sacrifices et à des banquets, comme si, dans la personne de Mithridate, bien des milliers d’ennemis étaient morts. Pompée, lui, ayant couronné ses exploits et ses campagnes par une fin qu’il ne pouvait guère prévoir si aisée, quitta sur-le-champ l’Arabie ; et, après avoir traversé rapidement les provinces qui le séparaient [de la Galatie], il arriva dans la ville d’Amisos, où il trouva beaucoup de présents que Pharnace lui envoyait et plusieurs cadavres de Princes de la famille royale, entre autres celui de Mithridate lui-même, dont le visage n’était pas absolument reconnaissable, parce que les embaumeurs avaient oublié de faire écouler la cervelle ; mais ceux qui demandèrent à jouir du spectacle, le reconnurent à certaines cicatrices. Pompée lui-même n’eut pas le courage de le voir ; et, pour s’épargner la vengeance divine [101] , il le renvoya à Sinope. Mais il admira la richesse de ses vêtements, la grandeur et l’éclat de ses armes. Le fourreau de l’épée, qui avait coûté quatre cents talents [102] fut volé par Publius, qui le vendit à Ariarathe ; quant au diadème, Cafus, frère de lait de Mithridate, le donna secrètement à Faustus, fils de Sylla, qui le lui avait demandé : il était d’un travail merveilleux. Ces deux larcins échappèrent sur le moment à Pompée ; mais Pharnace, qui les apprit par la suite, punit les coupables.

Après avoir réglé et consolidé la situation de ces régions lointaines, Pompée reprit sa marche, qui avait maintenant un caractère de fête. Arrivé à Mitylène, il affranchit la ville à cause de Théophane, et il assista au concours traditionnel de poésie, qui comportait un seul sujet, la célébration de ses exploits. Ravi de la beauté du théâtre, il en fit lever le plan et prendre le dessin, pour en élever un pareil à Rome, mais plus grand et plus important. A Rhodes il écouta tous les sophistes et fit à chacun d’eux un présent d’un talent. Posidonios a même publié le discours qu’il prononça devant lui contre le rhéteur Hermagoras, dont il contestait l’opinion sur l’invention en général [103] . Dans Athènes, Pompée se conduisit de même avec les philosophes, et il donna cinquante talents [104] pour sa reconstruction. Il comptait arriver en Italie le plus glorieux des hommes et être aussi désiré chez lui qu’il désirait lui-même s’y retrouver. Mais le démon qui s’occupe toujours de mêler aux dons brillants et considérables de la fortune quelque part de mal, s’insinuait depuis longtemps à son foyer pour lui préparer un retour pénible. Car Mucia s’était livrée au désordre en son absence. Tant qu’il fut loin, Pompée méprisait les bruits qui en couraient ; mais, en approchant de l’Italie, il put, semble-t-il, réfléchir mûrement au bien-fondé de l’accusation, et il envoya à sa femme une lettre de divorce. Il n’y mentionnait point et n’exposa pas davantage, par la suite, les motifs de la répudiation ; mais la cause en figure dans les Lettres de Cicéron [105] .

XLIII. Des bruits de toute sorte circulaient à Rome sur le compte de Pompée et causaient une vive émotion il devait sur-le-champ, disait-on, emmener son armée dans la Ville et y établir solidement le pouvoir personnel. Crassus se mit à l’abri clandestinement avec ses enfants et sa fortune, soit qu’il eût réellement peur, soit plutôt qu’il voulût, comme on crut le comprendre, accréditer les soupçons et aigrir l’envie qu’on portait à Pompée. Mais celui-ci dès son arrivée en Italie [106] , réunit ses soldats en assemblée ; il leur tint un discours de circonstance, et, après leur avoir prodigué les marques d’affection, il leur ordonna de se séparer pour rentrer chacun dans sa ville et s’occuper de leurs affaires privées, en se souvenant seulement de revenir l’entourer pour son triomphe. L’armée s’étant ainsi dispersée, tout le monde le sut, et l’effet produit fut extraordinaire. Car les villes, voyant Pompée le Grand sans armes et accompagné seulement d’un petit nombre d’amis, traverser le pays comme s’il revenait d’un tout autre voyage, se répandaient autour de lui par amitié et lui faisaient escorte. Il fut donc reconduit à Rome par une véritable armée, très supérieure à la sienne, de sorte que, s’il avait alors songé à un bouleversement et à une révolution, il pouvait se passer de ses troupes.

XLIV. Comme la loi ne lui permettait pas d’entrer dans la Ville avant son triomphe, il envoya demander au Sénat de remettre l’élection des consuls et de lui accorder cette faveur, afin qu’il pût en personne faire campagne pour Pison ; mais, Caton s’opposant à sa requête, il n’obtint pas satisfaction. Plein d’admiration pour la franchise et l’énergie que ce grand homme était seul à déployer ouvertement pour les causes justes, il désira le conquérir n’importe comment ; et, comme Caton avait deux nièces, il voulait prendre l’une pour femme et marier l’autre à son fils. Caton vit bien que c’était une tentative pour le compromettre et l’acheter, en quelque sorte, par le moyen d’une alliance de famille ; mais sa soeur et sa femme étaient mécontentes de le voir refuser Pompée le Grand pour allié. Là-dessus Pompée, voulant faire nommer Afranius consul [107] , répandit, à cette fin, de l’argent dans les tribus ; et les électeurs venaient le toucher dans ses jardins. L’affaire fit grand bruit et l’on blâmait Pompée de rendre vénale, au profit des candidats incapables de l’acquérir par leur mérite, une charge qu’il avait obtenue lui-même comme la plus haute récompense de ses succès : « Eh bien ! dit alors Caton aux femmes de sa maison, nous aurions notre part de ces reproches si nous étions apparentés à Pompée ! » Elles convinrent en l’écoutant qu’il entendait les convenances mieux qu’elles.

XLV. Quant au triomphe, bien qu’il fût partagé en deux jours [108] , le temps ne suffit pas à sa magnificence, et un grand nombre des ornements préparés ne purent être mis sous les yeux du public : ce qu’on mit de côté eût suffi à la pompe et à l’éclat d’un second triomphe ! En tête, des pancartes indiquaient les nations dont il triomphait, et c’étaient le Pont, l’Arménie, la Paphlagonie, la Cappadoce, la Médie, la Colchide, les Ibériens, les Albaniens, la Syrie, la Cilicie, la Mésopotamie, les régions de Phénicie et de Palestine, la Judée, l’Arabie, tout le monde des pirates abattu sur terre et sur mer. On y voyait que dans tous ces pays il n’avait pas pris moins de mille forteresses, neuf cents villes ou à peu près, huit cents vaisseaux de pirates, et qu’il avait restauré trente-neuf cités. En outre il expliquait par les inscriptions que les revenus de l’État, qui s’élevaient autrefois à cinquante millions de drachmes [109] par an, étaient montés, par suite de ses conquêtes, au chiffre de quatre-vingt cinq millions [110] et qu’il déposait au Trésor public, tant en argent monnayé qu’en argenterie et en orfèvrerie, vingt mille talents [111] , sans compter les gratifications accordées aux soldats, dont le moins avantagé avait reçu quinze cents drachmes [112] . Comme prisonniers on mena en triomphe, sans compter les chefs des pirates, le fils de Tigrane d’Arménie avec sa femme et sa fille, la femme du Roi Tigrane lui-même, Zosime, le Roi des Juifs Aristobule, la soeur de Mithridate et ses cinq enfants, des femmes scythes, les otages des Albaniens, des Ibériens et du Roi de Commagène [113] . On portait aussi un grand nombre de trophées, autant qu’il avait gagné de batailles en personne ou par ses lieutenants. Mais ce qui contribuait le plus à sa gloire et qui n’était arrivé avant lui à aucun Romain, c’est que son troisième triomphe, il le remportait sur la troisième partie du monde. D’autres, sans doute, avaient auparavant triomphé trois fois ; mais lui avait remporté son premier triomphe sur l’Afrique, le second sur l’Europe, et celui-là, le dernier, sur l’Asie. Il semblait donc, en quelque sorte, avoir triomphé, en trois fois, de l’univers entier.

XLVI. Il avait alors, à ce que prétendent les écrivains qui le comparent à Alexandre et veulent en tout l’assimiler à ce héros, moins de trente-quatre ans, mais, en réalité, il approchait de la quarantaine [114] . Qu’il eût mieux valu pour lui terminer alors sa vie et ne point la conserver au-delà du temps où il eut la fortune d’Alexandre ! Car les bonheurs que lui apporta la période suivante étaient de nature à lui attirer l’envie, et les malheurs, inguérissables. L’influence qu’il avait acquise dans la Ville par des moyens honnêtes, il la mit au service d’autrui pour des résultats injustes ; et tout ce qu’il apportait de force à ses protégés, il le perdait en réputation. Il ne s’aperçut pas que la valeur et l’étendue de son crédit le ruinaient. Et de même que les positions et les secteurs les mieux fortifiés des villes, quand ils ont reçu l’ennemi, ajoutent leurs forces aux siennes, la puissance de Pompée permit à César de se dresser contre Rome, et d’abattre et de renverser ce grand homme en tournant contre lui la force qu’il devait employer contre les autres. Voici comment cela se fit.

Lucullus, à son retour d’Asie où Pompée l’avait bafoué, reçut aussitôt du Sénat un accueil flatteur ; et quand Pompée fut là, cette assemblée, cherchant à rabaisser son prestige, essayait de réveiller le goût de Lucullus pour la politique. L’énergie de Lucullus était déjà bien émoussée ; et son activité, refroidie ; car il s’abandonnait au plaisir de l’oisiveté et aux agréments de la richesse. Cependant il bondit tout de suite sur Pompée ; et, l’attaquant âprement sur l’abrogation de ses ordonnances, il avait le dessus et l’avantage au Sénat, avec l’appui de Caton. Pompée repoussé et tenu à l’écart, était forcé de recourir aux tribuns de la plèbe et de s’acoquiner avec de tout jeunes gens. Le plus odieux et le plus insolent d’entre eux, Clodius [115] , s’empara de lui pour le jeter à la tête du peuple ; et, en dépit de la dignité du grand homme, il le traînait continuellement au Forum, l’y promenait, l’employait comme garant des propositions écrites ou verbales qu’il faisait pour séduire et flatter la masse. Pis encore, il réclama ensuite un salaire à Pompée, comme s’il l’eût obligé et non pas déshonoré, et ce fut le sacrifice de Cicéron, qui était l’ami du grand homme et lui avait rendu les plus grands services politiques. Cicéron qui, dans le péril, venait demander secours à Pompée, ne put même le voir. Pompée alla jusqu’à fermer la porte de sa cour aux envoyés de Cicéron, et sortit par la porte de derrière. Cicéron, redoutant l’issue du procès, quitta Rome secrètement [116] .

XLVII. Vers ce temps [117] César, revenu de sa préture, entreprit une action qui lui attira beaucoup de popularité dès le premier moment et de puissance dans la suite, mais fit bien du mal à Pompée et à la Ville. Il était alors en effet, pour la première fois, candidat au consulat. Or voyant qu’en raison du désaccord entre Crassus et Pompée, il ne pouvait s’entendre avec l’un sans se faire un ennemi de l’autre, il résolut de les réconcilier. C’eût été, dans d’autres conditions, une belle et patriotique entreprise ; mais le motif manquait de grandeur, et il combina ses plans avec une habileté qui touchait à la fourberie. Car il en est d’un État comme d’un vaisseau où la cargaison, également répartie, maintient l’équilibre ; la puissance unifiée et portant toute d’un seul côté fait tout pencher, faute de contrepoids. Il en fut ainsi de Rome qui s’engloutit. En tout cas Caton, quand on lui disait que le différend survenu par la suite entre César et Pompée avait bouleversé l’État, répondait que l’on avait tort d’incriminer le dernier acte du drame ; car ce n’était ni leur division ni leur hostilité, mais leur entente et leur accord, qui avaient été le premier et le plus grand mal de l’État. En effet César fut élu consul ; et aussitôt, pour faire sa cour aux indigents et aux pauvres, il proposait des fondations de colonies et des distributions de terres, violant ainsi la dignité de sa charge et faisant, en quelque sorte, du consulat un tribunat. Comme son collègue Bibulus s’opposait à ces projets et que Caton était prêt à soutenir Bibulus avec la dernière énergie, César fit monter Pompée à la tribune où tout le monde pouvait le voir, et, en l’appelant par son nom, lui demanda s’il approuvait les projets de lois. Pompée répondit affirmativement : « Alors, dit César, si quelqu’un s’y oppose, tu viendras les défendre devant le peuple ? — Assurément, dit Pompée ; et, contre ceux qui nous menacent de leurs épées, je viendrais en apportant même, avec l’épée, le bouclier ! » Pompée n’avait encore, jusqu’à ce jour, rien dit ni fait de plus violent. Ce fut si bien l’impression courante que ses amis cherchaient à le défendre en affirmant que ce mot lui était échappé par suite des circonstances. Mais sa conduite après ces événements montra qu’il était désormais absolument au service de César. En effet Julie, la fille de César, qui était fiancée à Cépion et devait l’épouser sous peu de jours, épousa Pompée quand personne ne s’y serait attendu. Pour calmer la colère de Cépion, Pompée lui donna sa propre fille, promise auparavant à Faustus, le fils de Sylla. César lui-même épousa Calpurnie, la fille de Pison.

XLVIII. Ensuite Pompée, ayant rempli la Ville de soldats, s’empara par la force de la direction des affaires. Comme le consul Bibulus se rendait au Forum avec Lucullus et Caton, les soldats de Pompée, tombant soudain sur lui, brisèrent les faisceaux de ses licteurs, et l’un d’eux lui jeta sur la tête un panier de fumier. Deux tribuns de la plèbe, qui accompagnaient le consul, furent blessés. Les triumvirs, ayant ainsi chassé l’opposition du Forum, firent approuver leur projet de loi sur la distribution des terres. Le peuple, séduit par cet appât, s’accommodait maintenant de tous leurs projets et y donnait tête baissée ; il ne posait pas de question indiscrète et apportait en silence sa voix aux propositions qui émanaient d’eux. Ainsi furent confirmées les ordonnances de Pompée qui le mettaient en conflit avec Lucullus ; César eut le commandement des deux Gaules, cisalpine et transalpine, ainsi que de l’Illyrie, pour une période de cinq ans, avec quatre légions complètes. Les prochains consuls seraient Pison, le beau-père de César, et Gabinius, le plus exalté des flatteurs de Pompée. Cela fait, Bibulus se claquemura dans sa maison et n’en sortit pas les huit derniers mois de son consulat : il se contentait d’envoyer des manifestes pleins d’attaques et d’accusations contre César et Pompée. Caton, comme inspiré et saisi d’une fureur prophétique, annonçait en plein Sénat l’avenir de la Ville et de Pompée. Lucullus, dégoûté de la lutte, se tenait en repos, car il ne se croyait plus en âge de faire de la politique. C’est alors précisément que Pompée dit : « La débauche est encore plus déplacée pour un vieillard que la politique ! » Il se laissa bientôt cependant amollir lui-même par l’amour qu’il portait à sa jeune femme. Il ne s’occupait guère que d’elle et passait les journées avec elle dans ses terres et ses jardins, de sorte que même Clodius, alors tribun de la plèbe, conçut pour lui du mépris et se porta aux pires insolences. Car après avoir exilé Cicéron et envoyé Caton dans l’île de Chypre sous prétexte d’une expédition, comme César était parti pour la Gaule et qu’il voyait le peuple, que toute son activité politique visait à séduire, bien disposé pour lui, il entreprit aussitôt de casser quelques-unes des ordonnances de Pompée, enleva son prisonnier Tigrane, qu’il garda avec lui, et intenta des procès à ses amis, pour prendre la mesure du crédit de Pompée. A la fin, comme le grand homme s’était montré à un procès, Clodius, à la tête d’une bande de gens pleins d’impertinence et d’irrespect, monta sur un lieu d’où tout le monde le voyait, et jeta à ces vauriens des questions de ce genre : « Quel est l’ Impérator aux moeurs déréglées ? Quel est l’homme qui cherche un homme ? [118] . Quel est celui qui se gratte la tête avec un doigt ? » [119] . Les polissons donnaient en choeur la réplique avec des applaudissements, en répondant à grands cris, chaque fois que Clodius secouait sa toge : « C’est Pompée ! »

XLIX. Ces manifestations chagrinaient Pompée, qui n’avait pas l’habitude d’entendre mal parler de lui et ne s’entendait guère à ce genre de polémique. Mais ce qui le contrariait encore davantage était de voir que le Sénat prenait plaisir aux outrages qui lui faisaient expier son criminel abandon de Cicéron. Mais quand il y eut sur le Forum des rixes qui allaient jusqu’aux blessures et qu’un esclave de Clodius, se glissant dans la foule à travers l’entourage de Pompée pour arriver à lui, fut convaincu de porter une arme, Pompée, qui craignait déjà l’insolence et les attaques injurieuses de Clodius, ne se montra plus au Forum tant que cet agitateur resta en fonction. Il se tenait renfermé dans son intérieur et il examinait avec ses amis le moyen de remédier à l’irritation du Sénat et de l’aristocratie contre lui. Comme Culléon lui conseillait de répudier Julie et de renoncer ainsi à l’amitié de César pour se rallier au Sénat, il ne l’écouta pas ; mais il se laissa convaincre par ceux qui voulaient rappeler Cicéron, le pire ennemi de Clodius et le meilleur ami du Sénat. Il présenta lui-même au peuple, avec une nombreuse escorte de gens d’armes, le frère de Cicéron, qui demandait son retour. Il y eut des blessés et des morts sur le Forum, mais Pompée l’emporta sur Clodius. Cicéron, rappelé par une loi, réconcilia aussitôt le Sénat avec Pompée ; puis, en appuyant la loi sur l’approvisionnement de Rome en céréales, il rendit en quelque sorte, une seconde fois, Pompée maître de tout ce que possédaient les Romains sur terre et sur mer. C’est en effet de Pompée que dépendaient les ports, les comptoirs, la répartition des récoltes, en un mot l’activité des trafiquants et celle des agriculteurs. Clodius prétendait que l’on n’avait pas fait voter cette loi à cause de la disette, mais que l’on avait créé la disette pour faire voter la loi, Pompée cherchant à ranimer et à restaurer, par une charge nouvelle, sa puissance anémiée comme au sortir d’une défaillance. D’autres dénoncent dans la présentation de cette loi une manoeuvre du consul Spinther [120] , qui voulait renfermer Pompée dans une charge plus importante afin d’être envoyé lui-même au secours du Roi Ptolémée [121] . Cependant Canidius, alors tribun de la plèbe, proposa une loi aux termes de laquelle Pompée, sans armée et avec deux licteurs seulement, irait réconcilier les Alexandrins avec leur Roi. Ce projet ne paraissait pas déplaire à Pompée, mais le Sénat le rejeta, sous le prétexte honorable de ses craintes pour le grand homme. On pouvait d’ailleurs ramasser sur le Forum, où ils étaient jetés, des billets qui indiquaient que Ptolémée demandait Pompée pour général au lieu de Spinther. Timagène prétend même que Ptolémée partit et quitta l’Égypte sans nécessité, à l’instigation de Théophane, qui cherchait pour Pompée une nouvelle occasion de gagner de l’argent et d’exercer un commandement. Mais la méchanceté de Théophane ne rend pas ce récit aussi croyable que le caractère de Pompée le rend suspect, l’ambition du grand homme n’ayant pas tant de méchanceté, ni de bassesse.

L. Chargé donc d’organiser et de gérer le ravitaillement, il envoya en bien des endroits différents ses lieutenants et ses amis. Lui-même se rendit par mer en Sicile, en Sardaigne, et en Afrique, où il ramassa du blé. Au moment de repartir, un grand vent s’éleva sur mer et les pilotes hésitaient à prendre le large. Mais il monta le premier à bord, fit lever l’ancre et se mit à crier : « Partir est indispensable ; vivre ne l’est pas ! » Tant d’audace et d’entrain furent payés d’une bonne fortune ; il remplit les comptoirs de blé et la mer de vaisseaux. Aussi le superflu des approvisionnements suffit-il même aux peuples du dehors ; ce fut comme une source dont les eaux intarissables coulaient pour tout le monde.

LI. En ce temps-là, les guerres de Gaule grandissaient César ; et alors qu’il paraissait être absent de Rome et uniquement préoccupé des Belges, des Suèves et des Bretons, son habileté lui permettait d’être, sans le laisser voir, en plein peuple romain et au centre des plus grandes affaires. Il ruinait ainsi l’influence de Pompée. Il avait dans son armée un corps dont il était l’âme, et il ne l’employait pas proprement contre les Barbares ; les combats qu’il leur livrait n’étaient guère que des chasses et des battues pour exercer ses soldats, les endurcir et en constituer une force invincible et redoutable. Et de plus l’or, l’argent, les autres dépouilles et les autres richesses que tant de guerres lui rapportaient, il les expédiait à Rome ; et, mettant à l’épreuve par ses largesses et ses libéralités, les édiles, les préteurs, les consuls et leurs femmes, il s’en conciliait beaucoup. Aussi, lorsqu’après avoir traversé les Alpes il passait l’hiver à Lucques [122] , il y eut, dans cette ville, un grand concours d’hommes et de femmes qui s’empressaient à l’envi, entre autres deux cents sénateurs, dont étaient même Pompée et Crassus, et tant de proconsuls et de préteurs que l’on voyait aux portes de César jusqu’à cent vingt faisceaux [123] . Il gorgea tous ses visiteurs d’espérances et d’argent avant de les renvoyer ; quant à Crassus et à Pompée, il conclut avec eux une convention aux termes de laquelle ces hommes illustres devaient se présenter au consulat avec l’appui de César, qui enverrait un grand nombre de ses soldats voter pour eux. Aussitôt après leur élection, ils s’assureraient à eux-mêmes des gouvernements de provinces et des commandements d’armées, et feraient confirmer César dans les siens pour une autre période de cinq ans. Cet accord, une fois divulgué, indigna les principaux citoyens ; et Marcellinus, se dressant dans l’assemblée du peuple face à Pompée et à Crassus, leur demanda s’ils se présentaient au consulat [124] . La majorité les invitant à répondre, Pompée dit le premier : « Il se peut que je me présente ; il se peut aussi que je ne me présente pas ! » Crassus eut une réponse plus diplomatique ; il déclara qu’il prendrait le parti qu’il jugerait le plus utile à l’État. Mais Marcellinus continuait d’attaquer Pompée, et en déployant tant d’énergie que Pompée finit par dire : « Voilà bien le plus injuste de tous les hommes ! J’ai fait un beau parleur de ce muet, un glouton qui s’empiffre jusqu’à vomir, de ce meurt-de-faim, et il ne m’en sait pas gré ! [125] »

LII. Cependant, alors que les autres retiraient leur candidature au consulat, Caton décida Lucius Domitius [126] à ne pas se dédire, et il l’encourageait en lui disant que l’enjeu de la compétition n’était pas le pouvoir, mais la liberté menacée par les tyrans. Mais les partisans de Pompée craignaient l’énergie de Caton, qui, ayant déjà tout le Sénat pour lui, pouvait arracher aux intrigants la partie saine du peuple et la faire passer du bon côté. Aussi ne laissèrent-ils pas Domitius descendre sur le Forum pour faire sa campagne ; ils envoyèrent des hommes armés qui tuèrent l’esclave qui le précédait avec une lumière et mirent le reste du cortège en fuite. Caton se retira le dernier, après avoir été blessé au coude droit en défendant Domitius. Après être parvenus au pouvoir par de pareils procédés, les nouveaux consuls ne l’exercèrent pas plus régulièrement. Ils commencèrent par évincer de la préture Caton, auquel le peuple apportait ses voix. Mais Pompée congédia l’Assemblée sous prétexte de mauvais présages ; et, à la reprise, son collègue et lui proclamèrent élu Vatinius, au lieu de Caton, avant, dans l’intervalle, acheté le suffrage des tribus. Ensuite ils firent déposer, par l’intermédiaire de Trébonius, alors tribun de la plèbe, des projets de lois qui, suivant leurs conventions, prorogeaient les pouvoirs de César pour une seconde période de cinq ans, accordaient à Crassus le gouvernement de Syrie et le commandement de l’expédition contre les Parthes, et à Pompée lui-même toute l’Afrique, les deux Espagnes et quatre légions, dont il prêta deux à César, sur sa demande, pour la campagne de Gaule. Mais Crassus partit pour sa province à l’expiration de son consulat [127]  ; Pompée, lui, resta à Rome, où il inaugura son théâtre, dont il célébra la dédicace par des jeux gymniques, des festivals musicaux, des combats de bêtes sauvages, où cinq cents lions furent tués, et dont l’épilogue fut le plus frappant des spectacles, un combat d’éléphants.

LIII. Cette magnificence parut prodigieuse et redoubla sa popularité ; mais une fois de plus, il s’attira une envie qui n’était pas moins forte, parce qu’abandonnant ses armées et ses provinces à des lieutenants, ses amis, lui-même passait son temps tour à tour dans les villas de plaisance qu’il avait en Italie, toujours en compagnie de sa femme, soit qu’il fût encore épris d’elle, soit que, la voyant éprise de lui, il n’eût pas le courage de la quitter ; car c’est aussi ce que l’on dit. On ne parlait que de l’amour de la jeune femme pour son mari. Non que l’âge de Pompée justifiât une telle passion ! Mais les raisons paraissaient en être le sérieux du grand homme, qui ne voulait connaître que sa femme légitime, et sa dignité, qui, loin de le rendre revêche, comportait une conversation pleine de charme et fort séduisante pour les femmes, à moins qu’on ne se croie autorisé, sur ce point, à convaincre la courtisane Flore de faux témoignage. Or il arriva justement que, lors de l’élection des édiles, on en vint aux mains et qu’un assez grand nombre de gens furent tués autour de Pompée, qui, tout couvert de sang, dut changer d’habits. Il y eut une course affolée des serviteurs qui rapportaient les vêtements souillés à la maison, où la jeune femme se trouvait en mal d’enfant. En voyant la toge de son mari ensanglantée, elle se trouva mal et revint difficilement à elle ; mais le trouble et l’émotion la firent avorter ; aussi même les plus opposés à l’amitié de Pompée pour César ne lui reprochaient-ils pas son amour pour sa femme. Elle fut pourtant enceinte une seconde fois et mit au monde une petite fille, mais elle mourut des douleurs de l’accouchement, et l’enfant ne lui survécut que peu de jours [128] . Comme Pompée s’apprêtait à enterrer le corps de sa femme dans sa terre d’Albe, le peuple le transporta de force sur le Champ de Mars, inspiré par sa compassion pour la jeune femme plutôt que par son attachement à Pompée et à César. Encore, dans les honneurs rendus à Julie par le peuple, la part de César absent paraissait-elle plus grande que celle de Pompée présent. Et la Ville fut aussitôt en ébullition ; l’agitation s’étendait à tout, et l’on ne parlait que de rupture, puisque l’alliance de famille qui, précédemment, couvrait, plutôt qu’elle ne la refrénait, l’ambition des deux rivaux, avait disparu. Peu de temps après [129] on annonça la mort de Crassus chez les Parthes. C’en était fait du grand empêchement à la guerre civile ; car jusque-là les deux compétiteurs, retenus par la crainte du troisième, se renfermaient tant bien que mal, l’un à l’égard de l’autre, dans les limites du droit. Mais quand la Fortune leur eut enlevé l’athlète de réserve [qui aurait attaqué le vainqueur], on put dire aussitôt, comme dans la comédie : L’un contre l’autre

se frotte d’huile et roule ses mains dans la poussière [130] .

Tant la Fortune est peu de chose par rapport à la nature des hommes, dont elle ne peut combler l’ambition, puisqu’une souveraineté si étendue, des États si vastes, ne suffirent pas aux convoitises de deux hommes ! Ils savaient pourtant par ouï-dire et par la lecture que « l’on avait fait trois parts de l’univers » pour les dieux, et que « chacun avait été content de son lot [131]  ». Mais, bien qu’ils ne fussent que deux, ils ne croyaient pas assez grand pour eux l’Empire romain.

LIV. Et cependant Pompée dit un jour dans une harangue au peuple qu’il avait obtenu toutes les charges plus tôt qu’il ne s’y attendait, et qu’il les avait déposées plus vite qu’on ne s’y attendait. A vrai dire, il pouvait invoquer, à l’appui de cette assertion, le renvoi de ses soldats après chaque expédition. Mais alors, pensant que César n’abandonnerait pas son armée, il cherchait dans les magistratures d’État un rempart contre lui ; d’ailleurs il n’avait en tête aucune idée de révolution, et il ne voulait pas paraître se défier de César, mais plutôt regarder de haut ses intrigues et les mépriser.

Pourtant voyant que les magistratures n’étaient pas attribuées à son gré, car les électeurs se laissaient acheter, il laissa l’anarchie régner dans la Ville ; et le bruit se répandit aussitôt qu’il fallait nommer un dictateur. Le tribun de la plèbe Lucillius osa le premier émettre cette proposition, et il exhorta le peuple à choisir Pompée comme dictateur. Mais sur la véhémente opposition de Caton, il faillit perdre son tribunat ; et de plus beaucoup des amis de Pompée prirent la défense du grand homme, qui, d’après eux, ne revendiquait pas cette charge et n’en voulait même pas. Comme Caton félicitait Pompée et l’engageait à veiller au respect de la Constitution, Pompée, pris de scrupule, obéit alors, et laissa nommer consuls Domitius et Messala. Mais comme l’anarchie reprenait et que désormais un plus grand nombre de personnes ranimaient avec plus d’obstination la querelle du dictateur, Caton, craignant d’avoir la main forcée, décida d’offrir à Pompée une magistrature légale pour le détourner de ce pouvoir absolu et tyrannique. Bibulus, qui était l’ennemi de Pompée, fut le premier à ouvrir l’avis au Sénat, de nommer Pompée seul consul ; car de deux choses l’une : ou bien la Ville se débarrasserait du désordre présent, ou bien elle s’asservirait au plus puissant. Cette proposition était visiblement extraordinaire à cause de la personne de son auteur ; aussi, lorsque Caton se leva, s’attendait-on qu’il la combattrait. Un silence se fit, et il dit que lui-même n’aurait pas proposé une pareille mesure ; mais qu’un autre l’ayant proposée, il engageait ses collègues à l’adopter, préférant toute espèce de gouvernement à l’absence de gouvernement et ne croyant personne plus capable que Pompée de gouverner au milieu de si grands troubles. Le Sénat, s’étant rallié à cet avis, décida, par un vote, que Pompée, nommé consul, exercerait seul le pouvoir, et que, s’il avait besoin d’un collègue, il le choisirait lui-même après examen, mais pas avant deux mois. Nommé de la sorte consul [132] et proclamé par l’interroi Sulpicius [133] , Pompée alla embrasser Caton avec affection, en reconnaissant qu’il lui devait beaucoup de gratitude et l’engageant à être son conseiller personnel pour les affaires d’État. Mais Caton n’admettait pas que Pompée lui sût gré de son intervention : « Rien de ce que j’ai dit, répondit-il, n’était dit pour toi personnellement ; je ne songeais qu’à l’État. Je serai ton conseiller privé si tu m’y invites ; mais, si tu ne m’y invites pas, je donnerai mon avis publiquement. » Tel était Caton dans toutes les circonstances.

LV. Pompée, de retour à Rome, épousa Cornélie, fille de Métellus Scipion [134] , qui n’était pas une jeune fille, mais une veuve. Elle venait de perdre son premier mari Publius, fils de Crassus, mort dans l’expédition contre les Parthes. Cette nouvelle épouse avait bien des charmes, sans compter celui de la jeunesse. Fort cultivée, elle s’entendait aussi bien à la littérature qu’à la musique et à la géométrie. Elle était même accoutumée à écouter, et avec fruit, des causeries philosophiques. A ces dons s’ajoutait une humeur agréable, exempte de la pédanterie que les connaissances de ce genre donnent aux jeunes femmes ; la famille et la réputation de son père étaient d’ailleurs irréprochables. Cependant, le mariage de Pompée déplaisait aux uns à cause de la disproportion des âges ; car un fils de Pompée aurait été mieux assorti à Cornélie que le père. Les autres, les plus distingués jugeaient que Pompée s’inquiétait trop peu des infortunes de la Ville : « C’est lui, disaient-ils, qu’elle a choisi pour médecin ; c’est à lui seul qu’elle s’est totalement abandonnée. Et il se couronne de fleurs ; il célèbre ses noces en offrant des victimes, quand il devrait regarder comme un malheur ce consulat même, qu’on ne lui aurait pas donné, par une telle violation des lois, si la patrie était heureuse ! »

Pompée intervint dans les affaires de corruption et d’achat des suffrages, et régla, par des lois, les conditions de ces procès. Il exerçait d’ordinaire son arbitrage avec autant de dignité que de désintéressement, donnant la sécurité, l’ordre et le calme aux tribunaux, où il siégeait lui-même, entouré de soldats en armes. Mais comme Scipion son beau-père passait en justice, il fit venir chez lui les trois cent soixante juges pour les solliciter en faveur de l’accusé ; et l’accusateur se désista de la poursuite en voyant Scipion reconduit par les juges, à sa sortie du Forum. Cela fit, une fois de plus, mal parler de Pompée. Mais on en parla plus mal encore quand, après avoir interdit, par une loi, de faire l’éloge des accusés, il se présenta lui-même devant le tribunal pour louer Plancus [135] . Caton, qui était du nombre des juges, se boucha les oreilles de ses deux mains, en disant qu’il serait mal de sa part d’écouter un éloge interdit par la loi ; aussi Caton fut-il récusé avant de donner son avis ; mais tous les suffrages condamnèrent Plancus, pour la honte de Pompée. Ce n’est pas tout. Peu de jours après, Hypséus, personnage consulaire, qui était poursuivi, épia le moment où Pompée, sortant du bain, allait se mettre à table, pour se jeter à ses genoux, en suppliant. Mais le grand homme passa en disant avec dédain : « Tu me gâtes mon repas ; rien de plus ! » Il se fit donc accuser de partialité. Sous cette réserve, il remit bien les affaires en ordre. Il choisit son beau-père comme collègue pour les cinq derniers mois de sa charge. Il fut maintenu, par un vote, dans le gouvernement de ses provinces pour une période de quatre ans, avec un subside annuel de mille talents [136] pour la nourriture et la solde de ses troupes.

LVI. Les amis de César partirent de là pour demander que l’on tînt aussi compte de lui, qui livrait tant de combats au profit de l’Empire ; car il était digne d’obtenir un autre consulat ou la prorogation de son commandement. Il ne fallait pas qu’un autre survint pour lui ravir la gloire de ses travaux ; artisan de la victoire, il devait rester en place et jouir en paix des honneurs qu’elle lui vaudrait. Cette demande soulevant une discussion, Pompée, comme pour détourner, par affection pour César, l’envie qu’elle risquait de lui attirer, déclara qu’il avait une lettre où l’intéressé demandait qu’on lui donnât un successeur et qu’on mît fin à sa mission. Il ajouta cependant que l’on pouvait bien autoriser César à poser, même absent, sa candidature au consulat.

Caton s’y opposa et fut d’avis que César, redevenu simple particulier et ayant déposé les armes, vînt chercher un avantage auprès de ses concitoyens [137] . Pompée ne se fâcha pas. Il affecta de succomber sous l’argumentation de Caton, mais ainsi laissa mieux soupçonner ses vraies dispositions pour César. De plus, il envoya réclamer les troupes qu’il lui avait prêtées, sous prétexte de la revanche à prendre contre les Parthes. César, quoiqu’il sût fort bien pourquoi Pompée redemandait ses soldats, les lui renvoya, nantis de riches gratifications.

LVII. Peu après, Pompée tomba dangereusement malade à Naples. Il se rétablit, et Praxagoras décida les Napolitains à offrir un sacrifice d’action de grâces. Leurs voisins les imitèrent, et cette pratique faisant le tour de l’Italie, toute ville, petite ou grande, fut en fête plusieurs jours de suite. Lors de son retour à Rome, il n’y avait pas d’endroit assez grand pour contenir les gens qui allaient au-devant de lui. Les routes, les bourgades, les ports, se remplissaient de joyeux banquets et de sacrifices. Beaucoup de personnes, couronnées de fleurs, l’accueillaient à la lumière des flambeaux et l’escortaient en lui jetant des fleurs, en sorte que son cortège offrait le plus beau et le plus brillant spectacle. On dit cependant qu’entre les causes de la guerre, cette marche triomphale n’a pas été la moins importante ; car, dans l’excès de sa joie, Pompée se laissa envahir par une fierté qui balaya tous les raisonnements fondés sur l’état réel des affaires ; et, renonçant à la circonspection qui avait toujours assuré ses succès et affermi les résultats de ses exploits, il tomba dans une audace démesurée et un mépris absolu de la puissance de César. Il s’imaginait même qu’il n’aurait besoin, pour abaisser son rival, ni d’action armée, ni de négociations laborieuses, et qu’il le renverserait bien plus facilement qu’il ne l’avait précédemment élevé. Autre circonstance importante : l’arrivée d’Appius, qui ramenait de Gaule l’armée prêtée par Pompée à César. Il dépréciait beaucoup les exploits de César dans cette campagne et répandait des bruits injurieux sur son compte : « Pompée, disait-il, ne connaît pas lui-même son influence et son prestige, puisqu’il cherche contre lui l’appui d’une autre armée. Il n’aura, pour défaire César, qu’à lui prendre ses troupes, qui se rallieront à Pompée dès qu’elles le verront ; tant elles ont de haine pour César et d’affectueux regrets pour Pompée ! » Ces propos tournèrent la tête à Pompée ; et sa présomption lui inspira une négligence si grande et de telle nature qu’il se moquait de ceux qui craignaient la guerre. Quand on lui disait que, si César marchait sur la Ville, on ne voyait pas de troupes pour le repousser, il répondait en souriant et le visage épanoui : « Ne vous inquiétez pas ! En quelque point de l’Italie que je frappe, moi, le sol du pied, il en sortira des armées de fantassins et de cavaliers ! »

LVIII. Mais César s’attachait maintenant à la politique avec plus d’énergie que jamais. Lui-même n’était plus loin de l’Italie ; il envoyait continuellement dans la Ville ses soldats pour qu’ils pussent prendre part aux élections ; et, à prix d’argent, il débauchait et corrompait plusieurs magistrats, entre autres le consul Paulus, qui changea d’opinion pour quinze cents talents [138] , le tribun de la plèbe Curion, qu’il libéra d’un chiffre invraisemblable de dettes, et Marc-Antoine, qui, par amitié pour Curion, s’était rendu solidaire de lui. On raconta même alors qu’un des officiers arrivés du camp de César, après avoir attendu, devant la curie, le résultat de la délibération du Sénat, frappa de sa main sur le pommeau de son épée en apprenant que l’assemblée refusait à César la prolongation de son commandement et s’écria : « Mais ceci la lui donnera ! » Les actes et les préparatifs de César avaient bien ce sens. Cependant les requêtes et les réclamations de Curion en faveur de César étaient visiblement plus démocratiques. Il demandait en effet de deux choses l’une : ou bien que Pompée renonçât à son commandement, ou bien que César ne perdît pas non plus le sien ; car dans le premier cas, redevenus simples particuliers, ils s’entendraient à des conditions justes ; dans le second, restant sur leurs positions, ils s’équilibreraient et se tiendraient tranquilles. Mais affaiblir un seul des deux rivaux, c’est doubler la force qu’on redoute. Le consul Marcellus répondit en traitant César de brigand et en demandant qu’il fût déclaré ennemi public, s’il ne déposait pas les armes. Malgré cette intervention, Curion, soutenu par Antoine et Pison, parvint à mettre le Sénat en demeure de se prononcer. Il invita ceux qui voulaient que César seul déposât les armes et que Pompée gardât son commandement à passer d’un côté ; et la plupart des sénateurs passèrent de ce côté-là [139] . Il invita ensuite à passer d’un côté tous ceux qui entendaient faire déposer les armes aux deux rivaux sans laisser de commandement ni à l’un, ni à l’autre ; et Pompée n’eut pour lui que vingt-deux sénateurs, tous les autres s’étant rangés à l’avis de Curion. Le tribun, se regardant comme vainqueur, sortit du Sénat rayonnant de joie et ne fit qu’un bond jusqu’au Forum, où le peuple l’accueillit par des applaudissements, en lui jetant des couronnes et des fleurs. Pompée n’était pas au Sénat ; car les chefs d’armées n’entrent pas dans la Ville. Mais Marcellus se leva pour déclarer qu’il ne resterait pas assis tranquillement à écouter des discours, quand il voyait déjà se montrer sur les Alpes dix légions, mais qu’il allait lui-même leur envoyer l’adversaire qui défendrait la patrie contre elles.

LIX. Dès ce moment, on prit des habits de deuil. Marcellus traversa le Forum, suivi du Sénat, pour aller trouver Pompée, auquel il dit, une fois en face de lui : « Je t’ordonne, Pompée, de secourir la patrie, d’employer à cette fin les forces dont tu disposes, et d’en recruter d’autres. » La même déclaration fut faite par Lentulus, l’un des consuls désignés pour l’année suivante [140] . Mais quand Pompée se mit à lever des troupes, il y eut des appelés qui n’obéissaient pas, un petit nombre qui se rendaient à la convocation sans enthousiasme et de mauvaise grâce ; la plupart criaient : Réconciliation ! Et en effet Antoine, malgré l’opposition du Sénat, avait lu, devant le peuple, une lettre de César, qui contenait des propositions propres à séduire les masses ; car il demandait que Pompée et lui, sortant de leurs provinces et congédiant leurs troupes, parussent devant le peuple pour rendre compte de leur activité. Mais Lentulus, alors consul, ne convoquait point le Sénat ; et Cicéron, nouvellement arrivé de Cilicie, négociait un compromis aux termes duquel César, quittant la Gaule licencierait toute son armée, sauf deux légions, et, nanti du gouvernement de l’Illyrie, attendrait son deuxième consulat. Mais Pompée marquant son mécontentement, les amis de César se laissèrent persuader de renoncer en son nom à l’une des légions. Lentulus s’opposa encore à cette solution, et comme Caton criait que Pompée avait tort et se laissait duper une fois de plus, les pourparlers n’aboutirent pas.

LX. Sur ces entrefaites on annonça que César avait occupé par surprise Ariminum, grande ville d’Italie, et marchait directement sur Rome avec toute son armée. C’était un mensonge ; car il n’avait pas avec lui plus de cinq mille fantassins. Le reste de son armée était encore de l’autre côté des Alpes, et il ne l’attendit pas, préférant tomber tout à coup sur des adversaires en pleine confusion et qui ne s’attendraient pas à son irruption, plutôt que de leur laisser le temps de préparer la résistance. Et en effet, arrivé sur les bords du Rubicon, rivière qui marquait la limite de sa province, il resta debout silencieux et resta indécis, réfléchissant sans doute en lui-même à la gravité de son coup d’audace. Puis, comme ceux qui se précipitent d’un rocher escarpé dans un gouffre profond, il fit taire le raisonnement et ferma les yeux devant le danger. Il cria seulement en grec à son entourage : « Que le sort en soit jeté ! », puis il fit traverser la rivière à son armée. Dès qu’on le sut à Rome, la Ville fut plongée dans l’abattement, le trouble et une terreur sans précédent. Aussitôt, le Sénat courut à Pompée, avec les autorités. Comme Tullus [141] l’interrogeait sur l’armée et les troupes dont il disposait, Pompée répondit, avec une certaine hésitation et d’un ton mal assuré, qu’il avait tout prêts les soldats arrivés de chez César, et qu’il croyait pouvoir rassembler promptement les nouvelles recrues, du nombre de trente mille. Tullus se mit alors à crier : « Tu nous as trompés, Pompée ! » ; puis il conseilla d’envoyer des députés à César. Et un certain Favonius, homme qui n’était pas absolument sans valeur, mais qui, par son insolence et sa brutalité, croyait souvent copier la franchise de Caton, invita Pompée à frapper la terre du pied pour en faire sortir les légions qu’il promettait jadis. Pompée supporta doucement ces propos déplacés ; et, comme Caton rappelait les prédictions qu’il lui avait faites au début sur César, il répondit : « Ton langage était plus prophétique ; et ma conduite, plus amicale. »

LXI. Caton émit ensuite l’avis de nommer Pompée généralissime avec pleins pouvoirs, alléguant qu’il appartenait aux mêmes hommes de causer les grands maux et d’y mettre fin. Il partit aussitôt après pour la Sicile, dont le gouvernement lui était échu par le sort [142] , et les autres magistrats allèrent de même chacun dans sa province. L’Italie étant presque tout entière soulevée, la situation offrait une grande incertitude ; car les réfugiés affluaient de toutes parts à Rome, et les habitants de Rome s’exilaient eux-mêmes et abandonnaient la Ville, où, dans une tempête et un désordre si grands, les éléments utiles de la population manquaient de force, tandis que les éléments indociles étaient pleins de vigueur et difficiles à mater pour les autorités. Car il n’y avait pas moyen d’arrêter la terreur, et nul ne laissait Pompée suivre ses propres raisonnements ; chacun, selon son état d’esprit du moment, crainte, tristesse, incertitude, voulait le pénétrer de tel ou tel sentiment ; aussi prenait-il le même jour des résolutions contradictoires. Il ne pouvait avoir sur les ennemis aucune information exacte, parce que beaucoup de gens venaient lui rapporter n’importe quoi et s’irritaient ensuite de n’être pas crus. En conséquence, il proclama officiellement l’état de tumulte [143]  ; et, après avoir ordonné à tous les sénateurs de le suivre et déclaré qu’il regarderait comme du parti de César ceux d’entre eux qui resteraient à Rome, il abandonna la Ville vers le soir. Les consuls s’enfuirent aussi sans même avoir offert les sacrifices de rigueur avant une guerre. Or, en plein péril, le héros restait encore digne d’envie par le dévouement qu’il rencontrait ; car, si beaucoup de Romains blâmaient la campagne, aucun d’eux ne haïssait le général ; et si l’on avait compté ceux qui s’exilaient pour la liberté, on aurait trouvé en plus grand nombre ceux qui ne pouvaient pas abandonner Pompée.

LXII. Peu de jours après, César entra à Rome et s’y installa. Il s’y conduisit correctement et doucement avec tout le monde, sauf avec un des tribuns de la plèbe, Métellus, qui voulait l’empêcher de prendre de l’argent dans le Trésor. Il le menaça de mort et ajouta à cette menace un mot plus atroce : « Cela, dit-il, m’est plus difficile à dire qu’à faire ! » Ayant écarté Métellus de la sorte, il prit ce dont il avait besoin et se mit à la poursuite de Pompée, qu’il était pressé de chasser de l’Italie avant de le voir renforcé par l’arrivée de son armée d’Espagne. Pompée, lui, occupait Brindes ; et, disposant de nombreux vaisseaux, il fit aussitôt embarquer les consuls, et, avec eux, trente cohortes, qu’il expédia devant lui à Dyrrachium. Il envoya en Syrie son beau-père Scipion et son fils Cnéius, pour y équiper une flotte. Lui-même fit barricader les portes de Brindes et plaça sur les remparts ses soldats les plus lestes ; puis il donna l’ordre aux habitants de se tenir tranquilles chez eux et fit, à l’intérieur, creuser dans toute la ville des tranchées. Il barra aussi par des palissades toutes les rues, sauf deux, par lesquelles il descendait au port. Au bout de deux jours, le reste de son armée était déjà sur les vaisseaux, ayant pu s’embarquer en toute tranquillité ; alors, sur un signal qu’il donna tout à coup aux gardes des remparts, ceux-ci coururent au rivage. Il les prit à bord, et la traversée commença. César, en voyant les remparts abandonnés, se rendit compte de la fuite de Pompée ; mais, comme il tentait de le poursuivre, peu s’en fallut qu’il ne s’enferrât sur les pieux qui bordaient les tranchées. Averti par les gens de Brindes, il évita la ville, et, par un grand détour, parvint au port, où il trouva que toute la flotte avait pris le large, sauf deux bâtiments, montés par un petit nombre de soldats.

LXIII. Les historiens mettent d’ordinaire cet embarquement au nombre des meilleures manoeuvres de Pompée ; mais César lui-même s’étonnait que possédant une ville forte, attendant ses troupes d’Espagne et maître de la mer, il eût délaissé et sacrifié l’Italie. Cicéron [144] lui reproche aussi d’avoir imité la stratégie de Thémistocle plutôt que celle de Périclès, quand sa situation ressemblait à celle de Périclès, et non de Thémistocle [145] . D’autre part, César montra par un acte qu’il redoutait beaucoup le temps ; car, ayant fait prisonnier Numérius, un ami de Pompée, il l’envoya à Brindes pour demander la conclusion d’un accord équitable ; mais Numérius, [au lieu de négocier], prit la mer avec Pompée [146] . Aussi César, devenu, en soixante jours, sans verser une goutte de sang, maître de l’Italie entière, voulait-il aussitôt poursuivre Pompée ; mais, faute de vaisseaux, il revint sur ses pas et partit pour l’Espagne, où il voulait soumettre les troupes que Pompée y avait.

LXIV. Pendant ce temps, des forces considérables s’étaient réunies autour de Pompée. Sa marine était absolument sans rivale ; car il avait cinq cents vaisseaux de guerre, des bâtiments légers et d’observation en plus grand nombre. Sa cavalerie comptait sept mille hommes, la fleur de Rome et de l’Italie, tous distingués par la naissance, la fortune et le caractère. Son infanterie était, à vrai dire, composite, et avait besoin d’entraînement ; mais il l’exerça pendant son séjour à Béroë [147] où lui-même, loin de rester inactif, se dépensait comme s’il eût été dans la force de l’âge. Car c’était un grand encouragement pour les hommes que de voir Pompée le Grand, à cinquante-huit ans, s’exercer à pied tout armé, puis redevenir cavalier, tirer l’épée sans effort tout en faisant courir son cheval, la rengainer avec aisance, et, dans le lancement du javelot, montrer non seulement de la précision, mais de la force, en envoyant le trait à une distance que beaucoup d’entre les jeunes gens ne dépassaient pas.

Il voyait arriver régulièrement des Rois et des Princes ; et il eut bientôt autour de lui un si grand nombre de Romains constitués en dignité qu’il eût pu en faire un Sénat complet. Labiénus vint aussi, ayant abandonné César, dont il avait été l’ami et le compagnon d’armes en Gaule. Brutus, fils du Brutus tué jadis en Gaule, homme magnanime et qui jamais encore n’avait abordé ni salué Pompée, car il le regardait comme le meurtrier de son père, vint alors se mettre sous les ordres du futur libérateur de Rome. Cicéron, après avoir écrit et parlé dans un tout autre sens, finit par rougir de ne pas être du nombre de ceux qui s’exposaient pour la patrie. Tidius Sextus, homme extrêmement âgé et qui boitait d’une jambe, vint aussi en Macédoine. Son arrivée suscita des rires et des moqueries ; mais, à sa vue, Pompée se leva et courut à lui, regardant comme un grand témoignage de la bonté de sa cause que même les gens hors d’âge et sans ombre de force préférassent à la sécurité le péril qu’ils partageaient avec lui.

LXV. Après un conseil où, sur la proposition de Caton, il fut décidé de ne tuer aucun Romain en dehors d’une bataille et de ne pas piller de ville soumise à Rome, le parti de Pompée fut aimé plus encore ; et, en effet, ceux qui n’avaient rien à faire dans la guerre, soit qu’ils habitassent trop loin, soit qu’on les négligeât en raison de leur faiblesse, faisaient, du moins en intention, cause commune avec lui. Ils s’associaient, par la parole, au combat livré pour la justice, regardant comme un ennemi des dieux et des hommes quiconque n’aspirait pas à la victoire de Pompée. Cependant César se montrait conciliant dans la victoire, lui qui, après avoir atteint et défait en Espagne les troupes de Pompée [148] , relâcha les généraux et employa les soldats. Puis il repassa les Alpes, et, traversant l’Italie à marches forcées, il arriva à Brindes vers le solstice d’hiver. Il prit la mer et débarqua à Oricum [149] . Comme il avait avec lui son prisonnier Vibullius, l’ami de Pompée, il l’envoya à son rival pour lui proposer une conférence où ils décideraient de licencier, dans les deux jours, toutes leurs armées, de redevenir amis, et, après s’être donné leur parole, de retourner en Italie. Pompée prit encore ces offres pour un piège ; et, descendant promptement vers la mer, il occupa les lieux et les positions où les armées de terre pouvaient s’établir solidement, ainsi que les rades et les points de la côte propres au débarquement. Aussi tous les vents apportaient-ils à Pompée des vivres, des hommes ou de l’argent, alors que César, se débattant sur terre et sur mer contre mille difficultés, était obligé de rechercher le combat. Il attaquait Pompée dans ses retranchements et le provoquait en toute occasion. Il avait, la plupart du temps, l’avantage dans les escarmouches, et il en sortait victorieux. Mais une fois peu s’en fallut qu’il ne fût écrasé et ne perdît son armée, Pompée ayant, à la suite d’une brillante action, défait toutes ses troupes en lui tuant deux mille hommes. Mais Pompée ne put pas poursuivre son avantage en entrant dans le camp ennemi avec les fuyards ; ou peut-être la peur le retint-elle. Aussi, César dit-il à ses amis : « Aujourd’hui, la victoire aurait été du côté des ennemis, s’ils avaient un général capable de vaincre ! »

LXVI. Tout fiers de ce succès, les amis de Pompée avaient hâte de livrer la bataille décisive. Pompée, lui, écrivait aux Rois, aux généraux et aux villes du dehors sur le ton d’un vainqueur ; mais il redoutait le péril du combat, comptant sur le temps et les privations pour abattre des hommes invincibles sous les armes et accoutumés dès longtemps à vaincre les uns avec les autres, mais que la vieillesse rendait impropres aux autres obligations du service, marches interminables, changements de position, tranchées à creuser, remparts à élever, et qui, pour cette raison, étaient pressés d’en venir aux mains et d’entrer au plus tôt dans la mêlée. Cependant, au début, Pompée arrivait tant bien que mal à faire tenir tranquilles ses amis. Mais lorsqu’après le combat César fut réduit par la disette à lever le camp et à gagner la Thessalie en passant par le pays des Athamanes [150] , l’orgueil des Pompéiens ne put plus être contenu. Tous criaient que César était en fuite. Les uns voulaient s’attacher à ses pas et le poursuivre ; les autres, passer en Italie ; les autres envoyaient des serviteurs et des amis à Rome pour retenir des maisons près du Forum, dans l’intention de se présenter incessamment aux élections. Plusieurs allèrent spontanément à Lesbos annoncer à Cornélie l’heureuse fin de la guerre ; car c’est là que Pompée avait envoyé sa femme. On réunit un conseil, où Afranius émit l’avis de ressaisir l’Italie, qui était le principal enjeu de la guerre et dont la possession entraînait d’emblée celle de la Sicile, de la Sardaigne, de la Corse, de l’Espagne et de la Gaule entière. Mais son meilleur argument était que, la patrie tendant de si près les mains vers Pompée, il ne serait pas beau de la laisser outrager et asservir par les esclaves et les flatteurs des tyrans. Mais Pompée lui-même ne croyait pas conforme à sa gloire de s’enfuir une seconde fois devant César et de se laisser poursuivre quand la Fortune lui permettait de le poursuivre lui-même, ni honnête d’abandonner Scipion et les personnages consulaires détachés en Grèce et en Thessalie, et qui tomberaient aussitôt entre les mains de César avec des fonds et des troupes considérables. Il pensait aussi que la meilleure façon de s’intéresser à Rome était de combattre le plus loin possible d’elle, afin qu’exempte des maux de la guerre et même dispensée d’en entendre parler, elle attendît le vainqueur.

LXVII. Ayant fait approuver cet avis, Pompée se mit à poursuivre César, décidé à s’abstenir de lui livrer bataille, mais à le bloquer et à l’user par les privations en le serrant de près. Il croyait cette tactique utile, et de plus il avait eu connaissance d’un mot d’ordre qui circulait parmi les cavaliers, et aux termes duquel il fallait défaire César le plus vite possible pour se débarrasser ensuite de lui, Pompée. Quelques historiens affirment même que c’est la raison pour laquelle il ne chargea Caton d’aucune mission importante, et même, en marchant contre César, le laissa sur le bord comme garde-magasin, dans la crainte que César une fois disparu, Caton ne le forçât, lui aussi, à déposer aussitôt le pouvoir. S’attachant ainsi, sans se presser, aux pas des ennemis, il était en butte aux accusations et aux criailleries. On lui reprochait de ne pas faire la guerre à César, mais à la patrie et au Sénat, pour exercer toujours le commandement et ne jamais cesser d’avoir pour serviteurs et satellites les hommes qui aspiraient à gouverner le monde. Domitius Ahenobarbus, en l’appelant Agamemnon et Roi des Rois, le rendait odieux, et Favonius ne lui était pas moins désagréable par ses plaisanteries que d’autres par leur franchise déplacée : « Messieurs, criait-il, ce n’est pas encore cette année qu’on pourra manger des figues de Tusculum ! » Lucius Afranius, qui, pour avoir perdu les troupes d’Espagne, avait été accusé de trahison, disait, en voyant alors Pompée fuir la bataille : « Comment mes accusateurs ne vont-ils pas attaquer de front le soi-disant acheteur de provinces [151]  ? » A force de tenir de tels propos, ces gens-là devaient forcer la main à un homme qui, comme Pompée, se laissait dominer par le souci de sa gloire et une mauvaise honte à l’égard de ses amis. Ils l’entraînèrent dans le tourbillon de leurs espérances et de leurs impulsions, auxquelles il sacrifia les raisonnements les plus sages, conduite inadmissible, fût-ce de la part d’un simple pilote, à plus forte raison du chef souverain de tant de peuples et d’armées. Il louait d’ordinaire les médecins qui ne cèdent jamais aux fantaisies de leurs malades, et lui-même s’inclina devant les éléments malsains de son armée, craignant de leur déplaire pour leur bien. Comment, en effet, pourrait-on déclarer sains d’esprit ces hommes dont les uns en se promenant dans le camp, faisaient déjà campagne pour leur élection au consulat ou à la préture, et dont les autres, comme Spinther [152] , Domitius et Scipion, se disputaient âprement le pontificat de César et cajolaient d’avance les électeurs ? On eût dit qu’ils avaient en face d’eux Tigrane d’Arménie ou le Roi des Nabatéens [153] , et non pas le grand César avec l’armée qui, sous ses ordres, avait pris de vive force un millier de villes, soumis plus de trois cents peuples, livré aux Germains et aux Gaulois tant de combats victorieux qu’on ne les saurait compter, fait un million de prisonniers, défait et tué un autre million en bataille rangée.

LXVIII. Cependant, par leurs importunités constantes et leur agitation, ils forcèrent Pompée, une fois descendus dans la plaine de Pharsale, à convoquer un conseil où Labiénus, commandant de la cavalerie, se leva le premier pour jurer qu’il ne se retirerait pas du combat sans avoir défait les ennemis. Tous les autres prêtèrent le même serment. La nuit suivante, Pompée rêva qu’il entrait au théâtre, où le peuple l’applaudissait, et qu’il ornait lui-même de nombreuses dépouilles le temple de Vénus Victorieuse [154] . Cette vision l’encourageait d’un côté, mais le troublait de l’autre ; car il craignait d’apporter lui-même [par sa défaite] de la gloire et de l’éclat à la lignée de César, qui remontait à Vénus. Des terreurs paniques surgirent alors en son camp et le réveillèrent en sursaut. A la relève du matin, une grande lumière resplendit au-dessus du camp de César, où régnait une grande tranquillité, et, à cette lumière, s’alluma un flambeau étincelant, qui s’abattit sur le camp de Pompée : César déclare l’avoir vu lui-même en allant inspecter les gardes [155] . Au point du jour [156] , il allait prendre la direction de Scotusse ; les soldats repliaient déjà les tentes et expédiaient en avant bêtes de somme et valets quand les éclaireurs vinrent annoncer qu’on voyait un grand déplacement d’armes sur le parapet des ennemis et qu’il y avait un mouvement tumultueux d’hommes en marche pour le combat. Après ceux-là, d’autres informateurs vinrent dire que les premiers soldats de Pompée étaient déjà rangés en bataille. César dit alors : « Il est venu, ce jour attendu, où nous combattrons contre des hommes, et non plus contre la faim et la pauvreté ! » Il fit ensuite en hâte déployer devant sa tente la tunique de pourpre qui, chez les Romains, est le signal du combat. A cette vue les soldats laissèrent leurs tentes en poussant des cris de joie et coururent aux armes. Leurs officiers les menèrent aux places qu’ils devaient occuper, et la mise en place, aussi bien réglée que celle d’un choeur, s’opéra sans bruit et sans contrainte.

LXIX. Pompée, ayant lui-même sous ses ordres l’aile droite de son armée, devait avoir Antoine en face de lui. Il plaça au centre son beau-père Scipion, face à Lucius Calvinus. La gauche était commandée par Lucius Domitius et appuyée par la grande majorité des cavaliers ; car tous, ou peu s’en faut, s’étaient massés là pour contraindre César à la fuite et tailler en pièces la deuxième légion, la plus renommée pour son ardeur guerrière et dans les rangs de laquelle César avait coutume de combattre. Mais, voyant l’aile gauche ennemie soutenue par une cavalerie si nombreuse et redoutant pour ses soldats l’éclat de l’armure des chevaliers, il fit déplacer six cohortes du corps de réserve et les disposa en arrière de la dixième légion, avec consigne de se tenir tranquilles, sans se laisser voir aux ennemis. Quand la cavalerie chargerait, ces hommes devaient accourir en se frayant un chemin à travers les premiers rangs, et, au lieu de lancer leurs javelots suivant l’habitude des braves pressés de dégainer, frapper en haut, de façon à blesser les cavaliers ennemis aux yeux et au visage ; car, loin de résister, ces beaux danseurs, dans la fleur de leur jeunesse, n’oseraient même pas jeter un regard sur le fer si rapproché de leurs yeux. César s’occupait donc à donner ces instructions. Quant à Pompée, qui était monté à cheval pour observer les deux fronts de combat, il voyait que ses adversaires attendaient tranquillement et en bon ordre le moment de l’attaque, mais que la plus grande partie de son armée, au lieu de rester calme, bouillonnait sous le coup de l’excitation tumultueuse que provoque l’ignorance du danger. Il craignit donc de la voir se disloquer complètement dès le début de la bataille et donna l’ordre aux premiers rangs de tenir ferme à leurs postes et de rester serrés les uns contre les autres pour accueillir l’ennemi. César [157] blâme cette tactique, dont le résultat fut, d’après lui, d’amortir la vigueur des coups, portés à l’adversaire, si violents dans une attaque au pas de charge et, en supprimant le choc en retour qui, au cours d’un engagement contre l’ennemi, remplit surtout d’enthousiasme et d’élan la majorité des combattants, dont la fougue est redoublée par les clameurs et la course précipitée, de refroidir et de figer les Pompéiens. César avait sous ses ordres vingt-deux mille hommes ; et Pompée un peu plus du double.

LXX. Dès que le signal du combat eut été donné des deux côtés et que la trompette eut sonné l’attaque, la plupart des assistants songeaient chacun à son intérêt particulier ; mais un petit nombre de Romains, les meilleurs, et quelques Grecs placés hors du champ de bataille, réfléchissaient, en voyant approcher le péril, à l’état où l’avidité et l’ambition avaient mis l’Empire. Des armes parentes, des formations soeurs, des enseignes communes, la vaillance et la force d’une seule ville, grandes comme on les voyait, se retournaient contre elles-mêmes, en montrant combien, à ses heures de passion, la nature humaine est une force aveugle et folle. Car si les deux rivaux voulaient régner tranquillement et jouir du fruit de leurs exploits, la plus grande et la plus vaillante partie du monde, sur terre et sur mer, leur était soumise d’avance. Il leur était possible encore, s’ils voulaient satisfaire leur soif de trophées et de triomphes, de l’étancher en faisant la guerre aux Parthes ou aux Germains. Il restait même un grand champ ouvert à leur action, la Scythie et l’Inde, où leur ambition aurait eu le prétexte assez noble de civiliser les nations barbares. Et comment la cavalerie des Scythes, les flèches des Parthes, la richesse des Indiens auraient-elles arrêté l’assaut de soixante-dix mille Romains en armes, commandés par Pompée et César, dont ces peuples savaient les noms bien avant celui des Romains, tant ces grands généraux avaient vaincu de nations insociables, étranges, monstrueuses ! Mais alors ils étaient aux prises l’un avec l’autre, sans avoir pitié de leur propre gloire, à laquelle ils sacrifiaient pourtant la patrie, eux qui, jusqu’à cette journée, étaient salués du nom d’invincibles. Car leur ancienne alliance de famille, les charmes de Julie, le mariage fameux de Pompée avec elle, n’avaient été, dès le début, que tromperies, supercheries, prises de gages en vue d’une collaboration qui ne tenait en rien de l’amitié sincère.

LXXI. Pour en revenir au récit de la bataille, quand la plaine de Pharsale fut remplie d’hommes, de chevaux et d’armes, et que le signal du combat eut été donné des deux côtés, le premier de l’armée de César qui courut à l’ennemi fut Caius Crassianus, commandant d’une compagnie de cent vingt hommes. Il tenait une grande promesse faite à César, qui, en le voyant sortir le premier du rempart, l’avait interpellé pour lui demander son impression sur le combat. L’autre lui tendit la main en s’écriant : « Tu vaincras brillamment, César ; et moi, que je sois vivant ou mort, tu me loueras aujourd’hui ! » Se souvenant de ces paroles, il s’élança en entraînant avec lui beaucoup de monde, et se jeta au milieu des ennemis. Le combat fut tout de suite à l’épée ; et beaucoup de sang fut versé ! Crassianus avançait toujours de force et taillait en pièces ses adversaires les plus rapprochés lorsqu’un Pompéien, qui l’attendait de pied ferme, lui enfonça son épée dans la bouche, si profondément que la pointe sortit par la nuque. Crassianus tomba, et, sur ce point, le combat se poursuivit avec un avantage égal des deux côtés. Mais Pompée, au lieu de faire avancer rapidement son aile droite, regardait de côté et d’autre, et perdait son temps à attendre ce que feraient ses cavaliers. Or ils lançaient déjà leurs escadrons pour encercler César et rejeter sur son infanterie le peu qu’il avait de cavalerie et qui était placée en avant. Mais au signal de César ses cavaliers ouvrirent leurs rangs, et les cohortes disposées, pour prévenir l’encerclement, derrière la dixième légion, et qui étaient fortes de trois mille hommes, abordèrent l’ennemi, et, face aux cavaliers, dressant en haut la pointe de leurs javelots, suivant leurs instructions, frappèrent au visage. Les Pompéiens, ignorant toutes les formes de combat, ne s’attendaient pas à celle-là et n’en avaient pas été informés d’avance. Ils manquaient donc d’assurance et ne pouvaient supporter les coups qu’on leur portait aux yeux et à la bouche ; aussi, en se détournant et en se mettant les mains devant les yeux, tournèrent-ils le dos sans gloire. Les Césariens, indifférents à leur fuite, attaquèrent les fantassins à l’endroit où l’aile gauche, dépourvue de ses cavaliers, se prêtait le plus à des manoeuvres d’encerclement. En même temps qu’ils tombaient sur elle de flanc, la dixième légion l’attaquait de face. Les Pompéiens n’eurent pas la force de résister ni même de rester groupés, se voyant envelopper par l’ennemi quand ils espéraient l’envelopper eux-mêmes.

LXXII. Après la défaite de cette aile, Pompée, voyant s’élever un nuage de poussière, devina le désastre de sa cavalerie. Quelles réflexions fit-il ? On ne peut guère le dire ; mais il ressemblait beaucoup à un homme pris de vertige ou de folie, et, ne songeant même pas qu’il était le grand Pompée, il rentra dans son camp à petits pas sans parler à personne. On eût pu lui appliquer exactement ces vers :

Alors Zeus, père des dieux, du haut de son trône, jeta Ajax dans la peur ;

et Ajax s’arrêta, stupéfait ; et il jeta derrière lui son bouclier à sept cuirs de boeufs,

et il s’enfuit en jetant des regards sur la foule... [158]

Tel Pompée regagna sa tente. Il s’y assit et resta muet jusqu’au moment où beaucoup de Césariens, poursuivant les fuyards, s’engouffrèrent avec eux à l’intérieur du retranchement. Il ne dit alors que ce mot : « Donc, même dans mon camp ? » Sans rien ajouter, il se leva, et, prenant des vêtements en harmonie avec son infortune présente, il partit à la dérobée. Ses autres légions avaient aussi pris la fuite, et il se fit dans son camp un grand carnage de valets et de gardiens de tentes ; quant aux soldats, il en tomba seulement six mille, à ce qu’affirme Asinius Pollion, qui prit part à cette bataille du côté de César. En prenant le camp, les Césariens purent constater l’inconscience et la légèreté de leurs ennemis. Toutes les tentes étaient enguirlandées de myrte, drapées de tentures fleuries, meublées de tables pleines de coupes. Il y avait des cratères [159] remplis de vin ; enfin les apprêts et la décoration faisaient plutôt songer à un sacrifice solennel, suivi d’une fête, qu’à une veillée d’armes. Tant les Pompéiens, égarés par leurs espérances, étaient pleins d’une présomption insensée en allant à la guerre !

LXXIII. Pompée, lui, à une faible distance du rempart, mit pied à terre. Accompagné d’une escorte des plus réduites, mais n’ayant personne à ses trousses, il cheminait en silence, livré aux réflexions qui devaient naturellement venir à un homme habitué depuis trente-quatre ans à vaincre et à dominer tout le monde, mais qui faisait alors pour la première fois, et dans sa vieillesse, l’expérience de la défaite et de la fuite. Combien de combats et de guerres lui avait-il fallu pour porter si haut la gloire et la puissance qu’il venait de perdre en une heure ! Le moment d’avant, il avait tant d’armes, de chevaux et de flottes à son service ! Et maintenant il partait si amoindri et si rapetissé que les ennemis lancés à sa recherche ne le reconnaissaient pas. Après avoir dépassé Larisse, il entra dans la vallée de Tempé, et, se jetant la face contre terre, car il avait soif, il but à même le fleuve [160] . Il se releva ensuite et traversa la vallée jusqu’au bord de la mer. Là, il se reposa, le reste de la nuit, dans une cabane de pêcheurs ; et, au point du jour, il monta dans un bateau de fleuve. Il avait pris avec lui les hommes libres de sa suite ; quant aux esclaves, il leur ordonna d’aller trouver César et de ne rien craindre. En longeant la terre, il vit un transport de grandes dimensions, prêt à mettre à la voile et dont le patron était un Romain qui n’avait jamais eu de relations avec lui, mais le connaissait de vue : il s’appelait Péticius. Il était arrivé la nuit passée à ce Péticius de voir Pompée en rêve, non pas tel qu’il l’avait vu souvent, mais humilié et abattu, en train de causer avec lui. Il racontait ce songe à ses compagnons, car les gens qui n’ont, pour le moment, rien à faire, s’entretiennent volontiers des grands événements du jour. Tout à coup un des matelots annonça qu’il voyait un bateau de fleuve faire force de rames dans leur direction, et que, sur ce bateau, quelques hommes agitaient leurs vêtements et tendaient les mains vers eux. Péticius, se dressant alors, reconnut aussitôt Pompée tel qu’il l’avait vu en songe ; et, s’étant frappé la tête en signe de deuil, il fit descendre sa chaloupe par les marins, et, étendant le bras, il appelait Pompée, dont l’allure lui faisait maintenant comprendre l’infortune et la ruine. Aussi, sans attendre de sa part ni prière, ni explication, le prit-il à bord avec ceux que le grand homme voulait emmener (c’étaient les deux Lentulus et Favonius), puis il mit à la voile. Un moment après ils virent le Roi Déjotarus [161] se débattre sur le rivage et le recueillirent aussi. Le moment venu de dîner, le patron prépara un repas avec les ressources du bord ; et Favonius voyant que, faute de domestiques, Pompée commençait à se déchausser lui-même, courut à lui ; le déchaussa et l’oignit. Depuis lors, il ne cessa de lui prodiguer les soins et les services qu’un esclave doit à son maître, jusqu’à lui laver les pieds et à lui préparer ses repas. Aussi aurait-on pu dire, en voyant la générosité, la simplicité et le naturel qu’il apportait à cette fonction subalterne :

Oh ! comme tout est beau pour les coeurs généreux ! [162]

LXXIV. Pompée arriva de la sorte devant Amphipolis, d’où il continua la traversée jusqu’à l’île de Mitylène, où il voulait prendre Cornélie et son fils. Quand le vaisseau eut jeté l’ancre dans la rade, il envoya en ville un messager, chargé de nouvelles bien différentes de celles qu’attendait Cornélie ; car n’ayant reçu, de vive voix ou par écrit, que des renseignements agréables, elle espérait que, le sort de la guerre s’étant décidé à Dyrrachium, il ne restait à Pompée qu’à poursuivre César. La surprenant dans cette illusion, le messager n’eut pas le courage de lui faire des politesses. Il lui indiqua, par ses larmes plutôt que par ses paroles, les plus nombreux et les pires de ses malheurs, et lui conseilla de se hâter si elle voulait revoir Pompée sur le seul vaisseau dont il disposât et qui n’était même pas à lui. En l’écoutant, elle se jeta sur le sol et y resta longtemps sans connaissance et sans voix. Elle ne reprit ses sens qu’avec peine ; mais alors, comprenant que le temps n’était pas aux lamentations et aux larmes, elle traversa la ville en courant pour arriver au bord de la mer. Pompée était venu à sa rencontre ; elle se laissa tomber dans ses bras, où elle faillit s’évanouir : « Je te vois, mon mari, dit-elle alors (et ce n’est pas l’oeuvre de ta destinée, mais de la mienne !), réduit à une seule barque, toi qui, avant ton mariage avec Cornélie, voguais sur cette mer avec cinq cents vaisseaux ! Pourquoi m’es-tu venu voir et n’as-tu pas abandonné à son pesant destin celle qui t’a plongé, toi aussi, dans une pareille infortune ? Quel bonheur ç’eût été pour moi de mourir avant d’apprendre que Publius, auquel j’appartins vierge, gisait en terre parthe ! Et quelle sagesse de sacrifier ma vie après lui, comme j’y songeais ! Je me gardais donc pour faire le malheur de Pompée le Grand ! »

LXXV. Voilà comment Cornélie parla, dit-on. Pompée lui aurait répondu de la sorte : « Tu ne connaissais donc, Cornélie, qu’une seule fortune, la bonne ! Et peut-être t’a-t-elle trompé parce qu’elle m’est restée fidèle plus longtemps que d’ordinaire. Mais il faut supporter ces vicissitudes, étant homme, et tenter encore le destin.

Car je ne puis désespérer de sortir de cet état pour recouvrer l’ancien, quand je suis tombé de l’ancien dans celui-ci. En conclusion, sa femme fit venir de la ville ses objets de valeur et ses esclaves. Les Mityléniens vinrent saluer Pompée et l’invitèrent à entrer dans leur ville ; mais il n’y consentit pas et leur conseilla d’obéir au vainqueur et de prendre courage ; car César était indulgent et bon. Il se tourna ensuite vers le philosophe Cratippe [163] , qui était descendu de la ville pour le voir, et il lui fit quelques objections amères contre la Providence. Cratippe paraissait s’incliner tout en s’efforçant de l’amener à des vues plus riantes, afin de ne pas lui paraître, en le contredisant, désagréable et importun. Car, s’il était naturel que Pompée posât des questions sur la Providence [164] , Cratippe pouvait lui montrer qu’en raison des fautes du régime, la situation exigeait désormais un pouvoir unique ; il pouvait aussi poser à son tour cette question : « Par quel moyen, Pompée, et par quelle preuve nous feras-tu croire que, vainqueur, tu aurais mieux usé de la fortune que César ? »  Mais il faut laisser ces difficultés comme toutes celles qui se rapportent aux dieux.

LXXVI. Pompée, ayant pris à son bord sa femme et ses amis, en s’arrêtant seulement dans les ports où il devait faire provision d’eau douce ou de vivres, la première ville où il descendit fut Attalie, en Pamphylie. Il y fut rejoint par quelques galères qui venaient de Cilicie et y rassembla des soldats. Il finit par avoir autour de lui soixante sénateurs. En apprenant que la flotte tenait encore et que Caton ayant pu récupérer beaucoup de soldats, passait en Afrique, il se plaignit à ses amis. Il se reprochait de s’être laissé contraindre à n’engager dans le combat que son armée de terre, sans se servir de ses forces de mer, supérieures sans conteste à celles de l’ennemi, et sans même tenir sa flotte en réserve assez près du champ de bataille pour s’assurer, en cas d’échec sur terre, une arme puissante, capable de contrebalancer l’ennemi. Car la plus grande faute de Pompée, comme la plus habile manoeuvre de César, fut de livrer ce combat si loin de cette flotte, dont l’intervention devenait impossible. Obligé toutefois de prendre une décision et d’agir selon ses ressources actuelles, il envoyait des ambassadeurs en certaines villes et se rendait lui-même par mer dans les autres pour demander de l’argent et équiper des vaisseaux. Mais comme l’activité et la promptitude de l’ennemi lui faisaient craindre d’être surpris en pleins préparatifs, il cherchait un refuge pour le moment et une retraite. Dans ces conditions, il tint conseil avec ses amis. Aucune province, évidemment, n’abriterait sa fuite ; quant aux royaumes, lui-même essayait de montrer que celui des Parthes était le plus susceptible de les accueillir pour le moment et de protéger leur faiblesse, puis de les remettre en selle et de ne les laisser repartir qu’escortés de forces très importantes. La plupart des amis de Pompée penchaient pour l’Afrique et Juba [165]  ; mais pour Théophane de Lesbos [166] , c’était pure folie, quand on était à trois jours de traversée de l’Égypte, de la laisser de côté avec Ptolémée [167] qui, par l’âge, n’était encore qu’un enfant, mais devait à son origine de conserver à Pompée l’affection et la reconnaissance de son père [168] . Et cela pour se mettre entre les mains des Parthes, le plus déloyal des peuples ! Il fallait donc refuser d’occuper le second rang après un Romain dont on avait été le gendre, et d’être le premier de tous les autres ! Il fallait, au lieu de mettre à l’épreuve la modération de son ancien beau-père, faire son maître absolu d’un Arsace [169] qui n’avait pu l’être même de Crassus vivant, et mener une jeune femme de la maison de Scipion chez des Barbares qui mesuraient leur pouvoir aux excès de leur dérèglement. Dût-elle n’en pas souffrir, c’était déjà trop qu’on pût en avoir la pensée, dès lors qu’elle serait livrée à des hommes capables de l’outrager. Cette seule considération, à ce qu’on affirme, détourna Pompée de prendre la route de l’Euphrate, si l’on admet qu’il y avait encore chez lui une pensée réfléchie, et que ce n’était pas un démon qui l’entraînait dans une autre direction.

LXXVII. L’avis de se réfugier en Égypte ayant prévalu, Pompée quitta l’île de Chypre avec sa femme sur une galère de Séleucie [170] . Ses amis naviguaient de conserve, les uns, comme lui, sur des vaisseaux longs [171] , les autres, sur des transports. Il passa la mer sans danger ; et apprenant que Ptolémée se trouvait à Péluse avec son armée, en train de faire la guerre à sa soeur [172] ,, il prit la direction de cette ville, précédé d’un envoyé qui devait apprendre son arrivée au Roi et lui demander asile. Ptolémée était très jeune ; mais son principal et unique ministre, Pothin, réunit en conseil les personnages les plus influents, c’est-à-dire ceux qui lui devaient leur influence, et il leur dit de donner chacun son opinion. Il était affreux déjà que le sort de Pompée le Grand fût réglé par une conférence entre l’eunuque Pothin, Théodote de Chios, payé pour enseigner au jeune Roi la rhétorique, et l’Égyptien Achillas ; car ils jouaient un rôle capital parmi les serviteurs attachés à la chambre et à l’éducation du Roi, et où il prenait ses conseillers. Tel était le tribunal dont Pompée, à l’ancre loin de la côte, attendait la sentence, quand il jugeait indigne de lui de devoir son salut à César ! Les opinions différèrent tellement que les uns conseillaient de chasser le grand homme, les autres, de l’appeler et de l’accueillir. Mais Théodote déploya son talent et toutes les ressources de sa dialectique pour établir que ni l’une, ni l’autre conduite n’était sûre ; accueillir Pompée, c’était se faire de César un ennemi, et de Pompée lui-même un maître ; le repousser, c’était s’aliéner les deux rivaux ; car Pompée leur en voudrait de l’avoir chassé, et César de l’avoir soustrait à sa vengeance. Le mieux était donc d’aller chercher Pompée pour le faire disparaître ; de la sorte on ferait plaisir à César et l’on n’aurait plus à craindre Pompée. Il ajouta, dit-on, en souriant : « Un mort ne mord pas ! »

LXXVIII. Ayant ratifié cet avis, le conseil chargea Achillas de l’exécution. Il prit avec lui un certain Septimius et un autre Romain, Salvius, qui avaient autrefois servi sous Pompée, l’un comme officier supérieur [173] , l’autre, comme centurion, ainsi que trois ou quatre esclaves. Il joignit en barque, avec cette escorte, le vaisseau de Pompée, où se trouvaient avoir pris place les plus illustres des compagnons du grand homme, qui voulaient savoir ce qui se passerait. Voyant que la réception n’était ni royale, ni brillante, ni conforme aux espoirs de Théophane, et qu’au contraire un petit nombre d’hommes abordaient la galère sur un bateau de pêche, ils jugèrent cette négligence suspecte, et engagèrent Pompée à virer de bord pour gagner la haute mer, tant qu’on était encore hors de la portée des traits. Mais pendant ce temps la barque s’approchait ; et Septimius prit les devants pour se lever et saluer Pompée, en latin, du titre d’Impérator. Achillas lui rendit le même hommage en grec et l’invita à passer dans la barque, car il y avait, dit-il, beaucoup de vase, et la mer ensablée n’avait pas assez de profondeur pour porter son vaisseau. En même temps on voyait des vaisseaux de la flotte royale qui s’armaient, et la grève se couvrait de soldats, en sorte que, même si Pompée changeait d’avis, il ne pouvait évidemment plus fuir et qu’en outre sa défiance elle-même risquait de donner un prétexte au crime de ses assassins. Il embrassa donc Cornélie, qui, par avance, déplorait sa fin, et donna l’ordre de s’embarquer avec lui à deux centurions, à l’un de ses affranchis, Philippe, et à un esclave du nom de Scythès. Comme Achillas, de la barque, lui tendait déjà la main, il se retourna vers sa femme et son fils et leur dit ces vers iambiques de Sophocle :

Quiconque va trouver un tyran,

est déjà son esclave, même s’il est venu libre [174] .

LXXIX. Ce furent les dernières paroles qu’il dit aux siens ; puis il passa dans la barque. Il y avait une assez grande distance de sa galère à la côte ; et comme aucun mot aimable ne lui venait de ses compagnons de route, il jeta un regard sur Septimius et lui dit : « N’as-tu pas été mon camarade à l’armée ? Je crois bien te reconnaître ! » L’autre ne répondit que par un signe de tête, sans rien ajouter ni lui donner aucune marque de déférence. Un grand silence se fit pour la seconde fois, et Pompée, qui tenait, écrit de sa main sur un petit rouleau, le texte grec du discours qu’il comptait adresser à Ptolémée, se mit à le relire. Comme ils approchaient de la terre, Cornélie qui, dans une extrême angoisse, observait de la galère, avec ses amis, ce qui allait arriver, commençait à se rassurer en voyant beaucoup d’officiers du Roi accourir au débarquement, comme pour faire à son mari un accueil honorable. Mais au moment où Pompée prenait la main de Philippe pour se lever plus facilement, Septimius le premier lui passa, par derrière, son épée au travers du corps ; aussitôt après, Salvius et enfin Achillas dégainèrent, Et Pompée, ramenant des deux mains sa toge sur son visage, sans rien dire ni faire d’indigne de lui, poussa seulement un soupir et subit leurs coups avec fermeté. Il avait vécu cinquante-neuf ans et il mourut le lendemain du jour anniversaire de sa naissance [175] .

LXXX. A la vue de ce meurtre, Cornélie et ses compagnons poussèrent des cris de désespoir qui parvinrent jusqu’à la côte, puis ils levèrent les ancres et s’enfuirent à toute vitesse. Un vent favorable les prit en poupe et leur permit de se dérober aux Égyptiens, qui, voulant d’abord les poursuivre, durent y renoncer. Les assassins coupèrent la tête à Pompée, et, jetant le corps nu hors de la barque, ils l’abandonnèrent à ceux qui seraient curieux d’un pareil spectacle. Philippe resta à côté, jusqu’au moment où tout le monde fut rassasié de cette vue ; puis il lava le corps dans l’eau de la mer et l’enveloppa de sa propre tunique de dessous, n’ayant rien d’autre à sa disposition. A force de regarder sur le rivage, il finit par trouver les débris d’une petite barque de pêche, bien vieux, mais suffisants pour fournir le bûcher indispensable à un cadavre nu et qui n’était pas même entier. Comme il les ramassait et les amoncelait, survint un Romain déjà vieux, qui, étant encore jeune, avait fait ses premières armes sous Pompée : « Qui donc es-tu, l’ami, lui demanda-t-il, pour songer à ensevelir le grand Pompée ? » — Son affranchi », répondit Philippe. — Mais tu n’auras pas seul cet honneur, reprit le Romain, laisse-moi participer à l’acte de piété dont l’occasion m’est offerte. Ainsi je n’aurai pas à me plaindre en tout de mon éloignement du pays natal, puisqu’en revanche de bien des amertumes il m’aura du moins valu la chance de toucher et d’ensevelir de mes propres mains le plus grand des généraux romains ! » Telles furent les funérailles de Pompée. Le lendemain Lucius Lentulus, qui ignorait les faits accomplis et arrivait de Chypre, vit, en côtoyant le rivage, un bûcher dressé pour un mort, et debout auprès Philippe, dont il ne distinguait pas encore les traits « Quel est donc, s’écria-t-il, celui qui, ayant accompli sa destinée, trouve ici le repos ? » Au bout d’un moment, il reprit en soupirant : « C’est peut-être toi, Pompée le Grand ! » Il ne tarda pas à descendre à terre, où il fut arrêté et tué. Telle fut la fin de Pompée.

Peu après César, arrivant en Égypte, trouva le pays tout infecté de la souillure d’un si grand sacrilège. Il se détourna du scélérat qui lui présentait la tête de Pompée ; mais il accepta le cachet de son rival et se prit à pleurer ; l’empreinte du cachet représentait un lion armé. Il fit mourir Achillas et Pothin ; le Roi lui-même, vaincu dans un combat près du fleuve, disparut. Le sophiste Théodote échappa à la justice de César ; car, ayant fui l’Égypte, il vagabondait humilié et haï, mais Marcus Brutus, quand il eut le dessus après avoir tué César, le découvrit en Asie, et, après lui avoir infligé tous les outrages possibles, le tua. Quant aux restes de Pompée, on les remit à Cornélie qui les fit inhumer dans sa terre d’Albe.



[1] Dans le Prométhée délivré, tragédie perdue.

[2] En 87 av. J.-C.

[3] « Beaucoup de feu dans les regards », traduit Dacier, ce qui est un peu inattendu.

[4] Lucius Marcius Philippus, orateur réputé, second mari d’Attia, mère du futur Auguste.

[5] Castor et Pollux.

[6] 22.240.000 francs-or.

[7] On ignore de quoi il s’agit exactement. Mais l’orgueil et l’avidité de Démétrios sont connus.

[8] En 87 av. J.-C. Sur le consul Cinna, cf. Vie de Marius

[9] En tant qu’héritier, il était pécuniairement responsable.

[10] Asculum, ville principale du Picénum, fut ruinée par les Romains pendant la guerre sociale en 89 av. J.-C. et rebâtie ensuite.

[11] On ne comprend pas très bien pourquoi ; mais Plutarque paraît trouver la chose toute naturelle.

[12] En 84 av. J.-C.

[13] Carbon, Cnaeus Papirius Carbo, consul en 85, 84, et 82 av. J.-C.

[14] Plus tard, la marche d’Ancône.

[15] Lucius Cornelius Scipio Asiaticus, descendant du frère du premier Africain.

[16] En 82 av. J.-C.

[17] Ésis, rivière entre le Picénum et l’Ombrie.

[18] Quintus Caecilius Metellus Pins ( ?-63 av. J.-C.), préteur en 89, se distingua dans la guerre sociale. Consul avec Sylla en 80.

[19] Marcus Perpenna Vento ( ?-76 av. J.-C.), préteur, lieutenant de Marcus AEmilius Lepidus, et assassin de Sertorius, auquel il succéda pour peu de temps.

[20] Cn. Domitius Ahénobarbus.

[21] C’est-à-dire apparemment sur un officier subalterne, qui aurait été censé agir de sa propre initiative.

[22] Caius Oppius, lieutenant et homme de confiance de César, dont il a continué l’oeuvre historique.

[23] En cette circonstance, le témoignage d’Oppius paraît en effet suspect ; car, si Pompée voulait réellement compléter son instruction, une seule causerie avec Valérius n’y pouvait suffire. Le trait impliquerait d’ailleurs une puissance de dissimulation rare chez un homme si jeune.

[24] « Voila un expédient dont on ne s’était pas avisé avant Pompée, et que personne n’a imité après lui... Il était bon du temps des Romains ; mais il serait inutile aujourd’hui. » (Note de Dacier.)

[25] Les vaisseaux longs sont plus rapides et aménagés pour le transport des troupes.

[26] Iarbas était Roi de Numidie.

[27] Manius Valérius, dictateur en 494.

[28] Quintus Fabius Rullus, aïeul du célèbre temporisateur.

[29] Quatre chevaux blancs. Leur remplacement par des éléphants aurait peut-être amusé, mais choqué. Le triomphe eut lieu le 12 mars 81 av. J.-C.

[30] Peut-être Publius Servilius Vatia Isauricus, consul en 79 av. J.-C.

[31] Marcus AEmilius Lepidus, élu consul en 79 avec Quintus Lutatius Catulus.

[32] Quintus Caecilius Metellus Pius.

[33] Il n’avait en effet jamais été consul.

[34] En Tarraconaise.

[35] Le Sucron s’appelle à présent le Xucas.

[36] Pompée veut garder pour lui toute la gloire du succès, et Sertorius pense avoir facilement raison de son jeune adversaire.

[37] En outre, les dépouilles de Mithridate enrichiraient le vainqueur plus que celles de Sertorius. Lucullus exerçait le consulat en 74 av. J.-C.

[38] En 72 av. J.-C.

[39] Cf. supra, X. Plutarque fait peut-être allusion a l’abandon de la Sicile, sans combat, par Perpenna.

[40] En 71 av. J.-C.

[41] Ici encore, l’ambition personnelle l’emporte sur la prudence.

[42] Il éclipsait en effet, par sa popularité, Métellus et Crassus.

[43] En 71 av. J.-C. C’était une faveur exceptionnelle, puisque Pompée n’avait encore exercé aucune magistrature. Il débutait dans la carrière des honneurs par le sommet.

[44] Ils exercèrent le consulat en 70 av. J.-C.

[45] L’initiative de cette loi revenait au préteur Lucius Aurelius Cotta. Le jugement des procès avait été transféré une première fois aux chevaliers par Caius Gracchus en 123 av. J.-C.

[46] Les Romains commencèrent a prendre conscience du danger vers 79 av. J.-C.

[47] II y avait dans l’île de Claros un temple d’Apollon.

[48] Sur le territoire de Milet. C’était encore un temple d’Apollon.

[49] On y adorait les Cabires et on y célébrait des mystères très vénérés.

[50] En Argolide.

[51] Il s’agit de l’isthme de Corinthe.

[52] Promontoire de Laconie.

[53] Île du golfe Saronique, célèbre par la mort de Démosthène.

[54] Leucade, île de la mer Ionienne.

[55] Lacinium, promontoire du Bruttium, limite ouest du golfe de Tarente.

[56] Il s’agit de la ville d’Olympe, en Pamphylie.

[57] Marcus Antonius, orateur célèbre, consul avec Lucius Posthumius Albinus en ? av. J.-C., aïeul du triumvir. Sa maison de campagne était a Misène.

[58] La Méditerranée.

[59] En 67 av. J.-C.

[60] Aulus Gabinius, tribun de la plèbe.

[61] Environ 72 kilomètres.

[62] Parce que ce pouvoir sans bornes impliquait d’immenses responsabilités.

[63] Quintus Lutatius Catulus Capitolinus ( ?-61 av. J.-C.).

[64] Roscius, tribun de la plèbe.

[65] Caius Calpurnius Piso.

[66] On les avait faites pendant son bref séjour dans la ville.

[67] Ce vers, comme l’autre, est un tétramètre trochaïque catalectique.

[68] Iliade, XXII, 207.

[69] En 66 av. J.-C.

[70] Il ne peut être question de la sécession de la plèbe, puisque Catulus s’adresse au Sénat. Il s’agit plutôt de la retraite du Sénat et du peuple sur la roche Tarpéienne, lors de l’arrivée des Gaulois en 320 av. J.-C.

[71] Il y a un désordre voulu dans l’énumération. Le vainqueur de Sertorius est Métellus ; celui de Lépide, Catulus ; et celui de Spartacus, Crassus.

[72] En 66 av. J.-C.

[73] C’était un nom d’homme, le masculin d’Hypsicratie.

[74] Sur les frontières de la Grande Arménie.

[75] 556.000 francs-or.

[76] Aujourd’hui l’Iméréthie et la Mingrélie.

[77] Région de la Grande Arménie.

[78] 33.360.000 francs-or.

[79] La mine vaut cent drachmes, 90 francs-or.

[80] En 66 av. J.-C.

[81] Il n’y a aucun rapport entre les Ibères d’Espagne et les Ibériens dont il est ici question et qui habitent une partie de la Géorgie.

[82] Au sud de la Colchide.

[83] Lors de cette fête, la discipline devait être assez relâchée.

[84] En 65 av. J.-C.

[85] Un des noms de la mer Caspienne.

[86] C’étaient des peuples scythes.

[87] Au sud de la Grande Arménie.

[88] Souvenir de l’Iliade, VI, 211.

[89] En 65 ou 64 av. J.-C.

[90] Théophane de Mitylène, ami intime et historiographe de Pompée.

[91] Publius Rutilius Rufus, consul en 105 av. J.-C., légat en 95, de Quintus Mucius Scaevola, proconsul d’Asie. Stoïcien rigide, il s’attira la haine des publicains, qui le forcèrent a s’exiler en 92. Il avait écrit en grec une histoire romaine.

[92] Amisos, grande ville qui donnait son nom a une baie du Pont-Euxin. C’était une des résidences de Mithridate.

[93] Jusqu’a l’Océan.

[94] Dans cette défaite, survenue en 67 av. J.-C. trois ans avant la reprise de la marche victorieuse de Pompée, Triarius, lieutenant de Lucullus, avait perdu vingt-trois tribuns et cent cinquante centurions.

[95] Le mont dépendait de la chaîne du Taurus de Cilicie.

[96] Aristobule II, rival de son frère aîné Hyrcan II.

[97] Cela ne veut point dire forcément qu’il les construisait, mais qu’il leur donnait un statut.

[98] C’était la capitale de l’Arabie Pétrée.

[99] Les Péons habitaient le nord de la Macédoine. Mithridate aurait envahi l’Italie en passant par l’Illyrie.

[100] En 63 av. J.-C. Pharnace, brouillé avec Rome et battu par César, devait mourir en 67.

[101] Il craignait de manquer au respect de la mort.

[102] 2.224.000 francs-or.

[103] Il s’agit de l’invention oratoire. Cicéron, dans le De Inventione, I, 11, 16, se montra, comme son maître Posidonios, hostile a la conception d’Hermagoras.

[104] 278.000 francs-or.

[105] Cette Mucia, femme de Pompée, était soeur de Quintus Metellus Celer et de Quintus Metellus Nepos. César l’avait débauchée. C’est pourquoi, quand Pompée eut épousé la fille de ce corrupteur de sa femme, on lui reprocha qu’après en avoir eu trois enfants il l’avait chassée et que l’ambition de dominer l’avait porté a épouser la fille de celui qu’il appelait en soupirant son Égisthe. Il fallait que la débauche de Mucia fût bien publique, puisque Cicéron, écrivant a Atticus, dit : Divortium Muciac vehementer probatur. [La répudiation de Mucia est vivement approuvée]. (Cicéron : à Atticus I, 12, 3.) (Note de Dacier.)

[106] En 62 av. J.-C.

[107] En 61. Afranius fut en effet consul l’année suivante.

[108] Le 29 et le 30 septembre 61.

[109] 45 millions de francs-or.

[110] 76 millions et demi de francs-or.

[111] 11.120.000 francs-or.

[112] 1.350 francs-or.

[113] La Commagène, royaume indépendant gouverné par les Séleucides, occupait la partie nord-est de la Syrie. Elle avait pour capitale Samosate.

[114] Il l’avait même dépassée, étant né le 30 septembre 106 av. J.-C.

[115] Cf. Vie de Cicéron.

[116] En 58 av. J.-C.

[117] Pas précisément ; le retour de César est de 60 av. J.-C.

[118] Allusion apparente à l’histoire fameuse de Diogène ; en réalité, sous-entendu qui prête a Pompée des moeurs contre nature.

[119] C’était, paraît-il, un signe d’inconduite.

[120] Publius Lentulus Spinther, consul en 57 av. J.-C.

[121] Ptolémée XI ( ?-51 av. J.-C.). Roi d’Égypte en 80 av. J.-C., banni par ses sujets en 58, implora le secours des Romains et fut restauré par eux, moyennant dix mille talents.

[122] En 57-56 av. J.-C.

[123] Un consul avait douze licteurs, donc douze faisceaux ; un préteur, deux à Rome, et six hors de Rome.

[124] Le triumvirat n’avait été formé, ou renouvelé, qu’en avril 56. On était encore loin des élections.

[125] Si Pompée prétendait avoir fait la situation politique et sociale de Marcellinus, la curiosité de cet homme d’État n’en était pas moins légitime.

[126] Lucius Domitius Ahenobarbus, mari de Porcia, soeur de Caton. Consul en 54 av. J.-C.

[127] En 54 av. J.-C.

[128] Julie mourut en 54.

[129] En 53 av. J.-C.

[130] Vers d’un poète inconnu.

[131] Iliade, XV, 189.

[132] En 52 av. J.-C.

[133] L’interroi était chargé de présider aux élections consulaires en cas d’empêchement des consuls sortants.

[134] Quintus Caecilius Metellus Pius Scipio ( ?-46 av. J.-C.) fils de Scipion Nasica, adopté par Métellus Pius.

[135] Titus Munatius Plancus Bursa, tribun de la plèbe en 52 av. J.-C.

[136] 5.560.000 francs-or.

[137] C’était la loi. D’autre part, Caton ne parle pas de récompense, mais d’avantage, de bien, le consulat étant un bienfait du peuple romain, qui ne doit rien a personne.

[138] 8.360.000 francs-or.

[139] C’était le vote par discession, employé surtout quand la majorité n’était pas douteuse.

[140] On était en 50 av. J.-C. Lucius Lentulus Crus devait être consul en 49 avec Caius Claudius Marcellus.

[141] Lucius Volcatius Tullus, personnage consulaire.

[142] C’était une province prétorienne.

[143] C’est-à-dire de péril imminent.

[144] Lettres à Atticus, VII, 11.

[145] Thémistocle avait abandonné Athènes pour sauver le monde grec ; Périclès s’y renferma, parce qu’il était sûr de pouvoir s’y défendre.

[146] Pompée, maître de la mer et disposant d’immenses ressources, avait intérêt à tirer les choses en longueur, et César a les brusquer.

[147] En Macédoine.

[148] Le 2 août 49.

[149] Oricum était sur la côte d’Illyrie. César y arriva le 5 janvier 48.

[150] Entre l’Épire et la Thessalie.

[151] Les ennemis d’Afranius prétendaient qu’il avait vendu l’Espagne a César.

[152] Publius Lentulus Spinther, consul en 57 av. J.-C. Il avait demandé le rappel de Cicéron exilé.

[153] Les Nabatéens occupaient presque toute l’Arabie Pétrée.

[154] Ce temple de Vénus Victorieuse (Venus Victrix) avait été élevé par Pompée lui-même au-dessus de son théâtre.

[155] Ce témoignage de César ne figure qu’ici.

[156] C’était le 9 août 48 av. J.-C.

[157] De Bello Civili, III, 92, 4-5.

[158] Iliade, XI, 544-546.

[159] Récipients où l’on mêlait l’eau et le vin.

[160] Ce fleuve est le Pénée.

[161] Déjotarus, tétrarque de Galatie, s’était allié aux Romains contre Mithridate et avait reçu du Sénat la Petite Arménie avec le titre de Roi. Après avoir soutenu la cause de Pompée, il devait implorer la clémence de César, qu’il fut ensuite accusé d’avoir tenté d’empoisonner. Cicéron plaida pour lui devant César.

[162] Trimètre iambique, extrait d’une tragédie perdue d’Euripide.

[163] Cratippe, philosophe péripatéticien, devait s’établir à Athènes, où il eut pour disciple le fils de Cicéron, qui paraît avoir mal profité de ses leçons.

[164] Le texte est ici fort mal établi et ne se prête à aucune interprétation pleinement satisfaisante.

[165] Juba ( ?-46 av. J.-C.). Roi de Numidie, combattit César et se tua après la bataille de Thapsus.

[166] Théophane de Lesbos, ami de Pompée, dont il écrivit l’histoire.

[167] Ptolémée XII ( ?-47 av. J.-C.), avait succédé en 51 av. J.-C. à son père Ptolémée XI, conjointement avec sa soeur aînée Cléopâtre, qu’il épousa. Il avait, en 48, de seize a dix-sept ans.

[168] Ptolémée XI devait son trône a Pompée.

[169] Arsace est le nom dynastique des Rois parthes.

[170] Ce terme ne paraît pas indiquer la provenance, mais la forme du vaisseau.

[171] Des vaisseaux de guerre.

[172] Il s’agit de la fameuse Cléopâtre.

[173] Plutarque emploie le terme de taxiarque, qui n’a pas d’équivalent précis en latin et paraît avoir désigné, dans la phalange macédonienne, le chef de 128 hommes.

[174] Trimètres iambiques, extraits d’une tragédie perdue.

[175] C’était le ler octobre 48 av. J.-C.