PLUTARQUE

VIE DE TIMOLÉON ( ? -337 av. J.-C.)

Traduction Bernard Latzarus, 1950

I. Intérêt des études historiques. Situation de Syracuse après le retour de Denys le Jeune. L’aristocratie appelle au secours Icétas. — II. Les Carthaginois attaquent la Sicile. Ambassade des Syracusains en Grèce. Double jeu d’Icétas. — III. Les Corinthiens décident de secourir Syracuse. Désignation de Timoléon comme généralissime. Antécédents de ce grand homme. — IV. Opposition de Timoléon à son frère Timophane. Meurtre de celui-ci. — V. Jugements divers sur la conduite de Timoléon. Sa mère le maudit. Son désespoir. — VI. Réflexions sur l’état d’esprit de Timoléon. Exemples de Phocion et d’Aristide de Locres. — VII. Double jeu d’ Icétas. Son insuccès. — VIII. Départ de Timoléon ; présages favorables. — IX. Débarquement à Reggio. Intrigues d’Icétas. — X. Timoléon échappe aux Carthaginois et débarque à Tauroménion. — XI. Menaces des Carthaginois. Ils envoient des renforts à Icétas. Découragement des Syracusains. Défiance du reste de la Sicile. — XII. Prise d’Adrane. — XIII. Capitulation de Denys ; réflexions sur sa destinée. — XIV. Conduite étrange de Denys à Corinthe. Raisons diverses qu’on en donne. — XV. Répliques opportunes de Denys. Sa première entrevue avec Diogène. — XVI. Succès de Timoléon ; complot avorté contre lui. — XVII. Icétas fait appel aux Carthaginois. Leur intervention. — XVIII. Magon et Icétas partent pour prendre Catane. Les Corinthiens surprennent l’Achradine. — XIX. Maladroit stratagème de l’amiral carthaginois. Les Corinthiens passent en Sicile. — XX. Marche de Timoléon sur Syracuse. Inquiétude et départ de Magon. — XXI. Prise de Syracuse. La chance de Timoléon égale à son mérite. — XXII. Timoléon fait raser la citadelle. La Sicile est déserte. Timoléon demande des colons à Corinthe. — XXIII. Retour des exilés ; arrivée de nouveaux colons. Expédients de Timoléon pour trouver de l’argent. — XXIV. Timoléon envoie les mercenaires ravager les possessions carthaginoises. — XXV. Expédition des Carthaginois contre Lilybée. Affolement des Syracusains. Timoléon part avec des forces bien intérieures à celles de l’ennemi. — XXVI. Présages interprétés favorablement. — XXVII. Début de la bataille. — XXVIII. Défaite des Carthaginois. — XXIX. Immensité du butin. Timoléon envoie les plus belles armes à Corinthe. Son dessein. — XXX. Mamercos et Icétas appellent les Carthaginois. Défaite de certains mercenaires, voulue par les dieux. — XXXI. Offensive et défaite d’Icétas. — XXXII. Mise à mort d’Icétas, de son fils, et de l’hipparque Euthyme. — XXXIII. Supplice des femmes et des filles d’Icétas. — XXXIV. Défaite et mort de Mamercos. — XXXV. Restauration d’Agrigente et de Géla. Prestige de Timoléon. — XXXVI. Réflexions sur la carrière de Timoléon. Sa vie paisible à Syracuse. — XXXVII. Plein succès de sa politique. Il devient aveugle. — XXXVIII. Honneurs exceptionnels qui lui sont rendus par les Syracusains. — XXXIX. Mort et funérailles de Timoléon.

I. Je me suis mis à la rédaction des Vies pour rendre service aux autres ; mais si, par la suite, j’y ai persévéré et même avec complaisance, c’était dans mon intérêt. L’histoire me présente, comme en un miroir, les vertus des grands hommes, auxquelles je m’efforce de conformer ma vie pour l’embellir. Accueillir à tour de rôle chacun de ces modèles et lui donner l’hospitalité de l’histoire, n’est-ce pas l’équivalent d’un commerce et d’une liaison intimes ? On peut ainsi contempler leur grandeur et apprécier leurs qualités en prenant dans leur activité, pour arriver à les bien connaître, les traits les plus importants et les plus beaux.

Hélas ! hélas ! quel sujet de joie plus grand que celui-ci pourrais-tu trouver [1]  ?

Et aussi, quoi de plus efficace pour redresser le caractère ? Car, si Démocrite [2] affirme qu’il nous faut souhaiter d’avoir des images heureuses et de recevoir de l’atmosphère les représentations les mieux adaptées à notre naturel et les meilleures, au lieu des visions mauvaises et sinistres, la théorie qu’il introduit ainsi dans la philosophie est fausse et conduit à des superstitions infinies ; nous, au contraire, par notre commerce avec l’histoire et l’habitude de l’écrire, nous nous rendons capable de recevoir toujours dans notre âme le souvenir des hommes les meilleurs et les plus illustres. Ainsi tout ce que la fréquentation du monde nous présente de vil, de méchant ou de grossier, nous l’écartons et le repoussons en détournant notre pensée bienveillante et digne vers les plus beaux des exemples. Entre ceux-là nous avons choisi présentement pour toi [3] la Vie de Timoléon de Corinthe et celle de Paul-Émile, qui, l’un et l’autre, ont eu non seulement les intentions, mais encore les destinées bonnes. Ils ont réussi, et l’on ignorera toujours s’ils doivent leurs plus grands succès au bonheur plutôt qu’à l’intelligence.

Voici quelle était la situation de Syracuse avant l’envoi de Timoléon en Sicile. Dion, tout de suite après avoir chassé Denys le tyran, fut massacré par ruse ; et ceux qui, de concert avec lui, avaient affranchi Syracuse, se trouvèrent en dissentiment. La ville, changeant sans cesse de maître et accablée de maux, était sur le point de devenir un désert. Quant au reste de la Sicile, une partie se trouvait désormais, par suite des guerres, absolument dévastée et dépourvue de villes. La plupart des cités subsistantes étaient occupées par des Barbares de différentes peuplades et des soldats impayés, qui acceptaient aisément les révolutions. Denys le Jeune, dix ans après son expulsion [4] , rassembla des mercenaires et chassa celui qui dominait alors Syracuse, Nypsée [5] . Il reprit ainsi le pouvoir et redevint tyran comme auparavant. Phénomène invraisemblable, il avait perdu, sous le choc d’une petite armée, la plus grande tyrannie qui eût encore existé ; et, par une invraisemblance plus grande encore, le banni humilié de la veille redevint maître de ceux qui l’avaient chassé. Les Syracusains demeurés dans la ville se trouvaient donc esclaves d’un tyran qui déjà n’était pas clément et que ses malheurs avaient alors tout à fait aigri. L’aristocratie et les notables se tournèrent alors vers Icétas, souverain de Léontion, se remirent entre ses mains et le choisirent pour généralissime. Il ne valait pas mieux qu’aucun des tyrans avérés ; mais on n’avait pas d’autre recours et on se fiait à lui parce qu’il était Syracusain de naissance et disposait d’une puissance capable d’affronter le tyran.

II. Sur ces entrefaites les Carthaginois parurent au large de la Sicile avec une grande flotte. Devant cette menace suspendue sur leurs têtes, les Siciliens effrayés décidèrent d’envoyer une ambassade en Grèce et de solliciter l’appui des Corinthiens. Ils ne se réclamaient pas seulement de leurs liens de parenté avec ce peuple [6] et des services répétés qu’ils en avaient reçus, mais ils savaient que Corinthe, toujours amie de la liberté et hostile aux tyrans, s’était battue bien moins souvent pour étendre son influence et ses possessions que pour assurer la liberté de la Grèce. Icétas, lui, se proposait, pour but de son expédition, de régner sur les Syracusains, et non de les affranchir. Aussi avait-il conclu déjà une entente secrète avec les Carthaginois. Mais officiellement il louait la conduite des Syracusains, et il envoya ses ambassadeurs dans le Péloponnèse conjointement avec les leurs. Ce n’était pas qu’il leur souhaitât l’arrivée d’un renfort : loin de là ! Mais si, comme on pouvait le supposer, les Corinthiens, absorbés par les troubles de Grèce [7] refusaient leur appui, lui-même espérait avoir plus de facilité pour tourner la situation dans un sens favorable aux Carthaginois, qu’il aurait ainsi comme alliés, soit contre les Syracusains, soit contre leur tyran. On le vit bien par la suite.

III. Les ambassadeurs arrivèrent à un moment où les Corinthiens, qui s’occupaient toujours de leurs colonies et surtout de celle de Syracuse, se trouvaient n’avoir aucun embarras en Grèce et passaient leur temps dans les loisirs de la paix. Aussi votèrent-ils avec empressement le secours. Comme on cherchait un généralissime et que les magistrats proposaient par écrit et mettaient en avant les citoyens qui aspiraient à se faire une réputation dans l’État, un homme se leva dans la foule et nomma Timoléon, fils de Timodème, qui ne se mêlait plus de politique et n’était pas propre à concevoir une espérance ou un dessein de ce genre. Il fallait, semble-t-il, qu’un dieu eût soufflé le nom de Timoléon à cet inconnu : tant la bienveillance de la Fortune éclata dans ce choix même. Elle accompagna depuis le héros dans le reste de ses actions, et donna du lustre à sa vertu. Il était né de parents en vue dans la ville, Timodème et Démariste, patriote et extrêmement doux, sauf qu’il détestait les tyrans et les méchants. A la guerre il montrait un naturel si heureux et si égal que, jeune, ses actes marquaient beaucoup d’intelligence, et, vieux, non moins de courage. Il avait un frère aîné, Timophane, qui ne lui ressemblait en rien : au contraire c’était un esprit léger, que de mauvais amis et des soldats étrangers, dont il s’entourait, avaient corrompu en lui inspirant la passion du pouvoir personnel. Il paraissait avoir en campagne une sorte d’impétuosité et l’amour du risque. Il séduisit par là les citoyens, qui, voyant en lui un soldat et un homme d’action, le préposaient à des commandements. Il avait d’ailleurs en cela pour auxiliaire Timoléon, qui dissimulait aisément ses fautes en les amoindrissant, et donnait du lustre et du relief aux qualités aimables que son frère tenait de la nature.

IV. Dans la bataille soutenue par les Corinthiens contre les gens d’Argos et de Cléones [8] , Timoléon se trouvait au nombre des fantassins. Timophane, qui commandait la cavalerie, courut à l’improviste un grave péril : son cheval, blessé en chargeant l’ennemi, l’avait désarçonné. Parmi ses compagnons, les uns se dispersèrent tout de suite sous le coup de la peur ; et ceux qui étaient restés, les moins nombreux, avaient de la peine à résister à un ennemi supérieur en quantité. Mais Timoléon, voyant ce qui était arrivé, accourut à la rescousse. Il couvrit de son bouclier Timophane, qui gisait à terre, et, après avoir reçu beaucoup de blessures sur sa personne et de javelots sur son armure, il repoussa les ennemis à grand-peine et sauva son frère. Plus tard les Corinthiens, craignant un désastre semblable à celui qui, précédemment, leur avait fait perdre la ville par la faute de leurs alliés [9] décidèrent, par un vote, d’entretenir quatre cents mercenaires, et leur donnèrent pour chef Timophane. Mais lui, au mépris de la morale et de la justice, agit aussitôt de façon à s’assujettir la ville et, après avoir fait mourir sans jugement un assez grand nombres des premiers citoyens, il se proclama lui-même tyran ; mécontent de cette conduite, et regardant comme un malheur pour lui le crime de son frère, Timoléon voulut avoir une entrevue avec Timophane pour le presser de renoncer à cette folie malencontreuse et de chercher à réparer, d’une façon quelconque, ses torts envers les citoyens. Voyant ses avances repoussées avec dédain, il s’associa, parmi ses parents, Eschyle, qui était le frère de la femme de Timophane, et, parmi ses amis, le devin que Théopompe nomme Satyros, Éphore et Timée, Orthagoras, et, au bout de quelques jours, il revint trouver son frère avec eux. Tous trois l’entourèrent en le suppliant, maintenant au moins, de changer de pensée et de conduite. Timophane commença par se moquer d’eux ; puis, comme il se laissait emporter à la colère et les traitait rudement, Timoléon s’écarta un peu de lui, et, se voilant la face, resta debout à pleurer. Les autres tirèrent leurs épées et tuèrent promptement Timophane.

V. Le bruit de cette action s’étant répandu, les principaux de Corinthe louaient la haine pour le mal et la grandeur d’âme de Timoléon, qui, malgré sa bonté et son amour des siens, avait fait passer la patrie avant sa famille, la morale et la justice avant l’intérêt, sauvant son frère quand celui-ci déployait sa valeur pour la patrie, le tuant quand il conspirait contre elle et l’asservissait. Mais ceux qui, ne pouvant vivre en démocratie, regardaient toujours du côté des souverains, affectaient sans doute alors de se réjouir de la mort du tyran, et toutefois ils injuriaient Timoléon, comme coupable d’un acte impie et abominable. Ils lui firent ainsi perdre courage. Il apprit ensuite que sa mère indignée tenait contre lui des propos terribles et l’accablait de malédictions à donner le frisson, et voulut aller la consoler. Mais elle ne daigna pas même le voir, et lui ferma sa porte. Alors, accablé de chagrin et l’esprit profondément troublé, il songea à se laisser mourir de faim. Mais comme ses amis, loin de rester indifférents à ce dessein, avaient recours à toutes les prières et à tous les moyens de pression, il décida de vivre, mais dans l’isolement. Il renonça à toute activité politique ; et, ne descendant même plus en ville, il passait son temps à se tourmenter et à errer dans les campagnes les plus désertes.

VI. Ainsi les jugements qui nous décident à accomplir certains actes, sont, à défaut de la consistance et de la fermeté que leur donnent la raison et la philosophie, facilement ébranlés et emportés par les premiers éloges ou les premiers blâmes venus, qui nous font perdre de vue nos réflexions personnelles. Car il faut non seulement, semble-t-il, que l’action soit belle et juste, mais encore que l’opinion dont elle procède soit durable et inflexible, pour que nous agissions en connaissance de cause. Autrement, nous serions dans le cas des gloutons qui, recherchant avec le plus vif appétit les aliments substantiels, s’en dégoûtent, une fois rassasiés. Il ne faut donc pas nous décourager après l’accomplissement des belles actions parce que l’enthousiasme dont elles sont issues s’attiédit par suite de notre faiblesse. Car, si le regret que l’on éprouve d’une belle action la rend honteuse à nos yeux, la préférence réfléchie que l’on donne, en connaissance de cause, à telle manière d’agir, survit même à l’insuccès. Par exemple, Phocion l’Athénien s’était opposé à la politique de Léosthène [10] . Mais après le succès apparent de ce général, le même Phocion, voyant les Athéniens célébrer la victoire par un sacrifice d’action de grâces, dit : « Je voudrais avoir agi comme lui, et conseillé comme moi ! » Avec plus d’énergie encore, Aristide de Locres, un des amis intimes de Platon à qui Denys l’Ancien demandait pour femme une de ses filles, déclara qu’il aimerait mieux la voir morte que mariée à un tyran. Denys fit alors mourir tous les enfants d’Aristide et lui demanda méchamment quelque temps après s’il était toujours du même avis sur le mariage de ses filles. Aristide répondit qu’il était affligé du résultat de ses paroles et ne les regrettait pas. Mais peut-être ces traits sont-ils d’une vertu trop grande et trop achevée.

VII. La douleur de Timoléon après le fait accompli, soit compassion pour le mort, soit déférence pour leur mère, brisa et abattit tellement son moral que, pendant près de vingt ans, il n’entreprit pas une seule action qui pût le mettre en vue et ne se mêla plus de politique. Mais le jour, rappelé plus haut, où son nom fut acclamé par le peuple, qui le choisit comme généralissime, Téléclide, que son influence et sa réputation mettaient alors à la tête du pays, se leva pour l’exhorter à se conduire en homme brave et généreux : « Car si maintenant, lui dit-il, tu sais bien combattre, nous croirons que tu as tué un tyran ; si tu combats mal, que tu as tué ton frère. » Pendant que Timoléon préparait son expédition et rassemblait des soldats, on remit aux Corinthiens des lettres qui, émanant d’Icétas, révélaient son changement d’attitude et sa trahison. Car, dès le départ de ses ambassadeurs pour la Grèce, il avait traité avec les Carthaginois, et il négociait ostensiblement avec eux pour chasser Denys de Syracuse et en devenir lui-même le tyran. Mais avant l’exécution de ce plan, il pouvait arriver de Corinthe une armée avec un général, ce qui aurait ruiné ses ambitions. Dans cette crainte, il écrivit aux Corinthiens qu’ils n’avaient nul besoin de s’imposer des fatigues et des frais pour passer en Sicile et y risquer leur vie, surtout quand les Carthaginois, hostiles à ce projet, avaient réuni de nombreux vaisseaux pour interdire à leur flotte l’accès de l’île. Il ajoutait que lui-même, devant les lenteurs de Corinthe, avait été contraint de s’assurer contre le tyran l’alliance de Carthage. Jusqu’à la lecture de cette lettre, certains Corinthiens s’étaient montrés tièdes à l’égard de cette expédition. Mais alors la colère les souleva tous contre Icétas, de façon qu’ils participèrent avec enthousiasme aux frais et aux préparatifs de l’expédition navale de Timoléon.

VIII. Les vaisseaux une fois prêts et les soldats pourvus du nécessaire, les prêtresses de Coré crurent voir en songe les déesses [11] se préparer à un départ et dire qu’elles allaient se rendre avec Timoléon en Sicile ; aussi les Corinthiens équipèrent-ils une trière sacrée, qu’ils nommèrent la trière des deux déesses. Timoléon alla lui-même à Delphes, offrir un sacrifice au dieu. Comme il allait entrer dans le temple prophétique, un signe se produisit. Parmi les ex-voto suspendus à la voûte, une bandelette se détacha. Elle était brodée de couronnes et de Victoires, et vint tomber sur la tête de Timoléon. Apollon semblait donc le couronner d’avance pour les exploits auxquels il l’envoyait. Il partit avec sept vaisseaux de Corinthe, deux de Corcyre, et le dixième fourni par les gens de Leucade [12] . Il s’embarqua de nuit, il eut un bon vent et crut voir le ciel s’entr’ouvrir au-dessus de lui pour répandre une flamme abondante et éclatante. Ensuite s’éleva un flambeau semblable à ceux des mystères, qui accompagna la flotte dans sa course pour s’enfoncer dans la mer à l’endroit précis de l’Italie où les pilotes devaient suspendre leur trajet. Les devins déclarèrent que la vision confirmait le songe des prêtresses et que les déesses s’associaient à l’expédition en faisant briller du ciel cette lumière ; car la Sicile est consacrée à Coré, puisque c’est là, d’après la légende, qu’a eu lieu son enlèvement [13] , et l’île lui a été donnée comme cadeau de noces.

IX. Voilà donc comment les messages divins encourageaient la flotte. En faisant diligence pour traverser la mer, on arriva près de l’Italie. Mais les nouvelles de Sicile causaient beaucoup d’embarras à Timoléon et de découragement à ses soldats. Icétas avait sans doute vaincu Denys en bataille rangée et occupé par surprise la plupart des quartiers de Syracuse ; il tenait le tyran lui-même assiégé dans l’Acropole et le faubourg dit l’Ile [14] , où il le cernait étroitement. Mais, par ailleurs, il engageait les Carthaginois à songer au moyen de ne pas laisser Timoléon entrer en Sicile et de repousser ses soldats : on pourrait ainsi se partager tranquillement l’île. Les Carthaginois envoyèrent donc à Reggio [15] vingt trières, à bord desquelles se trouvaient des ambassadeurs d’Icétas, qui devaient tenir à Timoléon un langage conforme à la politique-de leur maître, c’est-à-dire user de détours spécieux et de manoeuvres pour dissimuler d’odieux projets. On demandait à Timoléon de venir assister, s’il le voulait, Icétas comme conseiller et s’associer à la gloire d’un succès désormais acquis, mais de renvoyer à Corinthe vaisseaux et soldats, puisque la guerre se trouvait à peu près finie et que les Carthaginois, prêts à barrer le passage, combattraient, si on voulait le forcer. Ainsi les Corinthiens, en débarquant à Reggio, tombèrent sur cette ambassade et virent les Carthaginois en observation sur mer, à peu de distance. Mécontents de cet outrage, ils ressentaient tous de la colère contre Icétas et de la crainte pour les Siciliens, qui, visiblement, étaient l’enjeu de la lutte et le prix, pour Icétas, de sa trahison, pour les Carthaginois, de leur complicité. Il paraissait impossible de vaincre à la fois la flotte carthaginoise, mouillée sur place, qui était double de la leur, et l’armée qu’avait Icétas en Sicile, et à laquelle les troupes de Timoléon étaient venues servir d’appoint.

X. Cependant Timoléon prit contact avec les ambassadeurs d’Icétas et les généraux de Carthage. Il leur dit doucement qu’il se conformerait à leurs injonctions (de quel profit lui serait, en effet, la désobéissance ?) mais qu’il ne voulait pas s’en aller avant d’avoir entendu leurs propositions et fait les siennes à la face d’une ville grecque, leur amie commune, Reggio ; car ce détail importait à sa sécurité, et les Carthaginois persévéreraient plus fermement dans l’exécution de leurs promesses, relatives à Syracuse, si le pacte avait la garantie d’un peuple entier. Ce n’était là qu’une ruse, imaginée pour faciliter le passage de Timoléon en Sicile, et les magistrats de Reggio la secondaient, désirant tous que le gouvernement de l’île fût remis aux Corinthiens pour éviter le voisinage des Barbares [16] . Aussi réunirent-ils une assemblée. Ils avaient fermé les portes de la ville, sous prétexte d’empêcher les citoyens de s’occuper d’autre chose, et, quand ils parurent devant le peuple, ils traînèrent le débat en longueur, se donnant la parole à tour de rôle sur le même sujet sans aboutir à aucune conclusion. Ils atermoyèrent ainsi jusqu’au moment où les trières des Corinthiens eurent pris le large, et ils retinrent les Carthaginois à l’assemblée sans leur laisser rien soupçonner, puisque la présence de Timoléon faisait prévoir son intervention dans le débat. Mais quand on lui annonça secrètement que toutes les galères étaient parties, sauf la sienne, qui restait en arrière, il se perdit dans la foule des assistants, où les citoyens groupés autour de la tribune l’aidèrent à se dissimuler. Il descendit vers la mer, s’embarqua et partit promptement. Il débarqua, suivi de son armée, à Tauroménion [17] , accueilli avec enthousiasme par Andromaque, maître et souverain de cette ville, qui l’appelait depuis longtemps. C’était le père de l’historien Timée, et de beaucoup le plus puissant des chefs d’État de la Sicile d’alors. Il gouvernait ses concitoyens avec régularité et justice et l’on put toujours constater son opposition aux tyrans et sa haine pour eux. Il alla jusqu’à donner sa ville à Timoléon comme base d’opérations, et il décida ses concitoyens à faire cause commune avec les Corinthiens pour libérer la Sicile.

XI. Quant aux Carthaginois de Reggio, ils prirent mal le départ de Timoléon, suivi du renvoi de l’assemblée. Leur déconvenue prêta aux plaisanteries des gens de Reggio, qui affectaient de s’étonner qu’une ruse réussie ne plût pas à des Phéniciens [18] . Pour en revenir à leur attitude d’alors, ils envoyèrent à Tauroménion, à bord d’une trière, un ambassadeur, qui, dans un long entretien avec Andromaque, lui adressa des menaces déplacées et barbares pour le cas où il ne chasserait pas au plus tôt les Corinthiens. Il finit par montrer la paume de sa main et la retourner en déclarant qu’il aplatirait de même la ville. Andromaque n’en fit que rire, et, sans autre réponse, il allongea la main, comme avait fait le Carthaginois, et la retourna en l’engageant à partir au plus vite, s’il ne voulait pas que son navire fût renversé de la sorte. Quant à Icétas, en apprenant le passage de Timoléon en Sicile, il prit peur et fit venir beaucoup de trières carthaginoises. Ainsi les Syracusains ne pouvaient que désespérer tout à fait de leur salut, en voyant les Carthaginois maîtres de leur port, la ville entre les mains d’ Icétas, la citadelle au pouvoir de Denys, et Timoléon accroché à la Sicile par le mince fil d’une bourgade comme Tauroménion. Faible espérance et médiocre force ! Car il n’avait que mille soldats, et tout juste de quoi les nourrir. Les autres villes n’avaient pas non plus confiance. Accablées de maux, elles étaient aigries d’avance contre tous les généraux, déconsidérés par la fourberie de Callippe et de Pharax. L’un était d’Athènes, et l’autre de Lacédémone ; mais tous deux, en dépit de leur prétention de venir affranchir la Sicile et renverser le pouvoir personnel, firent passer pour un âge d’or, par comparaison, les jours néfastes de la tyrannie, et juger les citoyens morts dans l’esclavage plus heureux que les témoins de l’indépendance reconquise.

XII. Sans doute les Corinthiens ne vaudraient-ils pas mieux : ils étaient venus armés des mêmes expédients, propos ingénieux et engageants, belles espérances et promesses courtoises, qui ne tendaient qu’à faire mieux accueillir un changement de maître. Les cités regardaient donc comme suspectes les avances des Corinthiens, qu’elles repoussèrent, à l’exception d’Adrane [19] . Cette ville était petite, il est vrai, mais consacrée à Adranos, un dieu extrêmement honoré dans toute la Sicile. Ses citoyens étaient en désaccord, les uns tâchant d’introduire chez eux Icétas et les Carthaginois, les autres envoyant des députés à Timoléon. Je ne sais par quel hasard il se fit qu’Icétas et Timoléon, se hâtant l’un et l’autre de toutes leurs forces, arrivèrent en même temps. Mais Icétas était venu à la tête de cinq mille soldats, et Timoléon n’en avait pas plus de douze cents, qu’il amenait de Tauroménion, à trois cent quarante stades [20] d’Adrane. Le premier jour, Timoléon ne fit pas beaucoup de chemin et campa ensuite ; mais le lendemain, marchant sans désemparer par des chemins diffciles, il apprit, comme le jour était déjà sur son déclin, qu’Icétas, nouvellement arrivé devant la bourgade, établissait son camp en face d’elle. A cette nouvelle, les chefs d’unités et de corps firent arrêter la marche des premiers rangs, dans la pensée que, si les soldats avaient bien mangé et s’étaient repris, ils auraient plus d’ardeur au combat. Mais Timoléon, qui survint alors, les pria de ne pas faire de pause. Il fallait, au contraire, mener les hommes à toute vitesse et en venir aux mains avec les ennemis, qui seraient débandés comme il est naturel quand on vient de cesser une marche et que l’on s’occupe à monter les tentes et à préparer le dîner. Tout en parlant de la sorte, il prenait son bouclier, et il marchait le premier, comme à une victoire assurée. Les hommes suivaient pleins de courage, n’étant encore qu’à moins de trente stades [21] de l’ennemi. Quand ils furent sur lui, ils le surprirent en désordre et en train de prendre la fuite dès qu’il s’était aperçu de leur approche. Aussi l’on ne tua guère plus de trois cents hommes ; mais on en prit vivants deux fois autant, et l’on s’empara du camp. Les Adranites ouvrirent leurs portes et se rallièrent à Timoléon, auquel ils annoncèrent avec une terreur mêlée d’admiration, qu’au début du combat les saintes portes s’étaient ouvertes d’elles-mêmes et qu’on avait vu s’agiter le fer de la lance du dieu, et sa figure ruisseler de sueur.

XIII. Ces présages n’annonçaient pas seulement, à ce qu’il semble, la victoire d’alors, mais encore les exploits qui devaient la suivre, et dont ce combat fut l’heureux début. En effet, certaines cités envoyèrent aussitôt des ambassadeurs pour s’entendre avec Timoléon ; et Mamercos, tyran de Catane, homme belliqueux et influent par sa richesse, fit alliance avec lui. Le plus important, c’est que Denys lui-même, renonçant désormais à ses espérances et sur le point d’être pris, méprisa Icétas, honteusement vaincu, et, dans son admiration pour Timoléon, envoya un message à ce grand homme et aux Corinthiens, pour offrir de se livrer avec la citadelle. Acceptant cette chance inespérée, Timoléon expédia Euclide et Télémaque, citoyens de Corinthe, à la citadelle avec quatre cents soldats, qui ne s’y introduisirent pas tous ensemble, ni ostensiblement ; car c’était impossible en présence de la flotte ennemie [22] mouillée là, mais en secret et par petits groupes. Les soldats occupèrent donc l’Acropole et le palais du tyran, qui contenaient ses provisions et son matériel de guerre. Il y avait, en effet, à l’intérieur, des chevaux en grand nombre, toutes sortes de machines et une quantité de traits ; de plus, soixante-dix mille armures accumulées de longue date ; enfin Denys avait à lui deux mille soldats, qu’il livra, comme le reste, à Timoléon. Lui-même ne prit que de l’argent et quelques-uns de ses amis ; puis il s’embarqua à l’insu d’Icétas. Arrivé au camp de Timoléon, il s’y montra, pour la première fois, simple particulier et humilié. Il fut envoyé à Corinthe avec un seul vaisseau et peu d’argent. Il était né et avait été élevé à la cour la plus brillante et au centre de la monarchie la plus grande de toutes. Il y garda le pouvoir pendant deux périodes, l’une de dix ans, l’autre, postérieure à l’interrègne provoqué par Dion, de douze ans. Il avait alors été traversé par les combats et les guerres ; et le mal qu’il fit comme tyran reste en arrière de ce qu’il souffrit par la suite. Il vit en effet la mort de ses fils adultes, le viol de ses filles vierges ; il vit sa soeur, qui était aussi sa femme, outragée dans sa personne et condamnée par l’ennemi à devenir le jouet des pires débauchés, il la vit enfin mourir de mort violente avec ses enfants, jetée à la mer. Mais ces détails sont exactement rapportés dans mon livre sur Dion.

XIV. Denys étant arrivé par mer à Corinthe, il n’y avait aucun des Grecs qui ne désirât le voir et lui parler. Mais les uns, se réjouissant de ses malheurs à cause de leur haine pour lui, allaient le trouver avec joie pour fouler aux pieds le rebut de la Fortune ; les autres, changeant de sentiments devant ce changement de destinée, partageaient sa peine, et, dans cette nouvelle preuve de la faiblesse de notre condition humaine, reconnaissaient l’action puissante et cachée d’une cause divine. Car ce siècle-là n’eut à montrer aucune oeuvre de la nature ou de l’art aussi grande que cette oeuvre de la Fortune : l’homme qui, peu de temps avant, était le maître de la Sicile, passant son temps à Corinthe sur le marché aux poissons, assis dans une parfumerie, buvant du vin trempé dans les débits, faisant publiquement assaut de railleries avec des petites femmes qui trafiquaient de leur beauté, donnant des leçons de musique vocale aux chanteuses et discutant avec elles sur la musique exécutée dans les théâtres et l’harmonie du rythme. Tout cela, suivant les uns, Denys le faisait sans dessein préconçu, parce qu’il s’ennuyait et qu’il était naturellement mou et débauché. Les autres croyaient qu’il jouait ce jeu pour se faire mépriser au lieu de se faire craindre et de laisser soupçonner aux Corinthiens qu’atterré par ce changement d’existence il aspirait à reconquérir le pouvoir. Il aurait donc affecté, contre son naturel, une grande sottise dans sa conduite.

XV. Cependant, on rapporte aussi de lui des propos qui semblent montrer qu’il s’accommodait assez noblement de la situation. Par exemple, ayant fait un voyage à Leucade, colonie de Corinthe comme Syracuse, il dit qu’il était dans l’état d’esprit des tout jeunes gens qui se trouvent en faute : ils passent gaiement le temps avec leurs frères, mais fuient leurs pères, qui les intimident : « Et moi aussi, conclut-il, j’ai peur de la métropole, et j’aimerais à vivre ici avec vous ! » Un étranger, à Corinthe, le plaisantait assez grossièrement sur les entretiens qu’il se plaisait, étant tyran, à avoir avec les philosophes, et lui demandait à la fin quel profit il avait tiré de la sagesse de Platon. « Ne te semble-t-il pas, répondit-il, que Platon m’a aidé à supporter ce changement de fortune comme je fais ? » Le musicien Aristoxène [23] et quelques autres voulaient savoir comment était venue sa brouille avec Platon et ses griefs contre le philosophe. Il répondit : « Entre tous les maux que comporte l’état de tyran (et ils sont nombreux !) le pire est l’impossibilité de trouver un seul de vos soi-disant amis pour vous parler avec franchise. C’est ainsi que mes faux amis m’ont privé de l’amitié de Platon. » Une espèce de plaisantin, pour se moquer de Denys, secouait ses habits en entrant chez lui, comme on fait chez un tyran [24] . Il lui rendit sa plaisanterie en l’invitant à faire de même à la sortie, pour montrer qu’il n’emportait rien. Philippe de Macédoine [25] , après boire, faisait une allusion ironique aux odes et aux tragédies que Denys l’Ancien avait laissées, et feignait de se demander où il trouvait le temps de faire tout cela. Denys le Jeune eut cette réplique assez jolie : « Il y passait le temps que toi, moi, et les autres soi-disant heureux nous passions à vider les grandes coupes [26] . » Platon ne put voir Denys à Corinthe : le philosophe était déjà mort [27] . Mais Diogène de Sinope [28] lui dit, à leur première rencontre : « Comme tu mérites peu cette existence, Denys ! » L’autre s’arrêta et répondit : « Que tu es bon, Diogène, de compatir à mon malheur ! » — Eh quoi ! reprit Diogène, tu crois que je partage ta douleur ! Je m’indigne, au contraire, qu’un esclave comme toi, fait pour vieillir dans les palais, comme ton père, et pour y mourir, passe ici son temps à plaisanter et à faire la débauche avec nous ! » Quand je passe de ces propos aux lamentations de Philiste sur le sort des filles de Leptine [29] , tombées de l’opulence de la tyrannie à une humble situation, je crois entendre les plaintes d’une femme qui regrette les vases de parfum, la pourpre et l’or. Ces détails ne paraîtront pas, je crois, étrangers au but de mes Vies pour des auditeurs qui ne seraient ni pressés, ni dépourvus de loisirs.

XVI. Si l’infortune de Denys fut visiblement extraordinaire, on n’eut pas moins d’étonnement du succès de Timoléon. Après son débarquement en Sicile, cinquante jours lui avaient suffi pour occuper la citadelle de Syracuse et renvoyer Denys dans le Péloponnèse. Encouragés par ce début, les Corinthiens lui expédièrent deux mille hoplites et deux cents cavaliers. Ces hommes abordèrent à Thuries. Mais, voyant qu’on ne pouvait, de là, passer en Sicile, puisque les Carthaginois, avec une flotte nombreuse, tenaient la mer, et contraints de se tenir tranquilles sur place en attendant une occasion de départ, ils consacrèrent leurs loisirs à la plus belle des besognes. Les Thuriens avaient à faire une expédition contre les Bruttiens. Pendant ce temps, les Corinthiens prirent la ville en charge et la gardèrent avec autant de loyauté et de bonne foi que si c’eût été leur patrie. Quant à Icétas, il assiégeait la citadelle de Syracuse et empêchait de faire passer du blé par mer aux Corinthiens. De plus, ayant suborné deux mercenaires pour assassiner Timoléon, il les envoya dans la ville d’Adrane, où ce général, qui, par ailleurs, n’avait pas de garde du corps spéciale, passait alors son temps dans le culte du dieu ; la détente était complète, et on ne songeait nullement à se défier. Les sicaires, apprenant par hasard qu’il allait sacrifier, se rendirent au temple avec des poignards cachés sous leurs vêtements ; et, se mêlant à la foule qui entourait l’autel, ils se rapprochaient peu à peu de .lui. Ils s’encourageaient l’un l’autre, et ils allaient se mettre à l’oeuvre quand un inconnu frappa l’un d’eux d’un coup d’épée à la tête. Le blessé tombé, son assaillant ne resta pas plus sur place que le compagnon de sa victime. Le premier s’enfuit, comme il était, avec son épée, vers un rocher élevé, qu’il gravit. L’autre, s’attachant à l’autel, demandait à Timoléon l’impunité en promettant de tout révéler. Assuré du pardon, il se dénonça lui-même, ainsi que son camarade, à présent mort, et il avoua l’assassinat projeté. Là-dessus, d’autres firent descendre celui qui était sur le rocher. Le malheureux proclamait son innocence : il avait tué, en toute justice, pour venger la mort de son père, assassiné autrefois à Léontion par la victime d’aujourd’hui. Il invoqua le témoignage de quelques-uns des assistants, qui admiraient en même temps l’ingéniosité de la destinée. Elle met en branle des événements au moyen d’autres événements, rassemble tout de loin, combine et se sert de ce qui, en apparence, n’offre que de très grandes différences, sans rien de commun, pour faire de certains résultats les principes d’autres faits. En conséquence, les Corinthiens décernèrent à cet homme une gratification de dix mines [30] parce qu’il avait mis son juste ressentiment au service du génie protecteur de Timoléon ; le destin voulait qu’au lieu de satisfaire sur le champ sa rancune personnelle, il la réservât pour le salut de ce grand homme. Cette heureuse circonstance éveilla bien des espoirs ; et, considérant Timoléon comme un être sacré, venu, avec l’aide des dieux, pour venger la Sicile, les Siciliens voulurent l’honorer et le garder.

XVII. Après l’échec de cet attentat, Icétas, voyant beaucoup de monde se rallier à Timoléon, se reprocha, quand il avait à sa disposition une force aussi considérable que celle des Carthaginois, de s’en servir timidement, par petits paquets, et d’introduire les renforts alliés furtivement et à la dérobée. Il manda donc à Magon, généralissime des Carthaginois, d’arriver avec toute sa flotte. Magon prit la mer. Il disposait d’une force formidable : cent cinquante vaisseaux, avec lesquels il surprit le port. Il débarqua soixante mille hommes de pied dans la ville de Syracuse, et il y établit son camp, en sorte que, de l’avis général, l’invasion de la barbarie annoncée depuis longtemps et attendue, était venue pour la Sicile. Car jamais encore il n’était arrivé aux Carthaginois, qui avaient fait auparavant mille guerres en Sicile, de prendre Syracuse. Cette fois, au contraire, accueillis par Icétas, qui leur livrait la ville, ils en faisaient, aux yeux de tous, un campement de Barbares. Les Corinthiens, toujours maîtres de la citadelle, arrivaient à se tirer d’affaire, mais dans des conditions dangereuses et pénibles. Car, n’ayant plus la nourriture suffisante, interceptée par suite de la fermeture des ports, ils se dépensaient toujours, par ailleurs, en luttes et en combats, autour des remparts, se partageant pour faire face à toutes les variétés et à toutes les formes de siège.

XVIII. Cependant Timoléon les secourait en leur envoyant des vivres de Catane par de petits bateaux de pêche et des barques légères, qui, surtout par gros temps, se glissaient entre les trières barbares, à la faveur du tourbillon et de l’agitation qui tenaient celles-ci écartées. Magon et Icétas le constatèrent. Ils résolurent donc de prendre Catane, d’où venait le ravitaillement aux assiégés, et, avec les meilleurs éléments de leurs forces, ils quittèrent Syracuse. Mais Néon de Corinthe (c’était lui le chef des assiégés), voyait, du haut de la citadelle, les troupes ennemies, laissées en arrière, monter leur garde avec négligence et nonchalamment. Il tomba soudain sur elles, profitant d’un moment où les hommes étaient dispersés. Il tua les uns, défit les autres, et, victorieux, il occupa le quartier de l’Achradine, le secteur qui paraissait le plus fort et le plus solide de la ville de Syracuse, laquelle se compose, pour ainsi dire, d’un assemblage de plusieurs villes [31] . Comme il y trouva en abondance des vivres et de l’argent, il ne lâcha pas cette position. Au lieu de se retirer dans la citadelle, il fortifia le périmètre de l’Achradine, et, tenant lié ce quartier à l’Acropole par les remparts qu’il avait élevés, il le gardait. Magon et Icétas approchaient déjà de Catane quand un cavalier, venu de Syracuse, tomba sur eux pour leur annoncer la prise de l’Achradine. Tout bouleversés, ils battirent en retraite en toute hâte, sans avoir pris la ville contre laquelle ils s’étaient ébranlés ni gardé celle qu’ils possédaient.

XIX. Ces événements laissent quelque doute sur la part qu’y eurent, soit la prévoyance et la vertu, soit la fortune ; mais ce qui suit paraît absolument amené par un heureux hasard. Les soldats de l’armée corinthienne qui séjournaient à Thuries avaient à redouter les trières carthaginoises, qui les épiaient sous la conduite d’Hannon, et, de plus, la mer était, pour plusieurs jours, mise en furie par le vent. Ils firent donc mouvement par voie de terre à travers le Bruttium ; et, agissant sur les Barbares moitié par persuasion, moitié par contrainte, ils descendirent sur Reggio, quand la mer était encore soulevée par une tempête violente. Mais l’amiral de la flotte carthaginoise ne s’attendait plus à l’arrivée des Corinthiens, qui devaient, à ses yeux, se morfondre sur place en pure perte. Il se persuada qu’il avait imaginé, pour tromper l’ennemi, un habile expédient. Il fit ceindre des couronnes à ses matelots et para ses trières de boucliers grecs et phéniciens [32] . Dans cet équipage, il fit voile vers Syracuse. En passant devant la citadelle, il accéléra le mouvement ; et, parmi les applaudissements et les rires de ses hommes, il criait : « Les Corinthiens sont vaincus et soumis. Je les ai pris en mer, pendant qu’ils cherchaient à forcer le passage ! » Il pensait ainsi décourager les assiégés. Mais comme il débitait ces sornettes et ces impostures, les Corinthiens, descendus du Bruttium sur Reggio, ne trouvèrent personne aux aguets. Ils constatèrent aussi que le vent, tombé contre toute attente, laissait le détroit parfaitement uni à la surface et tranquille. Ils sautèrent donc dans les barques et les bateaux de pêche disponibles, les mirent en marche, et passèrent en Sicile si sûrement et par une mer si calme qu’ils pouvaient remorquer par la bride des chevaux qui nageaient le long des embarcations.

XX. Quand tout le monde eut traversé, Timoléon, aussitôt après avoir accueilli ces renforts, occupa Messine ; il rangea ensuite ses troupes en bataille, et marcha sur Syracuse, se fiant plus à sa chance et à son bonheur qu’à ses forces militaires ; car il n’avait pas avec lui plus de quatre mille hommes. Comme on annonçait son arrivée à Magon, celui-ci, troublé et effrayé, conçut encore plus de soupçons pour le motif suivant. Les bas-fonds qui entourent la ville contiennent beaucoup d’eau potable, en provenance tant des sources que des étangs et des rivières qui se déversent dans la mer. Ces eaux nourrissent une foule d’anguilles, qui procurent toujours à qui le veut l’occasion d’une pêche abondante. Ces poissons, les mercenaires des deux partis, pendant les repos et les suspensions d’armes, les pourchassaient ensemble. Comme ils étaient Grecs et n’avaient aucun motif d’animosité personnelle entre eux, ils risquaient vaillamment leur vie, dans les combats, mais, pendant les trêves, ils se fréquentaient et causaient ensemble. Ce jour-là, comme ils se livraient à l’occupation commune de la pêche, ils admiraient d’un commun accord la beauté de la mer et l’heureuse disposition des lieux. Alors l’un de ceux qui combattaient dans l’armée de Corinthe dit : « Et pourtant, une ville grande comme celle-là et pourvue de si grands avantages, vous, qui êtes Grecs, désirez l’asservir à la barbarie, en rapprochant de nous les pires et les plus sanguinaires des ennemis, les Carthaginois, contre qui il faudrait souhaiter que la Grèce eût plusieurs Siciles pour remparts. Ou bien croyez-vous que ces gens-là ont réuni une armée et sont venus ici des colonnes d’Hercule et de l’Atlantique, risquer leur vie pour le triomphe d’Icétas ? Si ce personnage avait le bon sens d’un chef, il n’exilerait pas les pères de sa patrie et n’y introduirait pas les ennemis ; il obtiendrait même les honneurs et la puissance qui lui reviennent, en les demandant à Timoléon et aux Corinthiens. » Ces propos furent répandus par les mercenaires dans le camp, et firent soupçonner à Magon qu’il était trahi ; d’ailleurs, il cherchait depuis longtemps un moyen de s’esquiver. Icétas eut beau le supplier de rester, en lui remontrant combien ils étaient supérieurs aux ennemis, Magon, persuadé que leur infériorité sur Timoléon en courage et en bonheur contrebalançait largement l’avantage du nombre, leva l’ancre aussitôt et fit voile pour l’Afrique, laissant honteusement la Sicile échapper de ses mains, sans obéir à aucune logique humaine [33] .

XXI. Le lendemain Timoléon était là, ses dispositions prises pour le combat. Mais, en apprenant la fuite des ennemis et en voyant les ports vides, il vint à l’esprit des soldats de rire de la lâcheté de Magon ; et, en se promenant dans la ville, ils promettaient une prime à qui indiquerait le chemin qu’avais prit la flotte carthaginoise pour leur échapper. Cependant Icétas voulait toujours combattre, et, loin de renoncer à la possession de Syracuse, il s’obstinait à rester sur ses positions, qui étaient fortes et difficiles à emporter. Timoléon partagea donc son armée en plusieurs corps. Il prit le commandement du secteur le plus dangereux, celui de l’Anapos, et fit donner l’assaut à l’Achradine par des troupes dont le chef était Isias de Corinthe [34] . Le troisième détachement fut conduit contre les Épipoles [35] par Dinarque et Démarète, qui avaient amené les derniers renforts de Corinthe. L’attaque fut lancée de tous les côtés à la fois ; les soldats d’Icétas furent défaits et prirent la fuite. Ces résultats, la prise de la ville par les hauteurs et sa prompte réduction après l’expulsion des ennemis, il est juste de les attribuer à la vaillance des combattants et à l’habileté du général. Mais que personne, parmi les Corinthiens, n’ait été tué, ni même blessé, la bonne chance de Timoléon fit bien voir là son propre ouvrage ; elle rivalisait en quelque sorte avec le courage de ce grand homme pour faire admirer aux gens renseignés son bonheur plutôt que son mérite. Car le bruit de son succès n’envahit pas seulement tout de suite la Sicile entière et l’Italie ; en peu de jours la Grèce retentit de la grandeur de cette victoire ; et la ville de Corinthe, doutant encore si le corps expéditionnaire était arrivé, apprit en même temps que ses hommes étaient sains et saufs et victorieux. Si complète fut la réussite des exploits de Timoléon ! Si foudroyante, la rapidité qui rehaussa la beauté de ses actions !

XXII. Maître de la citadelle, Timoléon ne tomba point dans l’erreur de Dion ; il se garda d’épargner ce bâtiment à cause de sa beauté et de sa richesse. Mais de plus, se défiant du soupçon qui avait d’abord fait diffamer, et ensuite perdu Dion, il invita officiellement quiconque des Syracusains le voudrait à se présenter avec un outil de fer et à se mettre à démolir les remparts de la tyrannie. Tous les citoyens gravirent la colline ; car ils voyaient dans cette proclamation une journée historique et le fondement le plus solide de la liberté. Aussi démolirent-ils de fond en comble, non seulement la citadelle, mais encore les palais et les tombeaux des tyrans. Timoléon fit aussitôt niveler le sol, où il bâtit des tribunaux, pour faire plaisir aux citoyens et mettre la démocratie au-dessus de la tyrannie. Mais, si la ville était prise, elle manquait d’habitants : les uns avaient péri dans les guerres et les révolutions ; les autres se trouvaient en exil, du fait de la tyrannie. L’agora de Syracuse, par suite de la dépopulation, était recouverte d’une herbe si drue et si profonde que les chevaux y broutaient, et que leurs cochers pouvaient s’étendre sur le gazon. Les autres villes, sauf un tout petit nombre, étaient pleines de cerfs et de sangliers. Souvent les gens qui étaient de loisir chassaient dans les faubourgs et autour des remparts. Enfin aucun de ceux qui habitaient les châteaux et les forteresses ne répondait aux appels de l’autorité. Ils ne descendaient même pas en ville, étant tous pénétrés d’horreur et de haine pour l’agora, la politique et la tribune, dont étaient sortis la plupart de leurs tyrans. Timoléon et les Syracusains décidèrent donc d’écrire aux Corinthiens d’envoyer des colons de Grèce à Syracuse. Car le pays allait être désert, et l’on s’attendait à une grande guerre, venant d’Afrique. On savait, en effet, que Magon s’était tué, que les Carthaginois, irrités de la façon dont il avait conduit son expédition, venaient de mettre son corps en croix, et qu’ils rassemblaient de grandes forces pour passer en Sicile au printemps.

XXIII. En apportant la lettre de Timoléon, les ambassadeurs de Syracuse demandèrent pour leur cité l’appui des Corinthiens, qu’ils prièrent d’être une seconde fois ses fondateurs. Les Corinthiens ne saisirent pas cette occasion de s’agrandir et de se soumettre Syracuse. Seulement ils commencèrent par faire proclamer, par des hérauts, dans les jeux sacrés et les plus grandes fêtes de la Grèce, que les Corinthiens, ayant renversé la tyrannie de Syracuse et chassé le tyran, appelaient les Syracusains et tous les autres Siciliens qui le voudraient à venir habiter cette ville, libres et indépendants, en se partageant la terre dans des conditions équitables et justes. Ils envoyèrent ensuite des messagers en Asie et dans les îles où ils apprenaient que le plus grand nombre des exilés se trouvaient dispersés ; ils les invitaient tous à se rendre à Corinthe où l’État leur fournirait à ses frais une escorte de sûreté, des vaisseaux et des généraux pour les ramener à Syracuse. L’annonce de ces dispositions valut à Corinthe les plus justes et les plus beaux éloges : elle affranchissait les Syracusains de leurs tyrans, les sauvait des Barbares et les ramenait dans leur pays ! Mais les exilés réunis à Corinthe, n’étant pas en nombre suffisant, demandèrent à Corinthe et au reste de la Grèce de leur fournir des compagnons. Quand ils furent dix mille au moins, ils partirent pour Syracuse. Déjà beaucoup d’Italiotes [36] et de Siciliens étaient venus trouver Timoléon, et le nombre total des colons atteignait, d’après Athanis [37] , soixante mille. Timoléon leur distribua les terres gratuitement, mais il vendit les maisons, dont il retira mille talents [38] . Il laissa aux anciens Syracusains la faculté de racheter les leurs ; et parvint, par ce moyen, à donner de l’aisance au peuple. La misère était, en effet, si grande, surtout par rapport aux dépenses de la guerre future, que l’on vendit même les statues. Chacune d’elles subit un procès et fut l’objet d’une accusation, comme si elle avait eu des comptes à rendre. Les Syracusains, dit-on, conservèrent la statue de l’ancien tyran Gélon [39] quand toutes les autres étaient condamnées ; car ils admiraient et honoraient ce Prince à cause de sa victoire à Himère sur les Carthaginois.

XXIV. La ville reprenait donc le souffle et se repeuplait, puisque, de tous côtés, les habitants affluaient. Timoléon voulut alors affranchir les autres cités et extirper absolument la tyrannie de Sicile. Il fit donc une expédition contre les pays où elle subsistait, et contraignit Icétas de rompre avec les Carthaginois, puis de s’engager à démolir ses citadelles et à vivre en simple particulier à Léontion. Leptine, le tyran d’Apollonie [40] et de quelques autres bourgades, se voyant en danger d’être pris de vive force, s’était rendu. Timoléon lui laissa la vie et l’envoya à Corinthe, jugeant beau que les Grecs pussent voir, dans la métropole, les tyrans de Sicile réduits à la modeste condition d’exilés. Il voulait, d’autre part, que les mercenaires vécussent sur l’ennemi, sans se croiser les bras. Aussi, pendant qu’il revenait lui-même à Syracuse pour travailler à la nouvelle Constitution et en régler au mieux les dispositions capitales, d’accord avec les législateurs venus de Corinthe, Céphale et Denys, envoya-t-il les hommes de Dinarque et de Démarète en terre carthaginoise [41] . Ils prirent beaucoup de places aux Barbares, et, tout en vivant eux-mêmes dans l’abondance, il ménageaient, sur le butin, des ressources pour la guerre.

XXV. Sur ces entrefaites les Carthaginois firent une expédition contre Lilybée [42] . Ils menaient soixante-dix mille hommes de troupe, deux cents trières, et mille bateaux qui transportaient des machines, des quadriges, des vivres et du matériel en abondance. Ils ne voulaient plus se contenter d’actions de détail ; ils entendaient chasser les Grecs en même temps de toute la Sicile. Car leurs forces étaient suffisantes pour soumettre tous les Siciliens, quand même ceux-ci n’auraient pas été affaiblis et perdus par leurs dissensions. En apprenant que leurs possessions étaient ravagées, ils furent pris de colère et marchèrent aussitôt contre les Corinthiens, sous la conduite d’Hasdrubal et d’Hamilcar [43] . La nouvelle en parvint promptement à Syracuse, où les citoyens, instruits de la grandeur des forces ennemies, furent tellement terrifiés qu’à peine y en eut-il trois mille, sur tant de dizaines de milliers, pour prendre les armes et oser se joindre à Timoléon. Les mercenaires étaient au nombre de quatre mille ; encore sur ce chiffre y en eut-il mille qui prirent peur en route et se retirèrent. Ils pensaient que Timoléon n’était pas dans son bon sens et se montrait bien fou pour son âge, en marchant contre soixante-dix mille ennemis avec cinq mille fantassins et mille cavaliers, qu’il menait, du reste, à huit jours de marche de Syracuse, à un endroit qui n’offrait ni retraite aux fugitifs, ni sépulture aux morts. Les déserteurs, Timoléon considérait comme un avantage qu’ils se fussent trahis avant le combat. Les autres, il les réconforta et les mena à toute vitesse sur les bords du fleuve Crimèse [44] , où il avait entendu dire que les Carthaginois se rassemblaient aussi.

XXVI. En montant sur une colline du haut de laquelle on devait observer le camp et l’armée ennemis, on rencontra des mulets qui portaient du persil. L’idée vint aux soldats que le présage était mauvais, parce que nous avons coutume de couronner de persil, par piété, les tombeaux des morts ; et de cette habitude est né le dicton que celui qui est dangereusement malade a besoin de persil. Voulant donc les délivrer de cette crainte superstitieuse et les tirer de leur découragement, Timoléon fit faire halte ; et, entre autres propos conformes à la circonstance, il leur dit qu’avant la victoire la couronne leur était déjà tombée entre les mains d’elle-même, et celle-là justement dont les Corinthiens honoraient les vainqueurs aux Jeux Isthmiques, regardant cette tradition comme sacrée. En effet, à ce moment, aux Jeux Isthmiques comme maintenant encore aux Jeux Néméens, la couronne était de persil ; et il n’y a pas longtemps qu’elle est de pin. Ayant donc harangué ses soldats de la sorte, Timoléon prit du persil et s’en couronna le premier. Après lui, ses officiers et la troupe en firent autant. De plus les devins, voyant arriver deux aigles, dont l’un portait dans ses serres un serpent transpercé, et l’autre s’envolait en poussant de grands cris d’enthousiasme, les montrèrent aux soldats, qui se mirent tous à prier et à invoquer les dieux.

XXVII. On était alors au début de l’été, et à la fin du mois de Thargélion, vers le solstice [45] . La vapeur dense que le fleuve émettait couvrit d’abord la plaine de ténèbres, et l’on ne pouvait rien voir des ennemis. Seulement une clameur indécise et confuse s’élevait vers la colline, signe naturel du déplacement d’une si grande armée, venant de loin. Mais au moment où, montés sur la hauteur, les Corinthiens s’arrêtaient et déposaient leurs boucliers pour se détendre, le soleil se tourna et fit élever la vapeur. L’air souillé, se condensant et se rassemblant vers le haut, couvrit le sommet de nuages, tandis qu’aux pieds des Corinthiens la plaine s’éclaircissait. On découvrit alors le Crimèse, et l’on vit les ennemis en train de le passer. En premier lieu, venaient leurs quadriges, formidablement équipés pour le combat, et, derrière, dix mille fantassins à boucliers blancs. On devinait que c’étaient des Carthaginois à l’éclat de leur équipement, à la lenteur et à l’ordre de leur marche. Les soldats d’autre provenance affluaient ensuite, opérant le passage en tumulte et en cohue. Timoléon vit que le fleuve lui permettait de détacher de la masse des ennemis le nombre exact contre lequel il voulait combattre. Il dit donc à ses soldats de regarder le gros des troupes ennemies coupé en deux par le Crimèse, puisqu’une partie avait déjà traversé et que l’autre s’y disposait. Il ordonna ensuite à Démarète de prendre ses cavaliers, de charger les Carthaginois et de jeter ainsi le désordre dans leur formation encore inachevée. Lui-même, descendu dans la plaine, plaça les Siciliens à chaque aile, en leur adjoignant, des deux côtés, un petit nombre de mercenaires. Au centre, autour de lui, il prit les Syracusains, avec les meilleurs éléments des mercenaires. Il s’arrêta ensuite un moment à regarder ce que faisait sa cavalerie. Il la vit incapable, à cause des chars qui venaient en avant des lignes ennemies, d’attaquer les Carthaginois, et forcée, pour n’être pas disloquée, de faire continuellement volte-face et de tenter de nouvelles incursions après de nouveaux reculs. Il prit alors son bouclier et cria aux fantassins de le suivre et de prendre courage. Il paraissait avoir une voix surhumaine et plus forte que d’ordinaire, soit que l’exaltation du combat et le transport où il était l’eussent enflée, soit qu’une divinité, comme la plupart le crurent alors, eût parlé en même temps que lui. Ses hommes poussèrent aussitôt leur cri de guerre et le sommèrent de les mener au combat sans différer. Lui, fit signe aux cavaliers d’attaquer hors des lignes, au-delà du front des chars, et— d’engager la bataille sur les ailes. Il concentra son avant-garde, bouclier contre bouclier, fit sonner la trompette et donna l’assaut aux Carthaginois.

XXVIII. Ceux-ci soutinrent vaillamment le premier choc. Protégés par des cuirasses de fer et des casques de bronze, abrités derrière de grands boucliers, ils repoussèrent le choc des javelots. Mais quand on en arriva au combat à l’épée, affaire d’habileté non moins que de force, il vint soudain des montagnes un fracas de tonnerre effrayant, et des éclairs enflammés. Ensuite le brouillard qui couvrait les sommets des collines s’épandit sur le champ de bataille, mêlé de pluie, de vent et de grêle. Il se déversait sur les Grecs par derrière et de dos, mais l’ouragan frappait les Barbares de face et les éblouissait, cependant que les nuages laissaient tomber un tourbillon de pluie et des flammes continuelles. Parmi ces phénomènes, nombreux étaient ceux qui les incommodaient, surtout les novices ; mais ce qui paraît avoir fait le plus de mal, ce fut le tonnerre, avec le bruit des armes sur lesquelles ricochaient la pluie impétueuse et la grêle ; car tant de fracas empêchait d’entendre les ordres des officiers. De plus, comme l’armement des Carthaginois ne facilitait pas leurs mouvements (car, je l’ai dit, ils étaient pesamment armés), la boue ralentissait leur marche, et les plis de leurs tuniques, se remplissant d’eau, les alourdissaient et leur rendaient la lutte difficile. Ils étaient de ce fait, exposés aux coups des Grecs, et, s’ils tombaient, n’arrivaient pas à se tirer de la boue avec leurs armes. Car le Crimèse, traversé par tant de monde, s’enfla, quand il était déjà grossi par les pluies, et déborda dans la plaine avoisinante, coupée de beaucoup de cavités et de gouffres ; aussi se remplit-elle de ruisseaux, qui ne coulaient pas dans le lit du fleuve. Les Carthaginois, roulant de-ci de-là, avaient peine à se dégager. A la fin, comme ils étaient pressés par la tempête et que les Grecs avaient défait leur première ligne, composée de quatre cents hommes, le gros des troupes s’enfuit. Beaucoup d’entre eux, surpris dans la plaine, y furent tués ; beaucoup aussi, se heurtant dans le fleuve à ceux qui le traversaient en sens inverse, furent emportés à la dérive et disparurent. Le plus grand nombre enfin cherchaient à gagner les hauteurs ; mais l’infanterie légère leur courut sus et les tua. En tout cas on dit que, sur dix mille ennemis morts, il y eut trois mille Carthaginois, grande perte pour leur cité. Car ni pour la naissance, ni pour la richesse, ni pour la réputation, ceux-là n’avaient leurs supérieurs ; et l’on ne rapporte pas que jamais les Carthaginois proprement dits aient eu autant de morts dans un seul combat ; car, la plupart du temps, c’étaient des Libyens, des Ibères et des Numides qu’ils employaient à la bataille ; et ainsi les étrangers faisaient les frais de leurs défaites.

XXIX. Les Grecs reconnurent la notoriété des victimes à leurs dépouilles ; car, en les ôtant, ils ne tenaient pas le moindre compte du bronze et du fer ; tant il y avait d’argent, et même d’or ! Après avoir passé le fleuve, ils prirent le camp avec les bêtes de somme. Quant aux prisonniers, la plupart avaient été détournés par les soldats ; mais ceux que l’on mit en commun étaient au nombre de cinq mille ; on prit aussi deux cents quadriges. Le plus beau et le plus magnifique spectacle était celui de la tente de Timoléon, entourée d’un monceau de dépouilles de toutes sortes, parmi lesquelles figuraient mille cuirasses d’un travail et d’une beauté remarquables, et dix mille boucliers. Les Grecs étaient peu à dépouiller beaucoup de vaincus ; et, comme ils recueillaient un butin considérable, c’est à peine s’ils purent élever un trophée trois jours après la bataille. Avec la nouvelle de sa victoire, Timoléon envoya à Corinthe les plus belles des armes qu’il avait prises. Il voulait faire de sa patrie un objet d’envie pour tous les hommes, quand on verrait dans cette ville, seule entre toutes les cités de Grèce, les temples les plus en vue ornés de dépouilles, non pas grecques, non pas destinées à rappeler le souvenir déplaisant d’un massacre de parents et de compatriotes, mais barbares. Ses ex-voto, à lui, attesteraient, avec la bravoure des vainqueurs, leur justice, par cette belle dédicace : « Les Corinthiens et Timoléon leur général, après avoir affranchi du joug de Carthage les Grecs habitant la Sicile, offrent aux dieux ces marques de leur gratitude.

XXX. Là-dessus, laissant sur le sol ennemi les mercenaires occupés à piller les possessions de Carthage, lui-même revint à Syracuse. Il chassa de Sicile les mille mercenaires qui l’avaient abandonné au moment du combat, et les contraignit à quitter Syracuse avant le coucher du soleil. Ils passèrent en Italie, où ils périrent victimes d’une trahison des Bruttiens, châtiment que la divinité leur infligea pour leur désertion. Cependant Mamercos, tyran de Catane, et Icétas, soit par jalousie des succès de Timoléon, soit par crainte de trouver en lui, malgré la foi jurée, un ennemi irréconciliable des tyrans, firent alliance avec les Carthaginois, qu’ils engagèrent à expédier une armée et un général, s’ils ne voulaient pas perdre complètement la Sicile. Gisgon se mit alors en route avec soixante-dix vaisseaux et des mercenaires grecs. Jamais auparavant les Carthaginois n’avaient employé de Grecs ; mais, à ce moment, ils s’étaient pris d’admiration pour un peuple qu’ils jugeaient invincible et le plus guerrier de tous. Ils concentrèrent toutes leurs forces dans la région de Messine, où ils tuèrent quatre cents des étrangers envoyés en renfort par Timoléon. En territoire carthaginois, aux environs d’Hières, ils massacrèrent, à la suite d’une embuscade, les mercenaires d’Euthyme de Leucade. Mais ces événements firent surtout valoir le bonheur de Timoléon. Car les victimes étaient du nombre des pillards qui avaient surpris Delphes avec Philomélos le Phocidien et Onomarque et participé à leurs dévastations sacrilèges [46] . En butte à la haine générale et évités comme des maudits, ils erraient dans le Péloponnèse quand Timoléon les prit, faute d’autres soldats. Arrivés en Sicile, ils furent victorieux dans tous les combats qu’ils livraient sous ses ordres ; mais, la guerre à peu près achevée et les victoires décisives obtenues, quand il les envoya au secours d’autres généraux, ils perdirent la vie, anéantis non pas tous ensemble, mais par fractions. Ainsi, la justice qui les avait frappés se justifiait par le bonheur de Timoléon, aucun tort n’étant fait aux gens de bien par la punition des méchants [47] . La bienveillance des dieux envers ce grand homme ne fut donc pas moins admirée dans ses revers que dans ses succès.

XXXI. Cependant la plupart des Syracusains étaient mécontents des outrages que leur infligeaient les tyrans. Et en effet, Mamercos, fier de ses poèmes et de ses tragédies, faisait grand bruit de sa victoire sur les mercenaires. En offrant leurs boucliers aux dieux, ils y inscrivit ce distique injurieux :

Ces boucliers teints de pourpre, rehaussés d’or et d’ivoire,

nous les avons pris à l’aide de petits boucliers tout simples [48] .

Après ces événements, Timoléon étant parti en expédition contre Calaurie [49] , Icétas envahit le territoire syracusain, où il fit un grand butin, beaucoup de dégâts et de sévices. Il partit en passant tout à côté de Calaurie même, par mépris pour Timoléon, qui avait peu de soldats avec lui. Timoléon lui laissa prendre les devants et le poursuivit avec de la cavalerie et de l’infanterie légère. Icétas s’en aperçut après avoir déjà traversé le Damyrias. Il s’arrêta sur la rive du fleuve, dans l’intention de se défendre ; car la difficulté du passage et la nature escarpée des bords de chaque côté lui inspiraient confiance. Mais il se produisit, parmi les chefs de la cavalerie de Timoléon, une émulation extraordinaire, et leurs contestations retardèrent le combat. Personne ne daignait passer le fleuve après un autre pour marcher à l’ennemi ; chacun voulait combattre au premier rang et le passage allait se faire en désordre, les hommes se poussant et s’embarrassant mutuellement. Timoléon, voulant donc tirer au sort les officiers, prit à chacun son anneau. Il mit tous ces anneaux dans sa chlamyde et les mélangea, puis il montra le premier sorti, qui avait précisément pour empreinte un trophée. A ce présage, les jeunes gens poussèrent des cris de joie. Ils n’attendirent plus la suite du tirage au sort ; et, traversant le fleuve chacun le plus vite qu’il put, attaquèrent les ennemis. Ceux-ci ne purent supporter leur choc ; ils s’enfuirent tous ensemble. Ils perdirent leurs armes et eurent mille morts.

XXXII. Peu de temps après, Timoléon fit une expédition en territoire léontin. Il prit vivants Icétas, son fils Eupolème et le commandant de la cavalerie Euthyme, que leurs soldats avaient enchaînés et lui amenaient. Icétas et le jeune homme furent mis à mort comme tyrans et traîtres. Euthyme lui-même, qui était un homme de coeur dans les combats et d’une bravoure remarquable, ne trouva pas de pitié, à cause d’une insulte qu’on l’accusait d’avoir faite aux Corinthiens. Car, dit-on, lors d’une expédition des Corinthiens contre les Léontins, il déclara dans une harangue à ses compatriotes que ce n’était rien de formidable, ni de terrible, si

les femmes de Corinthe étaient sorties de chez elles [50] .

Tant la plupart des hommes sont naturellement plus sensibles aux mauvais propos qu’aux mauvais traitements ! Ils ont plus de peine à supporter une insulte qu’un préjudice. On accorde aux ennemis, comme indispensable, le droit de se défendre par des actes ; mais les injures paraissent venir d’un excès de haine ou de méchanceté.

XXXIII. Au retour de Timoléon, les Syracusains firent comparaître devant une assemblée les femmes et les filles d’Icétas et de ses amis, et les mirent à mort. C’est, à ce qu’il semble, des actes de Timoléon le plus inhumain : car, s’il s’y était opposé, ces femmes ne seraient pas mortes de cette façon. Mais il semble que, si Timoléon resta indifférent à leur sort et les sacrifia à la colère des citoyens, c’est parce que ceux-ci vengeaient Dion, l’expulseur de Denys. Car c’est Icétas qui avait fait jeter vivante dans la mer la femme de Dion, Arété, avec la soeur de ce grand homme, Aristomaque, et le fils encore enfant de Dion et d’Arété, dont j’ai parlé dans la Vie de Dion.

XXXIV. Après ces événements, Timoléon fit une expédition contre Mamercos, tyran de Catane, qu’il vainquit en bataille rangée sur les bords de l’Abolos. Cette défaite coûta plus de deux mille hommes à l’ennemi, et une grande partie des victimes étaient les Phéniciens envoyés en renfort par Gisgon. A la suite de cette action les Carthaginois demandèrent la paix. Ils l’obtinrent à condition de n’occuper le pays qu’au-delà du Lycos [51] , de laisser partir, avec leurs biens et leurs enfants, ceux des habitants de cette région qui voudraient s’installer chez les Syracusains, et de dénoncer leur propre alliance avec les tyrans. Mamercos, déçu dans ses espérances, fit route vers l’Italie, dans l’espoir d’en ramener les Lucaniens, qu’il conduirait contre Timoléon et les Syracusains. Mais ses hommes firent faire demi-tour aux trières et revinrent en Sicile, où ils livrèrent Catane à Timoléon. Mamercos fut donc obligé de se réfugier lui-même à Messine auprès d’Hippon, tyran de cette cité. Timoléon l’y poursuivit et assiégea Messine par terre et par mer. Hippon, en cherchant à s’enfuir sur un vaisseau, fut pris. Après l’avoir arrêté, les citoyens de Messine firent sortir les enfants des écoles pour les mener au théâtre, où l’on devait donner le plus beau des spectacles, le supplice d’un tyran. C’est là qu’ils maltraitèrent Hippon et le mirent à mort. Quant à Mamercos, il se livra à Timoléon pour être jugé par-devant les Syracusains, à condition que ce héros ne l’accusât point. Mené à Syracuse, il comparut devant le peuple et il tenta de prononcer un discours qu’il avait préparé depuis longtemps. Mais, en présence du tumulte qui l’accueillit, voyant l’assemblée inflexible, il jeta son manteau et, courant à travers le théâtre, il alla donner de la tête contre un des gradins, espérant que le choc serait mortel. Cependant il ne parvint pas à se tuer ; il vivait encore quand on le saisit, et il subit le supplice des brigands [52] .

XXXV. Voilà donc comment Timoléon extirpa les tyrannies et termina les guerres de Sicile. Il avait trouvé l’île entière dévastée par les fléaux et haïe de ses habitants. Il l’apprivoisa et la rendit désirable à tous, de sorte que des étrangers s’embarquaient pour habiter une terre d’où ses propres citoyens s’échappaient auparavant. Et, en effet, Agrigente et Géla, qui étaient de grandes villes, ruinées par les Carthaginois après l’expédition des Athéniens en Sicile, furent alors rétablies, l’une par Mégellos et Phéristos d’Élée, l’autre, par Gorgos de Céos, qui s’y rendirent et y rassemblèrent les anciens citoyens. Non seulement Timoléon assura aux colons le calme et la tranquillité, au sortir d’une si grande guerre, quand ils s’établirent, mais encore il contribua à la réorganisation avec tant de zèle qu’on l’aimait comme un fondateur. Comme tous les autres peuples étaient à son égard dans les mêmes dispositions, il n’y avait nulle part de traité de paix, d’établissement de lois, de colonisation, de réforme de l’État, qui parût bonne si ce grand homme n’y mettait la main pour l’achever, comme un artiste donne à une oeuvre en fin d’exécution le sceau d’une élégance divine et magnifique.

XXXVI. En tout cas, si beaucoup de Grecs de son temps furent grands et accomplirent de beaux exploits, comme Timothée, Agésilas, Pélopidas, et celui qui inspirait le plus d’émulation à Timoléon, Epaminondas, l’éclat de leurs actions était mêlé de violence et de tension ; parfois même certaines d’entre elles ont été suivies de blâme et de remords. Mais quand aux actes de Timoléon, mise à part la nécessité où il fut réduit à l’égard de son frère, il n’en est pas un auquel il ne conviendrait d’appliquer, comme dit Timée, ces vers de Sophocle :

Dieux, quelle Cypris ou quel Désir

a donc assisté celui-là [53]  ?

Car, si la poésie d’Antimaque [54] et les peintures de Denys, l’un et l’autre de Colophon, qui ont de la force et de l’énergie, ressemblent à des créations forcées et laborieuses, alors que les tableaux de Nicomaque [55] et les vers d’Homère, outre la force et la grâce qu’ils possèdent par ailleurs, ont l’avantage visible de l’aisance et de la facilité, on peut, de même, opposer à la carrière militaire d’Epaminondas et à celle d’Agésilas, l’une et l’autre pénibles et difficiles, celle de Timoléon. Elle joignit à la beauté une grande facilité, et l’on n’a pas de peine à constater, si l’on raisonne bien et justement, qu’elle est l’oeuvre, non de la chance, mais de la vertu heureuse. Il est vrai pourtant que ce grand homme attribuait à la Fortune tous ses succès. Et, en effet, quand il écrivait aux amis laissés à Corinthe ou qu’il haranguait les Syracusains, il dit souvent qu’il rendait grâces à Dieu, qui, voulant sauver la Sicile, avait signé cette oeuvre de son nom, à lui. Il bâtit près de sa maison un temple au Hasard, auquel il sacrifiait, et il consacra la maison elle-même à la Sainte Destinée. Cette demeure lui avait été réservée par les Syracusains comme prix de ses campagnes. Ils y joignirent le plus agréable et le plus beau des domaines, où il passait la plus grande partie de son temps, ayant fait venir de chez lui sa femme et ses enfants. Car il ne retourna pas à Corinthe et ne se mêla pas aux troubles de la Grèce. Il ne s’exposa point à l’envie des citoyens, à laquelle se heurtent la plupart des généraux, insatiables d’honneurs et de puissance. Il restait là-bas, à jouir des biens qu’il s’était ménagés, et dont le plus grand était de voir tant de villes et de milliers d’hommes heureux grâce à lui.

XXXVII. Mais puisqu’il faut, semble-t-il, non seulement à toutes les alouettes une huppe, comme dit Simonide, mais aussi à toute démocratie un sycophante, deux des orateurs populaires de Syracuse s’attaquèrent à Timoléon : Laphystios et Déménète. Laphystios lui demandait caution pour un procès qu’il lui intentait. Timoléon ne permit pas aux citoyens de faire du bruit et d’empêcher cet individu de parler ; il dit, au contraire, qu’il avait volontiers affronté toutes ces fatigues et tous ces dangers pour permettre à n’importe quel Syracusain de recourir aux lois. Déménète, dans une assemblée, porta beaucoup d’accusations contre le gouvernement de Timoléon. Il ne lui répliqua rien et se contenta de dire : « Je dois des actions de grâces aux dieux, auxquels j’avais demandé la faveur de voir les Syracusains en possession du droit de tout dire. Laissons cela, Timoléon, de l’avis général, fut celui des Grecs de son temps qui accomplit les plus grandes et les plus belles actions. Seul il excella dans ces exploits auxquels les sophistes, dans leurs panégyriques, appelaient toujours les Grecs [56] . Soustrait d’avance par la Fortune aux maux qui envahirent alors l’ancienne Grèce [57] , n’ayant pas de sang sur les mains et resté pur, il avait montré son talent et son courage aux Barbares et aux tyrans, sa justice et sa douceur aux Grecs et à leurs amis. La plupart de ses trophées n’avaient coûté ni larmes, ni deuil aux citoyens. Il laissait aux Siciliens leur pays guéri, en moins de huit ans, de maux et de fléaux invétérés et congénitaux. Déjà vieux, il sentit s’affaiblir sa vue, qu’en peu de temps il perdit tout à fait, sans imprudence de sa part et sans malignité de la Fortune, mais par suite d’une cause innée, semble-t-il, une cataracte qui se déclara avec le temps. Car, dit-on, beaucoup de ses parents avaient, de même, perdu la vue, émoussée par la vieillesse. Athanis affirme de plus que la guerre contre Hippon et Mamercos durait encore quand, à Myles [58] , au camp, sa vue s’obscurcit. Tout le monde s’aperçut de son infirmité ; mais il n’arrêta pas le siège pour cela ; il continua la guerre et s’empara des tyrans. Mais, après son retour à Syracuse, il déposa aussitôt le pouvoir personnel et prit congé des citoyens, jugeant son rôle fini, puisque sa politique était arrivée au plus beau résultat.

XXXVIII. Que ce grand homme ait supporté son malheur sans chagrin, il n’en faut pas trop s’étonner. Mais il vaut la peine d’admirer les honneurs que lui rendirent les Syracusains et la gratitude qu’ils lui montrèrent après la révélation de son infirmité. Ils allaient le voir souvent et lui amenaient dans sa maison et sa propriété les étrangers qui séjournaient chez eux, pour montrer à ces hôtes leur bienfaiteur, heureux et fiers qu’il eût préféré vivre dans leur pays, dédaignant le retour triomphal que ses victoires lui assuraient en Grèce. Entre beaucoup de décisions importantes, prises en son honneur par le peuple de Syracuse, la plus grave fut qu’en cas de guerre avec l’étranger, on choisirait toujours un général corinthien. C’était un beau spectacle aussi que la pratique suivie dans les assemblées en son honneur : alors que les citoyens jugeaient d’ordinaire les causes par eux-mêmes, pour les grands procès on le convoquait. Et lui, amené sur l’agora dans un char, allait au théâtre. A l’entrée du véhicule, où il restait assis, comme il était, le peuple le saluait en l’acclamant d’une seule voix. Timoléon lui rendait son salut ; et, après avoir donné quelque temps à l’échange des voeux et des politesses, il écoutait l’exposé de l’affaire litigieuse et émettait son avis, qui était approuvé. Ses serviteurs ramenaient ensuite l’attelage à travers le théâtre et les citoyens l’escortaient de leurs cris d’enthousiasme et de leurs applaudissements : puis ils traitaient par eux-mêmes la suite des affaires publiques.

XXXIX. Il passait ainsi sa vieillesse entouré d’honneurs et d’affection, comme le père commun des Syracusains, quand une légère maladie, aggravée par l’âge, eut raison de lui. On laissa quelques jours aux citoyens de la ville, pour préparer les funérailles, aux habitants de la campagne et aux étrangers pour s’y rendre. Entre autres traits de magnificence, le lit funèbre, splendidement orné, fut porté par des jeunes gens, qu’un vote avait désignés, sur l’emplacement du palais de Denys. Il était escorté de plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes, dont la tenue répondait à la cérémonie, tous portant des couronnes et des vêtements éclatants de blancheur. Leurs paroles et leurs larmes, mêlées à des voeux de bonheur éternel pour le défunt, montraient bien que les assistants, loin de s’acquitter d’une obligation de pure forme, exprimaient sincèrement de justes regrets, de la reconnaissance et une affection véritable. A la fin, ledit ayant été placé sur le bûcher, Demétrios, celui des hérauts d’alors qui avait la plus belle voix, lut cette proclamation :

« Le peuple de Syracuse fait à Timoléon, fils de Timodème, Corinthien, que voici, des funérailles qui coûtent deux cents mines [59]  ; il décide de l’honorer à jamais par des concours de musique, d’équitation et de gymnastique, parce qu’en renversant les tyrans et en abattant les Barbares à la guerre, il a rendu leurs lois aux Syracusains. » On déposa les cendres dans un tombeau élevé sur la place publique, et que l’on entoura, par la suite, d’un portique. On y bâtit une palestre pour les exercices des jeunes gens, et ce gymnase reçut le nom de Timoléon. Syracuse, en appliquant la Constitution et les lois que ce grand homme avait établies, connut une longue période de bonheur [60] .



[1] Trimètre iambique tiré d’une tragédie inconnue.

[2] Démocrite d’Abdère (460-357 av. J.-C.) fondateur de la philosophie atomique. Sa théorie de la connaissance par les images a influé sur Epicure.

[3] On ignore à qui ces deux Vies sont dédiées.

[4] Son expulsion est de 356 av. J.-C. ; son retour, de 346.

[5] Nypsée avait pris Syracuse au nom de Denys, mais ne voulait pas la lui rendre.

[6] Corinthe était la métropole de Syracuse.

[7] On est au début des succès de Philippe.

[8] Cléones était la dernière ville d’Argolide dans le voisinage de Corinthe, et peu éloignée de Némée.

[9] Il s’agit peut-être de la prise de Syracuse par Gélon, tyran de Géla, en 485 av. J.-C.

[10] Cf. Vie de Phocion.

[11] Déméter et sa fille Perséphone, autrement dite Coré.

[12] Une des îles Ioniennes, colonie de Corinthe, à 74 kilomètres au sud-est de Corcyre (Corfou).

[13] Par Hadès ; cf. Hymne homérique à Déméter.

[14] Ortygie, reliée au reste de la ville par un pont.

[15] En Calabre, sur le détroit de Messine.

[16] Il s’agit des Carthaginois.

[17] Tauromenion, plus tard Taormina, sur la côte E. de la Sicile, au-dessus de Catane.

[18] La réputation de fourberie des Phéniciens était-elle déjà bien établie ? Ou Plutarque n’est-il pas sous l’influence du préjugé, plus ou moins sincère, des Romains contre la bonne foi punique ?

[19] Adrane, au-dessus de l’Etna, sur un fleuve qui porte également le nom d’Adranos. Le temple de ce dieu était gardé par mille chiens.

[20] Une soixantaine de kilomètres.

[21] Environ 5 km.

[22] Carthaginoise.

[23] Aristoxène de Tarente, né entre 356 et 352 av. J.-C. On ignore la date de sa mort.

[24] Pour montrer que l’on n’a pas d’armes sur soi.

[25] Le grand Philippe.

[26] A la fin du repas, on apporte des coupes plus grandes ; c’est le moment des excès.

[27] Platon mourut en 348 av. J.-C.

[28] Diogène le Cynique (412 ?-323 av. J.-C.).

[29] Leptine, frère ou beau-frère de Denys l’Ancien. L’une de ses filles avait épousé Philiste.

[30] Une mine vaut cent drachmes, 90 francs-or [1950].

[31] Le berceau de Syracuse avait été l’île d’Ortygie ; la ville comprenait quatre autres quartiers, Achradine, Tycha, Néapolis, les Epipoles.

[32] Ces boucliers étaient censés être des dépouilles de guerre ; mais la présence des boucliers phéniciens était suspecte.

[33] Les dieux protégeaient donc Timoléon.

[34] L’Achradine est au sud de Syracuse, entre le Petit Port et le port de Thapsos.

[35] Le plateau des Epipoles domine Syracuse, au nord-ouest du quartier de Tyché.

[36] Italiens du Sud.

[37] Historien dont les oeuvres sont perdues.

[38] Un peu plus de cinq millions-or et demi [1950].

[39] Gélon 1er tyran de Géla, en 491 av. J.-C. et de Syracuse en 485, mort en 478.

[40] Sur la côte Nord de Sicile.

[41] Dans la région septentrionale de la Sicile.

[42] Lilybée, aujourd’hui Marsala, fondée par les Carthaginois, en 397 av. J.-C. sur la côte ouest de la Sicile.

[43] Ancêtres des illustres adversaires de Rome.

[44] Rivière du nord-ouest de la Sicile, qui passe près de Ségeste et se jette dans l’Hypsa.

[45] Dans la première quinzaine de juin.

[46] Au début de la guerre sacrée, en 357 av. J.-C.

[47] La justice divine avait attendu, pour les punir, que Timoléon pût se passer d’eux. Plutarque a une confiance absolue dans la Providence.

[48] On suppose que les splendides boucliers des mercenaires provenaient des dépouilles du temple de Delphes.

[49] Ville de Sicile, à ne pas confondre avec l’île où mourut Démosthène.

[50] Euripide, Médée. C’est le début du rôle de Médée, qu’il faudrait d’ailleurs lire, semble-t-il : « Femmes de Corinthe, je suis sortie de chez moi. »

[51] Autrement dit Halycos. Ce fleuve coulait entre les villes d’Agrigente et de Sélinonte, et baignait les murs d’Héraclée.

[52] Probablement celui de la croix.

[53] Citation peu appropriée.

[54] Poète dont la belle période fut vers 404 av. J.-C. Il avait composé une Thébaïde.

[55] Né à Thèbes, contemporain d’Apelle.

[56] Allusion en particulier à Isocrate, qui prêchait l’union de tous les Grecs contre les Barbares.

[57] Les guerres contre la Macédoine.

[58] Port à 28 kilomètres à l’ouest de Messine, à présent Milazzo.

[59] 18.000 francs-or [1950].

[60]  « Il me semble pourtant que le cours de cette prospérité fut bien troublé ou bien interrompu, trente ans après, par les horribles cruautés d’Agathoclès, qui se rendit le tyran de Syracuse, et qui fit mourir les principaux citoyens : Diodore, livre XIX. » (Note de Dacier).