Persévère dans ta voie, et hâte-toi de toutes tes forces pour jouir plus longtemps de lheureuse réforme dune âme rendue à la paix. Cest jouir déjà sans doute que de travailler à cette réforme et à cette paix ; mais bien autre est la volupté quon éprouve à contempler son âme pure de toute tache et resplendissante. Il te souvient, nest-ce pas, quelle joie tu ressentis lorsque ayant quitté la prétexte tu pris la toge virile et fus mené en pompe au forum : attends-toi à mieux pour le jour où, dépouillant toute marque de lenfance morale, tu seras inscrit par la philosophie au rang des hommes. Nous ne sommes plus jeunes, mais, chose plus triste, nos âmes le sont toujours ; et, ce qui est pire, sous lair imposant du vieil âge, nous gardons les défauts de la jeunesse et non de la jeunesse seulement, mais de lenfance même : la première seffraie de peu, la seconde de ce qui nest pas ; nous, de lun et de lautre. Fais seulement un pas, et tu reconnaîtras quil est des choses dautant moins à craindre quelles effraient davantage. Il nest jamais grand le mal qui termine tous les autres. La mort vient à toi ? Il faudrait la craindre, si elle pouvait séjourner en toi ; nécessairement ou elle narrive point, ou cest un éclair qui passe. « Il est difficile, dis-tu, damener notre âme au mépris de la vie. » Eh ! vois quels frivoles motifs inspirent quelquefois ce mépris ! Un amant court se pendre à la porte de sa maîtresse ; un serviteur précipite dun toit pour ne plus entendre les reproches emportés dun maître ; un esclave fugitif, de peur dêtre ramené, se plonge un glaive dans le sein. Douteras-tu que le vrai courage ne fasse ce que fait lexcès de la peur ? Nul ne saurait vivre en sécurité sil songe trop à vivre longtemps, sil compte parmi les grandes félicités de voir une nombreuse série de consuls. Que tes méditations journalières tendent à quitter sans regret cette vie, que tant dhommes embrassent et saisissent, comme le malheureux quentraîne un torrent saccroche aux ronces et aux pointes des rochers. La plupart flottent misérablement entre les terreurs de la mort et les tourments de lexistence ; ils ne veulent plus vivre ; et ne savent point mourir. Veux-tu que la vie te soit douce ? Ne sois plus inquiet de la voir finir. La possession ne plaît quautant quon sest préparé davance à la perte. Or quelle perte plus facile à souffrir que celle qui ne se regrette point ? Exhorte donc, endurcis ton âme contre tous les accidents, possibles même chez les maîtres du monde. Larrêt de mort de Pompée fut porté par un roi pupille et par un eunuque ; celui de Crassus par linsolente cruauté dun Parthe. Caligula commande, et Lépidus présente la tête au glaive du tribun Dexter ; lui-même tendra la sienne à Chéréas. Jamais la Fortune nélève un homme tellement haut quelle ne le menace dautant de maux quelle la mis à portée den faire. Défie-toi du calme présent : un instant bouleverse la mer : le même jour, là même où ils se jouaient, les vaisseaux sengloutissent. Songe quun brigand, quun ennemi peut te mettre lépée sur la gorge, quà défaut des puissants de la terre, le dernier esclave a sur toi droit de vie et de mort. En effet, qui méprise sa vie est maître de la tienne. Parcours la liste de ceux qui périrent par embûches domestiques, par force ouverte ou trahison, tu verras que la colère des esclaves na pas fait moins de victimes que celle des rois. Que timporte, ô homme ! le plus ou le moins de puissance de celui que tu crains, quand, le mal que tu crains, tout autre peut le faire ? « Mais, si le hasard te jette aux mains de tes ennemis, le vainqueur te fera conduire .... » Eh ! certes, où tu vas. Pourquoi tabuser toi-même et reconnaître seulement ici la fatalité que tu subis depuis longtemps ? Entends-moi bien : du jour où tu es né, cest à la mort que tu marches. Voilà quelle sorte de pensées il faut rouler dans son esprit, si lon veut attendre en paix cette heure dernière dont la frayeur trouble toutes les autres.
Mais pour terminer ma lettre, écoute la maxime qui ma plu aujourdhui (encore une fleur dérobée aux jardins dautrui) : « Cest une grande fortune que la pauvreté réglée sur la loi de la nature. » Or cette loi, sais-tu à quoi elle borne nos besoins ? à ne point pâtir de la faim, de la soif, du froid. Pour chasser la faim et la soif, il nest pas nécessaire dassiéger un seuil orgueilleux, ni dendurer un écrasant dédain, ou une politesse insultante, il nest pas nécessaire de saventurer sur les mers ni de suivre les camps. Aisément on se procure ce que la nature réclame : la chose est à notre portée ; cest pour le superflu que lon sue, cest le superflu qui nous use sous la toge, qui nous condamne à vieillir sous la tente, qui nous envoie échouer aux côtes étrangères. Et lon a sous la main ce qui suffit ! Qui saccommode sa pauvreté est riche.