Épicure a-t-il raison de blâmer, dans une de ses lettres, ceux qui disent que le sage se suffit à lui-même et partant na pas besoin damis ? voilà ce que tu veux savoir. Épicure sattaquait à Stilpon et à ceux qui voient le bien suprême dans une âme qui ne souffre de rien. Lambiguïté est inévitable, si nous voulons rendre apathie par un seul mot précis et mettre impatientiam : car on pourra comprendre le contraire de ce que nous donnons à entendre. Nous voulons désigner lhomme qui repousse tout sentiment du mal, et on lentendrait de celui pour qui tout mal est insupportable : vois donc sil nest pas mieux de dire une âme invulnérable, ou une âme placée en dehors de toute souffrance. Voici en quoi nous différons des Mégariques : notre sage est invincible à toutes les disgrâces, mais il ny est pas insensible ; le leur ne les sent même pas. Le point commun entre eux et nous, cest que le sage se suffit : toutefois il désire en outre les douceurs de lamitié, du voisinage, du même toit, bien quil trouve en soi assez de ressources. Il se suffit si bien à lui-même, que souvent une partie de lui-même lui suffit, sil perd une main par la maladie ou sous le fer de lennemi. Quun accident le prive dun oeil, il est satisfait de ce qui lui reste : mutilez, retranchez ses membres, il demeurera aussi serein que quand il les avait intacts. Les choses qui lui manquent, il ne les regrette pas ; mais il préfère nen pas être privé. Si le sage se suffit, ce nest pas quil ne veuille point dami ; cest quil peut sen passer ; et quand je dis quil le peut, jentends quil en souffre patiemment la perte. Il ne sera jamais sans un ami ; il est maître de le remplacer sitôt quil le veut. Comme Phidias, sil perd une statue, en aura bientôt fait une autre ; ainsi le sage, ce grand artiste en amitié, trouve à remplir la place vacante. Comment, dis-tu, peut-il faire si vite un ami ? Je te le dirai si tu veux bien que dès à présent je te paye ma dette, et que pour cette lettre nous soyons quittes. Hécaton a dit : « Voici une recette pour se faire aimer sans drogues, ni herbe, ni paroles magiques de sorcière. Aimez, on vous aimera. » Ce quil y a de différence pour lagriculteur entre moissonner et semer existe entre tel qui sest fait un ami et tel qui sen fait un. Le philosophe Attale disait souvent : « Il est plus doux de faire que davoir un ami, comme lartiste jouit plus à peindre son tableau quà lavoir peint. » Occupé quil est à son oeuvre avec tant de sollicitude, que dattraits pour lui dans cette occupation même ! Lenchantement nest plus si vif quand, loeuvre finie, sa main a quitté la toile ; alors il jouit du fruit de son art : il jouissait de lart même lorsquil tenait le pinceau. Dans nos enfants ladolescence porte plus de fruits ; mais leurs premiers ans charment davantage.
Revenons à notre propos. Le sage, bien quil se suffise, nen désire pas moins un ami, ne fût-ce que pour exercer lamitié, pour quune si belle vertu ne reste pas sans culture, et non, comme Épicure le dit dans sa lettre, pour avoir qui veille à son lit de douleur, qui le secoure dans les fers ou dans le besoin, mais un homme qui malade soit assisté par lui, et qui enveloppé dennemis soit sauvé par lui de leurs fers. Ne voir que soi, nembrasser lamitié que pour soi, méchant calcul : elle finira comme elle a commencé. On a voulu sassurer dun auxiliaire contré la captivité ; mais au premier bruit de chaînes plus dami. Ce sont amitiés du moment, comme dit le peuple. Choisi dans votre intérêt, je vous plais, tant que je vous sers. De là cette foule damis autour des fortunes florissantes ; abattues, quelle solitude ! les amis fuient les lieux dépreuve. De là tant de ces déloyaux exemples, de ces lâchetés qui vous abandonnent, de ces lâchetés qui vous trahissent. Il faut bien que le début et le dénouement se répondent. Qui sest fait ami par intérêt sera séduit par quelque avantage contraire à cette amitié, si, en elle, une autre chose quelle lattirait. Pourquoi est-ce que je prends un ami ? afin davoir pour qui mourir, davoir qui suivre en exil, de qui sauver les jours, sil le faut, aux dépens des miens. Cette autre union que tu me dépeins est un trafic, ce nest pas lamitié : un profit lappelle, il y va ; le gain à faire, voilà son but. Nul doute quil y ait quelque ressemblance entre cette vertu et laffection des amants : lamour peut se définir la folie de lamitié. Eh bien ! éprouve-t-on jamais cette folie dans un but de lucre, par ambition, par vanité ? Cest par son propre feu que lamour, insoucieux de tout le reste, embrase les âmes pour la beauté physique, non sans espoir dune mutuelle tendresse. Eh quoi ! un principe plus noble produirait-il une affection honteuse ? « Il ne sagit pas ici, dis-tu, de savoir si lamitié est à rechercher pour elle-même ou dans quelque autre vue ; si cest pour elle-même, celui-là peut sapprocher delle qui trouve son contentement en soi. » Et de quelle manière sen approche-t-il ? comme de la plus belle des vertus, sans que le lucre le séduise, ou que les vicissitudes de fortune lépouvantent. On dégrade cette majestueuse amitié quand on ne veut delle que ses bonnes chances. Cette maxime : le sage se suffit, est mésinterprétée, cher Lucilius, par la plupart des hommes : ils repoussent de partout le sage et lemprisonnent dans son unique individu. Or il faut bien pénétrer le sens et la portée de ce que cette maxime promet. Le sage se suffit quant au bonheur de la vie, mais non quant à la vie elle-même. Celle-ci a de nombreux besoins : il ne faut pour le bonheur quun esprit sain, élevé et contempteur de la Fortune. Je veux te faire part encore dune distinction de Chrysippe : « Le sage, dit-il, ne manque de rien, et pourtant beaucoup de choses lui sont nécessaires : rien au contraire nest nécessaire à linsensé, qui ne sait faire emploi de rien, et tout lui manque. » Le sage a besoin de mains, dyeux, de mille choses dun usage journalier et indispensable, mais rien ne lui fait faute ; autrement il serait esclave de la nécessité : or il ny a pas de nécessité pour le sage. Voilà comment, bien quil se suffise, il faut au sage des amis. Il les souhaite les plus nombreux possible, mais ce nest pas pour vivre heureusement : il sera heureux même sans amis. Le vrai bonheur ne cherche pas à lextérieur ses éléments : cest en nous que nous le cultivons ; cest de lui-même quil sort tout entier. On tombe à la merci de la Fortune, dès quon cherche au dehors quelque part de soi. « Quelle sera cependant lexistence du sage sans amis, abandonné, plongé dans les cachots, ou laissé seul chez un peuple barbare, ou retenu sur les mers par une longue traversée, ou exposé sur une plage déserte ? » Il sera comme Jupiter qui, dans la dissolution du monde où se confondent en un seul chaos les dieux et la nature un moment expirante, se recueille absorbé dans ses propres pensées. Ainsi fait en quelque façon le sage : il se replie en soi, il se tient compagnie. Tant quil lui est permis de régler son sort à sa guise, il se suffit, et néanmoins prend femme ; il se suffit, et devient père, et il ne vivrait pas, sil lui fallait vivre seul. Ce qui le porte à lamitié, ce nest nullement lintérêt ; cest un entraînement de la nature, laquelle ainsi quà dautres choses a attaché un charme à lamitié. La solitude nous est aussi odieuse que la société de nos semblables nous est attrayante ; et comme la nature rapproche lhomme de lhomme, de même encore un instinct pressant linvite à se chercher des amis. Mais si attaché quil soit à ceux quil sest faits, bien quil les mette sur la même ligne, souvent plus haut que lui, le sage nen restreindra pas moins sa félicité dans son coeur et dira ce qua dit Stilpon quÉpicure malmène dans une de ses lettres. Stilpon, à la prise de sa ville natale, avait perdu ses enfants, perdu sa femme, et de lembrasement général il séchappait seul et heureux pourtant, quand Démétrius, que nombre de villes détruites avaient fait surnommer Poliorcète, lui demanda sil navait rien perdu ? « Tous mes biens, répondit-il, sont avec moi. » Voilà lhomme fort, voilà le héros ! Il a vaincu la victoire même de son ennemi : « Je nai rien perdu, » lui dit-il, et il le réduit à douter de sa conquête. « Tous mes biens sont avec moi, » justice fermeté, prudence et ce principe même qui ne compte comme bien rien de ce que peuvent ravir les hommes. On admire certains animaux qui passent impunément au travers des feux ; combien est plus admirable lhomme qui du milieu des glaives, des écroulements, des incendies, séchappe sans blessure et sans perte ! Tu vois quil en coûte moins de vaincre, toute une nation quun seul homme. Ce mot de Stilpon est celui du stoïcien : lui aussi emporte ses richesses intactes à travers les villes embrasées ; car il se suffit à lui-même, il borne là sa félicité.
Ne crois pas quil ny ait que nous qui ayons à la bouche de fières paroles ; ce même censeur de Stilpon, Épicure a fait entendre un mot semblable que tu peux prendre comme cadeau, bien que ce jour-ci soit soldé. « Celui qui ne se trouve pas amplement riche, fût-il maître du monde, est toujours malheureux. » Ou, si la chose te semble mieux énoncée dune autre manière, car il faut sasservir moins aux paroles quau sens : « Celui-là est misérable qui ne se juge pas très heureux, commandât-il à lunivers. » Vérité vulgaire, comme tu vas le voir, dictée quelle est par la nature ; tu trouveras dans un poète comique :
Nest pas heureux qui ne pense point lêtre.
Quimporte en effet quelle situation est la tienne, si elle te semble mauvaise ? « Quoi ! vas-tu mobjecter, ce riche engraissé dinfamie, qui a tant desclaves, mais bien plus de maîtres, pour être heureux na-t-il quà se proclamer tel ? » Je réponds quil sagit non de ses dires, mais de son sentiment, non de son sentiment dun jour, mais de celui de tous les instants. Nayons peur quun aussi rare trésor que le bonheur tombe aux mains dun indigne. Hormis le sage, nul nest content de ce quil est : toute déraison est travaillée du dégoût delle-même.