Oui, je ne men dédis point : fuis les grandes compagnies, fuis les petites, fuis même celle dun seul. Je ne sache personne avec qui je veuille te voir communiquer. Et vois quelle estime tu obtiens de moi : jose te confier à toi-même. Cratès[1], dit-on, le disciple de ce même Stilpon dont jai fait mention dans ma dernière lettre, voyant un jeune homme se promener à lécart, lui demanda ce quil faisait là tout seul : « Je mentretiens, répondit lautre, avec moi-même. Prends garde, je te prie, et fais grande attention, reprit Cratès, de ne pas tentretenir avec un méchant. » On surveille dordinaire lhomme en proie au désespoir ou à la frayeur, pour quil nabuse pas de sa solitude ; et quiconque na plus sa raison ne doit pas être livré à lui-même. Car alors sagitent les mauvais desseins, alors on trame la perte dautrui ou la sienne propre ; alors les passions criminelles jettent leurs plans, et tout ce que par crainte ou par honte elle recelait en elle, lâme le produit au dehors ; laudace saiguise, lincontinence senflamme, lirascibilité sexalte. En un mot, le seul avantage de la solitude qui est de navoir point de complice, de ne point craindre les révélateurs, linsensé le perd : lui-même se trahit. Vois donc ce que jespère de toi, ou plutôt ce que je men promets ; car qui dit espérance parle dun bien douteux : je nimagine pas avec qui jaimerais mieux te voir quavec toi. Je rappelle en mon souvenir de quel grand coeur ont jailli certains de tes mots, de quelle force ils étaient remplis. Je men félicitai tout dabord et me dis : « Cela nest point venu du bout des lèvres ; il y a un fond sous ces paroles. Ce nest point là une âme de la foule, elle aspire à la véritable vie. » Que tes discours, que ta conduite ne fassent quun : garde que rien ne te fasse déchoir. Pour tes voeux dautrefois, tiens-en quitte la divinité ; Formes-en dautres tout nouveaux : implore delle la sagesse, la santé de lâme, et seulement ensuite celle du corps. Ces souhaits-là, qui tempêche de les renouveler souvent ? Tu peux hardiment les faire : tu ne demanderas rien du bien dautrui. Mais, selon ma coutume, pour joindre à ma lettre quelque petit présent, voici une chose bien vraie que je trouve chez Athénodore : « Tiens-toi pour affranchi de tout mauvais désir, quand tu en seras au point de ne demander rien au ciel que tu ne puisses lui demander à la face de tous. » Car aujourdhui, ô comble du délire ! les plus honteuses prières se murmurent tout bas dans les temples ; si quelquun prête loreille, on se tait ; et ce quon ne voudrait pas que lhomme sût, on le raconte aux immortels. Veille à ce quon ne te rappelle point cette maxime préservatrice : vis avec les hommes comme si Dieu te voyait ; parle à Dieu comme si les hommes tentendaient.
[1] Philosophe cynique, né à Thèbes, disciple de Stilpon et le premier maître de Zénon, vers 325 av. J.-C.