Ton courage est grand,
je le sais. Avant même de t'être armé de ces préceptes
qui nous sauvent, qui triomphent des plus rudes atteintes, tu étais,
en face de la Fortune, assez sûr de toi, bien plus sûr encore
quand tu en es venu aux mains avec elle et que tu as mesuré tes forces.
Et qui peut jamais se fier fermement aux siennes, s'il n'a vu mille difficultés
surgir de toutes parts et quelquefois le serrer de près ? Pour une
âme énergique et qui ne pliera sous le bon plaisir de personne,
voilà l'épreuve, la vraie pierre de touche. L'athlète
ne saurait apporter au combat toute l'ardeur nécessaire, s'il n'a
jamais reçu de contusions. Celui qui a vu couler son sang, dont les
dents ont craqué sous le ceste, qui, renversé, a supporté
le poids de l'adversaire étendu sur lui, que l'on a pu abattre sans
abattre son courage, qui à chaque chute s'est relevé plus
opiniâtre, celui-là descend plein d'espoir dans l'arène.
Ainsi, pour suivre la similitude, souvent la Fortune t'a tenu sous elle
et, loin de te rendre, dégagé d'un seul bond tu l'as attendue
plus fièrement : la vertu croit et gagne aux coups qu'on porte. Toutefois,
si bon te semble, accepte de moi de nouveaux moyens de résistance.
II y a, ô Lucilius, plus de choses qui font peur qu'il n'y en a qui
font mal, et nos peines sont plus souvent d'opinion que de réalité.
Je te parle ici le langage non des stoïciens, mais de l'autre école,
moins hardie. Car nous disons, nous, que tout ce qui arrache à l'homme
la plainte ou le cri des douleurs, tout cela est futile et à dédaigner.
Oublions ces doctrines si hautes et néanmoins si vraies : ce que
je te recommande, c'est de ne pas te faire malheureux avant le temps ; car
ces maux, dont l'imminence apparente te fait pâlir, peut-être
ne seront jamais, à coup sûr ne sont point encore. Nos angoisses
parfois vont plus loin, parfois viennent plus tôt qu'elles ne doivent
; souvent elles naissent d'où elles ne devraient jamais naître.
Elles sont ou excessives, ou chimériques, ou prématurées.
Le premier de ces trois points étant controversé et le procès
restant indécis, n'en parlons pas quant à présent.
Ce que j'appellerais léger, tu le tiendrais pour insupportable ;
et je sais que des hommes rient sous les coups d'étrivières,
que d'autres se lamentent pour un soufflet. Plus tard nous verrons si c'est
d'elles-mêmes que ces choses tirent leur force ou de notre faiblesse.
En attendant promets-moi, quand tu seras assiégé d'officieux
qui te démontreront que tu es malheureux, de ne point juger sur leurs
dires, mais sur ce que tu sentiras : consulte ta puissance de souffrir,
appelles-en à toi-même qui te connais mieux que personne :
" D'où me viennent ces condoléances ? quelle peur agite
ces gens ? ils craignent jusqu'à la contagion de ma présence,
comme si l'infortune se gagnait ! Y a-t-il ici quelque mal réel ;
ou la chose ne serait-elle point plus décriée que funeste
? " Adresse-toi cette question : " N'est-ce pas sans motif que
je souffre, que je m'afflige ; ne fais-je point un mal de ce qui ne l'est
pas ?- " Mais comment voir si ce sont chimères ou réalités
qui causent mes angoisses ? " Voici à cet égard la règle.
Ou le présent fait notre supplice, ou c'est l'avenir, ou c'est l'un
et l'autre. Le présent est facile à apprécier. Ton
corps est-il libre, est-il sain, aucune disgrâce n'affecte-t-elle
ton âme, nous verrons comment tout ira demain, pour aujourd'hui rien
n'est à faire. " Mais demain arrivera." Examine d'abord
si des signes certains présagent la venue du mal, car presque toujours
de simples soupçons nous abattent, dupes que nous sommes de cette
renommée qui souvent défait des armées entières,
à plus forte raison des combattants isolés. Oui, cher Lucilius,
on capitule trop vite devant l'opinion : on ne va point reconnaître
l'épouvantail, on n'explore rien, on ne sait que trembler et tourner
le dos comme les soldats que la poussière soulevée par des
troupeaux en fuite a chassés de leur camp, ou qu'un faux bruit semé
sans garant frappe d'un commun effroi. Je ne sais comment le chimérique
alarme toujours davantage : c'est que le vrai a sa mesure, et que l'incertain
avenir reste livré aux conjectures et aux hyperboles de la peur.
Aussi n'est-il rien de si désastreux, de si irrémédiable
que les terreurs paniques : les autres ôtent la réflexion,
celles-ci, jusqu'à la pensée. Appliquons donc ici toutes les
forces de notre attention. Il est vraisemblable que tel mal arrivera, mais
est-ce là une certitude ? Que de choses surviennent sans être
attendues, que de choses attendues ne se produisent jamais ! Dût-il
même arriver, à quoi bon courir au-devant du chagrin ? il se
fera sentir assez tôt quand il sera venu : d'ici là promets-toi
meilleure chance. Qu'y gagneras-tu ? du temps. Mille incidents peuvent faire
que le péril le plus prochain, le plus imminent, s'arrête ou
se dissipe ou aille fondre sur une autre tête. Des incendies ont ouvert
passage à la fuite ; il est des hommes que la chute d'une maison
a mollement déposés à terre ; des têtes déjà
courbées sous le glaive l'ont vu s'éloigner, et le condamné
a survécu à son bourreau. La mauvaise fortune aussi a son
inconstance. Elle peut venir comme ne venir pas : jusqu'ici elle n'est pas
venue : vois le côté plus doux des choses. Quelquefois, sans
qu'il apparaisse aucun signe qui annonce le moindre malheur, l'imagination
se crée des fantômes ; ou c'est une parole de signification
douteuse qu'on interprète en mal, ou l'on s'exagère la portée
d'une offense, songeant moins au degré d'irritation de son auteur
qu'à tout ce que pourrait sa colère. Or la vie n'est plus
d'aucun prix, nos misères n'ont plus de terme, si l'on craint tout
ce qui en fait de maux est possible. Que ta prudence te vienne en aide,
emploie ta force d'âme à repousser la peur du mal même
le plus évident ; sinon, combats une faiblesse par une autre, balance
la crainte par l'espoir. Si certains que soient les motifs qui effraient,
il est plus certain encore que la chose redoutée peut s'évanouir,
comme celle qu'on espère peut nous décevoir. Pèse donc
ton espoir et ta crainte, et si l'équilibre en somme est incertain,
penche en ta faveur et crois ce qui te flatte le plus. As-tu plus de probabilités
pour craindre, n'en incline pas moins dans l'autre sens et coupe court à
tes perplexités. Représente-toi souvent combien la majeure
partie des hommes, alors qu'ils n'éprouvent aucun mal, qu'il n'est
pas même sûr s'ils en éprouveront, s'agitent et courent
par tous chemins. C'est que nul ne sait se résister, une fois l'impulsion
donnée, et ne réduit ses craintes à leur vraie valeur.
Nul ne dit : " Voilà une autorité vaine, vaine de tout
point : cet homme est fourbe ou crédule. " On se laisse aller
aux rapports ; où il y a doute, l'épouvante voit la certitude
; on ne garde aucune mesure, soudain le soupçon grandit en terreur.
J'ai honte de te tenir un pareil langage et de t'appliquer d'aussi faibles
palliatifs. Qu'un autre dise : " Peut-être cela n'arrivera-t-il
pas ! " Tu diras, toi : " Et quand cela arriverait ? Nous verrons
qui sera le plus fort. Peut-être sera-ce un heureux malheur, une mort
qui honorera ma vie. " La ciguë a fait la grandeur de Socrate
: arrache à Caton le glaive qui le rendit à la liberté,
tu lui ravis une grande part de sa gloire.
Mais c'est trop longtemps t'exhorter ; car toi, c'est d'un simple avis,
non d'une exhortation que tu as besoin. Nous ne t'entraînons pas dans
un sens qui répugne à ta nature ! tu es né pour les
choses dont nous parlons. Tu n'en dois que mieux développer et embellir
ces heureux dons. Mais voici ma lettre finie : je n'ai plus qu'à
lui imprimer son cachet, c'est-à-dire quelque belle sentence que
je lui confierai pour toi. " L'une des misères de la déraison,
c'est de toujours commencer à vivre. " Apprécie ce que
ce mot signifie, ô Lucilius, le plus sage des hommes, et tu verras
combien est choquante la légèreté de ceux qui donnent
chaque jour une base nouvelle à leur vie, qui ébauchent encore,
près d'en sortir, de nouveau, projets. Regarde autour de toi chacun
d'eux : tu rencontreras des vieillards qui plus que jamais se préparent
à l'intrigue, aux lointains voyages, aux trafics. Quoi de plus pitoyable
qu'un vieillard qui débute dans la vie ! Je ne joindrais pas à
cette pensée le nom de son auteur, si elle n'était assez peu
connue et en dehors des recueils ordinaires d'Épicure, dont je me
suis permis d'applaudir et d'adopter les mots.