Japprends avec plaisir de ceux qui viennent dauprès de toi que tu vis en famille avec tes serviteurs : cela fait honneur à ta sagesse, à tes lumières. « Ils sont esclaves ?» Non ils sont hommes. « Esclaves ? » Non : mais compagnons de tente avec toi, « Esclaves ? » Non : ce sont des amis dhumble condition, tes co-esclaves, dois-tu dire, si tu songes que le sort peut autant sur toi que sur eux. Aussi ne puis-je que rire de ceux qui tiennent à déshonneur de souper avec leur esclave, et cela parce que lorgueilleuse étiquette veut quun maître à son repas soit entouré dune foule de valets tous debout. Il mange plus quil ne peut contenir, son insatiable avidité surcharge un estomac déjà tout gonflé, qui, déshabitué de son office destomac, reçoit à grand-peine ce quil va rejeter avec plus de peine encore ; et ces malheureux nont pas droit de remuer les lèvres, fût-ce même pour parler. Les verges châtient tout murmure ; les bruits involontaires ne sont pas exceptés des coups, ni toux, ni éternuement, ni hoquet ; malheur à qui interrompt le silence par le moindre mot ! ils passent les nuits entières debout, à jeun, lèvres closes. Quen arrive-t-il ? Que leur langue ne sépargne pas sur un maître en présence duquel elle est enchaînée. Jadis ils pouvaient converser et devant le maître et avec lui, et leur bouche nétait point scellée ; aussi étaient-ils hommes à soffrir pour lui au bourreau, à détourner sur leurs têtes le péril qui eût menacé la sienne. Ils parlaient à table, ils se taisaient à la torture. Voici encore un adage inventé par ce même orgueil : Autant de valets, autant dennemis. Nous ne les avons pas pour ennemis, nous les faisons tels. Et que dautres traits cruels et inhumains sur lesquels je passe, et lhomme abusant de lhomme comme dune bête de charge ! Et nous, accoudés sur nos lits de festin, tandis que lun essuie les crachats des convives, que lautre éponge à deux genoux les dégoûtants résultats de livresse, quun troisième découpe les oiseaux de prix, et promenant une main exercée le long du poitrail et des cuisses, détache le tout en aiguillettes ! Plaignons lhomme dont la vie a pour tout emploi de disséquer avec grâce des volailles, mais plaignons plus peut-être lhomme qui donne ces leçons dans la seule vue de son plaisir, que celui qui sy conforme par nécessité. Vient ensuite léchanson, en parure de femme, qui sévertue à démentir son âge : il ne peut échapper à lenfance, lart ly repousse toujours, et déjà de taille militaire, il a le corps lisse, rasé ou complètement épilé : il consacre sa nuit entière à servir tour à tour livrognerie et la lubricité du chef de la maison : il est son Jupiter au lit, et à table son Ganymède. Cet autre, qui a sur les convives droit de censure, dans sa longue faction, ô misère ! devra noter ceux que leurs flatteries, leurs excès de gourmandise ou de langue feront inviter pour demain. Ajoute ces chefs doffice, subtils connaisseurs du palais du maître qui savent de quels mets la saveur le rappelle ou laspect le délecte, quelle nouveauté réveillerait ses dégoûts ; de quoi il est rassasié, blasé ; de quoi il aura faim tel jour. Mais souper avec eux, il ne lendurerait pas ; il croirait sa majesté amoindrie, sil sattablait avec son esclave. Justes dieux ! et que desclaves devenus maîtres de telles gens ! Jai vu faire antichambre débout chez Callistus[1] son ancien maître, jai vu ce maître, qui lavait fait vendre sous écriteau avec des esclaves de rebut, être exclu quand tout le monde entrait. Il était payé de retour : il lavait rejeté dans cette classe par où commence le crieur pour essayer sa voix, et lui-même, répudié par lui, nétait pas jugé digne davoir ses entrées. Le maître avait vendu lesclave, mais que de choses lesclave faisait payer au maître.
Songe donc que cet être que tu appelles ton esclave est né dune même semence que toi, quil jouit du même ciel, quil respire le même air, quil vit et meurt comme toi. Tu peux le voir libre, il peut te voir esclave. Lors du désastre de Varus, que de personnages de la plus haute naissance à qui leurs emplois militaires allaient ouvrir le sénat, furent dégradés par la Fortune jusquà devenir pâtres ou gardiens de cabanes. Après cela méprise des hommes au rang desquels avec tes mépris tu peux passer demain !
Je ne veux pas étendre à linfini mon texte, ni faire une dissertation sur la conduite à tenir envers nos domestiques traités par nous avec tant de hauteurs, de cruautés, dhumiliations. Voici toutefois ma doctrine en deux mots : Sois avec ton inférieur comme tu voudrais que ton supérieur fût avec toi. Chaque fois que tu songeras à létendue de tes droits sur ton esclave, chaque fois tu dois songer que ton maître en a dégaux sur toi. « Mon maître ! vas-tu dire, mais je nen ai point. » Tu es jeune encore : tu peux en avoir un jour. Ignores-tu à quel âge Hécube fit lapprentissage de la servitude ? Et Crésus, et la mère de Darius ! Et Platon ! Et Diogène ! Montre à ton esclave de la bienveillance : admets-le dans ta compagnie, à ton entretien, à tes conseils, à ta table.
Ici va se récrier contre moi toute la classe des gens de bon ton : « Mais cest une honte, une inconvenance des plus grandes ! » Et ces mêmes gens-là je les surprendrai baisant la main au valet dautrui ! Ne voyez-vous donc pas avec quel soin nos pères faisaient disparaître ce qua dodieux le nom de maître et dhumiliant celui desclave ? Ils appelaient lun père famille et lautre familiaris, terme encore usité dans les mimes. Ils instituaient la fête des serviteurs, non comme le seul jour où ceux-ci mangeraient avec leurs maîtres, mais comme le jour spécial où ils avaient dans la maison les charges dhonneur et y rendaient la justice : chaque ménage était considéré comme un abrégé de la république. « Comment ! Je recevrais tous mes esclaves à ma table ! » Pas plus que tous les hommes libres. Tu te trompes, si tu crois que jen repousserai quelques-uns comme chargés de trop sales fonctions, mon muletier par exemple, ou mon bouvier : je mesurerai lhomme non à son emploi, mais à sa moralité. Chacun se fait sa moralité ; le sort assigne les emplois. Mange avec lun, parce quil en est digne, avec lautre pour quil le devienne. Ce que dignobles relations ont pu leur laisser de servile, une société plus honnête leffacera. Pourquoi, ô Lucilius ! ne chercher un ami quau forum et au sénat ? Regarde bien, tu le trouveras dans ta propre maison. Souvent de bons matériaux se perdent faute douvrier ; essaie, fais une épreuve. Comme il y aurait folie à marchander un cheval en examinant non la bête, mais la housse et le frein ; bien plus fou est-on de priser lhomme sur son costume, ou sur sa condition qui nest quune sorte de costume et denveloppe. « Mais un esclave ! » Son âme peut-être est dun homme libre. Un esclave ! Ce titre lui fera-t-il tort ? Montre-moi qui ne lest pas. Lun est esclave de la débauche, lautre de lambition, tous le sont de la peur. Je te ferai voir des hommes consulaires valets dune ridicule vieille, des riches, humbles servants dune chambrière, des jeunes gens de la première noblesse courtisans dun pantomime. Est-il plus indigne servitude quune servitude volontaire ? En dépit donc de tous nos glorieux, montre à tes serviteurs un visage serein et point de hautaine supériorité. Quils te respectent plutôt quils ne te craignent.
On me dira que jappelle les esclaves à lindépendance, que je dégrade les maîtres de leur prérogatives parce quà la crainte je préfère le respect ; oui je le préfère, et jentends par là un respect de clients, de protégés. Mes contradicteurs oublient donc que cest bien assez pour des maîtres quun tribut dont Dieu se contente : le respect et lamour. Or amour et crainte ne peuvent sallier. Aussi fais-tu très-bien, selon moi, de ne pas vouloir que tes gens tremblent devant toi et de nemployer que les corrections verbales. Les coups ne corrigent que la brute.
Ce qui nous choque ne nous blesse pas toujours ; mais nos habitudes de mollesse nous disposent aux emportements, et tout ce qui ne répond pas à nos volontés éveille notre courroux. Nous avons pris le caractère des rois : les rois, sans tenir compte de leur force et de la faiblesse de leurs sujets, se livrent à de tels excès de fureur et de cruauté, quon les croirait vraiment outragés si la hauteur de leur fortune ne les mettait fort à labri de tels risques. Non pas quils lignorent, mais de leur plainte même ils tirent un prétexte pour nuire ; ils supposent linjure, pour avoir droit de la faire.
Je ne tarrêterai pas plus longtemps : tu nas pas ici besoin dexhortation. Les bonnes habitudes ont entre autres avantages celui de se plaire à elles-mêmes, de persévérer ; les mauvaises sont inconstantes ; elles changent souvent, non pour valoir mieux, mais pour changer.
[1] Affranchi de lempereur Claude.